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MORALISATION ET INTÉGRATION DANS LA VIE DES AFFAIRES

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ORALISATION ET INTÉGRATION DANS LA VIE DES AFFAIRES1

Alain Anquetil

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30 janvier 2009

Introduction

Je vais essayer de traiter d’une question d’actualité, celle de la soi-disant « nécessaire moralisation » de la vie économique – surtout du capitalisme, du capitalisme financier en particulier.

Mon objectif n’est pas de décrypter les causes de la crise actuelle ou d’y rechercher des causes qui pourraient être qualifiées de défaillances morales.

Je voudrais plutôt rattacher la question de la moralisation à la manière de concevoir la place de l’individu, de la personne, dans la vie économique – ce qui revient à rattacher la question de la moralisation au sens du travail, au rapport entre un individu et l’organisation dont il fait partie.

En bref, je vais tenter d’expliquer pourquoi la question de la moralisation du capitalisme, si on la prend au sérieux, va au-delà de la seule conception de nouvelles règles ou de nouvelles lois.

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La faiblesse de la volonté

D’après le sens commun, il arrive fréquemment qu’une personne agisse à l’encontre de son devoir, de ce qu’elle juge elle-même comme son devoir.

Il est aisé, à première vue, de trouver de tels exemples dans le monde de l’entreprise. En voici un :

a) je juge que je ne devrais pas verser de pots-de-vin pour obtenir cette commande ou ce contrat avec ce (futur) client prestigieux (c’est malhonnête, je ne suis pas le genre de personne à tremper dans ces affaires-là, etc.), même s’il n’y a pas vraiment de risques juridiques ;

1

Texte de la conférence donnée le 30 janvier 2009 au lycée Rocroy Saint-Vincent de Paul (Paris). Certaines références bibliographiques ont été réactualisées en raison de la traduction de textes en français, postérieure à la présente conférence.

2 Philosophe, professeur d’éthique des affaires à l’ESSCA École de Management et chercheur au Centre d’études

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2 b) je suis libre de ne pas verser de pots-de-vin : je perdrai alors cette commande, mais je resterai honnête, la réputation de l’entreprise ne sera pas mise en danger, et il y aura d’autres opportunités ;

c) mais, en toute connaissance de cause, je verse un pot-de-vin, un « dessous de table » – et j’obtiens cette commande ».

Cette structure particulière d’action tombe sous la catégorie de la faiblesse de la volonté. Faire preuve de faiblesse de la volonté, c’est agir librement et sciemment (en toute connaissance de cause) à l’encontre de son meilleur jugement. Ceci signifie que la personne n’ignore pas qu’elle est en train d’accomplir l’option qu’elle ne juge pas la meilleure (verser un « dessous de table ») et qu’elle a la capacité, la liberté, d’accomplir la meilleure option (ne pas verser un « dessous de table »).

Ce phénomène existe-t-il vraiment ? Ce n’est pas certain. Celui qui dit : a) je juge qu’il faut faire A,

b) je suis libre de le faire,

c) mais je ne le fais pas (je fais B, non-A, une autre option...),

pourrait : être un menteur (il n’a jamais eu l’intention de faire A) ; se tromper lui-même (il se répète qu’il faut faire A, et il finit par croire que c’est important, il a des regrets de ne pas le faire ; mais au fond il préfère faire autre chose) ; ou ne pas être vraiment libre, par exemple être soumis à des influences ou à une autorité, à ses ordres, ce qui est fréquent dans les entreprises (cela élimine la condition de liberté, me direz-vous, mais pas tout à fait : je suis encore libre de ne pas verser un « dessous de table », mais cette liberté a une contrepartie, un coût très élevé).

Supposons que le phénomène de faiblesse de la volonté existe vraiment. Comment en rendre compte ? Je vous propose un type d’explication, parmi les plus solides3.

La faiblesse de la volonté proviendrait d’une faille entre ce que je juge désirable et ce que je désire effectivement, c’est-à-dire entre mon jugement (« ceci est meilleur ») et mon désir (« je désire telle chose »).

Ceci suppose une séparation entre les valeurs auxquelles tient la personne. Pour reprendre l’exemple du dessous de table : la personne en question pourrait avoir pour valeurs le respect de la loi et la sécurité (ces deux valeurs seraient à l’origine de son jugement selon lequel il ne faut pas verser de dessous de table) ; mais cette même personne pourrait avoir d’autres valeurs, par exemple le succès de l’entreprise à laquelle elle appartient et sa propre réussite professionnelle, et ces deux valeurs seraient cette fois à l’origine de son désir de verser un dessous de table. Le désir l’emportant sur son jugement, elle choisirait, contre son meilleur jugement, de verser un dessous de table.

Vous remarquez que, dans cette explication, la personne qui agit manque en quelque sorte d’unité. Il y a deux systèmes de valeur en elles qui la tirent dans des directions opposées : d’un côté, elle juge que A est la meilleure chose à faire, de l’autre elle désire faire B.

On pourrait appeler ce problème le « problème de l’intégration ». Les personnes travaillant dans certains contextes, par exemple dans la vie des affaires, prendraient le risque de la « désintégration » de leur moi, d’une rupture de l’unité de leur caractère, d’une fragmentation de leur identité, d’une segmentation de leur système de valeurs.

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3 C’est une question qui taraude une branche de la philosophie, spécialement de la philosophie morale appliquée, qui s’appelle « l’éthique des affaires ».

Des philosophes se sont penchés sur ce qu’ils appellent la « schizophrénie morale », c’est-à-dire la soi-disant séparation entre les règles du jeu de la vie des affaires et la moralité personnelle. Ainsi, les règles du jeu de la vie des affaires autoriseraient, parfois, le versement de dessous de table, alors que ceci serait réprouvé par la morale personnelle ou la morale ordinaire. Ainsi, l’on pourrait mentir dans une négociation avec un client ou avec un partenaire commercial, de façon à obtenir le plus d’avantages possibles, mais on jugerait le même mensonge honteux, immoral, s’il était fait dans la sphère familiale ou au sein d’un cercle d’amis.

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Le problème de l’intégration

La faiblesse de la volonté dont je vous ai donné quelques exemples attire l’attention sur l’intégration des rôles qui sont remplis par une personne dans le cadre de sa vie sociale. Je vais essayer de vous faire sentir l’importance de cette « intégration ». Et je ferai rapidement le lien entre l’idée d’intégration et une vertu, c’est-à-dire un trait du caractère, un trait du caractère moral : l’intégrité.

Un philosophe français, André Gorz, distinguait deux modes d’intégration des personnes dans une organisation humaine (c’est-à-dire un ensemble de personne coopérant en vue d’un même but et selon une certaine structure d’autorité)4. Ces modes d’intégration sont étroitement liés à deux manières de concevoir les activités humaines : une manière autonome et une manière hétéronome.

On peut concevoir ces activités de manière autonome. Dans ce cas, les personnes qui y participent le font librement en pleine conscience des buts qu’elles cherchent à atteindre. Gorz parle à cet égard d’« intégration autorégulée » :

« L’intégration autorégulée (« sociale ») renvoie à une capacité d’auto-organisation d’individus qui accordent leurs conduites en vue d’un résultat à atteindre par leur action collective. » (p. 61)

Par contraste, les activités humaines peuvent être conçues de façon hétéronome, c’est-à-dire que le principe de ces activités, leur finalité, se trouve en dehors de ceux qui y participent. On peut s’imaginer l’organisation comme une machine, et ses employés comme ses rouages. Ses employés ne seraient alors que des parties du mécanisme d’ensemble, elles n’ont pas besoin de concevoir elles-mêmes, en tant que parties, le but pour lequel elles fonctionnent. D’après cette conception, l’intégration des parties au tout, ou des employés à leur organisation, est qualifiée par Gorz de « fonctionnelle » :

« J’appelle fonctionnelle une conduite qui est rationnellement adaptée à un but, indépendamment de toute intention de l’agent à poursuivre ce but dont, en pratique, il n’a pas connaissance. La fonctionnalité est une rationalité qui vient de l’extérieur à une conduite pré-déterminée et prescrite à l’acteur par l’organisation qui l’englobe. Cette conduite est la fonction qu’il a à remplir et dont il n’a pas à mettre en question le but. » (p. 59)

L’intégration des personnes à leur organisation est appelée aussi par Gorz « hétérorégulée », c’est-à-dire régulée de l’extérieur :

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4 « [Dans une telle organisation], la nature et le contenu des tâches ainsi que leurs rapports sont hétérodéterminés de manière à faire fonctionner les individus et des collectifs eux-mêmes complexes comme des rouages d’une grande machine (industrielle, bureaucratique, militaire) ou, ce qui revient au même, de leur faire accomplir à l’insu les uns des autres les tâches spécialisées qu’exige une machine qui, en raison de ses dimensions et du nombre des servants requis, enlève à son personnel toute possibilité d’accorder ses activités par des procédures de coopération autorégulées (par l’autogestion). » (p. 59-60)

Bien sûr, il est indispensable, pour qu’une grande organisation humaine fonctionne effectivement (ce qui est le cas, il faut le constater), que ses employés soient motivés, voire, comme l’on dit aujourd’hui, « engagés ». Pour cela, nous dit Gorz, à côté de ce qu’il appelle des « régulateurs prescriptifs » (c’est-à-dire des règles à respecter pour que l’organisation – machine fonctionne sans ennuis), il faut des choses qui motivent, des récompenses, ce qu’il appelle des « régulateurs incitatifs », par exemple « l’argent, la sécurité, le prestige et / ou le pouvoir attachés aux fonctions » (p. 65).

Or, dit-il, on remarque une divergence entre les buts collectifs et individuels, entre les buts d’une organisation et les buts de ceux qui la composent : une organisation – une entreprise – a pour but le profit, l’enrichissement de ses propriétaires, les actionnaires. Mais on ne donnera en général pas ce but à un employé, on ne l’« incitera » pas à « s’impliquer » dans son organisation pour ces buts. Autrement dit, il ne peut raisonnablement s’identifier à l’organisation à laquelle il appartient à travers les vraies fins de cette organisation.

Plusieurs hypothèses s’ouvrent alors pour rendre compte de la motivation d’un employé dans une organisation : soit cet employé a l’illusion qu’il partage les fins de l’organisation, y compris les fins visant la maximisation du profit en vue de la maximisation de la richesse des actionnaires ; soit il adhère aux fins lui sont présentées, dans les discours officiels où est mis en avant le rôle que l’organisation est censée remplir dans la société (et lui-même, l’employé, croit qu’il vise ces fins socialement utiles) ; soit il ne croit pas aux fins de son organisation et vise ses propres fins, et il est alors en quelque sorte « deux personnes en une » : d’une part il travaille pour une organisation dont il ne reconnaît pas les fins, d’autre part il est lui-même dans la sphère privée, dans sa vie privée, grâce au salaire (s’il est suffisamment élevé), au pouvoir, à la « reconnaissance », qui lui permettent de « compenser », comme le dit Gorz, sa participation à une organisation dont il ne reconnaît pas les fins.

Certains voient dans ce dernier cas une situation « schizophrénique ». Gorz lui-même décrit ce tableau, et en tire des conclusions fortes :

« La réussite professionnelle demande, au sein des grandes organisations, une volonté de réussir selon les critères d’efficacité purement techniques des fonctions qu’on occupe, quel qu’en soit le contenu. Elle exige un esprit de compétition, de l’opportunisme et de la complaisance à l’égard des supérieurs. Elle sera récompensée et compensée dans la sphère privée par un mode de vie confortable, opulent, hédoniste. Autrement dit, la réussite professionnelle devient le moyen d’un confort et de plaisirs privés sans rapport avec les qualités professionnelles. Les qualités professionnelles sont exemptes de vertus personnelles et la vie privée abritée contre les impératifs de la vie professionnelle.

C’est ainsi que les vertus privées du bon père, bon époux, apprécié de ses voisins, pourront aller de pair avec l’efficacité professionnelle du fonctionnaire passant indifféremment du service de la République à celui de l’Etat totalitaire et inversement ; que le doux collectionneur d’objets d’art et protecteur des oiseaux travaillera indifféremment dans la fabrication de pesticides ou d’armes chimiques et,

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5 d’une façon générale, que le grand ou le petit cadre, après avoir fourni une journée de travail au service des valeurs économiques de compétitivité, de rendement et d’efficacité technique, entend trouver après son travail une niche où les valeurs économiques sont remplacées par l’amour des enfants, des animaux, des paysages, le bricolage, etc. » (p. 66-67)

Voilà pour André Gorz, pour une première approche de l’idée d’intégration qui est, selon lui, dans les grandes entreprises et d’une façon générale, « fonctionnelle ». C’est-à-dire que les employés sont intégrés à la manière des parties d’une machine : ils concourent à son fonctionnement mais pour des raisons qui ne sont pas (en général) directement liées à la raison d’être de l’organisation, qui est d’enrichir ses actionnaires.

Je passe maintenant à une deuxième conception de l’idée d’intégration. Elle provient d’un philosophe américain, Robert Solomon.

Je dois vous préciser que Solomon défend une vision « aristotélicienne » de la vie économique, une vision dérivée de la philosophie d’Aristote. Qu’est-ce que cela veut dire ? En quoi sa vision de l’éthique de la vie des affaires a-t-elle un rapport avec Aristote, un philosophe grec du 4ème siècle avant Jésus-Christ ? Il est important de le préciser pour comprendre « l’intégration » dont parle Solomon.

On peut résumer en six points ce que Solomon retient de la philosophie d’Aristote5.

(i) « L’entreprise est avant tout une communauté », dit-il. C’est dans le cadre de cette communauté humaine que nous devons chercher à vivre une vie bonne, à nous épanouir :

« Selon Aristote, on doit se penser soi-même comme étant membre d’une communauté plus vaste, la Polis, et s’efforcer d’exceller, de découvrir ce qu’il y a de meilleur en nous-mêmes et dans nos entreprises partagées. Ce qu’il y a de mieux en nous − nos vertus − est à son tour défini par cette communauté plus vaste, et il n’y a par conséquent aucune fracture, aucun antagonisme, entre l’intérêt individuel et l’idée d’un « plus grand bien-être général ». » (p. 322)

(ii) Il faut exercer des vertus, faire de son mieux pour réaliser certains biens (la coopération, l’amitié, la recherche de l’autonomie d’autrui, le bien-être d’autrui…). « Ne pas causer de torts » ou « garder les mains propres » n’est pas un principe suffisant selon cette conception : il faut aussi faire de son mieux dans le cadre de son métier et pour servir des buts sociaux (ceux de la société, dont son entreprise est le serviteur).

(iii) Il faut reconnaître le contexte dans lequel ces vertus sont exercées, car les employés remplissent des rôles différents au sein d’une organisation, et il faut reconnaître ces différences. Autrement dit, il est faux de penser que des règles générales, comme les « 10 Commandements », devraient s’appliquer dans tous les contextes de l’entreprise.

(iv) L’intégrité est, comme le dit Solomon, « le pivot de toutes les vertus, la clé de leur unité ou, lorsqu’elles sont en conflit ou qu’elles sont désunies, un point fixe permettant d’éviter une désintégration personnelle » (p. 328). Il ajoute :

« L’intégrité représente l’intégration des rôles de la personne et de ses responsabilités, ainsi que des vertus que [ces rôles] définissent. » (p. 328)

5

R.C. Solomon, « Corporate roles, personal virtues: An Aristotelean approach to business ethics », Business Ethics Quarterly, 2(3), 1992, p. 317-339; tr. fr. C. Laugier, « Rôles professionnels, vertus personnelles : une

approche aristotélicienne de l’éthique des affaires », in A. Anquetil (éd.), Textes clés de l’éthique des affaires, Paris, Vrin, 2011.

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6 (v) Il faut exercer sa faculté de jugement (phronèsis), car les situations de conflit entre des principes ou des intérêts sont fréquentes dans la vie des entreprises :

« Il n’y a aucune procédure de décision mécanique (non-arbitraire) pour résoudre la plupart des controverses sur la justice, et ce qui est requis dans tout cas particulier est la capacité à équilibrer et peser des préoccupations conflictuelles et à parvenir à une conclusion « équitable ». » (p. 329)

(vi) Enfin, il faut éviter d’isoler les différentes parties de nos vies, comme l’illustrait Gorz. Cela ne veut pas dire que les différentes parties de nos vies doivent être jugées selon les mêmes critères, ou qu’elles ne devraient présenter aucune différence. A cet égard Solomon insiste sur un point : la formation dispensée par certaines filières visant à former des cadres d’entreprises tend à créer un isolement artificiel, une séparation artificielle. Voici ce qu’il dit à ce sujet :

« Je suis de plus en plus convaincu que la vision de la vie des affaires comme un tunnel, encouragée par un programme de formation en gestion trop étroit et par la rhétorique quotidienne de la communauté des entreprises, est dommageable et contre-productive. Les bons employés sont de bonnes personnes, et prétendre que les vertus de la vie des affaires se trouvent isolées des vertus du reste de nos vies − et cela ne revient pas à nier pour un moment la particularité soit de nos rôles dans les affaires, soit de nos vies − revient à instaurer cette tragédie familière dans laquelle un employé mis sous pression viole ses « valeurs personnelles » parce que, d’un point de vue purement business, il « n’avait vraiment pas le choix ». C’est l’intégration de nos rôles

− ou au moins leur harmonisation − qui est ici notre idéal, et cette intégration ne devrait pas être conçue soit comme la personne se soumettant à l’entreprise, soit comme l’entreprise se rendant à la personne. Le nom de cette intégration est l’éthique, conçue sur un mode aristotélicien. » (p.329-330)

3

L’intégration et la « moralisation du capitalisme »

Je vais maintenant essayer de mettre en rapport le discours actuel sur la « moralisation » des pratiques de certains professionnels et ce problème de l’intégration. L’idée est la suivante : sans intégration au sens où l’entendent Gorz et Solomon (elle a un sens différent, mais possède un noyau commun), « moraliser » au sens d’« ajouter » un ensemble de règles de fonctionnement, au sens de « réguler », est la seule solution pour maintenir le système économique actuel.

Essayons de décrire ce que serait un système économique « moralisé » au sens où le problème de l’« intégration » serait résolu.Ce serait un système où les professionnels (ceux de la finance par exemple) seraient sincèrement soucieux du bien-être général et pas seulement de leur propre bien-être ; s’intéresseraient par conséquent à la manière dont les autres sont potentiellement affectés par leurs activités, même s’il est souvent difficile de prévoir les conséquences de ses actes ; seraient parfaitement transparents ; et assumeraient pleinement la responsabilité de leurs actes. Ce serait un système où toutes les entreprises viseraient des buts, des fins, que chacun de leurs membres pourraient reconnaître comme légitimes. Sans doute faudrait-il « supposer » d’autres choses, mais si ces conditions étaient réunies, le problème de l’intégration aurait de fortes chances d’être résolu.

Dans un système de ce genre, les idées de « régulation » et de « moralisation » seraient presque confondues. Pour le faire comprendre, je vais me référer à un autre philosophe,

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7 Alasdair MacIntyre. Lui aussi est inspiré par la philosophie d’Aristote. Dans un texte publié en 19806, MacIntyre distingue deux manières de penser la société et de se penser dans la société. Selon la première manière de penser la société, la régulation, spécialement la loi, et la morale sont étroitement liées. Dans ce genre de société, chaque membre pense que ce qui est bon pour lui est bon pour la communauté ; la loi (la régulation) est « en dernier ressort », comme le dit MacIntyre : elle a pour fonction de traiter des cas à la marge, ceux qui mettent potentiellement en péril la vie de la communauté ; la vie quotidienne est réglée par des normes morales auxquelles les citoyens adhèrent parce qu’ils possèdent des vertus civiques, ils adhèrent authentiquement à la loi.

Selon la seconde manière de penser la société, la régulation est, selon les mots de MacIntyre, « un substitut de la moralité », quelque chose qui remplace la morale. Ceci se passe dans une société individualiste, qui est en fait celle dans laquelle nous vivons aujourd’hui. Dans ce genre de société, la loi (la régulation) réglemente largement la vie quotidienne car elle vise à protéger les citoyens les uns des autres, elle vise à protéger les individus ; les citoyens adhèrent à la loi non parce qu’ils reconnaissent son rôle dans la préservation de la communauté, mais par peur ou par intérêt personnel. Or, dit MacIntyre, « quand il y a un recours continu à la loi, c’est généralement le signe que les relations morales se sont, dans une certaine mesure, détériorées » (p. 32-33). Voici ce qu’il dit plus particulièrement à ce sujet :

« Quand nous [« nous » désignant une culture] pensons à la société politique dans laquelle nous nous trouvons, et quand nous y vivons, nous y pensons et nous y vivons de deux manières qui sont systématiquement incohérentes. D’un côté, nous pensons la société politique en fonction des différentes communautés – la famille, le lieu de travail, l’école, l’hôpital, le voisinage – au sein desquelles nous poursuivons des biens humains qui ne nous sont accessibles qu’à travers la vie et les activités que nous menons en commun – grâce auxquelles nous apprenons, ou au moins pouvons apprendre, qu’il n’y a pas de bien pour nous qui ne soit aussi un bien pour la communauté. Nous nous découvrons nous-mêmes, et forgeons notre identité, quand nous construisons et reconstruisons différentes formes de communautés humaines. Selon ce point de vue, nous pensons que les buts de la moralité sont positifs. Il est vrai que nous avons besoin de règles négatives afin de fixer des limites, d’éviter les comportements intolérables dans le cadre de notre vie en commun, mais nous envisageons principalement la vie morale et politique en fonction de la poursuite positive de biens pour l’homme. Toutefois, nous sommes dans le même temps également habitués à penser la société humaine comme une arène dans laquelle des individus et des groupes ayant des désirs et des buts rivaux et concurrents poursuivent leurs propres buts privés et recherchent leurs propres satisfactions, si bien que chacun a besoin d’être protégé de l’autre. Nous ne disposons d’aucun moyen pour réconcilier ces deux points de vue concurrents. » (p. 31-32)

Pour MacIntyre, nous vivons dans le deuxième type de société. C’est une société dans laquelle la morale s’efface devant la régulation, en particulier juridique. Et il est difficile de revenir en arrière, de revenir à la première forme de société dans laquelle chacun est motivé par le bien de la communauté et où les règles morales dominent en quelque sorte la loi.Car notre société, où la régulation domine la moralité, se caractérise par une érosion de la responsabilité de chaque individu qui évolue le plus souvent dans une organisation. Ceci rejoint ce que disait Gorz à propos des activités hétéronomes, où les employés sont comme les

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8 parties d’une machine, des parties indifférentes au but de l’ensemble. C’est pourquoi MacIntyre conclut en disant :

« La régulation est la meilleure chose que nous puissions faire. […] Je ne considère pas que la régulation soit l’expression admirable d’un code moral partagé. Je la vois comme un dispositif minimal qui a été développé afin de compenser les graves défauts d’une culture où le tissu de la moralité est en train de se déchirer, et où le gouvernement ne peut agir comme nous le voudrions, si tant est qu’il fût vraiment possible de construire une communauté morale. La régulation est un expédient nécessaire. » (p. 33)

Conclusion

Mais alors il faut savoir ce que nous voulons dire, aujourd’hui, quand nous parlons de « moralisation du capitalisme », ou ce que nous devons comprendre par là. Car en un sens du mot « moral », celui qui a cours dans une société où chacun serait concerné par le bien commun, « moraliser le capitalisme » signifie « changer le système économique actuel » de façon substantielle – alors même que l’expression « moralisation du capitalisme » suppose bien sûr le maintien du système. En ce sens, l’expression « moraliser le capitalisme » exprimerait sans doute une contradiction.

Ce n’est certainement pas ce qu’entendent par là ceux qui emploient cette expression. Par « moraliser », ils veulent sans doute dire deux choses : d’abord repenser la régulation du système (c’est-à-dire revoir les règles de fonctionnement des marchés sans remettre en cause la liberté économique et la concurrence, deux principes essentiels du capitalisme) ; ensuite produire des effets pratiques et rhétoriques en stigmatisant publiquement le caractère moralement défaillant de certains acteurs du système, qui non seulement ont été motivés par l’appât du gain mais n’ont pas endossé les responsabilités liées aux conséquences de leurs actions.

Cependant cette analyse ne supprime pas la contradiction inhérente à l’expression « moralisation du capitalisme ». Elle ne fait qu’en souligner l’ambiguïté.

La nature de cette ambiguïté n’est pas nouvelle. Elle provient d’une confusion entre le niveau collectif, celui où l’idée de régulation trouve son sens, et le niveau de l’individu, auquel s’applique plus volontiers l’idée de moralisation.

Cette ambiguïté est perceptible dans la référence à la « grande défiance à l’égard de la morale des possédants », comme le dit Sen, que manifestait Adam Smith, et dans le lien qu’établissait ce dernier entre l’« égoïsme et [la] rapacité naturelle » dont font preuve les riches (c’est le deuxième sens de la « moralisation ») et la main invisible qui les conduit à « serv[ir] les intérêts de la société » (c’est le premier sens de la « moralisation »)7. Ainsi est-il possible, selon ce point de vue, de créer du bien-être au niveau collectif (celui où agissent les régulations) sans « moralisation » au niveau individuel.

Mais faire coïncider ces deux exigences, c’est-à-dire confondre régulation et moralisation, reviendrait à promouvoir l’idée que le bien-être au niveau collectif puisse être le produit de motivations non égoïstes, qu’il dépende causalement de la moralité des acteurs. Et c’est ici que nous retrouvons les perspectives défendues, avec des arrière-plans différents, par André

7 A. Sen, Development as freedom, Albert Knopf Inc., 1999, trad. M. Bessières, Un nouveau modèle

économique: développement, justice, liberté, Paris, Odile Jacob, 2003, p. 335. A. Smith, The theory of moral sentiments, 1759, trad. M. Biziou, C. Gautier et J.-F. Pradeau, Théorie des sentiments moraux, Paris, PUF, 1999,

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9 Gorz et Robert Solomon. Car chacune d’elles revient à promouvoir l’idée d’une société humaine dans laquelle les activités de production seraient réalisées sur un mode autonome et où les personnes seraient intégrées au système comme l’est un individu au sein de sa communauté. Mais une fois encore, de telles perspectives reposent sur une autre vision de société humaine, notamment de la place qu’y tient l’activité productive – une vision qui n’est certainement pas défendue par les tenants de la « moralisation du capitalisme ».

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