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Femme de Crète, et, Souvenirs et filiation dans Le temps-- de G. Roy

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(3)

Femme

de

Crète et

Souvenirs et filiation dans Le temps O H deG.

Roy

par

Renée HOUDE

Mémoire de maîtrise soumis àla

Faculté des études supérieures et de la recherche en vue de l'obtention du diplôme de

Maîtrise èsLettres

Département de langue et littérature françaises Université McGill

Montréal, Québec

Octobre 1999 ©Renée Houde 1999

(4)

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(5)

Résumé

La partie fiction de ce mémoire est le récit d'un voyage en Grèce où il est question de séparation, de souvenir, d'identité.

La partie critique porte sur le souvenir et la filiation dans

Le temps qui m'a

manqué de Gabrielle Roy et consiste dans l'analyse de quatre souvenirs : la

maison de sa mère, le col de satin, les médailles et les mouettes. L'un parle de continuité et d'identification (la maison de sa mère) ; d'autres, comme le col de satin qui masque l'ourlet inachevé, et les médailles qui expriment la redevance, illustrent une filiation basée sur le manque. Enfin, le souvenir des mouettes semble opérer une synthèse des aspects positifs et négatifs de la filiation entre la mère et la fille, la fille s'éloignant de la mère (mouvement de rupture), pour réaliser le rêve de liberté de celle-ci (mouvement de continuité) devenu le sien.

Abstract

The initial part of this M.A. thesis is a fiction describing a travel ta Greece ; it deals with separation, memories and identity.

The following partis an essay on memories and filiation in

Le temps qui m'a

manqué, by Gabrielle Roy. Four reminiscences will be scrutinized : her

mother's house, the satin collar, the medals and the seagulls. The first one is about continuity and identification (the mother's house) ; the second and the third ones, the satin cailar masking the unfinished hem, the medals relating ta owing, illustrate a filiation based on want. Lastly, the memory of the seagulls synthesizes the light and the dark sides of the mother-daughter filiation, the daughter leaving her mother (rupture) to fuIfill her mother's as

(6)

Je suis reconnaissante à monsieur Yvon Rivard, directeur de ce mémoire, d'avoir pris le temps de me lire et de me faire part de ses commentaires à un double titre, celui de créateur et d'écrivain et celui de professeur de longue expérience.

Je

le remercie de m'avoir guidée avec enthousiasme et patience au cours de mes recherches et d'avoir partagé avec moi son amour de la littérature etsa passion pourla création sous toutes ses formes.

(7)

Première partie: Femme de Crète

Deuxième partie:

Table des matières

2 3

52

Souvenirs et filiation dans

Le temps qui m'a manqué

de Gabrielle Roy 53

Introduction 55

A. Une filiation positive 61

B. Une filiation basée sur le manque 70

C. Par-delà la filiation ambivalente, une émancipation coûteuse 78

Conclusion 82

(8)

(9)

(10)

Nans

TJivons à l'intérieur d'une

histoire

que nous n'avons pas

écrite.

(11)

1. La traversée

La réalité est claire: je m'en vais en Crète. C'est cela que j'ai voulu depuis de nombreuses années. C'est cela que je veux. Pourtant, de savoir que tu m'as donné rendez-vous au barde l'aéroport d'Athènes, d'anticiper le plaisir sans borne que sera le mien si, par chance, nos avions se croisent dans les délais horaires planifiés, ceci chambarde toutes mes perspectives. Je ne sais plus si je m'en vais en Crète ou si je viens à ta rencontre. L'avion vole déjà à haute altitude, il avance dans un océan de ouate, plus semblable à un gros bateau qu'à un oiseau.

J'ai

peine à m'imaginer que nous sommes dans les airs. Au moment où mon regard se pose sur l'aile d'acier, je me rappelle que nous volons vers Athènes.

Le verrai-je? Combien de temps durera cette traversée?

Le

temps

se

crispe et je suis rivée à une demi-heure ou une heure qui risquent d'être escamotées par un caprice des manoeuvres aériennes! Ce rendez-vous-Ià brouille les cartes. TI modifie le jeu. Mon voyage est reporté àplus loin. A ailleurs. A plus tard. Une seule chose compte : il se peut que je te voie. L'avion frappe des poches d'airet traverse un zone de turbulence.

Comme il aurait été agréable de faire la traversée avec toi! Ton épaule est là mais je ne peux

pas y

appuyer ma tête. Ta tête est là, même que j'y cogne la mienne au moment où, par fatigue, je change de posture cependant que je me tiens raide, adossée à la banquette, la tête dans un geste d'abandon retenu où elle parvient, bon gré, mal gré, à se tenir à la verticale. Dans cette atmosphère d'oxygène fabriquée sur mesure - j'ailu dans une revue qu'il ya moins d'oxygène par pied cube en deuxième classe qu'en première - je réLTlvente l'odeur de ta peau et, pendant quelques secondes, je m'y abîme comme en unparfumfugitifchargé de taprésence : la paresse de mon odorat me choque. Ta peau, moelleuse et légèrement moite, ne surgit pas au milieu de la senteur âae-douce. Le constat d'absence a la cruauté du verdict

(12)

«Peut-être qu'il ne sera même pas là!»

Un jeune couple s'est endormi. Elle a la tête posée sur sa poitrine. Pour moi, il n'ya plus de corps où je puisse atterrir; tel un hélicoptère qui survole la ville, je tourne en rond dans le fracas de ma vie.

A un moment donné, je croise le regard de Louise. Elle me sourit à travers sa peine contenue. Je suis sensible àla maîtrise de ce geste.

- Tu aurais aimé ça prendre tes vacances avec Jacques, lui dis-je.

C'est bien évident. Comment n'y ai-je pas pensé plus tôt? Je le savais pourtant. Je l'avais pressenti

sans

me laisser imbiber par tout ce que cela pouvait signifier pour elle. A Mirabel, elle avait le coeur gros de quitter son Jacques pour tout le mois de juillet.

il est difficile, pour moi qui suis seule, de comprendre que deux personnes qui s'aiment consentent àse séparer. Je ne pensais pourtant

pas

comme cela quand je vivais avec Benoit. Le temps où l'on peut être ensemble est si court. Pourtant je sais bien qu'on ne peut

pas

toujours être

ensemble

et que précisément, à trop être ensemble, on ne l'est plus du tout. la retraite et la solitude sont nécessaires. Tout est une question de paradoxe, de contraste, de dosage: unlieu de vacances permuté enlieu de travail n'est plus le même. Voir les choses autrement...comment en arrive-t-on à cela? On se meut à l'intérieur de notre perception comme si c'était une lunette

sans

prescription. Mais il Ya toujours une prescriptiondans la lunette: il suffit d'un événement de la vie pour s'en rendre compte. Les mille fois où j'ai marché, ma main dans celle de Benoît, je n'ai jamais soupçonné que d'autres hommes 0 U

(13)

2. L'aéroport d'Athènes

Je suis dans le bar d'Athènes. J'attends. Louise qui est partie à la place Syntagma. Guillaume qui m'a donné rendez-vous ici. Assise à une table, je bois un café et j'écris. fi n'était pas là à ma descente d'avion.

n

ne m'attendait pas. Je suis lasse, déroutée que je suis par cette journée qui s'est substituée à ce qui aurait dû être ma nuit: il manque un maillon dans le collier de mon temps. En moi gargouille un chaos de sensations et d'émotions quej'ai peine à ressentir tellement la somnolence m'engourdit. Ma confusion serait grande sans ces deux points de repère qui en ressortent comme d'une lente et vaste cacophonie: je m'endors, j'attends. J'attends tout autant que je m'endors.

Je

m'endors tout autant que j'attends.

Comment ai-je pu croire qu'il serait là à m'attendre? qu'il se rendrait plus tôt pour me voir? Je m'en veux d'être là et l'exaspération se mêle à la déception. Je l'attends.

Je me vomis de constater quelle place, quelle immense place, je fais à Guillaume dans ma vie. J'entends la voix de Renée Claude: «Toutes portes ouvertes, en plein courant d'air,je suis une maison vide, sans toi, sans tob).

Apprentissage millénaire qui traîne dans chacun de mes gènes, depuis mon petit orteil- sur lequel il ya du poli à ongles jusqu'au lobe de mon oreille -percée bien sûr comme le rocher...des millénaires d'érosion et de conditionnement qui, à notre insu, préludent à l'expérience d'être une-maison-vide-sans-toi- sans-toi.

«ça comble un vide, m'a-t-on dit Çasert sans doute à ce1a...Un vide comblé par un fantôme! Oui, c'est cela. Pourtant ce matin, avant de me rendre à Mirabel, je suis allée dans l'appartement de ce fantôme!

J'ai

arrosé les plantes de ce fantôme et j'ai mis des croissants dans le frigo de ce fantôme! J'espérais recevoir une dernière carte postale pour confirmer notre rencontre à l'aéroport d'Athènes.

(14)

Athènes....La Crète....tout s'embrume. fi n'ya que lui. Lui. Lui. Ca suffit! C'est ridicule d'ainsi et d'autant attendre quelqu'un. J'aspire à le rencontrer. J'ai hâte de le voir.

J'ai

hâte de l'avoir

vu.

Le voyageen Crète s'estompe devant le plaisir d'être avec lui. Je m'en veux d'ainsi l'attendre. Je suis fébrile et fatiguée. Je ne veux pas que les émotions grossissent en moi et me fassent pleurer. Je m'endors trop pour cela. Je l'attends trop pour cela. Peut-être qu'il va venir. Je regarde ma montre. Dix heures quinze du matin, heure d' Athènes. Trois heures quinze, heure de Montréal. Son avion pour Montréal décolle seulement à midi. Peut-être qu'il va venir! Peut-être qu'il ne viendra pas!

...

Neuf heures du soir, à Héracleion, dans le lit de l'hôtel Poseidon, avec au doigt une bague en provenance de Pythagorion offerte

par

mon fantôme à l'aéroport d'Athènes. fi était là.

TI semblait heureux. Excité. Fébrile. Content. Amoureux aussi.

3. Les clefs d'Ulysse

Tu m'as donné les clefs de ta maison. Tu me donnes les clefs de ta maison. Moiqui ai tant rêvé d'aller chez toi, voilà que je peuxm'y rendre à volonté. J'ai en mains les clefs de ta maison. C'est toi-même qui me les as laissées. La réalité nargue parfois les rêves et pas toujours à perte!

Tu me donnes les clefs de ta maison en ton absence comme s'il fallait que je t'apprivoise quand tu n'es pas là. C'est bien l'impression que j'ai à certains moments. Tu me laisses entrer chez toi quand tues parti. C'est bien toi,

ça!

Tu ne t'imagines tout de même pas que je vais me rendre chez toi pour arroser les plantes comme j'irais chez quelqu'un d'autre. De passage. Je me

(15)

rends chez toi - dans ton taudis comme tu dis - un peu comme je m'étais rendue à cet endroit censé être le site de l'Académie, désireuse de m'imprégner des lieux où avait déambulé Platon. En pèlerinage. Une âme de Pénélope en sus.

Étrange ce besoin de respirer quelqu'unà travers ses choses qui fait appel à ce qu'il

y

a de plus physique dans l'âme.

Qui m'a raconté qu'en l'absence de sa mère, un bébé avait refusé de prendre son boire et que pour l'aider à prendre son biberon, l'infirmière avait enrobé le biberon dans le soutien-gorge de la mère ; les odeurs avaient apaisé le nourrisson etil s'était mis à téter.

Étrange mon goût de me vêtir de ton appartement comme d'une de tes chemises, comme si cela me permettait de te connaître de l'intérieur. A croire que de toucher tes choses est un geste analogue àmettre la main sur ton coeur et que cela pourrait me commUIÙquer les battements de ta vie. D'avoir accèsà tes choses, c'est un peu toucher ta peau. Je demande àchaque chose de me parler de toi, de me révéler quelques secrets qu'elle garde depuis longtemps pour la femme que tu aimeras et qui t'aimera. Car elles doivent avoir hâte, tes choses, un peu comme ta vieille mère, qu'enfin tu sois heureux. En amour. Heureux. Elles doivent bien avoir hâte, tes choses, que tu cesses de te prendre pour un bouchon de liège qui se laisse porter par le courant, sans foi ni ardeur.. Elles doivent être malheureuses, tes choses, de te voir revenir désolé, après le travail comme après les amours, le coeur cadenassé à double tour.. Mais peut-être le savent-elles, tes choses, quel sort te contraint à vivre en demi-teintes et en demi-mesures! Peut-être me le cliront-elles, tes choses, où se cache la clef quand je leur aurai confié ce qu'elles ne mettront pas longtemps à comprendre.

(16)

C'est la lampe au-dessus de tonlit,celle que tu as fabriquée de tes mains, qui, la grande bavarde, parlant au nom de toutes les autres (elle a insisté là-dessus) m'a dit sur un ton d'oracle:

- De son propre chef Ulysse remettra les clefs de sa maison à Ariane pour qu'elle yvienne en son absence et ainsi la bobinette cherra.

4. Bon voyage!

Tu as voulu partir seul, et je t'ai aimé pour cela.

Pourtant j'ai envie, comme à chaque jour, d'être là à même toL Sans compromettre ta solitude. Sans altérer tout ce que tu veux pour toi. Pour mon plaisir. Alors j'ai glissé la lettre qui suit dans ton bagage.

Dans l'interstice qui existe entre moi et moi, le long de ma solitude pleine et vive, je me glisse et maraude, m'apaise et me retrouve. C'est là, dans cette chambre blanche qui existe en chacun de nous, dans cet espace qui t'est le plus intérieur et le plus intime que je m'insinue doucement, hors de ton consentement, sans appel ni demande, si doucement, que le souffle me manque à ne pas vouloir t'effaroucher, toi, mon plus farouche et mon plus sauvage, et je m'avance d'un pas déposé et retenu et m'approche et m'inftltre telle une eau de source en mal de frayer son parcours.

Cette exigence de venir là, comme si j'étais sous l'emprise d'un sortilège, je ne peux IÙla discuter ni la combattre, à peine en convenir tant elle d~etoutes

mes décences et mes convenances. Je suis indécente d'ainsi m'immiscer dans ta chambre blanche, faufilée comme je le suis au milieu des îles grecques.

J'ai

envie de me parler à toi-même (comme on dirait de se parler à soi-même). Enton absence, puisque tu n'es pas là de plein

gré

et en toute aisance.

(17)

Tout bas. Et tout crûment. Sous les feux de cette attention nouvelle où après tant de tergiversations, je consens àm'adopter.

J'ai

envie de te parler à moi-même (comme on dirait de se parler à soi-même). En ta présence, c'est-à-dire de cette manière où, sans trop y être pour quelque chose, tu m'atteins, me touches et me rejoins àces niveaux et à ces profondeurs où il n'y a vraiment rien à comprendre.

Heureux qui, comme Ulysse, fait un beau voyage!

Même si tu es déjà parti, je te souhaite un bon voyage, moi qui suis soulevée par tous les sentiments qui virevoltent en moi comme des vents de juin, variés et sporadiques, intermittents mais constants, porteurs de chaleur, de douceur et de force vraies et instables. Ce ne sont pas les vents de juillet qui sont plus habitués aux longues clartés, aux nuits écourtées, à la fraîcheur plus rare. Ce sont les vents de juin qui montent et s'élèvent puis se calment et s'adoucissent, s'amusant de leur force nouvelle, et tel un cerf-volant dont le port d'attache est une main d'enfant et qui prend toute sa liberté et toute sa puissance dans le longfilqui l'y rattache, je me laisse porter puis m'élance et plane sur mon air d'aller, confiante que ces vents me sont utiles et bienveillants. Qu'ils me soient favorables étant désormais une certitude. Je te souhaite bon voyage comme si j'avais le pouvoir de faire advenir l'été grec, de l'appeler ou de l'inventer à cette seule fin : te l'offrir. Mais il est là, tout là, indépendamment de moi et hors de moi. Irrémédiablement hors de moi. Je persiste à te l'offrir, cet été grec en le faisant passer par le creux de mes mainscomme si de le goûterà même le sel de ma peau, pouvait faire de ton plaisir une joie heureuse et sensuelle. Je veux que mes voeux se faufilent entre toi et toi pour qu'à travers eux, comme un philtre magique, tu puisses apprécier ces ciels d'une lumière sans compromis, ces terres hors du temps, une fois, seulement une fois, et ton être à toi et combien il est précieux et combienilest avide, et que tusaisisses, une fois pour toutes, ton être àtoi, et combienilest doux et combienilestsauvage, et que tugoûtes, une première

(18)

fois peut-être, ton être à toi : toi, seulement toi et tout toi. Et que tu le comprennes, avec émotion, du plus loin que la mer s'enracine et du plus loin que le soleil éclabousse, sans douter, sans rougir, sans bouder, sans que je sois là.

Car cela se passe uniquement entre soi et soi.

C'est cela que je te (me) souhaite quand je te (me) souhaite bon voyage.

5. Héracleion

Je longe la rade du vieux port. Je saute d'une roche à l'autre. Un sloop allemand d'une vingtaine de pieds amarre au quai. Pierre ronde. Pierre sauvage. Grosse pierre rectangulaire tombée du vieux rempart vénitien. Nous sommes comme ces roches. D'aucune importance pour personne, hormis pour soi et pour quelques rares proches.

Je ne t'ai pas vu me quitter hier à l'aéroport et je cherche encore ton regard. J'ai dû nier le fait que tu partais. Je

me

souviens seulement que j'ai appuyé ma tête sur ta poitrine. Je te cherchais de partout, de chaque pore de ma peau tandis que ma tête était obnubilée par mon horaire d'autobus.

Ce sentiment que j'éprouve pour toi et surtout cet autre sentiment qui commence à poindre de toi à moi et que je m'applique à distinguer comme ces montagnes de Crète en ce jour de lumière tamisée et diffuse, serait-il analogue à ce roi au lis si ingénieusement reconstruit par Evans et ses peintres? Envoyant cette fresque reconstituée dans les tons d'ocre, de noir et de bleu turquoise, je me suis demandé jusqu'où le dessin d'Evans n'était pas le produit de son imagination. Se pourrait-il que le roi au lis ait à la fois autant d'existence et

par

ailleurs peut-être autant d'inexistence, reproduit qu'il est dans tant de livres même s'il n'a sans doute jamais existé? Se pourrait-il que la perception humaine soit à ce point tributaire du désir humain? Je

(19)

t'aime et ma volonté que tu m'aimes est prête à interpréter tes gestes, ce rendez-vous àl'aéroport d'Athènes, ce regard, ces regards, cette bague à mon doigt, comme autant d'expressions de ton amour pour moi. Ma peur et mon désir sont antagonistes. Et s'il fallait que, au coeur de tout cela, tu ne m'aimes pas? Cette pensée me bouleverse.

Le soleil glisse sur le contour des montagnes pour enfin, repu, s'y cacher dans toute sa rutilance. La lumière restante descend lentement sur les roches de la rade.. Le moteur d'un bateau de plaisance en provenance de Panama pétarade; ce bruit est aussi incongru que ceux d'un tambourin en plein coeur d'un quatuor àcordes. Je regarde les voiliers.

Les vagues frappent les remparts. J'entends les battements de la mer ou serait-ce le ressac de mon coeur? Aurai-je la patienserait-ce des forserait-ces d'érosion

qui

transforment les roches de

la

rade d'Hérac1eion?

Si

l'eau vient à bout du métal, ces sentiments que j'éprouve devraient bien le rejoindre.

Une fois de plus je pense à toi. Comme je voudrais que tu sois là dans cet espace où je suis, heureux d'être là, voulant être là. Je te cherche. Je t'invente àmême mon désir de toi. Tout n'est-il que besoin, besoin insatiable, en cette affaire? D'un côté, tout n'est que besoin, besoin immonde, gigantesque, inassouvissable. D'un autre côté, tout n'est pas que besoin, je le vois bien, je le sens bien à la manière dont mon coeur a cogné quand je t'ai vu entrer dans l'aéroport d'Athènes. Car je t'ai vu entrer. Foudroyée, du regard je t'ai suivi de dos. Mon coeur martelait comme dans les moments les plus critiques d'un film - ou d'une vie. TU ÉTAISLÀ. Je te voyais.

Tu t'es assis àune table. Tu parlais beaucoup, débordant d'exubérance. Tant de soleil imprégné dans ta peau ne pouvait que se répandre. Je te regardais, appliquée àétirer ce moment, consciente de déjouer le temps qui ne peut que courir ou couler mais jamais s'arrêter. Je me suis approchée de la tableoù tu étais assis etj'aisilencieusement déposé mes bagages par terre.

(20)

Préoccupé tout ce temps de changer la lentille de ta caméra, convaincu par ailleurs que mon avion n'était pas encore arrivé, tu ne te doutais pas que je me tenais là dans ton dos.

J'ai

mis mes mains en bâillon sur tes yeux. Entre ce moment et le moment suivant où tu as dit : «Qui est-là?», mes mains tremblaient tandis que mon coeur n'avait pas cessé de battre. J'ai répondu: «Les joyeux troubadours», tentant plus ou moins habilement de dissiper ma trop grande émotion. La tienne aussi était vive. Ton excitation et ton plaisir étaient flagrants. «Je savais qu'on se verraitici», as-tu dit.

Spontanément tu t'es éloigné de la table pour m'entraîner à l'écart. Ton oeil brillait.. Plus volubile que jamais tu m'as parlé de ton voyagé, le temps de retracer ton itinéraire. Puis tu as sorti un petit paquet de ta poche :«J'ai pensé à toi à Pythagorion.»

Ton avion décollait vers Montréal; tes vacances étaient finies. Les miennes commençaient.

6. Les couroi

Au musée d'Héracleion, mon érudition eSt à la baisse. Mes yeux ont des mains. Mon envie de toucher déloge mon goût de savoir. Je regarde avec des yeux tout différents les «couroÏ», ces sculptures de jeunes hommes reproduits dans la posture qui les caractérise, la jambe gauche légèrement avancée, les bras abaissés le long du corps. Mes yeux ont des mains. Je m'amuse àdeviner les différentes musculatures, les différentes sortes de peaux sous les marbres et les plâtres etàintuitionner le monde intérieur que ces corps recèlent.

Je pense - c'est un terme impropre -à Guillaume. Lamémoire de mes mains tantôt me satisfait, tantôt me fait défaut Du temps de mon mariage, je n'avais jamais entrevu, encore moins soupçonné, la solitude physique des femmes (et des hommes) divorcées. Je m'ennuie. J'aspire à être étendue àton côté et à

(21)

être avec toi, de toutes les manières, dans un espace où le temps ne nous serait pas compté. J'aspire à un lieu où mon désir pourra lentement se déposer, oùenfmje pourrai te toucher,à satiété et à ma guise, et non de peur comme ce fut le

cas

presque chaque fois. Moi qui me cherche tant et qui te forge pour mieux me trouver.

Je pense à Guillaume au point où cela m'embête. Moi, femme, je ne sais donc pas exister sans l'amour d'un homme? N'apprend-on

pas

aux petits

garçons

à devenir quelqu'un, et aux petites filles à se trouver quelqu'un? Comment décanter Le poids du rêve et le poids de la réalité dans cet amour-là?

Je déambule dans les salles, me laissant happer par les couleurs et par les formes, étrangère àces gens qui, loin de s'approprier leur regard, le diluent en faisant photo sur photo sans oeil intérieur. Mon troisième oeil, je le porte en pLein coeur et je tente d'ajuster ma propre lentille. Ceux

qui

s'embourbent dans le guide, bleu ou vert, parlant ou non, me paraissent encore plus risibles, tiraillés qu'ils sont entre le plaisir des sens et celui de l'information;illeur est impossible d'être convulsé par l'émotion.

Entendre ce qui prend forme en moi d'une manière impressionniste pendant que je me laisse porter par mon regard. Recomposer ma fresque intérieure. C'est la tâche qui m'importe et je me fous que cela n'aille pas dans les musées.

7. Freudine

fin'ya pas de hasard,il n'ya que des coïncidences. Tout est convergence àqui

cherche du sens. Je me retrouve en Crète, terre du labyrinthe, terre de luttes incessantes et obscures en dépit du soleil grec,à un moment où mes points de repères s'effondrent. Je suis en plein remous, ballottée et pétrie par toutes mes remises en questions. Quel dédale! Comparé aux méandres dans lesquels je

(22)

tâtonne, il ne serait pas étonnant que le labyrinthe m'apparaisse un jeu d'enfant.

Dédale. Freud. Deux esprits apparentés. A des millénaires d'intervalle, même type de construction surprenante, imprévisible, gigantesque et déroutante : de même que l'enchaînement des couloirs de Dédale, «homme des spirales, des entrelacs, des volutes infinies, l'anti-Euclide» Uacques Lacarrière) privilégie le plus long détour, l'énigmatique chaîne soi-disant libre des associations ouvre un univers de significations sans fin. fi faut un fil d'Ariane pour explorer l'un et l'autre.

A des millénaires d'intervalle, même risque d'égarement. L'inconscient, comme le labyrinthe, est un pays inextricable. Les multiples pièces adjacentes

à un mur unique et protéiforme renvoient à la surdétermination du sens. Toute incursion dans ce pays entraîne la perte des points de références habituels et l'inconfort qui s'ensuit, faire une psychanalyse étant en quelque sorte devenir fou sous contrôle. Heureusement, dans les meilleurs cas, la relation à l'analyste sert de fil d'Ariane!

Si proches par la pensée, Dédale et Freud le sont peu dans le temps. Freud a vécu deux millénaires après l'année zéro de la naissance de Jésus, et Dédale, un peu moins de deux millénaires avant puisque l'on croit que la civilisation crétoise s'étend de 2000 à1400 avant Jésus-Christ.

Concordance des temps ou diapason des siècles, la lente mise au jour (comment parler de découverte?) du Palais de Cnossos par l'archéologue Evans vers 1898 est contemporaine des textes

Die Traumedeutung

et

Der

Metapsychologie,

où Freud découvre les tessons de l'inconscient que sont les lapsus et les gestes manqués et s'évertue à les recoller tout en redessinant les topiques. Devant le travail théorique de Freud, comme devant celui des hommes de Sir Evans qui ont bariolé de couleurs vives, marron et noir, et de lignes géométriques saisissantes le palais de Cnossos, je me demande ce. que

(23)

serait un inconscient allégé de tels appareillages, ce que serait Cnossos hors de la main mise d'Evans.

Vengeance du temps ou ironie des siècles, d'architecte qu'il

a

été, du moins dans la légende, vêtu de la majuscule et du statut qui en découle, ce pauvre Dédale n'est plus que l'ombre de la construction enchevêtrée qu'il désigne pour la plupart de mes contemporains.

Ce serait un bon tour à jouer à Freud si la langue le ramenait à devenir un modeste substantif jusqu'à ce que oubli - ou inconscience - s'en suive! On parlerait alors d'une freudine, comme on dit une cantine - sorte de dédale historique.

8. La vie d'Ariane

Tout en me promenant dans le palais de Cnossos (construit à ma surprise sur plus d'un étage), je m'amuse à imaginer une journée dans la vie d'une Ariane qui ne serait

ru

la fille de Minos, ni la blonde de Thésée, mais une Crétoise parmi tant d'autres, etàreconstituer les pensées et les sentiments de cette femme d'un temps autre où l'on avait déjà trouvé les

secrets

de la canalisation des eaux de pluie de manière à faire des fontaines et des salles de bains.

La femme crétoise d'aujourd'hui, vêtue de noir, chuchotant dans les cuisines, se tient en retrait des activités mâles. Son existence est subordonnée à celle des autres, de tous les autres. Je n'ai rien à lui envier. Le cas de la Crétoise de la société minoenne est tout autre. Elle a accès au culte, prend part à la vie publique, fait du sport. La façon dont elle s'habille suggère un raffinement réel. Alors que les femmes grecques de la société athénienne classique se drapent dans un vêtement sans couture, mille ans plus tôt, les Crétoises portent des robes taillées et cousues ainsi qu'on peut l'observer sur les

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figurines, les fresques et les entailles. Leur corsage est souvent ajusté sous les seins, laissant la poitrine à découvert. Que leurs seins soient visibles a dû affecter l'imaginaire érotique de l'époque. Éros aime cacher pour intriguer, séduire.

Lorsque nous serons capables de déchiffrer les documents trouvés dans le palais du roi Minos, peut-être connaîtrons-nous un peu plus la teneur de leurs ambitions tant maternelles que politiques, tant cultuelles qu'amoureuses. Comment ressentaient-elles les choses, ces femmes qui ont une allure bien contemporaine? Étaient-elles tiraillées comme moi entre leurs vies de mère, de fille, d'amante, d'épouse, de prêtresse et de ménagère? On ignore encore la signification symbolique de la hache à deux lames tout comme de la double come, que l'on voit souvent dans la ville de Cnossos.

Je

me plais àpenser qu'il s'agitlà de la duplication des forces duelles quisont à l'intérieur de chaque homme et de chaque femme.

9. Le chemin du ciel

La terre est belle en Crète mais elle est difficile comme certaines terres du Québec rébarbatives à la colonisation - je pense aux terres du curé Labelle. fi faut vraiment composer avec elle pour en tirer quelque chose. La ténacité, la patience, l'endurance qu'elle exige des gens sculptent les rides de leurs visages. Les Crétois ont le visage sombre et ceci n'est

pas

imputable seulement à leurs nombreuses guerres.

ns

ont le visage sombre mais leurs bottes de cuir n'en sont que plus étincelantes et plus remarquables. Avec quelle fierté ils les portent!

Louise et moi sommes en route vers Sitia. Les routes en lacets font penser à la côte amalfitaine. Nous grimpons tellement - nous avons loué une Fiat 126-que j'ail'impression que nous avons mis le cap sur le ciel.

n

me semble que ce

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chemin-là va me conduire en Wl lieu où je pourrai palper le beau, le vrai et

le bien enfin accessibles au toucher, non plus théories philosophiques ou aspirations dissimulées au coeur de nos vies quotidiennes. J'ai l'impression de m'en aller au cieL Et le ciel c'est cette sensation de faire partie de quelque chose de plus grand et de plus gros que moi et de tellement beau.La terre. iln'y a qu'à s'arrêter dans les montagnes de la Crète pour savoir que nos rêves ne sont pas des chimères. Qu'il faut les suivre comme ces routes qui contournent les montagnes. Ne serait-ee que pour le plaisir que procure le parcours, ils nous mènent quelque part.

Nous traversons les plaines de Lassithi et leurs nombreux moulins àvents. La côte nord de la Crète est magnifique. La mer a mordu le littoral sans que les montagnes ne s'affaissent, toujours aussi pacifique et aussi royale, vêtue de bleue turquoise et de bleu marine comme elle l'est chaque jour ici. Je ne me rassasie pas de regarder le profd des montagnes, de scruter la ligne d'horizon. La Crète, long déploiement de crêtes. Je ne me rassasie pas de voir les vagues se refaire les unes après les autres. Le mélange de luminosité, de vent, de soleil, de montagne, de mer constitue une combinaison unique, cela même qui se nomme l'été grec et qui se perpétue avec force et simplicité.

Perdues au fond de la montagne, nous sommes arrêtées dans un café pour retrouver notre chemin. Les propriétaires parlaient uniquement le grec (moderne bien sûr); j'ai pris un papier et un crayon et comme je me souvenais de mon alphabet grec, j'ai écrit, en caractères grecs, le nom du village où nous voulions nous rendre. Les

yeux

du propriétaire se sont arrondis et, avec geste et dessin,ilnous a indiqué notre route.

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10. Reprise

Je constate que je suis amoureuse de Guillaume. A certains moments, cela m'affole, comme à l'aéroport d'Athènes où pendant quelques minutes je me suis imaginée qu'il n'allait jamais venir et que je resterais là, penaude, à l'avoir vainement et ridiculement attendu. Tout ce qu'il y avait en moi et que je juge si rare, si préàeux, devenait subitement inutile, insensé, hors de sa réponse, hors de sa présence.

Mais ce matin, de regarder une fois de plus la mer et les montagnes, de les voir si proches et si différentes, me rassure sur mes possibilités d'aimer. Ce qui me porte et me ramène vers lui me dépasse largement. C'est une sensation aussi forte que la fascination éprouvée sur une falaise de la côte, entre 5itia et Hagios Nicolaos. De quelque côté que je regardais, partout la montagne, saisissante, desséchée, imposante, et la mer, la mer grecque, bleue et turquoise, couverte de moutons. A mes pieds, du côté gauche, emmitouflé entre les pentes finissantes des montagnes, là où elles se rejoignent com~e

s'il y avait un endroit où les montagnes s'effondrent, dans leur creux, un petit village greffé en escalier. J'étais là et j'avais l'impression d'être happée par le paysage. TI y avait là, provenant de la mer, des montagnes, du ciel et du village, un magnétisme qui me donnait une sensation de vertige. Comme Ulysse, rai eu besoin de me boucher les oreilles et les yeux pour passer outre. Je comprenais qu'il ait eu peur d'être happé par quelque chose de trop beau, chant, paysage ou femme.

Il. Hagia Gallini

Je me suis levée tôt ce matin pour aller m'étendre au bord de la mer devant la pension de Madame Lousso Vassilikis.

J'ai

continué à somnoler là et je me suis endormie.

J'ai

été réveillée par mon propre cri. Je ne sais pas où j'étais mais quelqu'un tenait la hache à deux lames caractéristique de Cnossos, il la

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tenait brandie au-dessus de son épaule, prêt àla laisser choir sur mes mains qui étaient croisées l'une sur l'autre, couchées, comme sur une souche d'arbre, sur le couvercle fermé de mon piano àqueue.

Dans la scène précédente, je regardais par la fenêtre un petit lac recouvert ça et là de quelques feuilles d'automne ; sur le lac, il

y

avait une chaloupe verte, pas plus grosse qu'un jouet, tout en bois, sans personne dedans, sans enfant autour. J'avais cessé de jouer et je venais de fermer le piano. Dans la chaloupe, il y avait une rose en chocolat attachée par unfinruban rouge. Toute la journée, j'ai été habitée par une flaque de culpabilité répandue en moi comme une couche d'huile sur la mer.

Des mois plus tard, tu me demandais de quoi je me sentais coupable et je te répondais: «De rien précisément».

Telle est la culpabilité ontologique, la plus inconfortable car elle embrasse tout et n'est liéeà rien de précis: on se sent coupable d'être.

Je me suis calmée en regardant les vagues. Toujours différentes, elles reprennent le mouvement qui les mène au rivage et elles le refont avec beauté. La répétition et la monotonie ne diminuent pas leur force et leur vitalité.

12. Thira

Alkinoos était le père de Nausicaa, la jeune fille dont Ulysse est tombé amoureux. Aujourd'hui, éest le nom du traversier qui fait la navette entre

Kriti et Thîra. La mer est calme. Le sillage paraît encore plus blanc sur le bleu de ces eaux. J'imagine Guillaume appuyé sur la rambarde de l'Alkinoon. Je voudrais être sur ce pont et savoir que cette nuit je la passerai, mal couchée comme tous les passagers, entassée, recroquevillée contre toi, et qu'à ta

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manière, avec tes grands membres, tu te blottiras contre moi tout en m'enserrant

Une dame est assise àmon côté, la tête de sonfils posée sur sa cuisse. Je pense

à mes deux fils. Des débuts de caresses me montent aux mains ; elles sont prêtes àflatter leurs cheveux et àles serrer contre moi mais le mouvement reste sans ailes. Ces caresses figées sont de plomb.

En

regardant deux enfants quasi du même âge que les miens se baigner nus - pleins nus comme diraient mes fils - dans la mer Egée, la mémoire m'est venue du temps où nous formions une famille et j'aiété prise à la gorge comme on est pris d'assaut par ce désir d'être encore et ànouveau une famille.

Thira. Une presqu'ne. Un lac entassé dans le cratère d'un volcan. Presque impossible àimaginer: un lac dans le cratère d'un volcan de marbre et de schiste. Telle est Thira. Thira l'indescriptible. Thira la grandiose. Thira l'insolite. Thira la très belle ( la kallistè ainsi que la dénomment les anciens textes grecs, usant du superlatif de l'adjectif kallè, beau).

Le paysage est saisissant. La falaise est faite de lave, de ponce ou de cendres rouges. Les villages sont juchés tant bien que mal sur des échasses, là où le roc offre un peu d'adhérence. Les contrastes cohabitent. Le caractère abrupt de la falaise accentue le caractère coulant de l'eau. les ombres jetées par la lave mettent en évidence la blancheur du ciel et des maisons.. C'est un lieu de paradoxe entre le noir et le blanc, le vertical et l'horizontal, l'éternel et l'éphémère. Comment ne pas y voir un lieu de féminitude surtout si on se rappelle que l'histoire n'a jamais su si elle devait faire de nous, femmes, des saintes ou des sorcières!

Hier je me suis rendue à Akrotiri, dans le sud de l'ne. C'était la première fois que je voyais un site structuré par le zonage et les matériaux des archéologues. les fouilles systématiques ont commencé en 1967 ; on a découvert de luxueux bâtimentsà deux ou trois étages, décorés à l'intérieur de fresques remarquables représentant des scènes de la vie de tous les jours ainsi

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que plusieurs objets d'usage courant en céramique: le tout donne àpenser qu'ily a eu là un centre prospère important. Sans doute le site géographique de l'üe a-t-il contribué à ce qu'elle devienne un lieu de commerce ouvert aux apports des autres îles. La civilisation de la Crète a dû influencer Thiri: les femmes et les hommes ont entrevu d'autres manières de vivre et d'aimer, d'autres façons de construire les maisons et de dessiner les amphores. Ont-ils entendu parler de la double hache? du Minautore et du labyrinthe? Us devaient

y

vivre dans l'innocence des jours heureux lorsqu'un fléau a détruit la ville. On fait l'hypothèse qu'il

y

aurait d'abord eu un premier séisme catastrophique suivi, quelques semaines plus tard, par l'explosion d'un volcan. Suite au tremblement de terre, les rescapés ont retiré les cadavres des ruines et se sont mis à reconstruire, qui sa maison, qui une route. Étaient-ils au travail ou bien dormaient-ils, quand l'éruption volcanique a englouti le centre de l'lie dans la mer? Nul ne le saura jamais. Comme on n'a retrouvé aUCml squelette dans les ruines, on imagine que les survivants se sont réfugiés sur les pourtours de l'ne et qu'ils l'ont quittée par bateaux.

Je regardais, émerveillée, le site archéologique. On aurait dit que les innombrables filières des archives de la Ville de Montréal avaient été transplantées là en plein champ grec. Le tout était couvert d'une immense toile transparente.

J'ai

compris que chaque tesson est ramassé, sous-pesé, scruté, analysé, identifié, étiqueté, classé. Les tessons sont classés dans un tiroir précis, d'ml classeur précis selon qu'ils proviennent de telle pièce, de telle maison, de telle rue. Parfois en paquets, si on soupçonne qu'ils appartiennentà la même amphore. Et cela sur les lieux mêmes.

En

vue d'être un jour rassemblés. Une ville dans des tiroirs. Une vie en mille tessons.

Sur le plancher, la vitre est cassée et, collé aux débris de vitre, gît le paysage de la fenêtre, en pièces détachées. Pourtant, par la fenêtre à la vitre brisée, le paysage se tient encore debout, tout droit, infaillible. Ce tableau de Magritte est dans mon bureau : il dit, mieux que toutes mes analyses, la fracture du divorce, son salut aussi.

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Ma vie est par terre, en morceaux, cependant qu'elle se tient là àla fenêtre. Le divorce m'apparaît tout à coup comme une irruption volcanique qui engloutit dans la mer la calotte de l'ancien volcan. lireste un immense creux au sein de la femme-île. Je comprends autrement l'expression : se ramasser. Louvoiements entre la femme-ne et la famille. Les connivences des lieux et des êtres se disent mal. Comment soupçonner les complicités de Thira?

Depuis le site de fouilles d'Akrotiri, j'ai marché pendant deux heures sur les plages, qui n'en sont pas, de Santorini. Les roches noires, à cause de la lave, rondes ou plates, toujours difformes, ne m'ont pas arrêtée. Je voulais voir ce qu'il

y

avait de l'autre côté de la falaise. Et j'ai vu. Une fois grimpée, la falaise est apparue toute ciselée et semblable aux Météores miniaturisés, ces «forêts de roches gigantesques, dressées en aiguilles, en larmes tranchantes, en pilastres énormes». Je me suis souvenue des

paysages

de Dolomites visités dans une vie antérieure.

Cette longue marche fut entrecoupée par plusieurs baignades. L'eau de la mer Egée est vraiment bonne. Si bleue ailleurs, elle a ici, à Thila, des allures intempestives et faussement menaçantes à cause des galets noirs dont se composent les fonds. La mer

y

est tout aussi splendide avec l'accent dramatique imputable aux reflets de la lave sur les eaux.

Etendue sur le dos, mes lunettes noires sur le nez - cequifait sourire les gens, je me suis laissée culbuter

par

le ressac

des vagues

jusqu'au moment où la vague déferlait sur mon visage et me faisait éclater de rire.

Le soleil, l'eau, les montagnes, le ciel, tout cela a une saveur bien particulière

ici. Les fins d'après-midi, mon corps rougi par le soleil aimerait bien être touché. Comme il serait bon de faire l'amour à cette heure où nos corps

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encore tout chauds prennent des couleurs différentes sous la lumière qui décline.

«Ce soir, je suis très amoureux de toi.» Comme je voudrais que tu sois là à me le dire sous le soleil de Thïra.

13. Patmos

Nous partons ce soir pour Patmos, cette île qui a une histoire de fin du monde. Je m'y rends imprégnée tant

par

la culture chrétienne qu'évoque l'Apocalypse que par celle de Hergé dans l'Etoile mystérieuse :le prophète qui sonnait le gong et déambulait dans les rues surchauffées où le basalte écumait mla bien effrayée quand j'avais dixans. C'est que j'y croyais moi à la fin du mondel Aujourd'hui, je rry crois plus. Tout peut m'arriver. Tout m'est arrivé.Le paysage en morceaux, colléàla vitre cassée, gît sur le sol.

«La fm du monde n'est pas proche....La fin du monde n'est pas procheh), clame une voix rassurante (éest la mienne). Et je ris.

Nous sommes arrivés à Patmos la nuit. Voilà la seule explication au fait que Philippus le prophète, celui qui. annonce la fin des temps dans l'Etoile mystérieuse n'ait

pas

été là pour nous accueillir.

Sans

savoir pourquoi, je voulais venir ici et ce que j'y trouve me comble.

A Gourkos où les roches sontàla fois ridées comme une vieille peau et roses et blanches comme une peau de bébé, je me suis installée dans une crique, si près de l'eau surles cailloux roses, gris, verts, jaunes etblancs - j'en ai cueilli un de chaque coloris - que les vaguelettes me touchaient de temps en temps le bout des pieds. Les seins nus, allongée, seule, le bien-être est devenu de la joie quand j'ai commencé la lecture de Citrons Acides :

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«Comme le génie, les voyages sont un don des dieux. Mille circonstances diverses les préparent en secret, et quoi que l'on en pense, il est rare qu'ils soient entièrement faits de notre volonté. ns surgissent spontanément des plus profondes exigences de notre nature .. et les plus profitables ne nous conduisent pas seulement à découvrir de nouveaux lieux, mais aussi de nouvelles richesses intérieures. Le voyage peut être une des formes les plus bénéfiques de l'introspection.»

Dis-moi que tu seras là, chaque fois et toujours, non pas à m'espérer et à m'attendre, mais à me recevoir chaque fois que je viendrai, pleine de tout ce qu'il ya en moi pour toi et qui est si intense et si précieux. Dis-moi que tu seras là chaque fois que je viendrai, au beau milieu de ma peine comme en plein coeur de ma passion, à te vouloir sans jamais t'envahir, à t'envahir sans jamais te posséder, à te posséder sans jamais t'aliéner. Où es...tu que je t'appelle? Où es-tu à ne pas m'entendre tout en m'attendant, avide de ma voix sans soupçonner que éest la mienne? Où es-tu à me désirer d'un tel désir qui ne se doute pas que je suis sa cible? Où es-tu que je t'aime tant, depuis si longtemps et de si loin qu'il a suffi de ta main sur ma hanche pour déclencher une avalanche irrémédiable?

li devait émaner quelque chose de moi ce soir. Je suis allée souper dans un petit restaurant au son du bouzouki et de la friture, et un Grec de Patmos, simple et attendrissant, aux yeux bleus comme la mer Egéeainsi qu'il se doit, est parvenu, sans parler ma langue et sans que je ne parle aucunement la sienne, àme dire avec des gestes qu'il aimerait

ça

avoir une femme comme moi. Comment pourrait-il se douter que je ne veux plus être la femme de personne? Que je veux être femme avec un homme.

Si tu découvres en toi l'instinct et le vouloir pour m'aimer moi, je t'en prie, suis ce filon comme un sentier qui pourrait te conduire à une mine. Mais si tu ne trouves pas cela, alors ne m'installe pas dans la méprise car j'y serais tellement nouvelle et tellement improvisée que je pourrais y sombrer.

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14. Le creIL'" de la vague

Est~ce bien W1 endroit pour se parler que le creux de la vague? La mer nous ballotte. TI n'y a persorme à qui parler. Même si les autres sont là. D'autres qui ont été mes amis. D'autres quisont mes amis. Enplein creux de la vague, la distance avec les amis les plus proches s'impose autrement. Telle une sculpture de bronze, la solitude est massive ; ses formes sont d'une précision désolante, ses contours d'un tracé intransigeant.

n

n'est pas de mise de parler malgré le besoin impérieux de le faire.

n

est impossible de parler. Peine perdue. Tout reste coincé dans la gorge.

TI Yaurait tellement de choses à dire. Le mouvement est le même de la mer Egée ou de

ma

vie qui me ballotte. Le mouvement est le même qui

se

déplie rythmé, cylindrique, calibré, porteuren apparence d'une telle régularité. J'ai mal au coeur.

Ce n'est pas

un

endroit pour se parler que le creux de la vague. On se pense à l'abri des oreilles indiscrètes mais les deux crêtes sont là menaçant à tout instant de nous tomber dessus. Les bruits sont fracassants et la lumière diffuse. Tous les creux se mettent de la partie: le creux de la vague, celui de l'oreiller, les jours creux, le creux de

ma

main, le creux du lit, celui de mon oreille et celui de

ta

poitrine. Tout se conjugue pour exacerber

ma

faim d'intimité.

Personne n'est là.

Même si quelqu'un était là,il ne pourrait pas comprendre. Aucun autre ne pourrait comprendre. Aucun ne peut comprendre. Même pas soi.

A quoi bon parler?

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Je prête l'oreille. La force même du mouvement qui fabrique le creux des vagues me prend et me propulse jusqu'à la crête de la vague, là où pour la énième fois, j'éprouve, railleuse et désinvolte, la grande différence: sur la crête de la vague, l'illusion qu'il y a là quelqu'un pour moi, avec moi, me reprend comme une maladie contagieuse contre laquelle je n'aurais pas été vaccinée. Plus je prête l'oreille et plus j'entends, au creux de la vague, le souffle de ma bouche dans le creux de ton oreille ces soirs où il yaurait tant à dire et où le silence, comme une buée, condense tout. Ou le silence exprime tout dans un monologue récurrent, timide et inachevé.

Massive, poisseuse, envahissante, une tristesse sans fond resurgit. Elle s'agglutine à mon être et me confond. Je n'ai plus ni dedans ni dehors, ensorcelée que je suis. Prison sans prisonnier ni geôlier, sans enceinte ni muraille, je n'ai rien à protéger. Rien pour attaquer. Une atmosphère impénétrable. Opacité. Longue, incommensurable prison blanche.

Je n'ai jamais su être, ni dans la distance, ni dans la proximité. Je force l'abordage et fuis les invasions. yarrive chez les autres comme une bête éternellement pourchassée, en une course effrénée, insupportable, interminable, inépuisable.

Je ne veux aller nulle part, à la rencontre d'aucun être. D'un autre, de quelqu'autre même si je cherche, depuis des millénaires, quelqu'un que je ne veux pas trouver. Je suis condamnée à mon envie des autres. Enceinte, murailles.... Tout s'enchevêtre et s'emmêle. Aucun espace ne subsiste.

Effondrée et sans espace, j'étouffe. La lumière me manque comme un oxygène.

Je cherche encore le lait qui m'apaisera et je ne veux plus boire. Où est-il le jour où ma noirceur me calmera? Où est-elle cette nuit lumineuse et blanche? Où est-elle ma nuit de soleil? J'aspire à ce temps où je ne demanderai pas aux autres de me reconnaître, de voir ce qu'il

y

a au-dedans

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de moi et où moi je le reconnaîtrai, heure après heure, avec la patience du tisserand, la courte vue d'une fourmi dans sa fourmilière. Même si quelqu'un s'approchait et reconnaissait celle que je suis : aucune confirmation n'a le pouvoir de la naissance.

Même si quelqu'un s'approchait.

Attisée par le souffle de quelqu'autrui, je serais momentanément régénérée par sa présence. En un second temps, cela ne pourrait que s'éteindre. Aucun autre

ne

peut me continuer, ni me poursuivre. fi ne pourrait que m'interrompre. TI n'y aque moi qui puisse me parachever..

Même si quelqu'un s'approchait et

me

voyait..

Aucun regard, fût-il celui du premier homme sur la première femme, fût-il celui du dieu sur la créature, n'a la puissance de ma propre respiration,

cette

puissance non domestiquée.

Même si quelqu'un s'approchait de moi et m'aimait.. C'est à moi qu'il incombe d'être.

15. Mykonos

La blanche Mykonos. Une horde de touristes à peau suante, affaissés, écrasés aux pieds des cubes blancs empilés les uns sur les autres où seuls les volets bleus et les fleurs rouges rompent

la

monochromie.

Chacun

est rivé à

un

immédiat sans horizon : il fait chaud. Les sublimes perspectives

grecques

s'affadissent. Pas de destinquitienne!

La seule Moira qui persiste est celle de la chaleur. Chaque journée n'en finit pas de s'écouler, pesante, massive. Le jour n'a pas le geste gracieux de se lever: il colle à la nuit, poisseux. Vouloir vivre n'a plus de sens. Seulement se laisser vivre.

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Je voudrais être ailleurs qu'ici.. Et cela n'est qu'une façon déguisée de vivre le fait que je voudrais être ailleurs qu'en moi-même..

16.. Chez Demos

C'était quelques jours avant tondépart: tu avais décidé de faire une croisière en voilier autour de L'TIe de Rhodes. Nous étions à MontréaL

On conversait. Chez Demos. Entre les verres de vin et la brochette d'agneau. On avait longtemps attendu car le service était bien lent. D'attendre avec toi, me promenant d'aise en malaise selon que j'appréhendais que tu

ne

sois

pas

bien avec moi (mais je savais que cette crainte n'existait que dans ma tête car tu étais détendu et ravi) selon que je n'étais pas encause:tu avaisfaim et c'est pour ça que ton énergie baissait, était un plaisir.

J'aurais voulu avoir l'assurance de nous deux. Mais il n'en était rien. Je me contentais de me repaître dans cette attente partagée. Moi aussi j'avais faim. On conversait.

Et tu m'as dit, comme tu m'as dit tout le reste, comme tu m'as dit chaque chose que tu m'as dite, avec la nonchalance et la simplicité apparentes qui te sont coutumières, enfermé derrière tes mots, reclus dans ta parole comme en ton propre corps, que tu songeaisàt'acheter une cage de bambou pour décorer ta cuisine. Cependanttu hésitais parce que ~était une cage d'oiseau: tu aimais la cage mais tu ne voulais pas yenfermer un oiseau. C'est ridicule d'acheter une cage d'oiseau quand on sait pertinemment qu'on ne veut pas yinstaller d'oiseau.

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Tout aurait pu en rester là si je ne m'étais mise à rêver autour de cette cage aux oiseaux que tu n'as peut-être pas achetée. Quetuas peut-être achetée. Que tu n'as sans doute pas achetée.

Je savais que tu aimais les oiseaux. Je l'avais appris ce premier soir où nous avions marché dans les rues de Montréal et où tu m'avais parlé des engoulevents. De plus, j'avais vu chez toi un livre rare sur les oiseaux et je m'étais par la suite retrouvée chez le libraire en train de feuilleter un de ces gros dictionnaires d'ornithologie songeant vaguement à un doux rêve où la réalité me permettrait de te l'offrir, où j'aurais le droit de t'acheter un cadeau -comme si c'était undroit qui s'acquiert!

J'aimais que tu aimes les oiseaux moi qui avais chu dans ta vie comme une grive tombée de son nid. En pleine divagation, étourdie par la souffrance, égarée au beau milieu de cette vie qu'on me rendait parce qu'on n'en voulait plus, LA MIENNE. Lesoleil de mai, nouveau, insolent, ne faisait qu'ajouter à ma confusion. Je n'y voyais que noirceur hirsute. J'étais perdue. Perdue.

Décérébrée au point de ne même pas vouloir mourir, les seules forces quime restaient me permettant uniquement de vouloir être morte, c'est ainsi que je me suis jetée dans tes bras comme on se jette en bas du pont. Avec le même désoeuvrement, la même ferveur, la même désolation. Par goût de vivre commepar goût de mourir, ces deux réalités s'étant fondues sous le d~espoir.

(Moi qui n'ai par ailleurs rien d'une désespérée).

Je me suis retrouvée dans ton litr tendue comme une femme sur une chaise

électrique, par mon désir de vivre, de mourir, et mon inassouvissable besoin de toucherr d'être touchée. La vie était figée dans mes veines. Complètement

figée. Étouffée. Le rythme, aucun rythme ne pouvait s'emparer de moi tant ma stupeur était grande. Telle une noyée que l'on tente de réanimer, j'étais sous tes mots tendres. Telle une noyée qui se débat pour ne pas couler, j'étais sous tes caresses.

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Du plus profond de mon asphyxie, j'ai senti (avec quelle acuité! Cela me faisait mal tant cela était doux, doux et bon, bon et doux,) tes mains tangibles qui me touchaient, ta peau vivante que je humais et ta sueur que je léchais, comme autant de gorgées d'air pur. Ton contact, chacun de tes contacts me tiraient de ma torpeur. Chaque sensation était délicieuse. Délicieuse de douceur. Délicieuse de désir. Délicieuse de chaleur. Délicieuse de vie.

Les sensations giclaient de ton contact comme le jus d'une orange mûrie à point.

Ton odeur, la saveur de ta peau me dormaient le goût non pas de mordre dans ma vie - le risque de déchirure était trop grand - mais de téter ma vie, doucement, si doucement, calmement, si calmement, dans la jouissance d'être. Dans la jouissance de mon être et du tien.

Au terme de cette rêvasserie, j'ai su que la plus violente cage n'était pas dans ta cuisine et quetuétais le plus bel oiseau!

17. Pythagorion, SUT l'île de Samos

Pythagorion, c'est bien sûr à cause de Pythagore, celui du théorème, des mathématiques et de la musique!

Le soleil de onze heures, déjà blanc, s'effiloche devant

mes paupières

à peine entrouvertes. Je devais être très fatiguée. Latraversée entre Patmos et Samos a été

plus

longue que prévue, les meltêmes étant déjà de retour

en

cette dernière semaine de juillet. Nous roulions sur la mer, c'estle casde le dire, nous roulions car le traversier ne parvenait pasà fendre les vagues mais se faisait enrouler parelles, et je regardais lamer Egée emportée comme je ne l'avais pas encore vue. L'autre jour, en revenant de Lipsos, une

ne satellite

de Patmos,j'évitaisde la regarder de près, en face à face, m'évertuant àaccrocher mon regard en un point de l'horizon qui puisse stabiliser mon malaise et

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mon anxiété. Ironie du sort, c'est le monastère de Patmos qui m'avait servi de point fixe. De trop près, la mer m'apeurait. fifaut dire que nous étions sur un caïque et que Les marins grecs s'en sont donnés à coeur joie.

Cette fois, c'est du haut du pont et du bas de la passerelle que je la regardais, jouant à cache-cache avec elle parce que je ne voulais pas être totalement mouillée par les embruns. L'eau ruisselait des crêtes des vagues déjà hautes de plusieurs pieds, puis elle jaillissait de ces fontaines provisoires et s'émiettait en mille diamants éphémères qui se dissolvaient aussitôt, avant de se confondre avec le miasme de la mer Egée devenue une énorme marmite.

Carc'était cela: la grosse mer Egée était maintenant une marmite de confiture en ébullition. Sans être en colère, elle «bouillait à gros bouillons» comme on dit chez nous. Les moutons étaient indiscernables et le blanc zigzaguait sur le bleu, écume ne tenant plus ni sur les commissures des lèvres ni sur le rebord du chaudron, mais bavant de partout. Je n'avais pas peur, confiante dans la solidité - dont je ne savais rien, scientifiquement parlant, de ce bon vieux traversier. fi en avait sûrement vu d'autres! Du moins j'avais besoin de le croire! Sa taille me rassurait.

Pendant quelques heures, j'ai consenti à m'amalgamer à cette vie de bouchon et à dégénérer à un niveau inférieur d'existence où il n'y a qu'à se laisser porter. Je savais que j'allais parvenir àbon port. Chaque fois que la léthargie apparaissait Ge guettais les symptômes comme on surveille la fièvre d'un enfant pour ne pas la laisser monter), je m'efforçais de prendre des grandes respirations, de me remplir le dedans d'air neuf, de bouger, de marcher, de jouer du genou en suivant les balancements du bateau et de regarder l'horizon....ce qui, chaque fois, réussit à me faire rêver, antidote constant au mal de mer.

Tant de bouillonnements, tant de roulis suivis d'une épopée de deux heures à la recherche d'une chambre pour un soir, m'ont valu cette nuit d'un sommeil

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sans faille ni sursaut, ce genre de sommeil d'où la mémoire des rêves est exclue. Au sortir d'une telle nuit, bonne et pleine, partout du blanc dans cette chambre où Monsieur Dimitri a déplié deux lits pour Louise et pour moi: le blanc des draps, celui des murs, celui de la lumière.

Ce matin je voudrais m'éveiller avec toi, dans toute la blancheur de Samos. Tu

y

es presque...le ton de vert que prend parfois ton regard me revient et la Lenteur de certains gestes en début de caresse. Je sais qu'encore et à nouveau, unjour, tu t'éveilleras àmon côté. J'ai hâteà ce matin-là.

J'étais nostalgique hier soir dans le port de Pythagorion. J'aurais voulu être seule, rêvasser à mon goût, penser à toi à ma guise, encore une fois me remémorer les paroles que tu m'avais dites et récapituler les gestes et les regards de nos deux dernières rencontres. la fraîcheur de l'été, en cette dernière soirée dans les lies, me paraissait particulièrement douce et enveloppante. Le vent était chaud. Je regardais les mats métalliques s'ébattre dans la couleur de la nuit dont on ne pouvait décider si elle était un immense rideau de scène de velours bleu ou un univers aquatique illimité. A l'occasion j'entendais le bruit d'une drisse. Les étoiles étaient aussi nombreuses que d'habitude sans que pour autant le ciel n'ait l'air achalandé. Si tu étais là, pensai-je, je ne pourrais pas voir tout ceci, sollicitée que je serais

par ton être.

Tu me manquais. Oh! comme tu me manquais!

J'ai marché tranquillement, plus tranquillement qu'à l'ordinaire pour rejoindre ma chambre. Je n'avais pas envie de rentrer. Je voulais retenir cette nuit d'été ett'y faire apparaître. Je me souviens que je t'ai parlé àhaute voix, j'ai même haussé la tête pour mieux m'adresser àtoi. Pour te dire que je voulais être heureuse à partir de cela qui existe au-dedans de moi. Que

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j'aimerais ça être dans tes bras. Je suffoquais. Ta présence me manquait comme de l'oxygène.

Je me suis assise sur le rebord du trottoir, accoudée sur mes genoux. Etj'ai pleuré parce quetun'étais pas là.

18. Délivrance

Mes rêves accumulés, au lieu d'édifier mon sentiment, par intermittence, le désarticulent, piégeant ma mémoire endolorie, engourdie, muette. Devant toi, je suis murée, ramenée à ma propre furie comme en un pays géant, interminable, hallucinant. J'hésite, je m'use, je m'évapore comme en un sillage coutumier et, rouillée par tant de départs et de retours accumulés en si peu d'heures, j'abandonne.

Où es·tu que je te cherche tant pour ne pas ou si peu te trouver? Où es-tu que je t'appelle sans que tu m'entendes pour m'avoir trop ou mal écoutée? Où es-tu que je m'y rende dans l'illusion de

ry

rejoindre, sachant que tu n'es pas accessible pour moi: je te plais mais ta vie n'est pas concernée par la mienne.

Perdue, immobile, je me contracte dans la chaleur de mon ventre.

Pourquoi t'aurai-je tant aimé? Pourquoi t'aurai-je aimé en vain? Se peut-il que toutes ces force soient vouées àl'anéantissement malgré ce goût de miel et de racines, malgré la sève, malgré mon temps?

Guillaume, même si je sais qu'on ne s'aimera jamais, puis-je, un seul instant te dire, comme une maille que l'on échappe en tricotant, que je t'aime?

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19. Dernier matin à Samos

C'est encore la pénombre. Le soleil se lève derrière les montagnes grecques et turques. Comme tous les commencements, le lever du jour est émouvant. La lumière qui reprend lentement derrière chaque courbe des montagnes semble rendre les choses à elles-mêmes. Je ne cesserai donc jamais d'être touchée par chacun de ces commencements, impatiente, avide de tout ce qu'ils me laissent croire et imaginer?

li

Y

a eu un matin où, comme moi ce matin, tu t'es levé plus tôt qu'à l'accoutumée pour te rendre à l'aéroport. Ça turlutte enmoi : Guillaume adû faire ce trajet-là. Guillaume a fait ce trajet-là, de Pythagorion à l'aéroport de Samos. fi a enregistré ses bagages au même endroit, regardé une dernière fois le même paysage, le sol rocheux des TIes grecques revitalisé par la présence des eaux. Sans doute a-t-il songé à moi, ce matin-là, comme moi je songe à lui ce matin en montant dans l'escalier d'embarquement. fi devait espérer me rencontrer à l'aéroport d'Athènes. Je marche sur les dalles m'imaginant, même si c'est peu probable, que, par hasard, je mets le pied sur l'une d'entre elles où tu aurais posé ton pas.

Tun'es pas là et je ne sais mêmepassituseras là à mon retour. Comme je te cherche. Comme tu me manques. Comme tu m'es absent. Je t'invente partout. A la minute près. Mes yeux ne m'appartiennent plus : je vois les choses à travers ton regard.

J'arpente l'aérogare en tous sens. Je me risque même sur le terrain d'atterrissage, insouciante, chantonnant jusqu'au moment où un garde en mitraillette me signale qu'il est interdit de se promener ici.

Je regardais seulement le soleil défaire les ombres, métamorphoser les profils en reliefs, rendre le jour à son ordinaire.

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L'aube ne relève pas de l'ordinaire; elle n'appartient au quotidien que pour en défier la routine.

Ton visage à l'aube. Comme je m'en souviens. Je ne parvenais pas à dormir. Catapultée en plein paroxysme, ameutée par mes bouleversements, je m'accrochais à ton profil se découpant sur la nuit comme une éclipse. Je m'appliquais à te contempler sans

y

arriver. Mon attention pour te voir et m'imprégner de chaque ligne de ton visage était si aiguë que j'avais la conviction de ne pas être apte à voir ce que je voyais.

J'aurais voulu que tout s'arrête. Le temps. L'espace. L'aube. Que tout fige et que je t'aime, engouffrée dans l'instant, coincée dans cette tranche d'espace occupée par un lit qui nous juxtaposait. Toi endormi, moi éveillée.

Qu'y

a-t-il d'autre à dire pour nommer cela qui ne se dit pas? Toi endormi et moi allongée à ton côté, en pleine béatitude que cela me soit donné: te regarder et t'aimer, dans chaque goutte de mon regardqui glisse et coule sur ton visage comme un baiser.

Comprendre que le jour vient pour cela, que la lumière reprend pour cela, rendre ton visage au soleil, au jour, découvrir ton être, me révéler.

Sur l'avion, une femme grecque est assise à mon côté. Manifestement elle a peur. C'est la première fois qu'elle voyageenavion. Elle ne saitquefaire de sa ceinture de sécurité. Je l'aide et tente de la rassurer. Au moment du décollage, elle se signe selon le rite orthodoxe, celui où

les

gestes

ne

se recoupent

pas

pour que les montants de la croixs'entrecroisent. Nous rentrons à Athènes.

20. Athènes la pUTe

Après l'air pur des îles, l'atmosphère ici est suffocante. À travers la Plaka, les rues sont grises et sales, l'atmosphère est grouillante d'humains pressés et compressés dans cette mare stagnante.Onperd de vue la pollution d'Athènes.

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Bientôt,nous faudra-t-il revêtir unmasque àoxygène pour gravir l'Acropole? Suis-je à Athènes ou à Washington? Vite m'enfermer dans un musée! Vite repartir pour une île!

Au Musée National d'Athènes, pas très loin du masque funéraire d'Agamemnon, je m'arrête devant le masque d'or du corps complet d'unpetit prince mycénien du XVe siècle avant Jésus-christ. Je remarque lesficelles qui devaient attacher les mains dorées et la tête en or du masque funéraire aux oreilles et aux mains du corps inerte de l'enfant. L'indécence des choses qui nous survivent est scandaleuse. Trois mille ans pour une ficelle de corde contre soixante-dix ans (peut-être) pour ma vie! Quelle dérision! Après coup, il apparaît probable que le conservateur du musée doit y être pour quelque chose dans le cas de la ficelle.

Les innombrables bijoux exposés dans les vitrines me renvoient àla bague que tu m'as offerte. Pendant quelques secondes, je deviens une femme séculaire à jamais inconnue mais célèbre qui se laissera en vain deviner d'une manière éternellement imprécise, indirecte et vague, au travers de cette bague queje porteàmon doigt. Ce mince et doux filament d'or suffira à faire mon anonyme pérennité comme c'est le cas pour toutes ces femmes ....Qui évoquera les hésitations et les spirales de ta pensée au moment où, dans une boutiquede Pythagorion,tuessayais cette bague, prenant pari sur la grandeur de l'anneau? Ta seule mesure aura-t-elle été le souvenir que ta bouche avait de mes doigts? Pendant deux secondes, je rêve que quelque troubadour-chercheur entrouvre ma tombe et y découvre cette fleur (c'est le motif en or qui se dégage sur fond noir entouré d'un fine ligne d'argent) périssable que tu avais choisi de m'offrir à l'état impérissable et je me plais à l'imaginer tentant méticuleusement de reconstituer le sentiment qui a préludé à ton geste, y mettant la patience de ceux qui rétablissent les fresques d'Alcrotiri.

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