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La rhétorique des passions : le problème du pathos

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Academic year: 2021

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La rhétorique des passions :

le problème du pathos

Mémoire

Maxime Bélanger

Maîtrise en philosophie

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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RÉSUMÉ

Le présent mémoire a pour but d‟exposer la problématicité de la passion telle qu‟elle était conçue dans les principaux systèmes d‟art oratoire de l‟Antiquité gréco-romaine pour ensuite, à l‟aide d‟ouvrages récents, déterminer ce qui en est toujours d‟actualité et ce qui ne l‟est plus. Au premier chapitre, nous avons posé les bases de notre réflexion en démontrant les fondements de l‟art rhétorique antique de sa naissance en Sicile jusqu‟à l‟ère romaine. Une attention particulière a été portée à la Rhétorique d‟Aristote et sur les preuves techniques de l‟ethos et du pathos. Au second chapitre, nous avons analysé plus en profondeur le concept du

pathos, notamment en explicitant son opposition à la raison et en procédant à un survol

historique des théories des passions majeures de la pensée occidentale. Au troisième chapitre, nous avons présenté quelle est la meilleure conception du pathos d‟une nouvelle rhétorique moderne qui intègre celle de l‟Antiquité.

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TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ ... iii

TABLE DES MATIÈRES ... v

LISTE DES TABLEAUX ...vii

LISTE DES FIGURES ... ix

REMERCIEMENTS ...xiii

INTRODUCTION... 1

CHAPITRE I Ŕ LA RHÉTORIQUE ANTIQUE... 7

1) La naissance de la ΤΕΧΝΗΣ ΡΗΤΟΡΙΚΗΣ ... 9

a. La parole chez les Grecs avant la rhétorique ... 9

b. Les premiers rhétoriciens ... 10

c. La condamnation platonicienne de la rhétorique ... 15

2) La Rhétorique d‟Aristote ... 18

a. La défense aristotélicienne de l’art oratoire... 18

b. La Rhétorique dans le système aristotélicien ... 22

c. Définition de l’art oratoire ... 28

d. Parties de l’art oratoire : les preuves d’où on tire la persuasion et les genres oratoires ... 30

3) La rhétorique romaine ... 41

a. Du monde grec au monde romain ... 41

b. La Rhétorique à Herennius : efficacité et pratique de la persuasion ... 44

c. Cicéron : l'orateur idéal ... 52

d. L'Institution oratoire de Quintilien : l'éducation de l'orateur idéal ... 57

4) Une institution sociale et philosophique en héritage pour l‟Occident ... 60

CHAPITRE II Ŕ LA PASSION ET SES DIFFÉRENTES THÉORIES ... 65

1) La Passion ... 67

a. Le problème de l’opposition de la passion à la raison : de l’âme à la morale ... 67

b. La distinction passion-raison aujourd’hui ... 71

c. Le système-passion du sujet : passions et valeurs ... 73

2) Quelques théories des passions importantes de l‟histoire de la philosophie ... 79

3) État actuel des passions : le pathos problématique d‟aujourd‟hui ... 93

CHAPITRE III Ŕ LE PATHOS DANS LA RHÉTORIQUE D‟AUJOURD‟HUI ... 99

1) La Nouvelle Rhétorique : la mise à jour de la Rhétorique d'Aristote ... 101

a. La rhétorique avant Perelman ... 101

b. Perspective logique du Traité de l’argumentation ... 103

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d. Le pathos et les valeurs chez Perelman ...107

e. La rhétorique après Perelman ...109

2) Les Principia Rhetorica de Michel Meyer : la mise à niveau de la relation ethos-logos-pathos ...111

a. Une nouvelle définition de la rhétorique : la vision problématologique ...111

b. La distance comme « pierre de touche » entre éthique et rhétorique ...116

c. Le tableau des décalages problématologiques ...118

3) Retour sur l'action oratoire ...119

CONCLUSION ...121

BIBLIOGRAPHIE ...125

Annexe I Ŕ Définitions des passions dans le livre II de la Rhétorique d‟Aristote ...129

Annexe II Ŕ Définitions des passions dans le livre IV des Tusculanes de Cicéron ...131

Annexe III Ŕ Tableau schématique des onze passions primaires chez Thomas d‟Aquin ...133

Annexe IV Ŕ Définitions des passions primaires de l‟âme et leurs passions secondaires chez Descartes ...135

Annexe V Ŕ Définitions des passions de l‟âme dans le troisième livre de l‟Éthique de Spinoza, pp. 196-216...137

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LISTE DES TABLEAUX

Tableau 1 : Tableau des genres oratoires de la Rhétorique d‟Aristote chez Breton et Gauthier, p. 22 ... 36

Tableau 2 : Tableau 1 des Principia Rhetorica (p. 20) : Éléments centraux des doctrines antiques ... 62

Tableau 3 : Tableau 16 des Principia Moralia (p. 286) et 14 des Principia Rhetorica (p. 205) ... 76

Tableau 4 : Tableau 8 des Principia Rhetorica (p. 123) des positions du répondre rhétorique ... 115

Tableau 5 : Tableau 7 des Principia Rhetorica (p. 122) : Les différentes classes d'auditoires ... 115

Tableau 6 : Tableau 17 des Principia Rhetorica (p. 231) : Cycle des décalages et des ajustements orateur-auditoire ... 118

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LISTE DES FIGURES

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REMERCIEMENTS

Je tiens ici à remercier tous ceux et celles qui ont contribué, de près ou de loin, à nourrir mes réflexions et à développer mes ambitions dans cette recherche philosophique. Je tiens à dédier le présent travail à la mémoire de M. Jacques Zylberberg, afin d‟honorer son mentorat, le désir d‟érudition qu‟il insufflait et les heures précieuses qu‟il m‟aura consacrées avant sa disparition le 28 février 2010, ainsi qu‟à son épouse, Mme Yuki Shiose, dont la gentillesse est insurpassable. Je remercie chaleureusement mon directeur de recherche, M. Thomas De Koninck, de m‟avoir soutenu et encouragé du début à la fin de la maîtrise, tant pour mes recherches que pour mes différents projets s‟y rattachant. Il m‟a permis une grande liberté d‟action pour mener à bien ma réflexion et je ne saurais ici lui en être assez reconnaissant. Je n‟oublierai certes pas de remercier M. Michel Meyer pour m‟avoir accueilli si chaleureusement à Bruxelles au semestre d‟hiver 2011. L‟accueil, la culture, la générosité et l‟amitié qui m‟attendaient sur l‟avenue Buyl ont opéré en moi une transformation qui n‟a pas terminé d‟apporter ses bienfaits. Ce séjour en Europe, hors de l‟Amérique, aura été mon « grand rendez-vous » avec l‟Histoire. Je remercie également tous mes professeurs de séminaires pour leurs cours enrichissants : M. Maclure, M. Bégin, M. Narbonne et Mme Danblon. Je tiens à saluer tous les membres des différents personnels administratifs qui m‟ont aidé, que ce soit à Québec, à Montréal ou à Bruxelles. Je vous le répète encore une fois, ma reconnaissance envers vous est infinie. Pour terminer avec un esprit antique, un éloge revient à mes parents, France et Ghislain, sans qui ce mémoire n‟aurait jamais existé. Puissiez-vous lire le fruit de mes recherches avec concentration et grande passion.

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« Il n’est rien que l’homme redoute davantage que le contact de l’inconnu. On veut voir ce qui va vous toucher, on veut pouvoir le reconnaître ou, en tout cas, le classer. Partout l’homme esquive le contact insolite. […] Toutes les distances que les hommes ont créées autour d’eux sont dictées par cette phobie du contact. »

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INTRODUCTION

Au fil du temps, la philosophie a reçu autant de définitions qu‟elle a pu voir fleurir en son sein des écoles de pensée différentes, léguant à la modernité nombre d‟étiquettes et d‟éthiques différentes. Si la philosophie a parfois mauvaise presse auprès de nombreux individus, qui s‟en font souvent une conception très vague, il en va ainsi de la rhétorique auprès de nombreux philosophes. Encore aujourd‟hui, en dépit de l‟histoire commune qu‟elles ont partagé, nous entendons encore des « amis de la sagesse » clamer ou penser de ce que dit un Autre « ce n‟est que de la rhétorique ! », comme s‟il n‟y avait là que mensonges et beaux mots vides, que des sophismes, et que cette accusation réductrice suffisait à en démontrer et en résoudre toute la problématicité. C‟est que l‟enseignement de la philosophie débute souvent par l‟image d‟un Socrate qui, parce qu‟il questionnait trop ses concitoyens, fut condamné à mort dans la plus grande injustice. En vérité, c‟est la douleur, la passion douloureuse que vécût Platon, qui fut témoin de ce procès et dont on se moqua lorsqu‟il voulut prendre la parole pour le défendre; c‟est cette douleur, véhiculée par sa plume, à laquelle nos philosophes s‟identifient et qui suscite chez eux un dédain, un mépris de l‟institution juridique comme organe de justice sociale, ou pire encore, de la parole même comme moyen d‟atteindre la Justice et de trouver la Vérité. N‟oublions pas que l‟idéalisme politique de Platon depuis Karl Popper s‟apparente au totalitarisme, en ce qu‟une seule élite éclairée par la raison y a droit de parole et d‟action dans les affaires de la Cité. Peu de philosophes retiennent que déjà, Aristote Ŕ qui enseignait la rhétorique Ŕ se dissociait de son maître et mettait la rhétorique à l‟avant-plan de la vie politique, laquelle est l‟objet de la recherche existentielle la plus importante : celle du bien-commun

et de son organisation. Posons donc dès maintenant, comme le veut la tradition depuis Aristote,

qu‟il faut connaître la rhétorique, à commencer par sa nature et son histoire, pour en distinguer les bons et les mauvais usages, les possibilités autant que les limites, et posons que la philosophie est fondée sur le questionnement plutôt que sur la réduction des faits à des évidences. Si elle apporte des réponses, toute la tradition philosophique nous démontre qu‟elles proviennent de questions plus fondamentales, telles que celles de savoir si oui ou non il faut philosopher, si oui ou non un fondement lui est nécessaire. Voici les questions qui sont à l‟origine du présent mémoire et qui ont mené à une réflexion comparative sur le rôle des passions dans la rhétorique antique et actuelle, ou pour parler comme Aristote, voici quelles sont les causes de notre recherche philosophique.

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Tout humain et toute communauté vit ses problèmes, similaires ou spécifiques, et l‟Histoire continue sans se préoccuper qu‟ils se résolvent ou non, au plus grand désespoir de ceux qui aiment les résoudre. Pourquoi le philosophe se sent-il interpellé par ces problèmes et tente parfois de les expliciter par des écrits ou des actions à défaut de les résoudre? Pourquoi cherche-t-on à s‟exprimer sur des problèmes ? Qu‟est-ce qui nous meut à proposer des solutions à ceux-ci ? L‟idée initiale de ce projet de mémoire était d‟étudier le contrôle des foules et des sociétés par le sentiment de haine dans 1984 de George Orwell et le sentiment de satisfaction dans Brave New World d‟Aldous Huxley, où l‟Humanité entière se trouvait manipulée par des élites contestables. Les mêmes thèmes y sont abordés : le contrôle des foules; le conditionnement des sentiments et des valeurs par une pédagogie débutant à la naissance; l‟intrusion du politique dans la vie privée; un ordre social figé en une hiérarchie précise (donc antidémocratique); la réduction du langage à des idées figées; la bizarrerie d‟individus solitaires ayant un profond désir de s‟exprimer en dehors des normes, ou manifestant simplement un désir de changement politique; l‟amour impossible; le contrôle absolu des passions de l‟individu; la prohibition d‟une faible proximité entre deux individus au profit de la communauté; pour n‟en citer que les principaux. Bref, il s‟agissait d‟étudier les différents usages par la propagande des sentiments de chacun, et ce, afin d‟être candidement mieux outillé contre ce phénomène trop observable dans la société locale et globale. Ces œuvres étaient des témoins de l‟époque terrible vécue par leurs auteurs : la Seconde Guerre Mondiale, apogée de l‟Idéologie. C‟est donc à la lecture de quelques auteurs du XXe siècle que

le sujet de notre réflexion pour ce mémoire s‟est redéfini à partir des mêmes préoccupations, mais en évitant de s‟embourber dans de fâcheux anachronismes.

Quelques œuvres ont rapidement fait en sorte de revoir cette problématique liant sentiments, exercice politique et exercice de la liberté. Tout d‟abord, la lecture de La révolte des

masses de José Ortega y Gasset et des Propagandes de Jacques Ellul répondaient largement aux

interrogations de départ, où l‟homme-masse et le propagandiste représentaient ces orateurs de la manipulation que blâmait un Platon épris de justice, œuvres dont l‟issue était une liberté rendue possible par l‟exercice d‟un politisme quotidien dénué d‟innocence. Dans un autre esprit, la découverte de L’acteur et le système de Michel Crozier eut pour effet de reconsidérer le bien-fondé d‟un préjugé somme toute naïf à l‟égard d‟une rationalité totalitaire. L‟œuvre anthropologique d‟Elias Canetti, Masse et puissance, eut également pour effet de revoir le rôle du

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corps à travers le concept de masse. Puis la découverte du courant de la Nouvelle Rhétorique, initié par le belge Chaïm Perelman, eut tôt fait de ramener cette réflexion aux racines philosophiques que requéraient cette réflexion : une rhétorique contemporaine prenant ancrage dans la rhétorique antique qu‟ont connu les Anciens, qui est surtout celle d‟Aristote. S‟opposant au positivisme logique hérité du rationalisme cartésien, lui-même imitation renaissante de l‟idéalisme platonicien, la Nouvelle Rhétorique de Perelman remettait à l‟avant-plan l‟importance du raisonnable versus le rationnel, de l‟inévitabilité du contingent dans tout discours porté sur le réel. Sa définition de la rhétorique était la suivante : « l‟étude des techniques discursives permettant de provoquer ou d’accroître l’adhésion des esprits aux thèses qu’on

présente à leur assentiment » 1. Mais c‟est surtout dans les travaux de son successeur, Michel Meyer,

que nous avons trouvé les ressources nécessaires pour mener à bien cette réflexion. La rhétorique de Perelman, bien qu‟imposante, fait pourtant peu de cas des passions en s‟axant plutôt sur la notion d‟auditoire qu‟englobe le terme pathos. Poursuivant plus loin encore le projet de remise en question du positivisme logique, Meyer s‟est occupé à réaliser la problématologie, une philosophie fondée sur le questionnement et ayant pour concept central le « problème » dont toute question est une expression, philosophie grâce à laquelle nous avons une théorie de la rhétorique et de l‟argumentation non seulement très convaincante, mais qui intègre aussi les passions sans rien négliger de ce qui s‟y rattache.

L‟Histoire se répète, c‟est bien connu, et nous avons donc suivi l‟intuition de remonter aux sources de l‟Antiquité gréco-romaine pour donner un fondement à notre réflexion dont nous souhaiterions qu‟elle ait pour sommet une « rhétorique d‟aujourd‟hui », une rhétorique contemporaine, actuelle; en bref, celle qui nous convie maintenant ici. Mais quelle sera cette réflexion ? Jusqu‟à présent, il est évident que nous souhaitons étudier le rôle des passions dans la rhétorique. D‟une part, nous pouvons essayer d‟expliquer le rôle des passions dans une rhétorique actuelle en fonction des premiers arts oratoires, ce qui ne serait pas nouveau et n‟enchanterait personne d‟ailleurs. D‟autre part, nous pouvons, à l‟inverse, essayer d‟expliquer le rôle des passions dans la rhétorique antique à partir d‟une rhétorique actuelle. Ce choix à faire d‟une méthode de comparaison, caractéristique de l‟histoire de la philosophie, est d‟autant plus difficile à faire qu‟il est confus à comprendre : pourquoi l‟un ou l‟autre ? « Doit-on partir des principes ou remonter vers eux ? », s‟interrogeait Platon. La réponse ne résiderait-elle pas

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dans un mélange des deux ? Nous opterons donc pour une confrontation théorique du pathos antique au pathos actuel, qui inclura en elle-même une comparaison historique, afin d’apporter un éclairage nouveau sur leurs différences et leurs similitudes. Notre réflexion s‟inscrit ainsi dans le « domaine prometteur » de la « rhétorique comparée », domaine ouvert par les plus récents développements de la recherche en rhétorique.2 Ainsi, le choix de la

division de notre argumentation s‟est fait en fonction même de nos lectures, des interrogations et des obstacles que nous y avons rencontrés.

Dans le premier chapitre sur « La rhétorique antique », nous avons décrit dans les meilleurs détails possibles la genèse de l‟art oratoire, que laissait présager Homère mais dont les premiers acteurs furent les célèbres sophistes tant décriés par Platon. Nous y avons mis en lumière leurs antagonismes épistémologiques et éthiques qui ont mené Aristote à fonder le premier art oratoire digne de ce nom. C‟est par la découverte de la théorie des syllogismes et un affranchissement théorique de l‟éthique que le Stagirite a ouvert un espace logique où se déploierait, pour un futur toujours actuel, une rhétorique fondée sur le logos. Pour bien comprendre cet espace logique, qui apparaît en filigrane dans toute l‟histoire de la pensée occidentale, il fallait situer la Rhétorique par rapport à l‟Organon. Aristote y a exposé sa conception du langage et de la logique (logos) en élaborant un modèle propositionnaliste de ce

logos, une lecture évidemment nécessaire pour comprendre ce qu‟est sa Rhétorique, définie

comme « la faculté de découvrir spéculativement ce qui, dans chaque cas, peut être propre à persuader3 ». Pour la présente recherche, nous avons concentré notre attention sur les trois

concepts principaux de toute rhétorique : l‟ethos (le caractère affiché par l‟orateur), le logos (le discours) et le pathos (l‟auditoire et ses passions). Nous avons également mentionné les exigences des trois genres de discours caractéristiques de l‟Antiquité (délibératif, judiciaire et épidictique), afin de mieux faire saisir au lecteur la nature même de cette institution dans la société d‟alors. Mais la rhétorique antique s‟est déployée au-delà de la civilisation grecque, alors que les Romains, étendant leur pouvoir sur le monde méditerranéen, intégrèrent l‟art oratoire dans leur mode de vie suivant le caractère « vainqueur » de leur nation. Une section a été consacrée à cette évolution vers la rhétorique romaine, dont la Rhétorique à Herennius est le plus illustre exemple. Nous avons poursuivi cette étude avec l‟inévitable Cicéron dont les vues sur l‟éloquence, cherchant à la réconcilier avec la philosophie, eurent une influence déterminante

2 Laurent Pernot, La Rhétorique dans l’Antiquité, p. 277. 3 Aristote, Rhétorique, I, 2, 1355b 25.

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sur la conception de l‟art oratoire jusqu‟à aujourd‟hui. Quant à Quintilien, son Institution oratoire est une œuvre monumentale de la rhétorique romaine qu‟il aurait été malhonnête d‟ignorer. Nous nous y sommes surtout attardés sur le rôle des passions dans l‟éducation de l‟orateur idéal ainsi que certaines de ses considérations sur l‟action oratoire.

Dans le deuxième chapitre sur « La Passion et ses différentes théories », nous avons joint à l‟approche descriptive une perspective plus théorique, nécessaire pour mener au dernier chapitre. Nous y avons d‟abord mis en lumière les définitions et les problèmes inhérents de la passion à travers l‟opposition séculaire où elle a été mise face à la raison, qui réside principalement dans la conception que l‟on se fait de la corporéité. Cette opposition a traversé l‟histoire des passions, les soumettant toujours au principe supérieur qu‟était la raison, remplacée par la foi lorsque le christianisme eut monopolisé la pensée occidentale. Nous avons retracé la naissance de cette opposition chez Platon, discutée par Aristote en vrai moderne bien qu‟on lui ait préféré son maître par la suite. Les psychologues et neurologues, aujourd‟hui, ainsi que certains philosophes, disent que la passion est plutôt elle-même une raison. Nous avons appuyé notre recherche d‟un « modèle du système-passion du sujet », qui représente le vécu passionnel d‟un individu. Par la définition actuelle que fournit Michel Meyer de la passion comme « composé d‟un problème de distance (ou de distance d‟un problème), de plaisir ou de déplaisir, et de jugement qualifié sur ce rapport de la sensation et du problème4 », définition

dont l‟avantage réside dans la notion de problème, nous avons pu trouver une définition qui non seulement s‟accorde avec les développements récents en neurologie et psychologie, mais qui englobe également les définitions passées des passions. Celles-ci représentent les différentes valeurs du sujet, ses croyances face au monde. Nous avons donc procédé à une lecture historique des théories des passions importantes qui ont jalonné la pensée occidentale, que l‟on considère aujourd‟hui comme des expressions de conceptions du monde, de la morale et finalement, de ce qu‟est la nature humaine. De l‟Antiquité à aujourd‟hui, la pensée occidentale a accumulé nombre de réponses, qui demeurent parfois latentes, sur ce que sont les passions.

Dans le troisième chapitre, « Le pathos dans la rhétorique d’aujourd’hui », nous avons trouvé ce qu‟était une « rhétorique d‟aujourd‟hui » en s‟appuyant sur le renouveau apporté à cette discipline par le philosophe et juriste belge Chaïm Perelman. Nous y avons

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étudié la perspective logique dans lequel le Traité de l’argumentation s‟inscrivait ainsi que ses fondements théoriques. En effet, la remise en question du positivisme logique a fait la marque de Perelman et a ouvert la voie à de nombreux chercheurs par la suite. Nous avons mis en évidence les différences et les similitudes que cette nouvelle rhétorique présentait par rapport à la rhétorique aristotélicienne. Nous avons poursuivi la réflexion en suivant les travaux de Michel Meyer, successeur de Perelman. La problématologie qu‟il a développée, une philosophie nouvelle centrée sur le questionnement du questionnement, permet de revoir l‟institution rhétorique dans son entier à partir des notions de « question » et de « distance ». La mise à niveau de la relation ethos-logos-pathos caractérise cette théorie, alors que bien souvent, l‟une des trois preuves avait l‟ascendant sur les deux autres dans le passé. Cette rhétorique se révèle être une rhétorique de l‟identité et de la différence, fondée sur l‟idée de distance à respecter. La distance se trouve également à être la notion qui explique l‟articulation de la rhétorique et de la morale qu‟on n‟avait jamais expliqué que par des théories de la nature et des conceptions de l‟homme marquées par l‟histoire. Nous avons terminé ce chapitre par une réflexion sur l‟action

oratoire et la possibilité de ramener la rhétorique à l‟enseignement.

Si jamais des doutes demeuraient à l‟esprit du lecteur quant au bien-fondé de notre réflexion et de la méthode empruntée pour bien la mener à terme, nous lui prions de nous accorder la générosité de son attention pour en juger la portée et la rigueur. Nous n‟en sommes toujours qu‟à l‟exorde.

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CHAPITRE I – LA RHÉTORIQUE ANTIQUE

« Ce n’est pas l’éloquence qui est née de la rhétorique, mais la rhétorique qui est née de l’éloquence », Cicéron, De Orat., I, 32, 146

On s‟entend généralement pour dire que la rhétorique est née en Sicile grecque lors de son passage de la tyrannie à la démocratie en 467 av. J.-C.5 Suivant l‟idée antique qui faisait remonter la création d‟un art à un « premier inventeur » (prôtos heuretês), Empédocle d‟Agrigente pourrait figurer à ce titre comme l‟aurait écrit Aristote, mais la rareté des sources donnent plutôt ce rôle à Corax et son élève Tisias, dont on sait qu‟ils se sont fort penchés sur l'idée de vraisemblable (eikos).6 L‟histoire de la rhétorique doit à Corax son premier manuel qui explique comment ordonner un discours et comment émouvoir les juges. Cependant, ceux dont la postérité est la plus célébrée sont sans conteste Protagoras et Gorgias, étiquetés pour toujours de Sophistes (sophistai), avec majuscule, plutôt que de rhétoriciens, voire même de penseurs, de théoriciens. Sans entrer dans le détail de leurs pensées et méthodes, nous survolerons rapidement ce qu‟il ressortit de leurs enseignements afin de mieux comprendre leurs implications dans la naissance de la rhétorique antique.

On s‟accorde également pour dire que la rhétorique fut théorisée comme art pour la première fois par Aristote. Sa ΤΕΧΝΗΣ ΡΗΤΟΡΙΚΗΣ, qui se traduit en français par Art oratoire mais dont le titre adopté est Rhétorique, marqua un précédent historique dans la discipline quant à l‟opposition Ŕ célèbre et encore célébrée Ŕ des Sophistes et de Platon. Ce dernier oppose la dialectique, qui mène au savoir, à la sophistique, qui dissimule habilement l‟opinion, la doxa, derrière des apparences de vérité, et Aristote s‟annoncera lui-même comme étant le premier à avoir su faire la part des choses pour l‟une et l‟autre grâce à la découverte des syllogismes. L‟innovation d‟Aristote réside donc dans sa théorie des syllogismes, qui permettra à la rhétorique d‟avoir un espace logique où exister, tout comme un espace éthique et politique. La Rhétorique occupe ainsi une place précise dans le système aristotélicien dont nous devrons rendre compte pour comprendre son évolution historique.

La rhétorique fit donc les heures de gloire de la démocratie athénienne, qui alors exerçait un hégémon politique, tout en cultivant des liens ténus avec tout ce qui relevait du langage, comme le théâtre, les magistratures ou l‟éducation. Les Anciens connurent une culture de la parole qui était forte, si bien qu‟elle est devenue une institution sociale qui a perduré à travers l‟Antiquité et en est devenue indissociable. Le cas romain en est un bel exemple. D‟inhérente au statut social dans la Rome archaïque, presque magique, la parole a fini par s‟instituer en système éducatif sous l‟Empire romain. Les figures de proues de la rhétorique romaine se retrouvent en Cicéron et Quintilien, et dans une autre mesure, dans la Rhétorique à Herennius qui longtemps fut attribuée à Cicéron. Nous verrons ces œuvres majeures qui ont marqué l‟histoire de la rhétorique en portant attention sur leurs spécificités et sur les thèmes qui nous intéressent : le caractère de l‟orateur et les dispositions de son auditoire.

5 Breton et Gauthier, Histoire des théories de l’argumentation, p. 10 ; Laurent Pernot, La Rhétorique dans

l’Antiquité, p. 24. ; Michel Meyer, Histoire de la rhétorique : des Grecs à nos jours, p. 20.

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1) La naissance de la ΤΕΧΝΗΣ ΡΗΤΟΡΙΚΗΣ

a. La parole chez les Grecs avant la rhétorique

Il n‟a pas fallu attendre l‟apparition de la rhétorique comme phénomène spécifique pour que l‟usage de la parole, dans le but de persuader ou non, ait une importance cruciale chez les Grecs. Si on n‟avait pas commencé d‟en faire un enseignement théorique, elle était déjà une institution, au sens sociologique du terme. C‟est, à tout le moins, ce que prouve l‟œuvre d‟Homère, dont 45% est allouée aux « paroles ailées » des héros, ceux-ci devant être vertueux autant en paroles qu‟en actes. On retrouve dans l‟Iliade et l‟Odyssée tout un ensemble de formules reliées au fait de prendre la parole, selon les intentions des locuteurs ou encore du contexte. Des supplications privées ou diplomatiques aux délibérations guerrières où on s‟échangeait le sceptre pour parler, en passant par les paroles rusées d‟un Ulysse ou les conseils avisés d‟un Nestor, Homère a voulu bien représenter à travers son œuvre la force persuasive et performative de la parole, non seulement en attribuant beaucoup de dialogues aux héros, mais en décrivant, nuançant, à chaque fois, chacune de ces prises de parole. La persuasion (peitho) elle-même était une divinité célébrée et objet de culte, car le mortel lui-même s‟attire la sympathie des dieux s‟il sait trouver les bons mots par une prière; ou leur courroux, s‟il ne les cherche pas. Ce n‟est pas pour rien que le bouclier forgé par Héphaestos pour le retour du valeureux Achille au combat contre les Troyens représente, dès après les astres, une

question de justice à résoudre.7 On aura même, au IIe siècle ap. J.-C., écrit sur la

« rhétorique d‟Homère », cherchant dans son œuvre les origines de la rhétorique d‟alors. Et bien évidemment, l‟œuvre homérique vivait grâce aux poètes, les aèdes, qui sont d‟abord et avant tout des orateurs. Si on ne peut considérer l‟œuvre d‟Homère comme rhétorique, c‟est parce que les poèmes homériques étaient écrits en vers. Cette dernière utilise principalement le discours en prose, apparu au VIe siècle av. J.-C., et est apparue

7 Homère, Iliade, ch. XVIII, p. 427 : « Il y représenta deux villes, deux belles villes où habitaient des

hommes doués de la parole. Dans l‟une, [….]. Une querelle s‟y était élevée et deux hommes se querellaient pour la rançon d‟un meurtre. L‟un prétendait avoir tout payé, et le déclarait au peuple ; mais l‟autre affirmait qu‟il n‟avait rien reçu. Tous deux désiraient terminer le débat en prenant un arbitre. Les citoyens bruyamment soutenaient l‟un et l‟autre, chacun ayant ses partisans. Des hérauts contenaient la foule. Les Anciens étaient assis sur des pierres polies, dans un cercle sacré. Ils avaient dans les mains les sceptres des hérauts dont la voix porte loin, et c‟est le sceptre en main qu‟ils se levaient et qu‟à tour de rôle ils donnaient leur avis. Par terre, au milieu d‟eux, deux talents d‟or avaient été déposés ; ils devaient être donnés à celui d‟entre eux qui prononcerait le jugement le plus droit. »

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non pas au sein des mythes et des croyances religieuses des Grecs, mais à travers l‟indétermination des cas de justice en Grande-Grèce. La rhétorique est, à l‟origine, la parole du droit autant que le droit de parole.8

b. Les premiers rhétoriciens

À la suite de la chute de la tyrannie à Syracuse, auparavant sous la domination de Thrasybule, des hommes se mirent à prendre la parole pour défendre les habitants illettrés qu‟on avait dépouillé de leurs terres. Cette époque, où la démocratie prend tranquillement son essor depuis Athènes, l‟époque où l‟égalité entre les hommes (isêgoria) consacrée publiquement et institutionnellement constitue une nouveauté, voit grandir l‟importance de la prise de parole, de la parole même comme phénomène.9 Le lieu où ces

rapports politiques de parfaite réciprocité s‟actualisent, c‟est l‟Agora. Les citoyens s‟y rencontrent physiquement et intellectuellement pour s‟y voir et s‟y écouter. Leurs présences les posent les uns en face des autres, ou à leurs côtés, et c‟est par la parole, par le logos, qu‟ils règlent ensemble comment ils entendent se gouverner. La parole est l‟« outil politique par excellence, la clé de toute autorité dans l‟État, le moyen de commandement et de domination sur autrui10 ». La question du langage est, on le sait,

toujours cruciale en politique. On a donc vu apparaître pour la première fois, en Sicile, une volonté de comprendre et d’utiliser les mécanismes de la parole pour résoudre des problèmes politiques par l’institution judiciaire.

C‟est dans ce contexte qu‟il faut replacer la rédaction du premier manuel de rhétorique attribué à Corax, d‟origine grecque, dont nous n‟avons malheureusement que des témoignages indirects. Ce manuel était destiné à ceux qui désiraient plaidoyer plus efficacement devant les tribunaux. On lui reconnaît deux buts principaux : comment ordonner un discours et comment utiliser des lieux communs pour émouvoir les juges. C‟est à lui que l‟on doit la division originelle d‟un discours en exorde, en présentation des

8 Laurent Pernot, La Rhétorique dans l’Antiquité, « La rhétorique avant la rhétorique », p. 13-23. 9 Breton et Gauthier, Histoire des théories de l’argumentation, p. 11.

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faits, en discussion et en péroraison.11 Après Corax, ces parties ne varieront que partiellement

car elles viseront toujours le même but : captiver l‟attention de l‟auditoire pour le persuader. On lui doit aussi un type d‟argument, au nom métonymique par ailleurs, le

corax. Il s‟agit du fameux argument le plus faible qu‟on tourne en argument le plus fort,

argument que relève Aristote : « si un homme ne donne pas prise à l‟accusation dirigée contre lui, [...], sa défense sera qu‟il n‟est pas vraisemblable qu‟il soit coupable ; mais si l‟inculpé donne prise à l‟accusation, [...], sa défense sera qu‟il n‟est pas vraisemblable qu‟il soit coupable, parce qu‟il était vraisemblable qu‟on le croie coupable12 ». Nous voyons

déjà apparaître un des plus importants éléments de la rhétorique, à savoir, la vraisemblance et l’indétermination à partir desquelles nous pouvons affirmer des propositions qui s’opposent.

L‟art oratoire fera l‟objet de plusieurs tentatives d‟appropriation, ce qui n‟étonnera personne, étant donné que parler du langage et l‟utiliser est, premièrement, accessible à tout le monde par sa richesse mais aussi en dépit de sa complexité13, et

deuxièmement, résolutoire au sens où il est possible de figer la réalité des faits en prescrivant les sens et usages des mots (ce qui n‟a jamais cesser d‟intéresser ceux que le pouvoir fascine). Ce n‟est pas sans raison que la rhétorique est axée sur le vraisemblable puisque, bien souvent, les épris de vérité ont l‟habitude de vouloir imposer ce qui n‟apparaît pas toujours évident à leurs interlocuteurs. Aussi bien dire que sages et intellectuels ont de quoi se disputer pendant quelques temps. Cette appropriation de ce nouveau domaine d‟étude aura pour protagonistes les « Sophistes » d‟une part, Platon et les philosophes d‟autre part. Les premiers auraient livré une réflexion sur le langage théorique et pratique à caractère essentiellement empirique, ce qu‟auraient corrigé Socrate et Platon par des méthodes plus rigoureuses et rationnelles (sous-entendue ici, la

dialectique).14

11 Breton et Gauthier, Histoire des théories de l’argumentation¸ p. 8-14 ; Pernot, La Rhétorique dans l’Antiquité, p.

24-27 ; Manuel Maria Carrilho, Histoire de la rhétorique : des Grecs à nos jours, p. 20-21.

12 Aristote, Rhétorique, 1402a 17-21. On retrouve le corax dans le vingt-sixième stratagème de L’art d’avoir

toujours raison de Schopenhauer, qu‟il nomme retorsio argumenti.

13 C‟est un peu ce que César Du Marsais rappelle dans son traité Des Tropes, p. 33. D‟ailleurs, les

rhétoriciens s‟attardent habituellement sur le fait que des hommes incultes paraissent en certaines occasions mieux doués de la parole que des hommes formés à l‟art oratoire.

(28)

Pourtant, plusieurs travaux au XXe siècle15 ont cherché à redonner de la

crédibilité aux « sophistes », dont la réputation est lourdement entachée depuis des siècles par, il faut bien le dire, une certaine doxa. Ils ne constituaient pourtant pas un groupe homogène, et ils ne s‟intéressaient pas qu‟au langage et à l‟échange de connaissances contre salaire; ils ont écrit des traités et des ouvrages sur des questions philosophiques comme les philosophes l‟ont fait. L‟accusation faite contre le fait de demander rémunération pour ses connaissances est toujours moins idéaliste que facile, et on oublie souvent que « sophiste » signifiait « savant ».16 Comme le souligne Gilbert

Romeyer Dherbey, il conviendrait, pour redonner à la Grèce ce qui lui revient, de cesser d‟enseigner l‟histoire de la philosophie comme ayant un opposé, son rival nommé sophistique, et réintégrer ceux qui ont été tenus à l‟écart au même niveau que les autres.

Protagoras, par exemple, dont nous n‟avons seulement que deux fragments originaux Ŕ ce qui est vraisemblablement mince pour l‟exclure sans plus attendre Ŕ est souvent décrit comme un penseur près d‟Héraclite, contre Parménide et l‟école d‟Élée, ayant fortement influencé Démocrite puisque ce dernier, natif d‟Abdère comme lui, discuta certaines de ses thèses. Il inspira d‟ailleurs fortement Nietzsche dans ses vues sur la morale, il dira : « On n‟y insistera jamais assez : les grands philosophes grecs représentent la décadence de toute valeur grecque innée (...). Le moment est très singulier : les Sophistes effleurent la première critique de la morale, la première vue pénétrante sur la morale.17 » A coup sûr, Protagoras aurait appuyé le perspectivisme nietzschéen. Il fut le

premier, rapporte Diogène Laërce, à dire que « sur toutes choses il y a deux discours qui se contredisent l‟un l‟autre18 »; il s‟agit ici des antilogies, dont on peut dire qu‟elles sont très

courantes dans l‟argumentation et la rhétorique, tout comme dans la tradition

15 Voir entre autres: Cassin B., L’effet sophistique, 1995; Dupréel E., Les sophistes, 1948; Guthrie W.K.C. The

Sophists, 1976; Romeyer Dherbey G., Les sophistes, 1985; Romilly J. de, Les grands Sophistes dans l’Athènes de Périclès, 1988; Untersteiner M., Les Sophistes, 1993.

16 Romeyer Dherbey, dans Les sophistes, coll. Que sais-je?, renvoie sur cette question à un travail de L.

Gernet démontrant que des six définitions faites du Sophiste par Platon, dans Le Sophiste, trois utilisent des termes propres au mercantilisme.

17 Nietzsche, Fragments posthumes t. XIV des Oeuvres philosophiques complètes, trad. franç. Gallimard, 1977,

p. 83, et p. 84 : « Chaque progrès de la connaissance épistémologique et morale a rétabli les Sophistes... Notre mode actuel de pensée est, à un haut degré, héraclitéen, démocritéen et protagorien...» ; cité dans Romeyer Dherbey, Les sophistes, 2009.

(29)

philosophique.19 Sa thèse de l‟homme-mesure, à savoir que « l‟homme est la mesure de

toutes choses : de celles qui sont, qu‟elles sont, de celles qui ne sont pas, qu‟elles ne sont pas20 », se lit aux yeux de Dupréel comme le fondement socio-politique par laquelle

l‟éducation libre et la démocratie sont possibles.21 Le fait même de pouvoir tenir deux

discours opposés n‟est-il pas, en soi, une façon de se prévenir d‟une pensée unilatérale, une condition même de la liberté ? Le contraire, par ailleurs, ne mine-t-il pas une des conditions de la méthode expérimentale en science qui est la réfutabilité ? Quant à ce qui a été retenu de son traité Sur les dieux, le fragment B 4, c‟est qu‟« au sujet des dieux, je n‟ai aucun savoir, ni qu‟ils sont, ni qu‟ils ne sont pas, ni quelle est leur manifestation. Nombreux sont en effet les empêchements à le savoir : leur caractère secret et le fait que la vie de l‟homme est courte. » On ne s‟étonnera pas que telle affirmation ne soit bien reçue dans une société qui ne connaît pas, ou ne veut pas connaître, ce que nous appelons aujourd‟hui liberté de conscience et de religion. Que doivent Épicure et Pyrrhon à la pensée protagoréenne ? Mais passons dès maintenant à Gorgias.

Natif de Leontinoi, Gorgias était lui aussi un étranger à Athènes. Il est reconnu, entre toutes choses, pour son éloquence et l‟enseignement qu‟il en faisait Ŕ on qualifiera même plus tard en Grèce une éloquence ampoulée de « gorgianique », et « gorgianiser » un discours sera le rendre ampoulé Ŕ, ainsi que par de nombreux discours prononcés à travers la Grèce qui le rendirent célèbre. Plus connu que tout autre Sophiste, il nous est également resté plus d‟œuvres de sa plume, que Romeyer Dherbey divise en trois groupes : les premiers sont à teneur essentiellement philosophique (dont notamment une réponse à la question de l‟Être parménidien), les seconds témoignent essentiellement des soucis d‟éloquence, les troisièmes regroupent un art oratoire et un recueil de

19 Voir à ce sujet la très convaincante œuvre de Marc Angenot, Dialogues de sourds : Traité de rhétorique

antilogique.

20Diels-Kranz, Fr. 80 B1.

21 Dupréel, Les Sophistes, « Protagoras », pp. 13-58. Voici une remarque révélatrice, p. 19 : « Nous voulons

montrer au contraire que le sophiste d’Abdère fut, à coup sûr, le moins «individualiste», le plus «social» de tous les penseurs de l’Antiquité, et que la phrase sur l’Homme-mesure, loin de n’exprimer qu’une théorie de la perception et de l’apparence brute, enveloppe aussi – et c’est l’essentiel – une conception sociologique de la connaissance et de sa valeur. » (l‟italique est de l‟auteur), et plus loin, p. 28 : « Remarquons en passant que l‟esprit sociologique d‟où procède l‟affirmation du primat du υόμος, paraît avoir été chez Protagoras d‟inspiration à la fois conservatrice et démocratique. C‟est la cité, c‟est-à-dire la collectivité des citoyens, qui est juge de ce qui est bon et correct et de ce qui ne convient point ; la loi qu‟elle institue parce qu‟elle lui paraît juste devient justice par cela même. »

(30)

vocabulaires.22 On lui doit beaucoup d‟avoir souligné le caractère poétique du langage,

autrement dit, d‟avoir mis en évidence que logique et poétique en sont l‟envers et l‟endroit. On comprendra aussi qu‟il n‟aura pas reçu la faveur de ces intellectuels pour qui la Raison doit être le primat de la pensée, alors qu‟il soutiendra que c‟est l‟émotion produite par le langage qui assure la communication entre les hommes (ce que les Grecs appelaient psychagogie).23 Pire encore, il fera de la persuasion un concept fondamental

de la sophistique et de sa pensée générale, persuasion qui trouve source dans le sensible, dans la mise en place d‟un climat affectif approprié pour faire admettre ce que l‟on dit. Gorgias ne défend pas pour autant la manipulation, il cherche à expliquer que le langage a un pouvoir affectif réel et certain, tant sain que malsain :

Comme en effet certaines drogues expulsent du corps certaines humeurs, d‟autres drogues d‟autres humeurs, et que les unes suppriment la maladie, les autres la vie, ainsi en est-il des discours aussi : les uns affligent, les autres réjouissent, d‟autres effraient et d‟autres ramènent à la confiance les auditeurs, d‟autres enfin empoisonnent et ensorcellent l‟âme par une persuasion mauvaise.24

Pourtant, ce qu‟on reproche le plus souvent aux sophistes, ce sont leurs intentions.25 On le

voit bien, pourtant, que certaines de ces accusations sont trompeuses, quand on se penche sur la notion de χαιρός chez Gorgias, le « moment opportun ». Trop souvent on se sert de cette notion pour taxer les Sophistes d‟opportunistes, habiles à saisir ou à créer l‟occasion de tromper. N‟est-ce pas là précisément une belle occasion de les condamner ? Or, le χαιρός chez Gorgias a des implications métaphysiques et éthiques qui vont bien au-delà de la simple ruse et de l‟opportunisme. Prenant appui sur une conception du temps « essentiellement discontinu, fait d‟à propos et de contretemps, qui ne se laisse pas mettre en perspective », le χαιρός est tant ce moment contradictoire qui nous permet de vaincre que de perdre, de comprendre que de voir s‟évanouir notre concentration. Le χαιρός est ce moment qui permet à la justice ou à la vertu de se réaliser ou non, et Romeyer Dherbey en formule parfaitement la portée et l‟enjeu :

22 Gilbert Romeyer Dherbey, Les sophistes, p. 34. 23 Gilbert Romeyer Dherbey, Ibid., pp. 43-47. 24 Gorgias, Hélène, § 14.

25 Aristote, Rhétorique, I, 1, 1355b 15 : « En outre, il est manifeste que la rhétorique sert également à

découvrir le persuasif vrai et le persuasif apparent, tout comme la dialectique le syllogisme vrai et le syllogisme apparent, car ce qui fait la sophistique, ce n‟est pas la faculté, mais l‟intention ; il y a cependant une différence : ici, l‟on sera orateur, celui-ci par sa science, celui-là par son intention ; là on sera sophiste, en raison de son intention, et dialecticien en raison, non de son intention, mais de sa faculté. »

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Mais c‟est dans la vie éthique que la connaissance du kaïros est essentielle. Si, au lieu d‟étudier les vertus particulières et les circonstances précises où elles sont véritablement des vertus, c‟est-à-dire des « excellences », on tente de définir une essence unique de la vertu en général, on se trouve alors en possession d‟un universel malcommode et inapplicable dans la vie concrète ; toutes les spécifications fines qui rendent une analyse maniable dans une situation donnée sont gommées par la détermination de l‟essence valable pour tous, en tous lieux et en tous temps. Définir la vertu selon le kaïros, c‟est dire la variation de l‟excellence selon les différents états du sujet moral [...].26

Il n‟est pas négligeable, non plus, de mentionner qu‟Aristote lui-même préférera cette façon de décrire la vertu et il aura des mots élogieux à l‟endroit de Gorgias sur ce point.27

C‟est aussi par le χαιρός qu‟il est donné de trouver chaque moyen propre à persuader dans la rhétorique, et nous sommes d‟accord avec Dupréel qui en fait le lieu où peut s‟actualiser le talent de l‟artiste : un faux bond et la mélodie est perdue, le public, déçu.28

Mais il n‟y a pas à dire, en dépit de leur grande influence sur la Grèce antique, les Sophistes seront durement touchés par la critique qu‟en fera Platon. Ce dernier, ayant donné à la philosophie occidentale ses ancrages les plus profonds, pour le meilleur et pour le pire, a trouvé nécessaire d‟en faire une critique sévère et irréversible.

c. La condamnation platonicienne de la rhétorique

On retrouve dans l‟œuvre platonicienne une réplique constante, plus souvent accusatrice que critique et investigatrice, dirigée contre les Sophistes.29 Plusieurs

dialogues leurs sont exclusivement consacrés sans compter les nombreuses allusions faites ailleurs. Bien que l‟étude de cette critique nous apparaît intéressante, elle constituerait un travail de longue haleine, ainsi nous contenterons nous ici d‟en souligner quelques passages parlants.

Dans le Gorgias, Platon condamne la rhétorique en relatant comment les grands orateurs du siècle de Socrate, c‟est-à-dire Périclès, Cimon, Miltiade et Thémistocle, se

26 Gilbert Romeyer Dherbey, Les sophistes, p. 49.

27 Aristote, Politique, I, 13, 1260a 27 : « Car ils se trompent complètement ceux qui disent en général que la

vertu est un bon état de l‟âme, une bonne conduite ou quelque chose de ce genre. Il vaut en effet beaucoup mieux énumérer les vertus comme le fait Gorgias que de les définir ainsi. »

28 Gilbert Romeyer Dherbey, Les sophistes, «Gorgias», pp. 32-50 ; Eugène Dupréel, Les Sophistes, «Gorgias»,

pp. 59-113.

29 Voir à ce sujet la recherche très exhaustive (et vigoureuse) de Brian Vickers dans In Defence of Rhetoric,

plus particulièrement le deuxième chapitre, « Plato‟s Attack on Rhetoric », pp. 83-147 ; et le troisième chapitre, « Territorial Disputes: Philosophy versus Rhetoric », pp. 148-213.

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sont retrouvés condamnés, mis au banc des criminels par les citoyens, ce qui est bien le signe de la perversion de la rhétorique si, au bout du compte, les gouvernés Ŕ qu‟il compare d‟ailleurs à des bêtes de traits Ŕ en sont si pervertis qu‟ils condamnent leurs gouvernants.30 C‟est que pour lui, les hommes politiques doivent être des médecins de

l‟État, car la population Ŕ la masse dirait-on aujourd‟hui Ŕ est malade : elle est asservie aux passions qui naissent du corps que l‟homme politique doit s‟employer à guérir. Nous ne pourrions nous avancer ici sur le ton qu‟emploie Socrate en s‟adressant à Calliclès. Est-il réprobatif, suppliant, bienveillant ou indigné, on ne saurait le dire ; mais il est certes continu et enflammé, comme l‟attestent chacune de ses répliques suivantes. Ce dernier, dit Socrate, se trompe en croyant mépriser la sophistique et apprécier la rhétorique, puisqu‟elles sont une seule et même chose. Et de là naîtra la fameuse comparaison de la rhétorique, de la sophistique, de la cuisine et de la cosmétique à leurs bons opposés que sont la justice, la législation, la médecine et la gymnastique.31 Mais passons à un autre

« dialogue », ou Platon s‟est lui-même livré à un exercice de rhétorique.

Dans le Ménexène, trop souvent oublié quand on relate la querelle entre Platon et les sophistes, Socrate joue le rôle d‟un rhéteur prononçant l‟oraison funèbre qu‟intéresse Ménexène.32 Adressant une petite pointe à Gorgias sur ce que ce dernier avait fait à

plusieurs reprises Ŕ à savoir la facilité à louer les Athéniens devant les Athéniens, ce qui ne serait pas le cas devant des Lacédémoniens33 Ŕ, ce que rappellera Aristote34, Socrate

prononce un discours qu‟il aurait pris d‟Aspasie, la femme de Périclès. Ce discours est particulier puisqu‟il mélange ironie et sarcasme, badinage et gravité, Émile Chambry parlera de «persiflage», d‟autant plus qu‟il s‟agit en fait d‟un pastiche d‟une oraison funèbre prononcée par Périclès, oraison que l‟on peut retrouver dans la Guerre du

Péloponnèse de Thucydide.35 Ce que prononce Socrate, qui devait d‟ailleurs être mort

quand les faits qu‟il relate se sont déroulés, n‟est qu‟une suite de falsifications bien ornées masquant les défaites et les tromperies dont le peuple athénien fut victime; et le discours est si bien tourné qu‟on est porté à croire que les Athéniens sont venus au monde causa

30 Platon, Gorgias, 515b-520a. 31 Platon, Ibid., 520 b.

32 Voir à ce sujet la monographie exhaustive de Robert Clavaud, Le Ménexène de Platon et la rhétorique de son

temps, Paris, Les Belles Lettres, 1980.

33 Platon, Ménexène, 235d.

34 Aristote, Rhétorique, I, 9, 1367b 7.

(33)

sui. « Le Ménexène est en ce genre si bien réussi qu‟il a passé dans l‟antiquité pour le

modèle parfait de l‟oraison funèbre, et qu‟on l‟a pris pour une œuvre sérieuse.36 » Mais

comme le démontre bien Robert Clavaud, il n‟est pas évident de se prononcer sur ce que pensait réellement Platon en écrivant ce discours. Selon Clavaud, puisqu‟il s‟agit bel et bien d‟un discours rhétorique appartenant au genre épidictique, la raison des anachronismes flagrants et des « sarcasmes rentrés » « voulait montrer qu‟en se retirant sous sa tente, Platon ne boudait pas les orateurs par incapacité de faire aussi bien qu‟eux.37 » Nous pourrions ici renvoyer le lecteur à la lettre VII pour rappeler la

désillusion politique de Platon.

Nous savons que le Ménexène fut écrit dans les mêmes temps que le Gorgias, qu‟il lui est un peu ce qu‟était l‟Euthydème au Protagoras. La condamnation que Platon fait des Sophistes ne doit pas être perçue comme un mépris intégral, un rejet du revers de la main, sinon il ne se serait pas donné toute cette peine. Elle doit plutôt être envisagée d‟un point de vue éristique, et comme le souligne Romeyer Dherbey à propos de Gorgias, « son meilleur titre de gloire reste peut-être que Platon trouva en [lui] un jouteur qui n‟était pas indigne de lui38». L‟un, poursuit-il, appela son Éloge d’Hélène un jeu, l‟autre

appela son Parménide un jeu d‟enfant, ce qui n‟enlève rien à la valeur intellectuelle propre à chacun de ces « jeux ». La relation de Platon envers les Sophistes est donc ambigüe. Il les critique, mais en utilisant leurs moyens; il les condamne en les faisant ses plus éloquents adversaires. Il les met, pour ainsi dire, sur un pied d‟égalité, et les reproches qu‟il leur adresse aussi complexes Ŕ sophistiqués Ŕ soient-ils, sont ceux d‟élite à élite. N‟empêche que sous les coups de marteau de Socrate, nous en retirons une vision somme toute pessimiste, que Barbara Cassin a formulé en termes ne pouvant être plus appropriés :

De l‟ensemble des dialogues de Platon se dégage la figure désormais traditionnelle de la sophistique. Elle est déconsidérée sur tous les plans ; ontologique : le sophiste ne s‟occupe pas de l‟être, mais se réfugie dans le non-être et l‟accident ; logique : il ne recherche pas la vérité ni la rigueur dialectique , mais seulement l‟opinion, la cohérence apparente, la persuasion, et la victoire dans la joute oratoire ; éthique, pédagogique et politique : il n‟a pas en vue la sagesse et la vertu, pas plus pour l‟individu que pour la cité, mais il vise le pouvoir personnel et l‟argent ; littéraire même, puisque les figures de son style ne sont que les boursouflures d‟un vide encyclopédique. À mesurer la sophistique à l‟aune de l‟être et de la

36 Émile Chambry, notice du Ménexène, p. 288.

37 Robert Clavaud, Le Ménexène de Platon et la rhétorique de son temps, p. 250. 38 Gilbert Romeyer Dherbey, Les sophistes, p. 50.

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vérité, il faut la condamner comme pseudo-philosophie : philosophie des apparences et apparence de la philosophie.39

Il est un endroit, par contre, dans le Phèdre, où Platon aura quelques mots sur ce qui serait pour lui une rhétorique positive40, un art oratoire sain : celui qui, fondé sur la

justice et la vérité, sert à convaincre tout un chacun d‟y adhérer et de s‟y aligner, selon les dispositions particulières, les différentes « espèces d‟âme », c‟est-à-dire les caractères et les passions de chaque auditeur spécifique (psychagogie).41 C‟est un avis, très éphémère

certes, où les caractères et les passions ne sont pas dévaluées, mais acceptées, et où le χαιρός joue un rôle important même s‟il n‟en est pas fait mention explicite. C‟est cette voie qu‟Aristote poursuivra. Nous verrons comment la scission d‟Aristote avec son maître ne joue pas tant sur leurs conceptions de la rhétorique Ŕ voisines, car fondées d‟abord et avant tout sur le primat du λογος Ŕ , que sur leurs conceptions de l‟éthique et de la politique.

2) La

Rhétorique

d’Aristote

a. La défense aristotélicienne de l’art oratoire

La ΤΕΧΗΣ ΡΗΤΟΡΙΚΗΣ d‟Aristote, rédigée entre -329 et -323, est l‟ouvrage fondateur qui a donné à l‟art oratoire son propre statut au sein du savoir et des pratiques, comme l‟attestent la plupart des commentateurs.42 Ceci tient du fait que, pour la

première fois, un ouvrage rendait compte de manière exhaustive et satisfaisante des principes et de l‟utilité d‟une telle techné et qui se distinguait des compilations d‟arguments qui circulaient alors. Voyons comment Aristote s‟est posé en regard de l‟un et de l‟autre, sachant qu‟il affirmera être lui-même parvenu à un point que nul avant lui n‟avait atteint.

Par rapport aux Sophistes et rhétoriciens de variables acabits, il leur adressera sensiblement les mêmes critiques que Platon. Il les accusera d‟enseigner des pratiques,

39 Barbara Cassin, L’effet sophistique, p. 10.

40 À la fin du dialogue (279b), Socrate aura aussi quelques bons mots pour Isocrate. 41 Platon, Phèdre, 271 a Ŕ 272 b.

42 Breton et Gauthier, Histoire des théories de l’argumentation, pp. 19-21; voir aussi l‟introduction de Médéric

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des recettes empiriques, dont ils ne savaient expliquer l‟art les rendant possibles, ce que lui aura pu faire, nous le verrons, grâce à la découverte de la théorie des syllogismes. Ainsi critiquera-t-il les technologues antérieurs de ne compiler que des moyens pour aviver les passions des juges au lieu d‟expliquer par la science le fonctionnement logique d‟un type de discours public devant remporter la persuasion d‟un auditoire et sous l‟autorité des lois de la Cité.43 Il y a donc un glissement, chez Aristote, de la condamnation du

recours aux passions, inévitables, à ce qui serait plutôt l‟insuffisance logique qui peut l‟accompagner. Il nous faut ici renvoyer aux Réfutations sophistiques, dans lesquelles Aristote dresse le portrait général et plus détaillé de ses reproches quant à l‟imperfection de leur art, art qui se serait amélioré du fait seul qu‟il aurait reçu des soins divers dans sa transmission des uns aux autres. Il y fait la même accusation, mais formulée plus clairement que dans la Rhétorique, en conclusion du traité :

Et c‟est pourquoi il n‟y a rien d‟étonnant que l‟art ait atteint une ampleur considérable. Ŕ Au contraire, en ce qui concerne la présente étude, on ne peut pas dire qu‟une partie en ait été précédemment élaborée, et qu‟une autre ne l‟ait point été : en réalité, rien n‟existait du tout. Car l‟éducation donnée par les professeurs qui, moyennant salaire, enseignaient les arguments éristiques, était pareille à la pratique de Gorgias. En effet, ils transmettaient pour apprendre par cœur, les uns des discours rhétoriques, les autres des discours sous forme de questions, sous lesquels ils pensaient que retombent le plus souvent les arguments des deux interlocuteurs. Aussi l‟enseignement qu‟ils donnaient à leurs élèves était-il rapide, mais grossier.44

Ce petit traité, les Réfutations sophistiques, a pour objet de mettre en évidence le caractère fallacieux des arguments qu‟utilisent le plus souvent les sophistes dans les discussions, ce qui leur conférerait une « sagesse apparente ».45 Des quatre genres

d‟arguments qu‟il pose comme possible dans les discussions, il ne s‟agit pas des arguments didactiques, dialectiques ou critiques, mais des arguments éristiques où l‟on cherche à détruire la position de l‟adversaire coûte que coûte.46 Les cinq buts de

l‟argumentation sophistique qu‟Aristote identifie dans une dispute fallacieuse sur ce que défend l‟interlocuteur sont les suivants : les réfutations apparentes (§4 à 11), l‟erreur (§12), le paradoxe (§12), le solécisme (§14), le fait de réduire son contradicteur à un pur

43 Aristote, Rhétorique, I, 1, 1354 a 11.

44 Aristote, Réfutations sophistiques, §34, 183a 26 Ŕ 184b 10.

45 Aristote, Ibid., 165a 20 : « Et puisque certaines gens trouvent leur avantage à paraître sages plutôt qu‟à

l‟être sans le paraître (car la Sophistique est une sagesse apparente mais non réelle), il est clair qu‟il leur est nécessaire aussi de paraître faire oeuvre de sagesse, plutôt que de le faire réellement sans le paraître. »

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verbiage (§13). La raison, donc, pour laquelle il est utile de connaître comment fonctionnent ces sophismes (car Aristote les enseigne), se décline en trois objectifs : augmenter nos connaissances langagières, se prévenir de nous induire nous-mêmes en erreur (dans la délibération intime, par exemple), acquérir « la réputation d‟être bien exercé en toutes choses et inexpérimenté en aucune » (§16).47 L‟utilité, donc, de la

connaissance sophistique vise en outre la capacité à se prémunir d‟être trompé en sachant comment démasquer ces tromperies, d‟être apte à préserver son intégrité, son identité, en faisant profession de sagesse. Aristote utilisera un argument similaire pour valoriser la rhétorique en tant que faculté oratoire pouvant servir à nous défendre et nous garder d‟être trompés.48

Le reproche fait aux sophistes, pour le formuler d‟une manière générale, est toujours un reproche lié à leurs intentions49, et non pas à la pertinence de leurs thèses

ou à leur habileté à les défendre, à jouer avec le langage, puisque cela dénote la potentialité chez eux d‟être dialecticiens. C‟est, pour le dire une fois pour toute, un reproche éthique. Mais comme le dira si bien Quintilien plus tard, qui lui-même suit Cicéron, l‟orateur doit pourtant être sage et homme de bien car « la sagesse et l‟éloquence [étaient] unies dans leur nature et inséparables également dans la pratique, tellement que le sage n‟était pas [autrefois] distingué de l‟orateur50 ». Le blâme porté aux orateurs est né

« du moment où la parole devint une profession lucrative et que l‟on commença à abuser des bienfaits de l‟éloquence », ce qui entraîna la conséquence malheureuse de voir la morale en être négligée et les défenseurs de celle-ci, se réfugier dans la promotion de préceptes de vie et de la formation des esprits, s‟arrogeant le titre « prétentieux » d‟amis de la sagesse sans que la-dite sagesse brille au sein de toute la société.51 Il n‟y a pas que les

sophistes et les représentants du platonisme qui sont pointés ici du doigt, mais quantité de philosophes, toutes vocations, toutes doctrines confondues. La rhétorique est bel et

47 Voir également Aristote, Topiques, I, 2 < Utilité du traité >, 101a 25 : « Après ce que nous avons dit, il

conviendrait d‟indiquer le nombre et la nature des services que l‟on peut attendre du présent traité. Ils sont au nombre de trois : l‟entraînement intellectuel, les contacts avec autrui, les connaissances de caractère philosophique. »

48 Aristote, Rhétorique, I, 1, 1355a 29 Ŕ 1355b 7. 49 Aristote, Ibid., I, 1, 1355b 15-22.

50 Quintilien, Institution oratoire, I, avant-propos, 9-20. 51 Quintilien, Ibid., I, avant-propos, 9-20.

(37)

bien un art digne qu‟on lui porte attention, étant une ramification de la dialectique liée à la science morale, ce qui la rend de facto politique.52

Du moment que nous avons compris le problème moral que pose la rhétorique, nous sommes à même d‟apprécier la volonté d‟Aristote de l‟affranchir d‟un fondement éthique. C‟est d‟ailleurs sur ce point qu‟il marque une rupture avec les vues de son maître sur l‟art oratoire. Cela, note Médéric Dufour, eut déplu fortement à Platon, et ce dernier « aurait accusé son disciple d‟être passé dans le camp des sophistes et des éristiques, et d‟avoir trahi la doctrine que, toute sa vie durant, il avait édifiée et défendue53». C‟est que,

comme il le souligne ailleurs, «l‟originalité d‟Aristote, par rapport à son maître Platon, fût d‟être un logicien. Chacun de ses πραγματείαι est, pourrait-on dire, une logique appliquée soit à la Physique, soit à la Métaphysique, soit à l‟Éthique, soit à la Politique.54»

L‟art oratoire, dit Aristote, est subordonné à la politique, celle-ci étant « la discipline la plus souveraine et la plus éminemment maîtresse55 », son objectif étant le bien

suprême. Puisque des opinions divergentes sont possibles relativement à la réalisation de ce bien commun et que l‟harmonie parfaite entre citoyens étant par trop idéale et irréalisable, il se dissociera du point de vue de Platon pour qui ce bien humain suprême serait le même pour tous et chacun, un bien universel.56 « Ce sont ainsi les institutions

mêmes d‟Athènes qui suscitaient l‟activité rhétorique : une activité presque quotidienne, compte tenu de la fréquence avec laquelle se réunissaient les assemblées et les tribunaux, et une activité se déroulant devant un large public, étant donné le nombre extrêmement élevé des auditeurs dans chaque cas (plusieurs centaines à plusieurs milliers de personnes.)57 » On comprend dès lors son importance quand Aristote le met au service

de l‟organe le plus nécessaire à l‟État, le système judiciaire.58 La différence principale qui

réside, politiquement parlant, entre Platon et Aristote sur la question de l‟art rhétorique, c‟est que Platon n‟y voit que manipulation de l‟auditoire contrairement à Aristote, plus

52 Aristote, Rhétorique, I, 2, 1356a 20-34.

53 Aristote, Ibid., Livre I, introduction de Médéric Dufour, p.13. 54 Aristote, Ibid., Livre III, introduction de Médéric Dufour, p. 15. 55 Aristote, Éthique à Nicomaque, 1094 a 26 Ŕ 1094 b 5.

56 Aristote, Ibid., 1096 a 11 Ŕ 1096 b 6.

57 Laurent Pernot, La Rhétorique dans l’Antiquité, p. 44.

58 Aristote, Politique, 1328 b 4 : « Il nous faut donc énumérer les services qu‟un État réclame, car c‟est en

partant de ces services que nous éluciderons le problème posé. [...] en sixième lieu, enfin, la fonction la plus nécessaire de toutes, un organe qui décidera dans les questions d‟intérêts et les questions de droits entre les citoyens. ». (Nous soulignons.)

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