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Construire et sanctifier la ville : la représentation de l'évêque idéal dans les Gestes des évêques d'Auxerre (Ve-IXe siècle)

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Construire et sanctifier la ville

La représentation de l’évêque idéal dans les Gestes des évêques

d’Auxerre (V

e

-IX

e

siècle)

Mémoire

Martin Mariscalchi

Maîtrise en Histoire

Maîtrise ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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Résumé

Organisés autour d’une chronologie épiscopale qui remonte aux origines chrétiennes du diocèse, les Gestes des évêques d’Auxerre mettent par écrit la mémoire de l’Église locale et en particulier celle des évêques. Le genre littéraire se prête également à différentes analyses. Le présent mémoire propose de retenir la première rédaction du texte comme un moyen de définition et de différenciation sociale entre évêques et laïcs. D’où l’idée selon laquelle le texte transmet un modèle d’évêque idéal aux successeurs du siège épiscopal et à la société contemporaine. C’est le constat que l’on tire de l’insistance du récit sur l’image de l’évêque dont on souligne le dévouement, les qualités et la sainteté. De même, l’évêque apparaît dans le récit comme le personnage le plus important de la communauté. Il est au cœur d’un cheminement collectif et d’une transformation fondamentale qui affecte à la fois l’évêque, sa communauté et son espace.

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Table des matières

RÉSUMÉ... III TABLE DES MATIÈRES ... V REMERCIEMENTS ... VII

INTRODUCTION ... 1

CHAPITRE 1 – LES CARACTÉRISTIQUES DE L’ÉVÊQUE IDÉAL... 15

I.-LES ORIGINES SOCIALES ET LA TRANSFORMATION VERS UN MODÈLE IDÉAL ... 17

II.-LES APTITUDES INTELLECTUELLES ET L’ÉDUCATION ... 25

III.-LA SAINTETÉ ET LES QUALITÉS SPIRITUELLES ... 35

IV.-CONCLUSION ... 42

CHAPITRE 2 – L’ÉVÊQUE IDÉAL ET LA COMMUNAUTÉ AUXERROISE ... 45

I.-LOCUS ET PEREGRINATIO, FONDATION ET CHEMINEMENT DE LA COMMUNAUTÉ IDÉALE... 47

II.-UNITAS ET AUCTORITAS, LA MISE EN PLACE DE LA COMMUNAUTÉ IDÉALE ... 56

III.-LES DONS ET L’ORNEMENTATION DES ÉGLISES ... 66

IV-CONCLUSION ... 74

CHAPITRE 3 – L’ORGANISATION SPATIALE DE L’ÉGLISE D’AUXERRE ET SES RAPPORTS AVEC L’EXTÉRIEUR 77 I.–LA PLACE DE ROME DANS LES GESTES DES ÉVÊQUES D’AUXERRE ... 79

II.–CONSTRUIRE L’ESPACE ... 89

III.–SANCTIFIER L’ESPACE ... 98

IV.–CONCLUSION ... 104

CONCLUSION ...107

BIBLIOGRAPHIE ...111

ANNEXE 1 – CHRONOLOGIE DES ÉVÊQUES D’AUXERRE (1E RÉDACTION) ...117

ANNEXE 2 – RÈGLEMENT LITURGIQUE D’AUNAIRE ...121

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Remerciements

Je remercie mon directeur de recherche, Didier Méhu, à qui je dois cette passion pour l’histoire médiévale qui a orienté toutes mes études et qui continue de m’inspirer dans mes réflexions historiennes. Ses remarques évocatrices et les nombreuses discussions qu’il a animées tiennent une large place dans ce mémoire. Il est aussi soucieux d’organiser l’accueil et l’intégration de ses étudiants au sein du petit monde de l’histoire médiévale, au Québec comme ailleurs. Mes collègues de recherche sont ainsi devenus des amis et leur présence comme leurs conseils ont également contribué à l’achèvement de ce travail. Je dois souligner les contributions financières du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH), de la Faculté des lettres et des sciences humaines de l’Université Laval, du Bureau international de l’Université Laval, de l’Association des étudiantes et étudiants de Laval inscrits aux études supérieures (AÉLIES), de monsieur Jean-François Montreuil et des Sœurs Servantes du Saint-Coeur de Marie. Ils m’auront notamment permis d’effectuer un voyage de recherche et de consacrer par la suite toutes mes énergies à la rédaction de ce mémoire. Je dois aussi noter la générosité et l’accueil remarquable des gens du Centre d’études médiévales d’Auxerre.

Sur un plan plus personnel, je remercie ma famille qui a toujours vu en moi un historien et qui m’a encouragé à persévérer au point d’atteindre des objectifs que je n’imaginais pas toujours possibles. Merci aussi à mes amis qui ne partagent pas nécessairement le même monde que moi, mais qui sont toujours présents. Merci de m’avoir fait passer de belles soirées après toutes ces journées passées dans les livres et devant l’ordinateur. Un merci particulier à ma fiancée pour son amour et son appui inconditionnels. En dépit de nombreux sacrifices, tu m’as transmis l’énergie nécessaire pour compléter ce long cheminement vers l’atteinte de nos ambitions.

Bref, tous ces gens, de même que plusieurs autres que j’ai rencontrés au fil de ma recherche, ont participé, de près ou de loin, parfois sans même le savoir, à une longue évolution de moi-même. Je conserve par conséquent de ces deux années de maîtrise beaucoup plus qu’un simple mémoire.

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Introduction

Tout près des saints et d’un vénéré Père, ainsi vit, grâce à ses mérites, Apollinaire. Illustre par ses titres, puissant par l’honneur, chef de la force publique, juge au forum, calme au milieu des flots menaçants de ce monde, maîtrisant d’emblée les tempêtes des procès, il a donné des lois à la fureur barbare. Aux royaumes qui s’affrontaient par les armes, il ramena la paix par la sagesse de ses conseils1.

Cette citation extraite de l’épitaphe de Sidoine Apollinaire, préfet de Rome en 468, puis évêque d’Auvergne en 471, permet de relever certaines des principales représentations de l’époque quant aux qualités et devoirs des évêques pour leur communauté respective. Par les mérites et les honneurs qui leur sont reconnus, ceux-ci apparaissent effectivement comme les personnes les mieux placées pour apporter paix et quiétude au sein de l’Empire romain d’Occident qui, à la fin du Ve siècle, est largement conquis par les Barbares et sur le point de disparaître. Or, si l’on compare ce portrait à celui des évêques des siècles précédents, on constate d’emblée que le pouvoir de ces derniers s’est accru tout au long du Ve siècle pour dépasser un cadre strictement religieux et s’étendre à la vie politique et administrative de la ville. Cette transformation du rôle des évêques est un phénomène bien connu dans l’historiographie de l’Antiquité tardive et du haut Moyen Âge qui, depuis les années 1970, a permis de mieux comprendre ce qui conduit les évêques, du moins dans certains cas, à occuper les plus hautes fonctions au sein de la cité. Parmi les nombreuses explications qui ont été avancées, on compte une série de changements sociaux dans les villes, une succession de privilèges législatifs accordés par les empereurs et le poids croissant de l’administration impériale romaine comme les principaux facteurs contribuant à faire de l’évêque un intermédiaire incontournable dans la défense des intérêts de la ville face aux exigences de l’empereur. Ce statut de médiateur, qui s’inscrit en parallèle avec l’adoption du christianisme par l’Empire au IVe siècle et la christianisation massive qui

1 « Sanctis contiguus sacroque patri, vivit sic meritis Apollinaris. Illustris titulis, potens honore, rector militie

forique iudex, mundi inter tumidas quietus undas, causarum moderans subind motus, leges barbariuo dedit furori. Discordantibus inter arma regnis pacem consilio reduxit amplo ». Cité par Nancy Gauthier, « Le

réseau de pouvoirs de l’évêque dans la Gaule du haut Moyen Âge », dans Gian Pietro Brogiolo, Nancy Gauthier et Neil Christie (dir.), Towns and their Territories between Late Antiquity and the Early Middle

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s’opère au siècle suivant, fait de l’évêque le principal personnage susceptible d’avoir une influence réelle sur les plus hautes instances administratives romaines2.

À partir des années 450, malgré les invasions des Barbares et la désintégration progressive de l’administration impériale romaine, ce pouvoir de l’évêque continue de s’accroître dans plusieurs régions, en particulier en Gaule où la fonction épiscopale est perçue comme l’aboutissement d’une carrière politique réussie3. Investie par une élite urbaine en quête d’opportunités politiques, la position sociale de l’évêque fournit alors au notable la possibilité de réaffirmer son autorité sur ses concitoyens. Aussi, retrouve-t-on en Gaule, plus que nulle part ailleurs, un corps épiscopal puissant, possédant une influence considérable sur la ville, la communauté et son administration, capable de diriger par exemple des travaux d’envergure et la construction de plusieurs monuments. À la suite de la disparition de l’Empire romain d’Occident et à la faveur des rivalités politiques qui secouent la dynastie mérovingienne qui lui succède, se constitue donc en Gaule un corps social en mesure d’exprimer son autorité sur l’ensemble des habitants de la cité. L’exercice de cette autorité, qui résulte de cet enchevêtrement de charisme personnel, d’assise sociale et de pouvoirs institutionnels, permet également la continuité du modèle antique de la ville romaine dans les premiers siècles du Moyen Âge. Alors que les évêques sont pour la plupart issus de l’ancienne aristocratie sénatoriale, le modèle appliqué au gouvernement des villes prend effectivement le relais des curies municipales romaines et prolonge ainsi les liens qui unissent la cité à son territoire4.

Élevée au rang de cité à la suite des réformes administratives de l’empereur Dioclétien (284-305), la ville d’Auxerre devient un siège épiscopal en 346. Les évêques du lieu entreprennent alors de transformer la ville antique et païenne par la construction de plusieurs édifices ecclésiastiques, notamment par les édifications de la cathédrale

2 Peter Brown, Pouvoir et persuasion dans l’Antiquité tardive. Vers un Empire chrétien, Paris, Seuil, 1998

(1992). Le troisième chapitre analyse les changements sociaux qui favorisent l’émergence des évêques à l’intérieur du cadre urbain; Claudia Rapp, Holy Bishops in Late Antiquity. The Nature of Christian Leadership

in an Age of Transition, Berkeley, University of California Press, 2005. Le chapitre 8 décrit la nature de ces

relations entre les évêques et le pouvoir impérial.

3 Rapp, Holy Bishops in Late Antiquity, p. 193.

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3 Saint-Étienne, à l’intérieur des murs de la cité, et de l’abbaye Saint-Germain, en périphérie. Apparaît dès lors le nouveau visage chrétien de la ville, que complètent les fondations d’églises du centre de la ville et suburbaines au cours des siècles suivants5. Profitant également des troubles politiques qui sévissent en Gaule, les évêques d’Auxerre ajoutent à leur autorité ecclésiastique un réel pouvoir de domination souligné par l’absorption de l’institution comtale et l’acquisition d’un domaine considérable, limitrophe à la cité, dont ils se font les administrateurs. Cette situation dure jusqu’au milieu du VIIIe siècle, au moment de la reprise en main du pouvoir politique par les Carolingiens. La nouvelle dynastie commence alors la conquête de la région pour la redistribuer à des proches et forcer ainsi la soumission des évêques à l’autorité du roi, du moins pour un temps. La ville demeure néanmoins un évêché important, qui profite entre autres du prestige de ses évêques et de son abbaye pour conserver une influence certaine sur la cité et les rois francs. Dans la première moitié du IXe siècle, les évêques d’Auxerre amorcent la première de deux périodes de restauration et d’ornementation des monuments religieux de la ville – la seconde aura lieu au XIe siècle – et c’est à la suite de ces travaux que l’évêque Wala (872-879) commande une première « histoire » des évêques d’Auxerre6. Or, dans un contexte ponctué de nombreuses incertitudes pour le clergé et tandis que l’Église est confrontée à un temps de rénovations spirituelles et matérielles, l’écriture de cette histoire permet de définir ses origines et d’affirmer une position sociale, en l’occurrence celle des évêques qui se distinguent ainsi des laïcs avec pour but de revendiquer une mainmise sur des terres qui demeurent régulièrement disputées et contestées.

La commande des Gestes des évêques d’Auxerre (GEA), ou Gesta espiscoporum

Autissiodorensium, par Wala s’inscrit dans la pratique littéraire des gesta episcoporum7

5 Ce phénomène commun à plusieurs villes de l’époque est décrit dans l’historiographie comme la « naissance

de la ville chrétienne». Pour Auxerre, voir Fabrice Henrion et Christian Sapin, « Auxerre du IVe au XIe

siècle », dans Christian Sapin (dir.), Auxerre, 16e Document d’évaluation du patrimoine archéologique des

villes de France, Ministère de la Culture et de la Communication, 1998, http://www.culturecommunication.gouv.fr/var/culture/storage/pub/depavf_auxerre_extrait/files/docs/all.pdf, consulté le 27 mai 2014, p. 33-34.

6 Pour une courte présentation des étapes marquantes de l’histoire de la ville d’Auxerre, se référer à Michel

Sot (dir.), Les Gestes des évêques d’Auxerre, tome 1, Paris, Belles Lettres, 2002, p. XII-XX.

7 Sur ce genre littéraire, sa définition, son histoire et les problèmes critiques qu’il pose, voir Michel Sot, Gesta

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dont l’essentiel consiste à lier le développement d’une ville et de son église à une histoire sainte de ses évêques. Organisé autour d’une chronologie épiscopale, qui remonte le plus souvent à une origine chrétienne supposée apostolique pour se terminer avec le dernier évêque en place au moment de la rédaction, ce « récit historique » véhicule effectivement un idéal : celui des évêques saints et bâtisseurs, qui possèdent une double charge de construire et de protéger à la fois l’église locale et la communauté; une responsabilité autrefois dévolue à l’empereur et aux magistrats romains. Les auteurs insistent donc sur les réalisations spirituelles et matérielles des évêques. Ils consacrent un nombre de pages considérable à décrire les succès de l’évangélisation des fidèles ou à recenser les biens, les terres et les monuments cédés à l’Église d’Auxerre; avec ce souci de fonder solidement la possession de ces biens sur le prestige des saints évêques du passé auxerrois8. Le genre littéraire des gesta décrit ainsi des réalités essentiellement locales et l’une des principales possibilités offertes par l’étude de ces textes consiste à suivre l’évolution des acquisitions de l’Église au travers du temps et de l’espace, en parallèle avec une analyse des rapports sociaux9. En effet, les gesta episcoporum permettent non seulement de saisir les rapports entre les évêques et les membres du clergé, mais aussi de définir la situation de l’évêque par rapport au monde laïc, duquel l’évêque tend notamment à se distinguer et à se rendre remarquable par les qualités qui lui sont propres et qui sont régulièrement répétées dans le récit.

Dans le cadre de ce mémoire, il ne s’agit pas d’analyser l’ensemble des GEA, dont les continuations vont du IXe au XVIIIe siècle, mais plutôt de se limiter à la première rédaction réalisée vers 875 et composée de 38 notices, depuis Pèlerin10, premier évêque mythique, jusqu’à Chrétien, dernier évêque en place avant la commande des GEA par Wala. Le choix de ce corpus se fonde donc sur un constat selon lequel Wala charge deux de ses chanoines, Alagus et Rainogala, d’écrire une histoire sainte de l’Église d’Auxerre, depuis ses origines jusqu’à ce jour. Cette première rédaction constitue l’ensemble des notices retenues pour ce mémoire, car elle témoigne d’une conception particulière, propre à une époque et à un lieu

8 Ibid., p. 47.

9 Ibid., p. 27 et 55-56.

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5 assez bien délimités. Ce cadre spatio-temporel – la ville d’Auxerre au IXe siècle – correspond également au cadre méthodologique retenu pour cette étude. En effet, rédiger « d’un trait » le passé d’une ville et de ses évêques, depuis ses origines jusqu’à ce jour, relève d’une démarche intellectuelle spécifique, qu’on ne peut pas assimiler à une simple continuation du récit à une époque ultérieure. Cette recherche doit donc être articulée à des observations sur l’écriture de l’histoire, du moins pour la période carolingienne et en particulier pour le IXe siècle. Cet angle d’approche fondé sur une étude de l’écrit à la période carolingienne permet de contourner le problème du nombre de sources que l’on rencontre dans quelques travaux portant sur le haut Moyen Âge. Cette recherche ne vise effectivement pas une analyse objective des rôles et des réalisations des évêques d’Auxerre, surtout pour les premiers siècles de son histoire chrétienne. Elle s’intéresse plutôt aux représentations que l’Église carolingienne du IXe siècle entretient avec son passé et ses évêques à partir du cas particulier de la ville d’Auxerre. En ce sens, les Gestes des évêques

d’Auxerre constituent un texte particulièrement représentatif, qui ne souffre pas d’un

manque d’informations, ni même d’un éventuel biais de celles-ci. Fondamentalement, le propos de ce mémoire consiste à déconstruire un discours, celui des clercs de la cathédrale Saint-Étienne, considéré comme tel, pour en extraire certaines représentations, et ce, sans chercher à établir une quelconque vérité fondée sur la confrontation d’un corpus imposant de sources diverses11. Considérer la manière avec laquelle on écrit l’histoire à une époque donnée permet effectivement de mieux « déconstruire » le discours des auteurs afin de reconstituer les objectifs de ces derniers. Ceux-ci, qui visent alors à définir le corps social des évêques et à présenter les principales caractéristiques d’un modèle d’« évêque idéal », insistent par exemple sur des qualités et des réalisations particulières. Somme toute, il s’agit de tenir compte au mieux du contexte de rédaction dont dépend le texte, en particulier dans le cadre d’un ouvrage orienté tel que les GEA. Les évêques à l’origine des gesta

episcoporum commandent leur propre histoire pour marquer leur différence ou leur

supériorité sur le monde qui les entoure et, pour ce faire, ils véhiculent un ensemble de représentations sur leur passé qui caractérise en même temps le discours contemporain de

11 Sur la question de l’écrit et de la conception particulière de la mémoire à la période carolingienne, la

présente étude retient notamment les travaux de Rosamond McKitterick, en particulier Perceptions of the Past

in the Early Middle Ages, Notre Dame, University of Notre Dame Press, 2006, 154 p. de même qu’Histoire et mémoire dans le monde carolingien, Turnhout, Brepols, 2009 (2004), 393 p.

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l’Église. Les relations entre l’Église et les laïcs sont aussi connues pour évoluer considérablement au travers des siècles et, par conséquent, le présent récit, rédigé à la fin du IXe siècle, ne pourrait pas être prise comme telle lorsque l’on s’intéresse à une époque antérieure. La véracité de plusieurs évènements devrait alors être relativisée, car le seul domaine suffisamment assuré pour les premiers siècles du récit demeure celui de la topographie ecclésiastique, et ce, dans la mesure où les emplacements des lieux et des monuments sont en général exactement situés et reconnus par l’archéologie12.

Ces constatations sur le contenu étant faites, la présentation des GEA doit également porter sur la construction du récit. Bien que ce dernier se présente sous une forme chronologique et « historique », l’alternance du texte entre l’historiographie et l’hagiographie, entre le récit et le miracle, fournit une conception variable et indifférée du temps chez les auteurs; et un recul supplémentaire du chercheur confronté à ces descriptions13. Ainsi, si les GEA se caractérisent par le souci d’établir une continuité chronologique sans failles avec les origines, ce temps prétendument historique échappe parfois aux contingences de la vie humaine. D’abord, les noms même des évêques qui se situent aux extrémités du corpus, du premier évêque Pèlerin au dernier évêque Chrétien, annoncent un curieux cycle d’évangélisation, qui s’amorce dans un temps prétendument apostolique pour s’achever à l’époque de la première rédaction, où l’Église d’Auxerre se présente comme une institution triomphante et incontournable pour les fidèles soucieux d’acquérir leur salut. Ensuite, l’organisation de certaines notices en une démonstration de sainteté s’avère bien souvent indifférente à la chronologie. Un exemple est fourni par la notice de Germain (418-448), l’évêque par excellence d’Auxerre, dont l’essentiel du contenu provient de la Vita Germani, ou Vie de saint Germain, qui fut écrite vers 480 par Constance de Lyon. Or, non seulement ce texte raconte-t-il l’histoire de Germain, mais il défend également la primauté et la sainteté de l’Église catholique romaine confrontée aux hérésies pélagiennes et ariennes. La présence des miracles dans les GEA sert alors plusieurs causes. Elle permet d’abord d’insister sur les lieux des miracles et sur la sainteté des évêques du passé. Ces lieux, qui se concentrent en particulier autour des emplacements des

12 Sot, Gesta episcoporum, gesta abbatum, p. 55. 13 Ibid., p. 16-24.

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7 sépultures des évêques défunts, contribuent par la même occasion à valoriser la commémoration des morts qui se met en place au cours de la période et qui s’insère de surcroît dans une topographie chrétienne et sacrée de la ville d’Auxerre. Elle concourt ensuite à l’image de l’évêque-bâtisseur qui, au moyen des modèles et des exemples véhiculés dans les miracles, participe cette fois à une édification des âmes chrétiennes. Enfin, la composition des GEA fait également appel à une grande variété de sources remaniées par les auteurs (récits de passions, Vies, traités, lettres, archives diverses, témoignages personnels, tradition orale et locale), qui viennent enrichir le catalogue épiscopal de la ville et les informations de base sur chaque évêque : les durées des règnes, les dates des décès et les périodes de vacances du siège épiscopal entre chaque élection14.

La question des évêques pour le haut Moyen Âge renvoie à différentes notions — élites, communautés, espace — que plusieurs historiens ont déjà abordées de différentes manières. Le premier de ces champs historiographiques concerne les travaux des historiens relatifs aux évêques, qui font appel à deux approches principales : une historiographie plus ancienne, qui mise sur une approche institutionnelle, et une historiographie plus récente, qui insiste sur l’insertion de ces élites dans leur environnement social15. La première tendance, assez limitée, appartient pour l’essentiel à l’histoire religieuse écrite par les clercs et consiste par exemple à consulter les listes des évêques pour rendre de leurs réalisations à une époque donnée. La méthode connaît toutefois une évolution essentielle au cours des années 1960 alors qu’elle s’éloigne de la seule institution ecclésiale pour intégrer une analyse de l’influence des groupes sociaux sur l’Église et sur la christianisation. En France, pour le haut Moyen Âge, un des premiers à s’engager sur cette voie est Pierre Riché. Spécialiste de l’histoire sociale et culturelle, il publie, en 1962, Éducation et culture dans

l’Occident barbare16. Dans cet ouvrage, il s’intéresse à la culture de l’ensemble de la société romaine et barbare, laïque et ecclésiastique, ce qui permet de mieux évaluer la place de chacun, avec les influences mutuelles entretenues par rapport au reste de la société. Cette

14 Ibid., p. 24.

15 Charles Mériaux, « Historiographie des élites ecclésiastiques du haut Moyen Âge », Laboratoire de

médiévistique occidentale de Paris, http://lamop.univ-paris1.fr/IMG/pdf/Meriaux-.pdf, consulté le 27 mai 2014, p. 1.

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tendance connaît un essor considérable dans les années 1970. La recherche traite alors de questions telles que la dévotion collective, les donations ou les pratiques religieuses en général et commence à considérer l’impact de celles-ci sur l’organisation même du temps chrétien et de l’espace commun qui s’imposent vers la fin de l’Antiquité et le début du Moyen Âge. C’est le cas des ouvrages de Peter Brown sur l’Antiquité tardive et la christianisation. Ce dernier devient rapidement un des principaux spécialistes de la période qu’il contribue à définir et à imposer dans l’historiographie17. Il est aussi le premier historien à réunir des notions telles que le culte des saints, le poids de l’autorité religieuse ou l’intérêt des chrétiens pour les miracles et les morts à une période de transformation religieuse et matérielle. Spécialiste de l’Église primitive, Robert Austin Markus s’inscrit dans la continuité de Peter Brown et poursuit la recherche sur la place de la culture dans la christianisation, en distinguant cette fois davantage culture et religion en Occident et en étudiant en parallèle institution et changements sociaux18.

Pour la période comprise entre le Ve et le VIIIe siècle, la question de l’épiscopat est donc étudiée par rapport à une problématique plus large qui est celle du degré de continuité de la vie publique entre Antiquité et Moyen Âge19. Les pistes de la part croissante des responsabilités sociales assumées par l’évêque, de l’investissement progressif du corps épiscopal par la noblesse sénatoriale en quête d’opportunités politiques et de la récupération de l’administration civile par les évêques s’imposent dans les travaux des historiens. Pour le IXe siècle, l’angle des travaux scientifiques change pour porter davantage sur l’autorité des évêques et sur les rapports avec les laïcs20.

Cet intérêt pour la société du haut Moyen Âge, en particulier pour les rapports sociaux et l’administration civile, stimule par la même occasion des recherches sur la ville et plus spécifiquement sur la transition entre cité antique et ville médiévale. Tandis que les travaux

17 Peter Brown, Le culte des saints. Son essor et sa fonction dans la chrétienté latine, 2e édition, Paris, Cerf,

2012 (1981), 164 p.

18 Robert Austin Markus, Au risque du christianisme. L'émergence du modèle chrétien (IVe-VIe siècle), Lyon,

Presses universitaires de Lyon, 2012 (1990), 362 p.

19 Mériaux, « Historiographie des élites ecclésiastiques », p. 3. 20 Ibid.

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9 sur les évêques et la christianisation élargissent leur objet d’étude et s’intéressent à l’ensemble de la société chrétienne, l’historiographie sur les villes et les élites se caractérise au contraire par le fractionnement des études. Les travaux qui concernent les villes chrétiennes s’articulent de près à une histoire des élites, notamment des évêques, ainsi qu’à des travaux archéologiques et topographiques sur les sites ecclésiastiques. L’histoire des élites porte alors sur les origines sociales de ces familles dont certains membres adoptent l’épiscopat, de même que sur les alliances et les conflits qui caractérisent le contrôle politique et religieux des villes. Cela se traduit par un intérêt marqué des chercheurs pour les études de cas et les réalités locales, un constat visible à partir des années 1950 alors que l’on vise à transcender une approche plus ancienne et nationaliste dorénavant perçue comme anachronique et discréditée21. Aussi, retrouve-t-on des travaux archéologiques et topographiques caractérisés par une collaboration accrue entre les spécialistes de plusieurs pays ainsi qu’un intérêt marqué pour les réalités locales, au détriment des ethnies ou des nations. Les collaborations entre chercheurs de différents horizons nationaux et scientifiques se multiplient à partir des années 1980 et les recherches en topographie ecclésiale montrent la variété des modèles urbains22. Un nombre croissant de colloques thématiques organisés sur la fin de l’Antiquité et le début du Moyen Âge vient confirmer ces associations entre scientifiques. Les chronologies, dorénavant particulières à chaque région, voire à chaque ville se précisent et le constat des réalités culturelles qui résistent aux divisions politiques s’impose au regard de la recherche actuelle. D’où la pertinence du présent mémoire qui s’attache aussi à présenter un cas particulier qui n’a de sens qu’au regard de l’évolution globale et qui s’inspire pour une bonne part des conclusions obtenues à l’occasion de ces colloques.

21 C’est le cas des travaux de Gustaf Kossinna (1858-1931) en ethnoarchéologie et sur l’origine des peuples

germaniques. Cette approche nationaliste de l’archéologie, fondée entre autres sur une correspondance ancienne entre langue, culture matérielle et territoire, sert alors la cause des revendications territoriales de la première moitié du XXe siècle, notamment celles de l’Allemagne sur des territoires situés à l’est de ses

frontières. Sur cette question, voir Patrick J. Geary, Quand les nations refont l’histoire. L’invention des

origines médiévales de l’Europe, Paris, Aubier, 2004 (2001), p. 49-52.

22 Alain Guerreau, L’avenir d’un passé incertain : quelle histoire du Moyen Âge au XXIe siècle, Paris, Seuil,

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Dans les années 1980, les études de cas autour d’une ville fournissent également un regain d’intérêt pour l’histoire politique. Nancy Gauthier analyse ainsi de près le fonctionnement de l’épiscopat et des villes, en particulier en Gaule et pour le haut Moyen Âge. À cet égard, elle propose, au moins sous une forme symbolique, la survivance du sentiment identitaire romain et le retour à des termes issus de la politique romaine. D’autres historiens privilégient plutôt une histoire sociale des élites qui montre notamment le rôle de l’évêque dans l’organisation des communautés urbaines. Ainsi, dans sa synthèse du monde mérovingien, Patrick J. Geary analyse globalement les structures des sociétés barbares de même que l’influence de ses élites ecclésiastiques et laïques sur les cités gauloises et ses élites romaines23. Il ne s’attache pas à un territoire « national » et présente son étude sur la base d’une culture commune et partagée, dont la survie ne dépend pas de frontières politiques notoirement instables pour l’époque24.

Cette question des espaces et des frontières a aussi fait l’objet d’un intérêt particulier de la part des médiévistes qui s’intéressent à la notion de l’espace et à ses représentations tant mentales que monumentales. Le mouvement est amorcé en 1974 par le philosophe et sociologue marxiste Henri Lefebvre25. Celui-ci fait une histoire de l’espace à l’intérieur de laquelle il montre les liens entre espace physique, espace mental et espace social. L’espace devient tantôt conçu comme une production de la société, tantôt comme un élément susceptible de façonner celle-ci. C’est le cas de la périphérie de la ville, à la fois lieu de relégation sociale, de révoltes et de nouvelles solidarités. Les contributions des travaux qui portent spécifiquement sur la conception de l’espace au Moyen Âge permettent de préciser plusieurs concepts clés. Le philologue Paul Zumthor développe la notion de territoire26, qu’il définit comme un espace construit et civilisé, que l’homme s’approprie progressivement par son travail et où s’impose un cadre législatif et collectif. L’espace

23 Geary, Naissance de la France. Le monde mérovingien, Paris, Flammarion, 1989 (1988), p. 157. Le titre

original anglais de cet ouvrage est par ailleurs beaucoup plus respectueux des thèses défendues par l’auteur :

Before France and Germany. The Creation and Transformation of the Merovingian World, Oxford, Oxford

University Press, 1988, 259 p.

24 Agnès Graceffa, Les historiens et la question franque : le peuplement franc et les Mérovingiens dans

l'historiographie française et allemande des XIXe-XXe siècles, Turnhout, Brepols, 2009, p. 308.

25 Henri Lefebvre, La production de l'espace, 4e édition, Paris, Anthropos, 2000, 485 p.

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11 occupé est délimité par des représentations collectives et c’est le plus souvent de l’extérieur de ce cadre – par exemple de la forêt entourant les villes du Moyen Âge – que proviennent les éléments négatifs imaginés ou craints par la collectivité. Le territoire médiéval devient ainsi indissociable des gens qui l’habitent : il est à la fois une condition et le résultat de l’occupation de l’espace par les hommes27. Ces réflexions inspirent de nombreux médiévistes qui tentent de déterminer comment le monde et l’espace sont représentés dans la pensée médiévale. Aux travaux de Paul Zumthor sur l’espace, Alain Guerreau ajoute une description des processus sociaux à l’œuvre pour singulariser chaque lieu28. Ainsi, l’espace médiéval qu’il présente est hétérogène et polarisé, en lien notamment avec le culte des saints. En réaffirmant l’altérité radicale du Moyen Âge, Guerreau insiste aussi sur le fait que l’espace médiéval n’est jamais représenté, notamment dans les textes, comme une aire homogène, continue et bornée, des termes qui relèvent de l’essor de la géométrie au cours du XVIIe siècle. L’exemple du territoire du diocèse d’Auxerre se présente ainsi comme plusieurs aires d’influence et d’attraction déterminée par l’exercice concret d’une autorité par les évêques et non à partir de notions abstraites telles que l’étendue ou les frontières29.

À la suite d’Alain Guerreau, Didier Méhu identifie trois concepts-clés pour une meilleure compréhension de l’espace médiéval : le locus, le transitus et la peregrinatio30. C’est à partir du locus, pôle d’intérêt et lieu valorisé par l’occupation de l’espace qui l’entoure – par exemple les églises – que s’organisent la topographie ou les rapports sociaux entre clercs et laïcs, notamment les sacrements célébrés dans l’église ou les donations destinées à l’autel. L’espace sacré, auparavant représenté dans les travaux comme délimité par les murs de l’église, se comprend désormais en cercles concentriques :

27 Ibid., p. 78-79.

28 Alain Guerreau, « Quelques caractères spécifiques de l’espace féodal européen », dans Neithard Bulst et.

al. (dir.), L'État ou le Roi : les fondements de la modernité monarchique en France (XIVe-XVIIe siècles), Paris,

École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), 1996, p. 87-88.

29 Florian Mazel (dir.), L’espace du diocèse, genèse d’un territoire dans l’Occident médiéval, Rennes, Presses

universitaires de Rennes, 2008, 434 p.

30 Didier Méhu, « Locus, transitus, peregrinatio. Remarques sur la spatialité des rapports sociaux dans

l’Occident médiéval (XIe-XIIIe siècle) », dans Construction de l’espace au Moyen Âge : pratiques et

représentations. XXXVIIe Congrès de la Société des historiens médiévistes de l’Enseignement supérieur public (Mulhouse, 2-4-juin 2006), Paris, Publications de la Sorbonne, 2007, p. 275-293.

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autel, église, cimetière, aire d’immunité, diocèse et chrétienté31. Selon la même logique, l’église, en particulier l’autel avec ses reliques de saints et les célébrations eucharistiques qui s’y déroulent, est conçue par les médiévaux comme un point de passage entre terre et ciel, un transitus. Ce point de passage constitue aussi le point de départ de déplacements significatifs et de cheminements réalisés à différentes échelles, notamment des pèlerinages et des processions, un phénomène pour lequel Didier Méhu propose le terme de

peregrinatio.

En parallèle, le début des années 2000 voit apparaître les premières synthèses articulant ces notions de l’espace médiéval à la dynamique de ses sociétés. Dominique Iogna-Prat s’est ainsi intéressé aux différentes étapes de la localisation du sacré et de l’édification de la société chrétienne, à partir d’une étude de ses lieux de culte et d’une analyse du discours ecclésiastique. Dans La Maison Dieu : une histoire monumentale de l’Église au Moyen Âge

(v. 800-v. 1200)32, l’auteur montre la transition depuis l’Église-communauté des premiers siècles, lieu de rassemblement des chrétiens, jusqu’à l’église-bâtiment, lieu de présence divine et reflet de l’organisation de toute la société médiévale. En d’autres termes, il explique comment l’église de pierre s’impose dans le paysage social pour devenir progressivement la « fabrique matérielle nécessaire à la réalisation d’une communauté spirituelle33 ».

La mise en place d’une communauté spirituelle à Auxerre invite à suivre un idéal ecclésial qui consiste en une transformation ou une spiritualisation fondamentale, qui est menée par les évêques du lieu. D’une part, la présente étude consiste, pour l’essentiel, à commenter le discours contenu dans les GEA, avec les représentations entretenues par les évêques sur eux-mêmes, afin d’en extraire les idéaux qu’il contient sur la lignée épiscopale, sa communauté et son espace. L’ensemble peut ensuite être articulé aux notions que l’on vient d’exposer sur la société et l’espace du Moyen Âge. D’autre part, la dichotomie, ou la

31 Anne Ducloux, Ad ecclesiam confugere. Naissance du droit d’asile dans les églises (IVe-milieu du

Ve siècle), Paris, De Boccard, 1994, 320 p.; Didier Méhu, Paix et communautés autour de l’abbaye de Cluny

(Xe-XVe siècle), 2e édition, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2010, 636 p.

32 Dominique Iogna-Prat, La Maison-Dieu. Une histoire monumentale de l’Église au Moyen Âge (v. 800 –

v. 1200), 2e édition, Paris, Points, 2012, 685 p.

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13 division profonde, exprimée par le récit entre deux mondes, celui des évêques et des clercs par rapport à celui des rois et des laïcs, contribue à former l’identité même des évêques qui se différencient ainsi du reste de la société chrétienne. C’est cette différence que le présent mémoire propose d’exposer selon un plan en trois parties. Dans un premier temps, l’évêque auxerrois est présenté selon un modèle d’abandon d’une sociabilité laïque pour l’adoption pleine et entière des valeurs ecclésiales. Dans un deuxième temps, la naissance et la mise en place de la communauté chrétienne d’Auxerre supposent une rupture avec le passé, un cheminement particulier et l’imposition de nouveaux idéaux. Enfin, l’espace sur lequel la communauté est établie subit lui aussi des transformations. Il est réorganisé dans le récit selon un modèle idéal, la ville de Rome, et autour de nouveaux lieux valorisés et incontournables, au premier chef les églises. L’ensemble se présente sous la forme d’une longue procession qui, d’églises en églises, constitue l’image même d’une société en mouvement, qui chemine vers un idéal.

Pour des raisons d’accessibilité et parce qu’il s’agit d’une édition complète, le texte considéré pour cette étude se trouve dans la plus récente édition des Gestes des évêques

d’Auxerre publiée en 2002, aux Belles Lettres, sous la direction de Michel Sot. L’ouvrage

comprend le texte original latin – auquel l’éditeur a restitué les majuscules et la ponctuation pour en faciliter la lecture – et une traduction française, de même qu’une introduction détaillée et des planches variées, dont un tableau de la chronologie des évêques d’Auxerre, des cartes historiques de la région et une bibliographie indicative.

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Chapitre 1 – Les caractéristiques de l’évêque idéal

C’était un homme de parfaite noblesse, d’un physique élégant, d’une élocution brillante, servi par une exceptionnelle clairvoyance. C’est pourquoi il bénéficia de l’estime des rois, à tel point que, parvenu à la dignité d’archichapelain au palais, il s’éleva au plus haut rang dans la hiérarchie séculière de cette époque. Et – ainsi vont les affaires humaines – aussi longtemps qu’il fut au faîte du pouvoir il s’adonna sans modération aux affaires séculières. Appelé à se tourner de nouveau vers Dieu, et, chose qui habituellement éloigne de l’appétit du siècle, accablé par le poids de l’infirmité, il changea totalement sa conduite et ses intérêts, en se livrant tout entier, sans aucune réserve, au service divin et aux soins de l’Église. Il était constant dans la prière, prodigue de larmes, généreux dans l’entretien des serviteurs de Dieu, très fervent dans la réparation des églises et, dans le réconfort des pauvres, singulièrement admirable et admirablement singulier34.

Ces lignes extraites de la notice d’Héribald rassemblent l’ensemble des qualités constitutives d’un « évêque idéal » dans le but de transmettre un modèle à suivre aux successeurs du siège épiscopal. Un tel constat se fonde sur certaines des caractéristiques intrinsèques au genre littéraire même des gesta episcoporum et sur le contexte de rédaction du IXe siècle. Le récit raconte en effet l’histoire sainte d’une ville et s’ancre dans les lieux où se déroulent les évènements relatifs à une communauté, en soulignant les actions marquantes des évêques du passé pour celle-ci. Il y est ainsi peu question, à première vue, de contacts avec l’extérieur. Les gesta d’évêques forment également un genre littéraire propre aux sociétés carolingiennes et ottoniennes35. En ce sens, elles véhiculent un idéal particulier à une époque, en l’occurrence celui des bâtisseurs d’une société fondée sur une séparation des pouvoirs laïcs et ecclésiastiques36. Or, la mise en place d’une telle distinction sociale au cours du IXe siècle n’est pas sans susciter une réflexion identitaire et un essor

34 « Fuit autem uir admodum nobilis, forma elegans, eloquio nitidus, singulari prudentia circumspectus.

Quamobrem et apud reges plurimum ualuit, ita ut in palatio archicapellanus effectus, seculari quoque dignitate potentissimus ea tempestate exstiterit atque, ut se habent humana, quamdiu quidem huiusmodi potestatis apice floruit, secularibus sese negotiis non mediocriter dedit. Diuino autem respectu tandem inspiratus atque, quod a seculi appetitu plurimum solet compescere, infirmitatis corpore mole grauatus, et mores et studium in diuersa transtulit seque totum diuinis seruitis et ecclesiasticis utilitatibus ex animo mancipauit. In orationibus continuus, in lacrimis profusus, in seruorum Dei subsidiis largus, in aecclesiarum reparatione feruentissimus, in pauperum recreatione singulariter mirabilis, mirabiliter singularis. », GEA,

Héribald, p. 148-149.

35 Sot, Gesta episcoporum, gesta abbatum, p. 7.

36 François Bougard et Régine Le Jan, « Hiérarchie, le concept et son champ d’application dans les sociétés

du haut Moyen Âge », dans François Bougard, Dominique Iogna-Prat et Régine le Jan (dir.), Hiérarchie et

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remarquable de l’écriture de l’histoire, autant laïque qu’ecclésiastique, à la même période. En effet, chaque communauté se définit par rapport à une conception particulière du passé, à la fois source de culture et d’identité dans ses rapports avec le reste de la société. Pour les évêques d’Auxerre, la rédaction des GEA constitue ainsi une œuvre utile et orientée, qui situe le début de leur histoire dans le cadre de la christianisation de la Gaule au cours des IIIe et IVe siècles et qui souligne à la fois leur supériorité – les réalisations, l’exemplarité, la sainteté et la réalisation de miracles – et leur indépendance acquise dans la constitution d’un ensemble de possessions et de constructions placées sous leur domination37. De plus, les qualités personnelles des évêques sont particulièrement bien développées dans les notices des bâtisseurs les plus importants du passé : évangélisation de la communauté, construction d’églises ou réorganisation spatiale et liturgique du diocèse. Cette articulation entre les qualités personnelles et les réalisations communautaires fait en sorte qu’il apparaît comme nécessaire au lecteur ou à l’auditeur, notamment à l’évêque et sa communauté, de suivre un « modèle idéal » pour s’inscrire dans la mémoire collective et participer à la sainteté globale des évêques d’Auxerre, une notion commune aux différentes gesta

episcoporum38. Aussi trouve-t-on chez l’évêque auxerrois du IXe siècle une volonté de suivre et de transmettre à ses successeurs un modèle, de sorte que l’histoire sainte de la ville puisse continuer de s’écrire à la suite de ses évêques, à la fois commanditaires du texte et héritiers d’un passé sanctifié dans la rédaction des GEA.

Ce portrait idéal contenu dans la notice d’Héribald relève de trois grandes catégories plus ou moins étanches : la première concerne l’origine sociale, la seconde les aptitudes intellectuelles et l’éducation, la troisième la sainteté et les qualités spirituelles. La première s’articule autour de la notion de nobilitas transformée au contact de la communauté spirituelle, la seconde décrit un personnage puissant et éminent, en mesure d’ordonner et de réordonner la communauté par la parole ou la prédication et la troisième, une conséquence des deux premiers points, exprime la supériorité de la lignée épiscopale.

37 Rosamond McKitterick, Histoire et mémoire dans le monde carolingien, Turnhout, Brepols, 2009, p. 1-10. 38 Sot, Gesta episcoporum, gesta abbatum, p. 44.

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17 I. - Les origines sociales et la transformation vers un modèle idéal

Dans la majorité des cas, les notices des GEA ne mentionnent pas les origines sociales des évêques. Parmi les 38 premiers, on compte neuf évêques issus de la noblesse, cinq de l’Église monastique et 24 qui ont des origines non précisées. Une telle répartition révèle le discours le plus important qui structure toute la pensée des auteurs à cet égard : il importe de montrer à quel point le laïc, peu importe le statut social de celui-ci, adhère complètement aux valeurs cléricales à la suite de sa conversion, c’est-à-dire son entrée dans le clergé39. Cette transformation positive implique entre autres l’abandon d’une vie séculière pour une vie ecclésiale et l’adoption d’une famille spirituelle en lieu et place de la famille charnelle. L’évêque devenu ainsi un modèle idéal, voire un saint dans certains cas, participe par la même occasion à la constitution d’une communauté idéale – de l’ecclesia – pour Auxerre (chapitre 2) de même qu’à la réorganisation de l’espace ecclésial (chapitre 3).

Néanmoins, le statut social demeure important. Sept des neuf évêques nobles comptent parmi les plus importants membres de la lignée épiscopale et leurs notices respectives fournissent une abondance de détails relatifs aux origines sociales. Les nobles évêques sont les seuls pour lesquels les noms des parents ou des membres de la famille sont précisés. L’emploi des termes reliés à la noblesse fait alors explicitement référence à la notion idéale de la nobilitas, dans sa spécificité romaine et latine. Cette dernière se caractérise par l’exercice d’un service public attribué aux membres de la lignée épiscopale sur les bases du mérite, des vertus et de la dignitas, des notions maintes fois évoquées dans les notices des évêques nobles d’Auxerre et qui fondent ou cautionnent l’autorité ecclésiale exercée par ceux-ci sur l’ensemble de la communauté. La nobilitas oriente également la rédaction des GEA vers un modèle idéal dans lequel les auteurs soulignent constamment les mêmes qualités et réalisations pour chaque évêque, puisqu’il s’agit là de la nécessité de tenir et

39 Joseph Morsel, L'aristocratie médiévale : la domination sociale en Occident, Ve-XVe siècle, Paris, Armand

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d’afficher son rang social, quel qu’il soit, pour en être digne40. Ce modèle de la nobilitas de même que l’adhésion totale à l’institution ecclésiale qui est véhiculée comme un idéal dans les GEA est transmise à l’ensemble de la lignée épiscopale afin de qualifier cette dernière au regard du reste de l’aristocratie laïque, en particulier à une période où l’histoire des évêques d’Auxerre est écrite. Tous les évêques ont un passé, mais il leur est nécessaire de conserver une distance et une supériorité sociale par rapport au milieu d’origine afin de maintenir leur pouvoir et leur autorité. La dichotomie sociale dont témoignent les GEA prend alors deux formes superposées : un rapport qui oppose les saints, c’est-à-dire les évêques, aux fidèles, en l’occurrence le reste de la communauté et un rapport issu des réformes carolingiennes et grégoriennes, qui distingue les laïcs des clercs41.

Les notices des évêques Germain et Aunaire présentent l’essentiel du modèle de la

nobilitas. Ces derniers appartiennent à une familia, une famille aristocratique dont les

membres sont répartis au sein de l’élite sociale. Au cours de leurs carrières respectives, ils doivent conserver, voire surpasser si possible l’honor et la dignité de la famille et des ancêtres, un objectif visible dans la course aux titres et aux honneurs qui caractérise en particulier l’aristocratie laïque romaine du Ve siècle. Cette dernière doit par exemple respecter certains comportements pour conserver son statut, dont l’interdiction du commerce. L’épouse de Germain, Eustachia, est ainsi considérée de haut rang, « par la naissance, les biens et les mœurs42 ». Germain est reconnu comme uenerabilis frater au moment de son élection épiscopale, tout comme son père, qualifié de uenerabilis genitor et inhumé avec honneur dans l’église Saint-Pierre d’Auxerre. Germain devient à son tour un exemple à suivre pour l’aristocratie lorsqu’il atteint un nouveau sommet dans la poursuite des titres les plus élevés : il est duc en Gaule et chargé de diriger les armées impériales au nom du préfet, premier représentant de l’État romain. De fait, dans une audience avec le

40 Karl Ferdinand Werner, Naissance de la noblesse, Paris, Fayard, 1998, p. 170. Une des thèses essentielles

soutenues par l’auteur consiste dans la poursuite du modèle romain de la nobilitas, notamment au sein de l’épiscopat franc, au sens d’une « méritocratie publique » attribuée par le roi, jusqu’au milieu du IXe siècle.

C’est à la suite de cette période que ce statut s’efface progressivement au profit d’une noblesse de naissance ancrée sur un territoire de plus en plus délimité sur lequel s’exerce le pouvoir grandissant du noble, et ce, au détriment des derniers rois carolingiens.

41 Morsel, L’aristocratie médiévale, p. 140-141.

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19 préfet, Amâtre, qui réclame alors Germain en tant que successeur au siège épiscopal, utilise l’expression illustrissimus Germanus pour appeler Germain, un titre reconnu comme supérieur aux spectabiles et aux clarissimi. Le titre de uir illuster, homme illustre, est lié aux plus hautes fonctions laïques. Il est notamment donné à un chef militaire tel que Germain43. Cela ne tient toutefois plus au moment de la conversion dans le clergé. Germain doit laisser tomber son statut de uir illuster, en même temps que ses armes, au moment de son entrée dans l’église Saint-Étienne; le titre n’est plus utilisé par la suite et il est appelé par Amâtre, avec le reste de ses troupes, carissimi filii, très chers fils, uenerabilis frater, vénérable frère, alors qu’il se voit confier par Amâtre la succession épiscopale, puis

beatissimus pontifex, très saint pontife, lorsqu’il occupe ses nouvelles fonctions44.

Aux titres de noblesse s’ajoutent également le mérite et la dignité mentionnés à chacune des étapes du parcours exemplaire de Germain. Au moment de sa formation aux études libérales, il acquiert auprès des Romains une telle dignité, un tel pouvoir et une telle gloire qu’il est jugé digne de porter la toge45. À ce sujet, le texte latin insiste par ailleurs, avec l’emploi du verbe merere, sur la notion du mérite qu’il convient de considérer ici comme une conséquence de la dignité acquise par le passé. Pour Germain, la dignité héritée de ses parents doit ainsi être confirmée et affichée, jusqu’à l’ostentation, par l’obtention de nouveaux mérites, en l’occurrence par le port de la toge, signe visible du statut d’aristocrate, et par la dignité incarnée dans le mérite politique. Pour le noble ou l’évêque d’Auxerre, ce mérite consiste en une contribution remarquablement concrète, par des dons ou des constructions par exemple, à la res publica, à la chose publique, ou à l’Église locale46. Les mêmes notions, dignité et mérite, sont retenues pour la militia de Germain, c’est-à-dire au moment de sa carrière civile. La res publica, en l'occurrence l’État, l’envoie en Gaule pour y exercer « l’éminente fonction de duc et la dignité (dignitarem) du pouvoir

43 Werner, Naissance de la noblesse, p. 266.

44 « Exonerate filii karissimi iaculis manus, et arma ex humeris uestris reiicite, et sic domum Dei ingredimini,

quoniam haec domus est orationis […] Satagere te oportet, uenerabilis frater, quo incontaminatum atque immaculatum custodias honorem a domino tibi commissum […] Hic beatissimus pontifex basilice sancti Stephani prothomartyris agrum nobilissimum, cui Varciacus nomen est », GEA, Germain, p. 32-33 et 36-37.

45 « Tantumque apud Romanos dignitatis, potestatis et glorie adeptus est munus, ut etiam togam mereretur »,

GEA, Germain, p. 30-31.

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plénier47 ». L’épisode de la conversion de Germain, de son entrée dans le clergé, souligne, non seulement, de manière explicite, par les titres employés, le passage à une famille spirituelle, mais aussi la nécessité de préserver l’honor. Celui-ci est essentiel pour le noble puisqu’il constitue le fondement d’une reconnaissance sociale rendue à son statut et son autorité : « Il faut t’efforcer, vénérable frère, de garder sans souillure et sans tâche l’honneur (honorem) que Dieu t’a confié; sache en effet qu’à ma mort le Dieu tout puissant te confiera la charge pastorale48 ». Enfin, c’est toujours cette reconnaissance publique qui rend Germain digne de remplir la charge épiscopale, laquelle est désignée dans les GEA par le terme d’officium, c’est-à-dire qu’il s’agit d’un service public royal49.

La notion de familia est également bien développée chez Aunaire, dont la notice est celle qui fournit le plus de détails sur le réseau familial : outre son père Pastor et sa mère Ragnoara, on sait ainsi que son frère, Austrène, est évêque d’Orléans, et que son neveu, par sa sœur Agia, est Loup, archevêque de Sens. La notice décrit également la jeunesse d’Aunaire passée à la cour de Gontran, roi de Bourgogne : « Encore adolescent, le très saint pontife vivait au palais du seigneur roi Gontran – il était en effet de très noble lignée (genere nobilissimus) – lorsqu’il fut enflammé par la grâce de l’Esprit Saint et délaissa le roi terrestre pour demeurer dans le royaume céleste avec le Roi éternel50 ». Ce processus de retournement de la nobilitas permet d’insister sur la valeur de la conversion de l’évêque noble dont le mérite royal (regem terrenum) est transformé en mérite ecclésial et éternel (regno celesti […] aeterno rege). Le texte enchaine par le séjour d’Aunaire auprès de saint Siagre, évêque d’Autun, éminent dans le domaine spirituel. Il reçoit de ce dernier « tout le savoir et toute la formation qui convenait à un homme apostolique51 ». Par la grâce de

47 « Sicque eum respublica transmisit ad Gallias, ut illic culmen ducatus tociusque potestatis obtineret

dignitarem », GEA, Germain, p. 30-31.

48 « Satagere te oportet, uenerabilis frater, quo incontaminatum atque inmaculatum custodias honorem a

domino tibi commissum. Scito nanque quia me decedente omnipotens Deus tibi pastorale commisit offitium »,

GEA, Germain, p. 32-33.

49 Werner, Naissance de la noblesse, p. 177.

50 « Hic beatissimus pontifex, cum moraretur adolescens in palatio domni Guntranni regis (erat enim genere

nobilissimus), Spiritus sancti gratia afflatus, reliquit regem terrenum, ut in regno celesti cum aeterno rege maneret », GEA, Aunaire, p. 64-65.

51 « Exinde sanctum Siagrium Augustudunensem episcopum expeciit, qui tunc in Dei rebus pecipuus

habebatur. Quem ipse nimio cum amore suscipiens, tanta eum eruditione et disciplina instruxit, ut uirum decebat apostolicum. », GEA, Aunaire, p. 64-65.

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21 Dieu, il grandit alors « en mérite (meritis) et, rempli de l’Esprit Saint, il fut institué évêque de l’Église d’Auxerre52 ». Cette notion du mérite est répétée dans la phrase suivante, quand Aunaire, au moment d’accéder à la charge d’évêque, de recevoir l’officium, « rayonnait (florebat) en mérite (merito) et en sainteté (sanctitate)53 ». La notion de l’épanouissement, que l’on retrouve dans l’usage du verbe florere, est, elle-aussi, immédiatement reprise par les auteurs : « Une fois devenu évêque, saint Aunaire commença donc à rayonner (florere) en vertus et à briller par ses miracles54 ». Or, la floraison est utilisée dans la littérature chrétienne comme une manière de représenter l’idéal de l’épanouissement spirituel, notamment à la suite de la conversion, au sein de l’Église55.

À l’évocation de la noblesse par les rédacteurs des notices sont aussi attachées les vertus et les qualités. À la suite de l’accession d’Aunaire au siège épiscopal sont donc énumérées les vertus : « la qualité de son amour pour ses concitoyens, sa diligence envers les clercs, […] sa constante libéralité envers les pauvres [et] son grand souci des saints56 ». Plus loin, la même articulation entre noblesse et vertus demeure, notamment avant d’énumérer les donations effectuées à l’Église locale : « Étant de très noblesse (genere nobilissimus), Aunaire, ce très saint homme semblable aux anges, fit sur ses biens propres de très grandes donations au Dieu tout-puissant et il en fit héritière la sainte Église57 ». Didier, le successeur immédiat d’Aunaire, contribue également à définir le modèle du noble évêque idéal : « Il était de grande noblesse (uir nobilissimus), très pacifique, attaché au clergé et à toute la sainte religion58 ». La suite de la notice évoque par ailleurs sa proximité du pouvoir royal ainsi que le soin de Didier pour sa familia enterrée au monastère Saint-Amand et pour

52 « Diuina igitur gratia fauente, crescentibus meritis Spiritu sancto repletus, aecclesiae Autissiodorensi

constituitur pontifex », GEA, Aunaire, p. 64-65.

53 « Ibique ipsa die sacre festiuitatis beatissimi Germani, pridie kalendarum augustarum, in eadem basilica

episcopatus suscipiens, officium, merito cum sanctitate florebat », GEA, Aunaire, p. 64-65.

54 « Hic itaque sanctus uir Aunarius iam factus episcopus cepit uirtutibus florere, miraculis coruscare »,

GEA, Aunaire, p. 66-67.

55 Jean-Claude Bonne, « Le végétalisme dans l’art roman : naturalité et sacralité », dans Agostino Paravicini

Bagliani (dir.), Le monde végétal. Médecine, botanique, symbolique, Sismel, Edizioni del Galuzzo, 2009, p. 100-102

56 « Qualis amor in ciuibus, que diligentia in clericis et in pauperibus, quam fidelissimus dispensator, quam

magna cura fuerit illi in sanctis […] », GEA, Aunaire, p. 66-67.

57 « Is quoque uir angelicus, beatus Aunarius, cum esset genere nobilissimus, maxima dona predorium

suorum Deo omnipotenti obtulit, quibus et heredem sanctam fecit aecclesiam », GEA, Aunaire, p. 82-83.

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« ses saints prédécesseurs Germain et Amâtre », en enrichissant le monastère concerné « d’offrandes prestigieuses (honestis donariis) et […] de très vastes domaines59 ». La notice de Vigile poursuit dans le même sens de la distinction de la noblesse, désignée dans les GEA comme les « insignes de ses vertus60 » : « C’était un homme de naissance noble (genere nobilis) et d’une sainteté admirable. Ainsi, entre autres marques distinctives de sa valeur (uirtutum suarum insignia), il fit construire dans le faubourg de la cité d’Auxerre un monastère, qu’il dédia en l’honneur de sainte Marie mère de Dieu, après l’avoir enrichi de nombreuses offrandes, […]. L’entourant d’un mur, il en fit un monastère d’hommes et ordonna qu’il y eût là en même temps un hospice pour les pauvres61 ». La vertu de la noblesse des évêques d’Auxerre se manifeste aussi dans le soin et l’entretien des pauvres. On la retrouve chez Héribald qui est qualifié de « mirabiliter singularis » dans le réconfort des pauvres. En latin médiéval, l’emploi du nom mirabile, qui se traduit par « miracle », fait explicitement référence à la sainteté de l’action portée envers les pauvres et traduit ainsi l’importance que lui accordent les GEA.

La noble ascendance et le mérite personnel dont témoignent les évêques Germain et Aunaire caractérisent ceux-ci au regard de leurs familia respectives, lesquelles conservent leurs liens avec la monarchie en place. Les évêques d’Auxerre intègrent effectivement l’entourage royal et ils se situent parmi les personnages les plus importants de la cour, ce qui constitue une spécificité franque par rapport aux différents royaumes du haut Moyen Âge. Parmi les aristocrates francs, la charge épiscopale vient alors couronner un cursus

honorum réussi, une carrière des honneurs à l’intérieur de laquelle survivent différentes

fonctions romaines du Bas Empire, parfois jusqu’au IXe siècle62. En obtenant une charge épiscopale, les aristocrates francs visent l’obtention d’un honor correspondant à la dignité affichée par leurs familles respectives. Pour ce faire, tel Aunaire, les jeunes aristocrates sont présentés à la cour royale par leurs parents et ils reçoivent de celle-ci la formation

59 « honestis donariis et maxima fundorum dote perornauit », GEA, Didier, p. 84-85. 60 « uirtutum suarum insignia », GEA, Vigile, p. 114-115.

61 « Nam et genere nobilis extitit, et sanctitate preclarus. Inter cetera namque uirtutum suarum insignia, etiam

monasterium in suburbio ciuitatis Autissiodorensis construxit, quod pluribus ditatum muneribus, […] in honore sancte Dei genitricis Marie dedicauit. Quod etiam muro circumcingens monachorum esse constituit, simulque xenodochium pauperum ibidem esse precepit », GEA, Vigile, p. 114-115.

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23 appropriée qui les prépare à la militia et à l’officium, le service public royal, désigné à plusieurs reprises comme tel dans les GEA63. Considérant son statut prédominant dans la société franque et l’influence inévitable du christianisme, l’adoption de la charge épiscopale par l’aristocratie franque entraine des changements profonds au sein de la militia, en particulier au moment de la conversion, alors que l’évêque passe de la militia imperii à la

militia Christi64. Les exemples en ce sens abondent dans les GEA, notamment chez Amâtre. La notice de ce dernier contient un développement important sur ses origines et son passé. Elle raconte comment le jeune homme, issu d’une famille « très noble », est contraint d’épouser Marthe, une fille d’ « égale noblesse »65. Au moment où Amâtre doit se marier, l’évêque Valérien lui impose la bénédiction diaconale en lieu et place de la bénédiction conjugale et le successeur de Valérien, Élade, accède aux demandes d’Amâtre et Marthe en tonsurant le premier pour en faire un clerc et en introduisant la seconde dans une communauté de moniales66. En rédigeant la notice d’Amâtre, les auteurs prennent par ailleurs la peine de faire allusion une troisième fois à cet épisode du passage de l’état séculier à l’état clérical. Une telle insistance, que l’on ne trouve nulle part ailleurs dans les GEA, montre bien l’importance accordée à cet exemple particulier – auquel s’ajoute également un épisode miraculeux sur la vision d’un ange qui apporte deux couronnes, un signe triomphal, au jeune couple qui a préféré au mariage civil une union avec Dieu. Cela permet en fait de montrer à quel point la nobilitas, aussi positive soit-elle dans les GEA du point de vue de la distinction sociale, doit être retournée, dépassée, transformée et abandonnée au profit d’une communauté spirituelle.

Cette transformation positive fait également partie de la notice de Germain, le successeur d’Amâtre, laquelle comporte un passage élogieux et synthétique sur le sujet :

Incapable de résister à leurs vœux, Germain reçut le sacerdoce trente jours après la mort de saint Amâtre, malgré lui, contraint et forcé, mais soudain complètement transformé (mutatur ex omnibus) : voilà la milice du monde désertée (militia mundi) et

63 Werner, Naissance de la noblesse, p. 172-179.

64 Gauthier, « Le réseau de pouvoirs de l’évêque », p. 198.

65 « cum esset genere nobilissimus, coactus est a parentibus desponsare puellam simili nobilitate pollentem,

nomine Martham », GEA, Amâtre, p. 22-23.

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