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Le métissage dans l'œuvre indochinoise de Marguerite Duras /

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(1)

DE MARGUERITE DURAS

Par

Elisabeth Desaulniers

Département de langue et littérature françaises Université Mc Gill, Montréal

Mémoire soumis à l'Université Mc Gill en vue de l'obtention du grade de Maître ès arts (MA) en langue et littérature françaises

Août 2006

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1+1

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395, rue Wellington Ottawa ON K1A ON4 Canada

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Le Métissage dans

l'

œuvre indochinoise de

Marguerite Duras

Résumé

Ce mémoire s'intéresse à la question du métissage dans le corpus des œuvres indochinoises de Marguerite Duras ainsi qu'à la rencontre identitaire dans le contexte colonial. Les thèmes de la rencontre entre l'Orient et l'Occident, de l'expression métisse ainsi que du rôle de la mémoire dans le processus de réécriture sont abordés afin de bien cerner toute la problématique de la coexistence coloniale. La théorie de l'invention de l'Orient par l'Occident d'Edward Said et le concept de l'ambivalence du discours colonial d'Homi Bhabha serviront de base à l'analyse du métissage dans le cycle indochinois. Loin d'être une expérience totalisante, le métissage se révélera comme étant une dichotomie déchirante, un état qui hésite entre deux identités.

Abstract

This dissertation focuses on the issue of hybridity in Marguerite Duras' corpus of lndochinese texts, as weIl as on the meeting of identities in the colonial realm. In order to identify the problematics of colonial coexistence, we will address the themes of the encounter between the Orient and the Occident, the use of hybrid discourse and the role of memory in the process of rewriting. Edward Said's Orientalism theory as weIl as Homi Bhabha's concept of ambivalence in colonial discourse will serve as the basis for the analysis of the lndochinese cycle. Far from being a totalizing exp erience , hybridity will reveal itself as being a harrowing dichotomy.

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Remerciements

Je tiens à remercier ma directrice de mémoire, Prof. Gillian Lane-Mercier, avec qui ce fut un plaisir de travailler, pour son encouragement, et ses

précieux conseils. De chaleureux remerciements à Amélie Bédard et Madeleine Chrétien, pour la relecture et les judicieux commentaires;

Charles-Antoine Grenier pour le soutien informatique; mais surtout à Sylvie Breton, sans qui le chemin vers la complétion aurait sûrement été beaucoup plus

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Le Métissage dans

l'

œuvre indochinoise de

Marguerite Duras

Table des Matières

Introduction

1- La possibilité de la rencontre avec l'Autre? 1.1- Questions d'identités :

La rencontre entre l'Orient et l'Occident • Les personnages occidentaux • Les personnages orientaux • Les métisses indochinoises

1.2- La rencontre culturelle: Le métissage

• Le regard: L'initiation au métissage? • Le métissage identitaire 2- L'expression métisse 2.1- Métissage linguistique? • L'outre langue • Le rythme • L'accent étranger

2.2- L a voix soumises: Et le discours de l'Orient? • L'absence du discours de l'Autre

1 9 10 11 21 28 30 31 34 41 42 43 46 48 50 51

• Est-il possible d'exprimer l'altérité? 54

• Le subalterne peut-il parler? 56

2.3- Le discours métis 58

• Stéréotype et discours colonialiste 59

• Le discours métis : Ambivalence et ambiguïté 61

3- L'évolution de la notion de métissage dans l'œuvre de Duras 65

3.1- Duras et l'implication politique 66

• Identité et implication politique 66

• De L'Empire français à L'amant de la Chine du Nord 68

3.2- Le processus de la réécriture 73 • Réécriture et métissage 74 • L'errance et l'espace 76 3.3- Le rôle de la mémoire 80 • La mémoire originelle • La mémoire collective • Mémoire métisse? Conclusion Bibliographie 81 84 88 91 97

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Le Métissage dans

l'

œuvre indochinoise de

Marguerite Duras

Introduction

Le passé colonial de la France a imposé une découverte qui continue, aujourd'hui encore, à susciter le questionnement et la recherche. Il s'agit de la découverte de 1'« Autre ». Évidemment, l'étranger ou le barbare était déjà connu des Français depuis un long moment, pourtant, le colonialisme a poussé cette reconnaissance de la différence à un autre niveau, celui de la coexistence et, éventuellement, du métissage. Les colons français furent introduits dans une autre culture ainsi que dans un nouvel espace géographique peuplé d'êtres qui, tout en leur ressemblant, demeuraient prisonniers dans leur différence. Cette découverte et cet apprentissage de la diversité humaine sont des éléments fondateurs de l'identité occidentale contemporaine.

Marguerite Duras est née en Indochine en 1914 et y a vécu jusqu'à ses dix-huit ans. Plusieurs années plus tard, elle a tenté de retourner en arrière, de revisiter ces lieux de l'enfance, le village de Sadec et la ville de Saigon au temps des colons. Dans une œuvre complexe qui voyage avec la mendiante de Savannakhet, en Cochinchine, jusqu'au bord du Gange, en Inde, Duras réintègre dans le présent ce passé qui l'habite et qui se métamorphose dans l'acte de la mémoire. Les« petits créoles plus jaunes que blancs »1 sont le

produit de cette rencontre entre le colon et le colonisé; ils sont le résultat du métissage culturel et peut-être même la personnification de la métamorphose identitaire caractéristique de l'époque coloniale.

Il faut préciser qu'il est rarement 'question, dans l'œuvre de Duras, du métissage biologique: «le métissage vient d'ailleurs »2 dira-t-elle. Les contacts physiques avec les enfants indochinois ou, plus tard, avec l'amant chinois, demeurent sans résultat substantif. Là n'est pas l'essentiel de la problématique métisse, semble-t-il. Moins tangible et moins évidente, c'est la rencontre identitaire qui pose une variété de problèmes parce qu'elle se joue autour d'un sujet innommable, dans un territoire introuvable, à cheval entre le

1 M. Duras, «Les enfants maigres et jaunes » dans Outside: Papiers d'unjour, p. 277.

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désir naturel de préserver l'origine culturelle et la volonté d'intégration de l'Autre. Dans son œuvre qui traite de l'Indochine, Duras fait état de ce métissage qui s'effectue à l'insu des principaux concernés. Cette influence réciproque est non seulement culturelle, elle se réalise également au niveau linguistique. Les enfants français, nés sur cette terre colonisée, utilisent la langue étrangère et celle-ci caresse, effleure la langue maternelle pour l'infiltrer sournoisement et créer une «outre-langue »3. L'analyse de cet espace linguistique est alors un pas nécessaire vers la compréhension de la rencontre identitaire.

Marguerite Duras commence à écrire sur l'Indochine alors que ce territoire colonial n'existe plus. Ce contexte historique impose une nouvelle vision aux événements passés et il se développe, dans les différentes œuvres, un discours plus ou moins engagé. Ainsi, il devient important de dégager les enjeux politiques, idéologiques et culturels de ce discours dans une perspective conceptuelle post-coloniale. L'idée de l'invention culturelle de l'Orient par l'Occident d'Edward Saïd et la théorie post-coloniale d'Homi Bhabha contribueront à évaluer l'étendue de l'engagement politique et social de son œuvre.

Le corpus qui m'intéresse est composé de quatre textes: Un barrage

contre le Pacifique, L'Eden Cinéma, L'amant et L'amant de la Chine du Nord.

Nous verrons que ce cycle indochinois est lui-même divisé en deux volets: le premier contient Un barrage contre le Pacifique ainsi que son adaptation théâtrale L'Eden Cinéma, le deuxième rassemble les deux derniers romans du cycle. Cette répartition permettra à la fois de faire ressortir le lien qui unit les différentes œuvres et d'éviter d'encombrer l'analyse d'un surplus d'information, parfois redondante.

Il s'agit d'un corpus assez vaste, malS cette diversité donnera davantage d'animation et de subtilité à l'analyse de la rencontre identitaire chez Duras. À travers cette œuvre et le processus de réécriture dont Duras fait usage, il s'agira de suivre l'évolution de la notion de métissage et d'observer les changements amenés à l'idéologie identitaire à travers le temps. Le métis est un personnage qui ne réussit plus à s'identifier entièrement à l'une ou

3 F. Laplantine et A. Nouss, «Outre-langue» dans Métissages: De Arcimboldo à Zombi, p. 470.

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l'autre des deux cultures qui l'ont enfanté. Cette réalité impose, en conséquence, le brouillage ou l'abolition de points de repère linguistiques, culturels et identitaires univoques. La composition double de son identité lui procure son ambiguïté tout en contribuant à son caractère intermédiaire, constamment en mouvement. Duras expose, dans son œuvre coloniale, des lieux géographiques, à la fois exotiques et cruels, qui supportent cette rencontre. Elle utilise ce paysage oriental afin de bien localiser sa (ré)vision du passé et elle le métamorphose d'une production à l'autre pour en faire ressortir le jeu d'influences qui unit les personnages et leur environnement. Dans un monde qui ouvre de plus en plus ses frontières pour accueillir l'altérité, cette question du métissage et de ses répercussions devient alors très actuelle, intellectuellement et culturellement.

Il faut d'emblée dégager la condition métisse de la conception totalisante de mélange culturel qui la caractérise trop souvent. J'opposerai à cette osmose le processus de dessaisissement propre au métissage, tel que décrit par François Laplantine et Alexis Nouss dans Métissages: de

Arcimboldo à Zombi:

«Le métissage est une pensée - et d'abord une expérience-de la désappropriation, expérience-de l'absence et expérience-de l'incertituexpérience-de qui peut jaillir d'une rencontre. La condition métisse est très souvent douloureuse. On s'éloigne de ce que l'on était, on abandonne ce que l'on avait. »4

À cette définition qui échappe à la distribution binaire et rejette l'unité totalisante j'ajouterai celle de Catherine Bouthors-Paillart qui joue sur la nature même du terme « métissage» pour en dégager le sens disjonctif: « d'un défaut, d'un ratage du tissu identitaire »5. Tissage qui se caractérise par son caractère manqué et incomplet, incapable de s'incorporer dans l'un ou l'autre des modèles normatifs dominants. Forcé à renoncer à une identité claire et à un système classificatoire, le sujet métis chemine sans trajectoire ou parcours précis, toujours en devenir. Loin de ressentir la satisfaction d'appartenir à une culture, qu'elle soit dominante ou dominée, il oscille entre le désir et le malaise, l'absence et la présence, la mélancolie et la joie. Au lieu de se fixer, l'identité, au contraire, glisse et se meut dans l'entre-deux qui la définit.

4 F. Laplantine et A. Nouss, Métissages: De Arcimboldo à Zombi, p. 7. 5 C. Bouthors-Paillart, Duras la métisse, p. 9.

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Il sera important, tout d'abord, de se questionner à propos de l'expérience de la rencontre avec l'Autre. L'œuvre indochinoise de Duras est construite autour d'un certain nombre de personnages-clefs qui se côtoient de près ou de loin. De quelles façons des personnages comme la jeune fille, la mère, l'amant chinois, les frères ou Thanh sont-ils décrits et abordés à travers la reproduction littéraire; sous quelles conditions sont-ils réutilisés dans les diverses trames discursives? Comment et pour quelles raisons le «je» se métamorphose-t-il ou s'identifie-t-il au «nous» colonisateurs et au «ils» colonisés? Mais plus encore, de quelle manière Duras élabore-t-elle l'identité culturelle de ces personnages et comment cette identité influence-t-elle leurs discours respectifs?

Dans un deuxième temps, il s'agira d'identifier les éléments qm annoncent une certaine influence de l'Autre dans la prose de l'auteur en vue d'évaluer comment cette dernière s'est laissée bercer par le rythme étranger. Le concept d'outre-langue servira de base à l'analyse de l'eXpérience métisse telle que véhiculée par l'utilisation que Duras fait de la langue française. Il sera ensuite nécessaire de s'interroger sur la possibilité de l'expression de l'Autre dans une œuvre occidentale. En admettant que la voix soumise peut être prise en charge par l'auteur, le silence n'est-il pas plus évocateur sous ces conditions et surtout dans une approche post-coloniale? Afin de bien faire le tour de la question de l'expression métisse, je tenterai d'identifier les stéréotypes véhiculés dans le cycle indochinois. Cette démarche nous permettra de voir comment le discours métis se dévoile dans l'ensemble de la production.

Finalement, dans un esprit de synthèse, il faudra rendre compte de l'évolution des différentes formes de métissage qui s'élaborent dans les récits de la rencontre colons/colonisés, ainsi que les enjeux qu'elles soulèvent. Peut-on lire une certaine expressiPeut-on d'engagement dans ces œuvres et ces personnages, aux niveaux politique et idéologique? À partir de L'Empire

français (1940), je procéderai à l'analyse de l'évolution du discours identitaire

dans le cycle indochinois. J'entreprendrai ensuite d'évaluer les thèmes du métissage et de la rencontre identitaire à partir du processus de réécriture, qui repose sur l'acte de la remémoration. La réécriture sera alors mise en parallèle avec l'errance, une approche qui nous permettra d'aborder les questions de

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l'espace et de l'égarement à travers les quatre œuvres. La mémoire est prise dans un jeu de miroir qui forme et déforme le souvenir et il faudra s'interroger sur le concept du vide à combler. Quels sont les personnages-clés qui envahissent cet espace et comment expliquer le fait que Duras fasse appel à différents personnages pour combler ce vide d'un volet à l'autre? Ce cheminement nous amènera finalement à nous questionner sur l'intégrité d'une mémoire métisse dans la composition durassienne.

Il me semble que le cycle indochinois fait preuve d'une certaine évolution dans l'expérience du métissage. L'analyse de la réécriture devrait donc révéler, au fil des œuvres et en fonction du moment de la composition, une compréhension variée et inégale de la rencontre identitaire. Il sera intéressant de comparer les différentes versions de la même histoire afin de faire ressortir les effets produits par le procédé de réécriture sur le discours général de Duras concernant l'Indochine et le colonialisme. D'un volet à l'autre, l'environnement personnel dépeint par Duras se transformera pour réinventer l'espace domestique. De plus, ce désir obsessionnel de retravailler le récit de l'enfance devrait s'ouvrir sur une conscience de plus en plus élargie de l'expérience métisse tout au long du cycle indochinois. En effet, je montrerai que le deuxième volet s'éloigne de la mémoire individuelle pour privilégier une mémoire collective. Enfin, pour ce qui est de l'engagement politique et idéologique, le fait que l'auteur privilégie un glissement idéologique continuel, au détriment d'une position claire et décidée, permet d'avancer l'hypothèse que son discours sur le dilemme colonial se métamorphose afin de se maintenir dans l'entre-deux qui caractérise le métis.

Comme le métissage culturel et linguistique est le produit de la rencontre de deux identités fondamentalement différentes, c'est principalement ce concept, si apte à rendre compte de certains processus identitaires à l'œuvre au cours de l'époque coloniale, qui a guidé mes choix méthodologiques. Une analyse post-coloniale mettra en évidence, célébrera, l'espace intermédiaire qui se creuse au sein de la relation complexe entre colons et colonisés, entre Européens et Orientaux, entre oppresseurs et victimes. Dans la mesure où, chez Duras, ces catégories sont particulièrement poreuses et vastes, il est important de situer l'analyse proposée dans un appareil conceptuel et idéologique clairement défini.

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La théorie de l'invention de l'Orient par l'Occident impérialiste, telle qu'Edward Said l'a élaborée dans L'Orientalisme, sera utile pour situer l'écriture de Duras par rapport aux œuvres à saveur exotique et propagandiste qui ont perpétué le mythe de l'altérité. Les changements thématiques qui jonchent son œuvre seront donc analysés à partir des topoï typiques du discours «orientaliste », approche compréhensive qui servira de base à l'évaluation de la nature des images que Duras élabore de l'Orient et de l'Autre. En abordant la question de la visée assimilatrice de l'impérialisme français, Said met l'accent sur la pluralité des cultures qui caractérisent l'Orient, réalité qui fut oubliée au détriment d'un exotisme stable et homogène, invention des colons occidentaux. Il s'agira alors de faire parler l'œuvre de Duras afin de comprendre les modalités selon lesquelles l'auteur dépeint la réalité orientale en général et son (ses) espace(s) identitaire(s) en particulier.

Les questions de métissage et de trans-culturalisme seront interprétées à partir de la théorie post-coloniale qu'Homi Bhabha a développée dans le recueil intitulé The Location of Culture. L'idée centrale de sa théorie consiste à repenser le nationalisme qui représente l'identité culturelle et sociale des pays colonisés pour en saisir l'hybridité qui découle de la coexistence des deux cultures. Il n'est alors plus question de deux identités culturelles distinctes qui se caractérisent par leur opposition binaire, l'approche post-coloniale de Bhabha se concentrant surtout sur les points de similarité entre le colon et le colonisé. L'identité coloniale est un problème qui se manifeste entre les deux groupes culturels, un état intermédiaire duquel émerge une série de relations complexes telles que le désir, la violence, l'imitation et la résistance. D'après Bhabha, la culture issue du colonialisme est ambivalente, elle se localise dans un espace marginal qui ne s'intègre parfaitement ni dans l'une, ni dans l'autre des formations dominantes.

En somme, les théories de Said et de Bhabha contribueront à situer le métissage et la pluralité identitaire dont s'imprègne l'œuvre indochinoise de Duras. À la lumière de ces études, nous verrons que la création durassienne, souvent reconnue pour sa complexité et son éclatement, comporte une dimension post-coloniale, trop souvent laissée pour compte par les critiques littéraires. En effet, après les grandes guerres, après les échecs colonial et

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communiste, le besoin d'un nouveau paradigme, VOIre la destruction des systèmes classificatoires, se fait sentir. À l'heure de la mondialisation, n'est-il pas temps de se débarrasser, à l'instar d'un Said et d'un Bhabha, des oppositions binaires qui ne peuvent qu'alimenter la ségrégation? Ce besoin, qui implique une décomposition des modèles dominants, est particulièrement vivant dans l'œuvre durassienne. Le présent travail a pour objectif de faire ressortir toute la dynamique plurielle de l'expérience métisse dans les œuvres indochinoises de Marguerite Duras, de même que le dessaisissement sur lequel cette expérience se fonde.

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Chapitre 1

La possibilité de la rencontre avec l'Autre?

Dans un texte paru dans Sorcière et intitulé Les enfants maigres et

jaunes, Marguerite Duras raconte non seulement son enfance, mais également

son pays d'origine, l'Indochine. D'emblée, la question de l'appartenance culturelle est mise au centre de l'identité des enfants français nés en pays colonisé: «Nous sommes des petits enfants maigres mon frère et moi, plus jaunes que blancs. ( ... ) Sales petits annamites, elle dit. Elle, elle est française, elle n'est pas née là-bas. »6 « Elle» désigne la mère alors que les petits annamites sont ses enfants. La question se posera plus loin: comment peut-elle être leur mère? Les enfants sont métis parce qu'ils sont le fruit de la mère et de la terre indochinoise tout à la fois; ils parlent français et la « langue étrangère »7 ; ils viennent d'ailleurs, ni de la France, ni de l'Indochine. Par-dessus tout, ils sont le fruit de la rencontre forcée entre l'Occident et l'Orient, rencontre orchestrée par le colonialisme français sur le territoire inventé de l'Indochine.

Dans une oeuvre qui défie les structures fixes du discours, Duras réinvente sans cesse les relations entre ses personnages. L'Autre a plusieurs visages dans son œuvre, de l'amant chinois aux domestiques indigènes en passant par les paysans de Vinh Long, sans oublier, bien sûr, les personnages français qui parfois empruntent les traits de l'étranger. Pour bien comprendre la dynamique culturelle qui émerge du métissage, il faudra, dans un premier temps, identifier les représentants des deux groupes identitaires, soit les blancs et les Autres, pour ainsi mettre la lumière sur les différents traits culturels qui servent à les représenter à travers les quatre textes indochinois. Comme Duras a introduit quelques personnages métis dans son œuvre, il sera important de voir sous quels termes elle les définit. Les catégories identitaires étant poreuses, il sera nécessaire, dans un deuxième temps, d'analyser les différents épisodes dans lesquels les personnages manifestent des traces de « contamination» culturelle, c'est-à-dire des traits qui témoignent d'un certain

6 M. Duras, Les enfants maigres et jaunes, p. 5. 7 Ibid., p. 6

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croisement identitaire, et comment ce métissage les force à évoluer dans un espace marginal, en périphérie des centres que sont les identités « pures ».

En Indochine, comme dans la plupart des sociétés coloniales, la hiérarchie était fondée avant tout sur l'appartenance raciale: «Les Français occupaient le sommet de l'échelle sociale parce qu'ils étaient les conquérants, les Indochinois étaient en dessous d'eux parce qu'ils étaient les vaincus, les colonisés »8. Avant l'arrivée des Français, une certaine hiérarchie existait déjà au sein de la riche variété ethnique qui caractérisait la population de la péninsule (Annamites, Laotiens, Tonkinois et Cambodgiens). Pendant l'occupation française, malgré le fait que ces différentes ethnies furent considérées comme un groupe homogène, la hiérarchie qui prévalait avant la colonisation fut tout de même intégrée dans le nouveau système de catégorisation sociale. Incidemment, les interactions entre colons et colonisés se limitaient souvent à des relations entre supérieurs et subordonnés, entre domestiques et employeur ou entre boys et clients. Sinon, les échanges étaient restreints et la règle tacite de la séparation entre Français et Indochinois n'était transgressée que par une minorité d'individus souvent reconnus comme des marginaux9• En général, ces individus faisaient partie de groupes culturels moins bien définis et ainsi adhéraient de manière différente aux prescriptions sociales. L'analyse qui suivra démontrera que les personnages durassiens sont de bons représentants de ces groupes périphériques.

Questions d'identités:

La rencontre entre l'Orient et l'Occident

Avant de s'engager dans l'étude du sujet métis, il faut d'abord faire le bilan des personnages français et indigènes qui évoluent dans l' œuvre de Duras, afin de bien délimiter les concepts inhérents à l'élaboration de leur identité en rapport à leur groupe ethnique. Les représentants de l'Orient et de l'Occident doivent-ils être analysés en termes manichéens ou, au contraire,

est-il possible de discerner une certaine porosité dans les catégories binaires

8 P. Brocheux et D. Hémery, Indochine, la colonisation ambiguë, /858-1954, p. 177.

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que sont l'Est et l'Ouest et conséquemment, de situer les personnages quelque part entre le «Nous» et les « Autres» ?

Suzanne Chester, dans son article « Writing the Subject: ExoticismlEroticism in Marguerite Duras' The Lover and The Sea Wall »,

entreprend de situer l'œuvre duras sienne dans le contexte du discours colonial typique. Elle conclut que Duras s'inscrit en dehors des tropes de la théorie de l'allégorie manichéenne, telle qu'élaborée par Abdul R. JanMohamedlO, en raison du sujet féminin qui est, dès le départ, l'Autre dans la société coloniale indochinoisell. Si cette assertion me paraît valide, il semble pourtant que le sujet féminin n'est pas le seul à ne pas s'assimiler au modèle manichéen. En effet, plusieurs personnages occidentaux et orientaux des récits indochinois sont difficilement intégrés dans leurs catégories respectives de colonisateurs dominants et de colonisés dominés, si bien que ces catégories ne sont plus suffisantes pour traiter les questions de classes et de genres.

Les personnages occidentaux

La première attente du lecteur d'une œuvre littéraire occidentale qui dépeint la vie dans les colonies est de découvrir des personnages qui s'inscrivent dans la hiérarchie imposée par l'occupation impérialiste et qui reconnaissent implicitement la culture française comme étant centrale et prépondérante dans leur société. De ce point de vue, le cycle indochinois de Duras propose une situation particulière, en ce sens que les personnages français qui peuplent ces textes sont souvent relayés à l'espace marginal, en périphérie du centre que constitue le pouvoir colonial. D'Un Barrage contre

le Pacifique à L'amant de la Chine du Nord, Duras raconte la vie d'une

famille française en Indochine. Il s'agit évidemment de personnages blancs et colonisateurs mais, contrairement aux stéréotypes impérialistes, ils sont extrêmement pauvres, victimes de la corruption des administrateurs du

10 Pour JanMohamed la littérature coloniale européenne a produit un discours monolithique

construit autour de l'allégorie manichéenne, qu'il définit ainsi: «afield of diverse yet interchangeable oppositions between white and black, good and evil, superiority and

inferiority, civilization and savagery, intelligence and emotion, rationality and sensuality, self and Other, subject and abject ». A. R. JanMohamed, «The Economy of Manichean Allegory:

The function of racial difference in colonialist literature», p. 63.

Il S. Chester, «Writing the Subject: ExoticismiEroticism in Marguerite Duras's The Lover and The Sea Wall », p. 437.

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cadastre qui ont dépouillé la mère de toutes ses économies en lui vendant une concession incultivable dans le sud du Cambodge. Malgré toutes ces années passées dans la colonie, la mère demeure « solitaire, vierge de toute familiarité avec les puissances du mal, désespérément ignorante du grand vampirisme colonial qui n'avait pas cessé de l'entourer »12.

Bien que les quatre ouvrages de Duras présentent des similitudes importantes, les membres de cette famille changent légèrement d'une œuvre à

l'autre et ce fait illustre bien les ambiguïtés inhérentes aux personnages durassiens. La mère est présente dans l'ensemble du cycle indochinois, tout comme son unique fille, Suzanne, personnage qui devient anonyme dans

L'amant ainsi que dans L'amant de la Chine du Nord. Pour ce qui est des

deux frères de la jeune fille, dans Un barrage contre le Pacifique, ils sont confondus dans le personnage de Joseph, tandis que L'amant et L'amant de la

Chine du Nord introduisent le petit frère comme un personnage à part entière,

tout en gardant le personnage du grand frère13. Enfin, pour des raisons

pratiques, ce chapitre se concentrera principalement sur le noyau familial. Il faut pourtant souligner la présence de plusieurs personnages occidentaux tels qu'Anne-Marie Stretter, la famille Agosti, Hélène Lagonelle et la riche femme du cinéma. Certains de ces personnages feront partie de l'analyse dans les chapitres à venir.

La jeune fille

Le personnage de Suzanne ou de la jeune fille subit, dans les quatre textes, le rejet et l'exclusion de la société blanche dominante. Dans Un

barrage contre le Pacifique, Suzanne s'ennuie et passe ses journées à regarder

les voitures des chasseurs dévaler la piste, en espérant qu'un jour, une voiture s'arrêtera et l'emmènera loin de cette misérable existence. L'ennui éprouvé par Suzanne est typique de la vie des Françaises dans la colonie. En effet, en Indochine, ne travaillant pas et ayant des domestiques pour s'occuper du domicile, les femmes françaises manquaient souvent de divertissement. La monotonie et l'ennui s'installaient assez rapidement et risquaient souvent « de

12 M. Duras, Un barrage contre le Pacifique, p. 25. Désormais, les renvois à ce livre seront

indiqués par le sigle UBep.

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s'achever dans la neurasthénie, l'alcoolisme, l'opiomanie ou les adultères »14. Malgré ce parallèle, les jeunes femmes européennes de familles aisées possédaient des activités bien différentes de celle de Suzanne, dont la fascination pour les chasseurs n'est pas seulement un passe-temps, mais également une source d'espoir.

Dans ce contexte, la seule issue respectable pour Suzanne est le mariage avec un colon blanc, de préférence mieux nanti qu'elle. Il y avait bien peu de place pour les femmes célibataires dans les colonies, et cette pression sociale est palpable dans le premier volet du cycle indochinois. Certes, Suzanne n'est pas encore une femme, mais sa situation sociale de «petite blanche»15 lui impose de considérer tôt les avantages du mariage. Dans

«

CamaI Knowledge and Imperial Power », Ann Laura Stoler soutient que le degré de marginalisation dont les femmes européennes étaient victimes dans les colonies découlait directement de leur statut civil. Ainsi, les femmes européennes célibataires, quelle que soit leur profession, ne répondaient pas aux critères raciaux et sociaux de la colonie:

«White prostitutes threatened prestige, while professional women needed protection; both fell outside the social space to which European colonial women were assigned: namely, as custodians of family welfare and respectability, and as dedicated and willing subordinates to, and supporters of, colonial men.»/6

Le seul rôle féminin acceptable était donc celui de la femme mariée s'occupant de ses enfants et de son mari à partir du domicile.

Malgré la difficulté que Suzanne et sa famille éprouvent à intégrer complètement la société coloniale française, il reste qu'elles adhèrent, en règle générale, aux critères raciaux et sociaux qui régissent les comportements européens. Pour la mère par exemple, il est crucial que Suzanne conserve sa virginité jusqu'au mariage. Ce principe propre aux familles fortunées ne manque d'ailleurs pas d'étonner M. Jo, le riche prétendant de Suzanne.

14 P. Brocheux et D. Hémery, Indochine, la colonisation ambiguë, p. 182.

15 Les Blancs qui n'avaient jamais fait fortune dans la colonie étaient considérés comme «des

coloniaux indignes» (UBer, p. 171) ou comme des «petits blancs».

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Lorsque Suzanne refuse le voyage en sa compagme à la ville, M. Jo ne comprend pas :

« [Il] ricana. Dans son milieu à lui, M. Jo, il était entendu que

les jeunes filles se gardaient vierges jusqu'au mariage. Mais il savait bien qu'ailleurs, dans d'autres milieux, ce n'était pas le cas. Il trouvait que ceux-là étant donné le leur, de milieu, manquaient pour le moins de naturel. » (UBCP, p. 122, c'est moi qui souligne).

Ici, malgré l'apparence de disparité culturelle, M. Jo et Suzanne appartiennent à la même société: ils sont tous les deux blancs et colonisateurs. Il reste que M. Jo, fils d'un planteur du Nord, est riche et Suzanne est pauvre, d'où la distinction entre les milieux que le commentaire de M. Jo met en évidence.

Son milieu est si différent de leur milieu qu'il ne peut faire référence à eux

sans faire ressortir la dissociation et la marginalisation qui les caractérisent.

Dans L'Eden Cinéma, le personnage de M. Jo permet également à Duras de mettre l'accent sur le caractère particulier de sa relation aux autres personnages: «Force de cette image: au centre de la scène Mr. Jo. Il est habillé en blanc, diamant au doigt, il est très éclairé. Les autres sont dans l'ombre et le regardent. »17. La richesse ne suffit pourtant pas à le rendre plus sympathique aux yeux de la famille qui, dans le premier volet du cycle indochinois, entreprendra de soutirer à M. Jo le plus possible, pour finalement le rejeter et lui interdire de revoir Suzanne. Ce rejet semble être le résultat d'une vengeance de la part de la famille marginalisée qui, dans cette unique situation, décide de rejeter un homme riche. La famille est ainsi en mesure de se réapproprier un certain pouvoir en contrôlant le désir de M. Jo pour Suzanne. Joseph ira même jusqu'à avouer cette stratégie à M. Jo : «C'est pas qu'on empêche [Suzanne] de coucher avec qui elle veut, mais vous, si vous voulez coucher avec elle, il faut que vous l'épousiez. C'est notre façon à nous de vous dire merde. » (UBCP, p. 96). Encore une fois, le «nous» se distingue de l'ensemble de la société blanche dominante, qui ici est représentée par M. Jo. Le personnage de Suzanne devient alors une arme stratégique pour la famille qui exercera, à travers elle, le contrôle sur M. Jo.

17 M. Duras, L'Eden Cinéma, p. 41. Désormais, les renvois à ce livre seront indiqués par le sigle EC.

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C'est ainsi que, suivant les recommandations de sa famille, Suzanne demande à M. Jo de ne plus revenir au bungalow et, ayant perdu l'espoir qu'amenait le riche prétendant, la famille tombe dans un certain état de folie. La mère affirme que s'ils le veulent, ils peuvent être riches eux aussi, ce à quoi Joseph répond: «Merde, [ ... ] et alors, les autres, on les écrasera sur la route, partout où on les verra on les écrasera. » (UBCP, p. 164). Cette scène est également présente dans L'Eden Cinéma; pourtant, Joseph n'ajoute pas ce commentaire plutôt violent et s'en tient à répéter en chœur avec Suzanne: «Nous aussi, si on veut on est riches» (EC, p. 97). Si la différence de classes est aussi évidente dans le roman que dans son adaptation théâtrale, l'espace qu'occupe la violence engendrée par leur situation dans Un barrage contre le

Pacifique est grandement diminué dans L'Eden Cinéma, fait qui témoigne de

la résignation qui s'infiltre au sein de la famille.

Après avoir renoncé à sa relation avec le riche M. Jo, Suzanne se rend compte que ses options sont minces. C'est lorsqu'elle ouvrit la porte de la cabine de bains pour permettre à M. Jo de la regarder en échange d'un nouveau phonographe, qu'elle reconnut sa position dans la société patriarcale coloniale; «C'est ainsi qu'au moment où elle allait ouvrir et se donner à voir au monde, le monde la prostitua» (UBCP, p. 73). Bien que l'éventuel mariage avec M. Jo constitue déjà une certaine forme de prostitution institutionnalisée orchestrée par sa famillel8, c'est le regard de l'autre sur elle qui rend Suzanne consciente de sa différence, de sa position marginale dans la société coloniale. D'ailleurs, plus tard dans le récit, lors du voyage à la ville coloniale, Suzanne se promène dans une rue du haut quartier et remarque qu'on la regarde: «on se retournait, on souriait» (UBCP, p.185);« [p]lus on la remarquait, plus elle se persuadait qu'elle était scandaleuse, un objet de laideur et de bêtise intégrales» (UBCP, p. 186). Or si Suzanne, en marchant seule dans les rues du haut quartier, habillée d'une robe « trop courte, trop étroite» (UBCP, p. 187), passe pour une prostituée aux yeux des blancs habitant le quartier, elle ne transgresse jamais le code de conduite de l'impérialisme colonial. Malgré son apparence de prostituée, Suzanne refusera toutes les demandes en mariage dans lesquelles elle se perçoit comme un objet

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d'échange, et sa première relation sexuelle avec Agosti, un garçon blanc de la Plaine, n'impliquera en rien ce sentiment de prostitution relié à la différence de classes. Ce faisant, Suzanne affirme sa position dans la société coloniale, celle qui s'oppose et résiste au pouvoir hégémonique qui n'inclut pas tous les blancs. En revanche, dans le deuxième volet du cycle indochinois, la transgression est totale puisque la jeune fille prendra pour amant un homme qui n'est pas blanc, un Chinois.

Dans «Cette enfant blanche de L'Asie », Jeanne Garane qualifie la relation entre l'amant et la jeune fille d'ultime infraction aux conventions de la suprématie blanche dans les coloniesl9. À travers cette relation, la jeune fille contamine la pureté de la race blanche, un geste qui pose une menace à l'autorité coloniale2o et ainsi consacre son altérité. Aussi, la jeune fille déshonorée sera écartée par les autres pensionnaires de la pension: «Un jour ordre leur sera donné de ne plus parler à la fille de l'institutrice de Sadec »21. Ceci ne semble pas poser de problème pour la jeune fille puisque ce sentiment n'est pas nouveau: depuis toujours elle se sent, se reconnaît comme différente. Les relations avec les autres personnages blancs sont rares dans les deux derniers romans indochinois. La jeune fille se sent très proche d'Hélène Lagonelle et de son petit frère qui sont tous deux souvent décrits comme étant différents. Hélène semble constamment malade, fatiguée, incapable de s'acclimater à l'environnement de la ville22 tandis que le petit frère «est prisonnier dans sa différence d'avec les autres» (ACN, p. 49). Ainsi, la jeune fille s'identifie et va même jusqu'à désirer sexuellement ces personnages déjà en périphérie de la communauté blanche. Ce faisant, elle transgresse deux autres tabous fondateurs de l'idéologie occidentale: les relations incestueuse et homosexuelle23.

Malgré cette mise à l'écart et ce sentiment de détachement, la jeune fille admet que la misère de sa famille est toute relative : «nous n'avions pas

19 1. Garane, «Cette enfant blanche de L'Asie: Orientalism, Colonialism, and Metissage in Marguerite Duras's L'Amant », p. 241

20 A. L. Stoler, « Camai Knowledge and Imperial Power », p. 78.

21 M. Duras, L'amant, p. 110. Désormais, les renvois à ce livre seront indiqués par le sigle A. 22 M. Duras, L'amant de la Chine du Nord, p. 54. Désormais, les renvois à ce livre seront indiqués par le sigle ACN.

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faim, nous étions des enfants blancs, nous avions honte [ ... ], mais nous n'avions pas faim, nous avions un boy» (A, p. 13). Albert Memmi explique à propos du « petit colonisateur» : « Beaucoup sont [ ... ] victimes des maîtres de la colonisation. [ ... ] mais tout colonisateur est privilégié, car il l'est

comparativement, et au détriment du colonisé. »24 À cet égard, il semble que

les personnages français du deuxième volet du cycle indochinois soient beaucoup plus conscients que leur situation est, malgré tout, meilleure que celle des colonisés. Ils reconnaissent leur position marginale, mais le désir d'adhérer aux critères impérialistes occidentaux n'est plus présent.

La mère

La proposition de Memmi veut que même le plus politiquement progressiste des colonisateurs soit récupéré d'une manière ou d'une autre par l'idéologie dominante des colonies et la mère succombe, dans le premier volet du cycle indochinois, aux théories de la supériorité des blancs25. La mère est la seule à être née en France. C'est elle qui fut attirée par l'Indochine, influencée par l'exotisme et la richesse dépeinte par la propagande coloniale, avec ses affiches sur lesquelles « [à] l'ombre d'un bananier croulant sous les fruits, le couple colonial, tout de blanc vêtu, se balançait dans les rocking chairs tandis que des indigènes s'affairaient souriant autour d'eux» (UBCP; p. 23). Personnage décidément français et colonisateur, il reste que la mère subit, comme la jeune fille, une forme de contamination culturelle causée par sa situation de veuve26• Mais à cette hypothèse de A. L. Stoler, il est important d'ajouter un autre facteur qui influence le comportement marginal de la mère : son impossibilité à participer à l'entreprise coloniale. C'est cette double exclusion qui la poussera à s'identifier aux indigènes qu'elle côtoie en quasi permanence.

Déjà marginalisée par son statut social, pauvre et sans mari, la mère fait partie de la catégorie des colons indésirables, ceux qui présentent une menace morale pour l'identité blanche dominante. Pour cette raison, ainsi que pour des raisons économiques, la plupart étaient forcés de quitter la colonie, et

24 A. Memmi, Portrait du colonisé, p. 34-35.

25 J. Garane, «Cette enfant blanche de L'Asie », p. 244. 26 Voir A. L. Stoler.

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cela même parfois aux frais du gouvernement27. Autrement, on s'organisait pour que ces indésirables n'accèdent jamais à une réussite économique, en augmentant les taxes ou en leur vendant des terres incultivables. Ainsi, comme le métis qui ne réussit pas à accéder ni à l'une, ni à l'autre des cultures qui l'ont engendré, la mère est un personnage qui tente vainement d'intégrer un groupe culturel. C'est pourquoi son comportement vise à se rapprocher des indigènes à certains moments et à les repousser à d'autres occasions.

Comme l'administration coloniale ne collabore pas avec la mère, elle se tourne alors vers la population indigène de la plaine, déjà pauvre et sans espOIr. Ensemble, ils travaillent à concrétiser le projet de la mère qui consistait à bâtir des barrages afin de contrer les marées qui inondaient et détruisaient les récoltes chaque année. L'appui dont font preuve les paysans encourage grandement la mère dans son projet: « Le fait que les paysans aient cru ce qu'elle leur disait l'affermit encore dans la certitude qu'elle avait trouvé exactement ce qu'il fallait faire pour changer la vie de la plaine» (UBCP, p. 54). Malgré cet effort et ces bonnes intentions, les barrages s'écroulent sous la puissance de la toute première marée. Or, la collaboration évoquée dans cet exemple était plutôt rare dans le contexte colonial. D'ailleurs, dans l'évolution de son œuvre indochinoise, Duras ne fera plus d'allusion à l'influence que les paysans eurent sur les plans de la mère. Ainsi, dans L'Eden Cinéma, même si le projet inclut toujours les paysans, ceux-ci ne prennent plus le rôle de

« conseillers» dans le processus décisionnel de la mère. Ils sont plutôt exclus de ce processus et demeurent dans leur position d'inaction: « les paysans de la plaine, eux aussi, elle les avait convaincus» (EC, p. 25). La relation à double sens redevient à sens unique, une relation beaucoup plus près de la réalité coloniale traditionnelle dans laquelle l'indigène est rarement participant, mais plutôt spectateur.

Dans L'amant et L'amant de la Chine du Nord, l'histoire de la mère est reproduite en condensé et fait déjà partie du passé: tous les personnages connaissent déjà la malchance de la mère avec sa concession incultivable et l'échec des barrages. Décrite comme une paysanne d'une «ferme picarde»

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(A, p. 32), elle garde la mentalité des Français de la campagne mais porte ses cheveux « tirés et serrés dans un chignon de chinoise» (A, p. 32). La mère a des domestiques, comme tous les autres colons français de la colonie, mais un lien particulier unit la famille aux domestiques, lien qui n'est pas nécessairement monétaire mais plutôt affectif: «ils restent là sans salaire, ils profitent des bonnes paillotes que ma mère a fait construire. Ils nous aiment comme si nous étions des membres de leur famille» (A, p. 36). Dans le cycle indochinois, la mère est habituellement en compagnie d'un domestique, entourée des boys et tout cela d'une manière naturelle et sympathique. Ses « employés» ne semblent à aucun moment craindre ou protester contre ses décisions et elle agit avec le caporal, Dô ou Thanh comme avec ses égaux.

Les frères

Tel que proposé précédemment, le fait d'être un sujet féminin dans les colonies n'est pas le seul aspect qui mène à la marginalisation, et les frères en sont un bon exemple. Ces deux personnages représentent bien la situation périphérique des petits blancs dans le contexte colonial. Dans le premier volet, Joseph est un personnage violent et désespéré, et comme il n'a aucun contrôle sur le monde colonial dans lequel il évolue, il s'acharne alors à faire sa loi dans sa famille, sans toutefois s'inventer comme figure paternelle. Il s'agit d'un personnage sans grande autorité qui travaille autant que ses domestiques et maîtrise mal ses émotions. De cette manière, il répare le pont avec le caporal lorsque M. Jo l'abîmera avec sa voiture, il chasse pour nourrir sa famille et non pas pour le plaisir, il éloigne à grands cris les agents du cadastre en sortant de la maison avec son fusil. Il apprécie autant les femmes blanches que les femmes indigènes: « Il avait en effet couché avec toutes les femmes blanches de Ram en âge de coucher. Avec toutes les plus belles indigènes de la plaine» (UBCP, p. 71). Bien sûr, les hommes ne sont pas vraiment victimes du stigmate défavorable relié à la sexualité hors mariage; il reste que Joseph n'éprouve aucune honte à avoir une relation avec des indigènes. Pourtant, comme Suzanne, il doit attendre d'être secouru de sa pauvre condition par une personne à l'extérieur de sa situation sociale, et c'est la dame du cinéma qui répondra à cette attente. Joseph ne s'identifie donc

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aucunement au stéréotype de l'homme colonisateur; au contraire, il dépend de l'autre pour se sortir de sa condition misérable.

Dans le deuxième volet du cycle indochinois, la famille est composé de deux frères: le grand frère, Pierre, et le «petit frère »28, Paul. Le parallèle entre la rivalité des deux frères et celle «du premier couple fraternel de l'histoire biblique »29, Caïn et Abel, est souligné par C. Bouthors-Paillart dans

Duras la métisse. L'intégration tardive du petit frère dans le cycle indochinois

vient ajouter aux relations complexes qui règnent dans la famille. Il s'insère comme le rival de Pierre dans sa quête du contrôle sur sa mère et sa sœur. La jeune fille évoquera la peur et la hargne qu'elle éprouve pour son grand frère: «Je confonds le temps de la guerre avec le règne de mon frère aîné» (A, p.

78). Paul, quant à lui, éveille de tout autres sentiments chez la jeune fille qui, dans L'amant de la Chine du Nord, avoue la consommation de son désir incestueux pour le petit frère. La voix narratrice commentera la première et unique relation sexuelle du couple fraternel en faisant un parallèle avec l'amour que la jeune fille ressent pour le Chinois. C'est ce sentiment commun qui réunit l'amant et «le petit frère d'éternité» (ACN, p. 210). Duras incorpore les deux personnages dans un amour unique30 qui renvoie au topoï orientaliste de l'essence ontologique associée à l'Orient. Avec la présence des deux frères, Duras met donc en place tous les éléments nécessaires à la dynamique métisse: le couple binaire qui représente, d'un côté, la fusion (le petit frère) et de l'autre, et le morcellement3l (le grand frère). Il reste à voir comment les personnages expérimenteront l'espace intermédiaire, celui auquel le métis est relégué.

Les personnages orientaux

L'idée de la contamination dont il est question dans les colonies comme l'Indochine contient en elle le refus de croisement qui caractérisait les

28 Malgré le fait que la jeune fille l'appelle le« petit frère», Paul est plus âgé qu'elle. 29 C. Bouthors-Paillart, Duras la métisse, p. 33.

30 «Ç'avait été cet après-midi-Ià, dans ce désarroi soudain du bonheur, dans ce sourire moqueur et doux de son frère que l'enfant avait découvert qu'elle avait vécu un seul amour entre le Chinois de Sadec et le petit frère de l'éternité. » (ACN, 210)

31 F. Laplantine et A. Nouss expliquent le métissage dans ces termes: «Le métissage,

troisième voie entre la fusion et le morcellement, pourrait en tant que concept, nous aider à penser les crises du mode contemporain. » F. Laplantine et A. Nouss, Le métissage, p. 68.

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relations entre Occidentaux et Orientaux. Non seulement l'infiltration raciale est déconseillée en Indochine, mais l'idéologie impériale survit grâce au maintien des deux grandes classes raciales afin de s'assurer la domination coloniale. Edward Said, dans L'Orientalisme, émet l'hypothèse selon laquelle l'Orient est une invention de l'Occident, que cette invention est née de la volonté de l'Occident de s'approprier l'espace intellectuel oriental dans le but d'occuper la position du dominateur dans cette relation32.

Il semble que Duras, dont l'œuvre dénonce à plusieurs reprises l'activité coloniale, se situe en marge de ce constat. Pourtant, lorsqu'il est question d'influence culturelle, Edward Said soutient que la vision que les Occidentaux se font de l'Orient est toujours, à différents niveaux, le résultat d'une pensée « orientaliste» :

«les domaines scientifiques, tout autant que les œuvres de l'artiste, même le plus original, subissent des contraintes et des pressions de la part de la société, des traditions culturelles, des circonstances extérieures et des influences stabilisatrices [ ... ] ; en outre, les écrits, qu'ils soient érudits ou de fiction, ne sont jamais libres, mais sont limités dans leur jeu d'images, leurs

présupposés et leurs intentions »33.

Dans cette perspective, il faudra analyser comment les personnages orientaux sont décrits dans l'œuvre de Duras pour déterminer jusqu'à quel point ils s'insèrent dans les topoïs «orientalistes» décrits par Said et relevés par Suzanne Chester34, soit l'érotisation de l'exotisme, la féminisation de l'Orient et de l'Autre et la stabilité de la représentation de l'essence orientale.

Les personnages orientaux « complets »35 sont rares dans le cycle indochinois. D'emblée, il est important de faire la distinction entre la masse indigène, qui joue tout de même un rôle concret et significatif dans les récits, et les personnages du Chinois, du caporal et de Thanh, qui sont assez denses pour être analysés comme entités orientales inventées par un auteur européen. Dans la description que Duras fait des indigènes en général, elle contribue

32 E. Said, L'Orientalisme, p. 55.

33 Ibid., p. 232.

34 Dans S. Chester, «Writing the Subject ».

35 Par «complet », j'entends un personnage décrit de manière plus approfondie et significative que des personnages comme le Caporal et Oô qui sont à peine effleurés par le descriptif.

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clairement à une vision qui se rapproche du dessein orientaliste élaboré par Said. Ainsi, la communauté indigène constitue une masse sans voix et sans aspiration spécifique, en dehors de l'unique instinct de survie.

Les paysans

Dans les deux premiers récits indochinois, Duras donne une place considérable aux indigènes qui peuplent la plaine. Malgré la proximité qui unit la famille aux paysans, ces voisins ne sont pas considérés sous les mêmes termes que les autres blancs de la plaine et possèdent souvent des caractéristiques généralisantes. Le lieu commun du discours orientaliste le plus souvent utilisé pour décrire les paysans est celui de l'Orient comme une essence ontologique inchangeable. Le narrateur souligne à plusieurs reprises le caractère continuel de la vie des indigènes: «les enfants avaient continué de mourir de faim» (UBCP, p. 57, c'est moi qui souligne). Le choix du verbe « continuer» est particulièrement évocateur dans ce passage puisqu'il fixe les paysans à leur position initiale, inchangeable et stable. Les mêmes termes sont employés pour décrire le cycle reproductif des femmes indigènes. Toujours en accentuant l'aspect cyclique de la situation, le narrateur explique que les enfants:

« arrivaient chaque année, par marée régulière, ou si l'on veut, par récolte ou par floraison. [ ... ] Cela continuait régulièrement, à un rythme végétal, comme si d'une longue et profonde respiration, chaque année, le ventre de chaque femme se gonflait d'un enfant, le rejetait, pour ensuite reprendre souffle d'un autre. »(UBCP, p. 117).

Pourtant, les ressources naturelles de la plaine ne peuvent combler une telle demande et les enfants meurent, aussi naturellement qu'ils naissent. Comme S. Chester le souligne, on ne les pleure plus; pour les Asiatiques, il suffit de continuer à vivre.

Le lieu commun de l'Asie intemporelle atteint son paroxysme lors de l'évocation du voyage de Suzanne et Joseph à un village abritant des bûcherons indigènes qui avaient fui dans la forêt afin de s'éloigner des blancs. Dans ce passage, la description de l'environnement est presque idyllique: « le parfum du monde sortait de la terre, de toutes les fleurs, de toutes les espèces,

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les tigres assassins et leurs proies innocentes aux chairs mûries par le soleil, unis dans une indifférenciation de commencement de monde» (UBCP, p. 158-159). Rappelant le jardin d'Eden, cette image a pour effet de fixer les indigènes dans un état de sauvagerie encore inviolé par la civilisation européenne, mais malléable aux projets réformateurs et dominateurs typiques de l'occupation impérialiste. L'évocation de la misère des paysans a deux significations inverses, celle qui les place dans une union naturelle avec la terre et celle qui vise à les y maintenir afin de conserver le rapport de force qui convient aux Européens, aussi pauvres soient-ils.

Les paysans dans L'Eden Cinéma sont décrits de manière sensiblement moins prononcée et généralisante. On y raconte l'épisode de la construction des barrages avec l'aide des paysans, sans que leur extrême misère ou leur torpeur soient mises en relief, tandis que le cycle reproducteur des femmes indigènes n'est tout simplement pas mentionné. L'emploi de répliques plutôt courtes et rythmées fait ressortir un élément déjà présent dans Un barrage

contre le Pacifique: l'utilisation du « on » qui inscrit la famille et les paysans

dans un seul groupe d'appartenance:

« Tous seraient riches.

L'année prochaine. [ ... ] Joseph

Suzanne

On aurait des médecins. [ ... ]

Joseph

On construirait une longue route qui longerait les barrages et qui desservirait les terres libérées du sel.

On serait heureux. D'un bonheur mérité. » (EC, p. 26)

Cette formulation va à l'encontre de la structure orientaliste qui VIse à accentuer «la différence entre ce qui est familier (l'Europe, l'Occident,

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« nous ») et ce qui est étranger (l'Orient, « eux») »36. Il faut pourtant rester prudent, car ce lien identitaire entre la famille et les paysans reviendra rarement dans l'œuvre indochinoise. En effet, ce rassemblement n'est évoqué qu'aux moments précis où la mère a besoin du support des indigènes, par exemple lorsqu'elle construit les barrages ou lorsqu'elle sollicite l'aide des paysans pour tuer les agents du cadastre par vengeance. Dans une perspective similaire, Said précise également que la « liberté dans les rapports est toujours le privilège de l'Occidental; parce que sa culture est plus forte »37.

Pour Bhabha, en revanche, il ne s'agit pas vraiment d'une liberté mais d'une ambivalence identificatoire qui se forme dans le contexte colonial entre le colonisateur et le colonisé. L'identité des deux groupes est donc sujette à

une double influence: la séparation (la volonté de demeurer le même mais d'être comme l'autre) et le dédoublement (le désir d'être dans les deux positions en même temps)38. Cette ambivalence est d'autant plus perceptible chez les personnages du deuxième volet du cycle indochinois.

L'amant chinois

Le personnage de M. Jo, le prétendant à la «grande limousine noire» (EC, p. 41 & A, p. 25) de Suzanne, est remplacé par le Chinois de Cholen qui deviendra l'amant de la jeune fille. Il ne s'agit pas d'un personnage colonisé puisqu'il n'est pas Indochinois, mais le fils d'un milliardaire originaire de la Chine du Nord. Il mène donc une vie aussi aisée que les riches colons blancs. En fait, la présence de la communauté chinoise de Cholen témoigne de l'occupation et de l'influence chinoises qui se sont développées à travers le temps dans le sud de la péninsule, bien avant l'arrivée des Français39. Les Chinois avaient la main sur la majorité du commerce et de la cultur~ dans cette région: «[Ils] représentaient la sixième composante de la pluri-ethnicité. Établis depuis longtemps dans la péninsule, [ ... ] ils occupaient les « créneaux» professionnels laissés libres par les indigènes »40. Le Chinois est

36 E. Said, L'Orientalisme, p. 59

37 Idem.

38 H. Bhabha, The Location of Culture, p. 61.

39 P. Brocheux et D. Hémery, Indochine, la colonisation ambiguë, p. 13. 40 Ibid., p. 194.

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néanmoins un personnage tout à fait oriental et, dans cette perspective, il relève, au même titre que les autres personnages indochinois, des lieux communs du discours « orientaliste» tels qu'identifiés par Said.

Il reste que l'amant chinois est décrit de manière très différente dans les deux derniers romans indochinois. Ceci est dû au fait que les topoïs orientalistes sont beaucoup moins évidents dans L'amant de la Chine du Nord que dans L'amant. Dans ce dernier, la première caractéristique utilisée pour décrire l'homme à la limousine noire est la couleur de sa peau: «Ce n'est pas un blanc» (A, p. 25), nous informe la narratrice. D'emblée, en qualifiant le personnage de façon négative, cette formulation a pour effet de creuser le fossé culturel entre l'identité occidentale et l'identité de l'Autre. Pourtant, la narratrice ne tarde pas à évoquer l'élégance du Chinois, surtout celle de ses vêtements à l'européenne : « il porte un costume de tussor clair des banquiers de Saïgon» (A, p. 25). Malgré son évidente différence, il possède tout de même des traits communs à l'identité occidentale.

Dans L'amant de la Chine du Nord, la description du personnage de l'amant est beaucoup plus précise et positive. La narratrice insiste sur le fait qu'il s'agit d' «un autre Chinois de la Mandchourie» (ACN, p. 35) qui est sur le bac qui traverse le Mékong. «[1]1 est un peu différent de celui du livre41 : il

est un peu plus robuste que lui, il a moins peur que lui, plus d'audace. »(ACN, p. 36). Le costume est le même mais le personnage semble avoir perdu de sa fragilité, de sa timidité face à la jeune fille blanche. La différence de race qui doit être surmontée et qui le fait trembler dans L'amant se transforme dans

L'amant de la Chine du Nord en une approche plus aisée et confiante. Le

Chinois lui sourit, il ose la regarder ouvertement et il n'est plus question d'intimidation. Il revient de Paris, il est évidemment très riche, « il est de cette minorité financière d'origine chinoise qui tient tout l'immobilier populaire de la colonie» (A, p. 44).

Le Chinois se différencie de la jeune fille non seulement par sa race mais également par sa classe sociale, qui est grandement supérieure à celle de la famille de l'institutrice. Dans L'amant, cet avantage social n'est pas assez

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pour contrecarrer la peur que le Chinois éprouve devant la jeune fille. C'est ainsi qu'il prend surtout la place du soumis dans leur relation. Lors de la première relation sexuelle, il la déshabille pour ensuite se détourner et pleurer. Il se laissera guider par la jeune fille sans expérience et répondra à toutes ses demandes. Le corps du Chinois est décrit comme étant « maigre, sans force, sans muscle [ ...

J,

imberbe, sans virilité autre que celle du sexe» (A, p. 49) ; il semble être le plus faible des deux. Dans cette inversion des rôles, l'amant possède des traits plutôt féminins, une caractéristique qui s'insère dans le topoï de la féminisation de l'Autre des discours orientalistes. Cette féminisation de l'amant n'est plus aussi clairement représentée dans L'amant de la Chine du

Nord. Certes, le Chinois est toujours aussi émotif, mais il retrouve une

certaine maîtrise, non seulement dans sa relation avec la jeune fille, mais également dans ses rapports avec la mère et les frères de celle-ci. Il prendra en charge les dettes du grand frère accumulées dans les fumeries d'opium, il ne baissera plus les yeux devant la mère et exprimera auprès de la jeune fille une certaine virilité.

Le personnage du Chinois est davantage dense et développé dans

L'amant de la Chine du Nord. Son identité chinoise est clairement représentée

et il parle fréquemment des traditions de sa culture, des coutumes, ainsi que de son histoire familiale. Dans cette optique, son identité s'inscrit dans le topoï de l'Orient comme une essence ontologique constante42• Les traditions sont

non seulement toujours en vigueur dans la culture contemporaine chinoise, mais elles sont inévitables, inaltérables. Pour l'amant, faire fi des consignes paternelles est totalement hors de question et il se pliera ainsi à son destin construit de toutes pièces par les conventions. Malgré le fait qu'il se moque de la loi chinoise à quelques reprises, il reconnaît que son père « préférerait qu[ e son fils

J

meure plutôt que trahir la loi» (ACN, p. 152).

Le lieu commun de l'Orient inchangeable est également confirmé dans la déclaration d'amour éternel que l'amant fait, à la fin du livre, et après tant d'années, à la jeune fille devenue écrivain. Leur histoire était inchangée, «il ne pourrait de toute sa vie cesser de l'aimer» (ACN, p. 242), «il l'aimerait

42 Y. Hsieh, «L'évolution du discours (anti-) colonialiste dans Un barrage contre le Pacifique, L'amant et L'amant de la Chine du Nord de Marguerite Duras », p. 59.

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jusqu'à sa mort» (ACN, p. 242 & A, p. 142). Selon Y. Hsieh, cette déclaration qui termine les deux derniers romans du cycle indochinois renforce la symbolique de l'essence orientale éternelle.

Enfin, Duras utilise une dernière stratégie typique du discours colonial qm consiste à associer en une même idée l'érotisme et l'exotisme. Dans

L'amant tout comme dans L'amant de la Chine du Nord, la jeune fille blanche

est en grande partie attirée par la différence, par l'exotisme du Chinois. La couleur ambrée de sa peau, son accent lorsqu'il s'exprime en français, ainsi que la finesse de ses mains sont, pour elle, des traits empreints de l'Orient. De surcroît, tout porte à croire que l'interdit posé par la société coloniale au sujet des relations entre les blancs et les Orientaux contribue à accentuer son désir pour lui.

Thanh et les petits boys

C'est dans L'amant de la Chine du Nord que l'érotisation de l'exotisme prend une nouvelle ampleur avec l'introduction de Thanh et l'évocation des boys qui travaillent à la Pension Lyautey. L'érotisme se développe sous le charme des chants indochinois des petits boys qui regardent les deux filles blanches danser et s'embrasser. La présence de ces chants donne un rythme particulièrement érotique aux scènes de la pension dans lesquelles Hélène est décrite comme un objet de désir pour la jeune fille. À travers ces chants, il semble que tout devient désir: « le désir des jeunes boys pour les jeunes filles blanches qui rentraient tard la nuit, ça lui plaisait aussi» (ACN, p. 190). Ces scènes représentent bien le désir du même (Hélène) et de l'Autre (les petits boys), caractéristique de l'expérience métisse. Le désir est donc pris dans l'espace intermédiaire, à cheval entre deux identités distinctement opposées, incapable de se fixer et ayant toujours besoin de l'un et de l'autre pour survivre.

Thanh est également un être désirable pour la jeune fille qui raconte comment ce sentiment vient de loin, qu'avant la sexualité «ils jouaient à ça, à souffrir de ne pas pouvoir. À pleurer de ce désir-là» (ACN, p. 186). Or, si la jeune fille désire Thanh, ce dernier refuse ouvertement de prendre la jeune

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