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L'étrange composition du "Rudens"

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Academic year: 2021

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Submitted on 15 Mar 2021

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Isabelle David

To cite this version:

Isabelle David. L’étrange composition du ”Rudens”. Vita Latina, Belles Lettres, 2011, 183-184, pp.115-129. �hal-03169327�

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L’étrange composition du Rudens

Isabelle David

Abstract

The composition of the Rudens has been reproached for reflecting a clumsy poet. Indeed, Plautus is accused either to have «contaminated » (i. e., worked together the plots of two Greek comedies) or to have reworked one single original, without being able to give his play any unity. However, these reproaches are questionable in themselves. Moreover, independently of the question of its sources, the coherence of the play can be seen in a structure carefully built as well as in other dimensions such as the atmosphere, the images and the themes.

Citer ce document / Cite this document :

David Isabelle. L’étrange composition du Rudens. In: Vita Latina, N°183-184, 2011. pp. 115-129

;

http://www.persee.fr/doc/vita_0042-7306_2011_num_183_1_1715

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du Rudens

Abstract :

The composition of the Rudens has been reproached for reflecting a clumsy poet. Indeed, Plautus is accused either to have « contaminated » (i.e., worked together the plots of two Greek comedies) or to have reworked one single original, without being able to give his play any unity. However, these reproaches are questionable in themselves. Moreover, independently of the question of its sources, the coherence of the play can be seen in a

structure carefully built as well as in other dimensions such as the atmosphere, the images

and the themes.

On a déjà beaucoup écrit et pour attaquer et pour défendre la structure des pièces de Plaute en général et du Rudens en particulier, si bien que notre propos se voudra avant tout une synthèse de ces questions. Nous rappellerons tout d’abord la teneur des critiques adressées à la composition du Rudens, pièce qui manquerait d’unité en raison d’un certain nombre d’incohérences, imputées parfois à une supposée « contamination » mal maîtrisée, c’est-à-dire au mélange mal fait de deux ou plusieurs pièces grecques, parfois à ce que l’on interprète comme de malheureux ajouts personnels, défigurant l’original. Il conviendra ensuite d’avancer les arguments qui affaiblissent ces attaques, l’essentiel étant de montrer, pour finir, que le Rudens, quelle que soit sa genèse, possède une unité propre, qui se lit à différents niveaux.

Une pièce mal faite

Maintes pièces de Plaute ont encouru le reproche d’une composition défec-tueuse, et le Rudens est un cas parmi d’autres. Les critiques qui lui ont été

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portées à cet égard sont de deux ordres, que nous rappelons brièvement1: une

tendance minoritaire de l’érudition, illustrée essentiellement par C. Coulter2,

postule l’existence de deux modèles que Plaute aurait fort mal assemblés, comme en témoigne une scission nette entre les deux parties de la pièce, les actes I à III d’un côté3, les actes IV et V de l’autre. Selon C. Coulter, les deux

actions correspondantes sont indépendantes, et empruntées chacune à une pièce différente. Le fait que la punition du leno à la fin de la première ait « a certain air of finality4» est, parmi d’autres, un bon indice de contamination, ajoute

l’érudite.

Si l’hypothèse de la contamination ne s’est guère imposée, une autre tendance de la critique a été de supposer que Plaute avait bien un modèle unique, mais qu’il l’a défiguré en insérant des éléments qui lui sont propres : c’est la position de G. Jachmann, H. Drexler, ou encore E. Lefèvre5. L’une comme l’autre

hypothèse visent en tout cas à dénoncer dans le Rudens un manque de cohérence et d’unité6.

Le fondement même de ces critiques est miné par le fait que l’on n’a pas conservé le ou les modèles du Rudens. Dès lors, toute comparaison entre la pièce du poète et l’original, unique ou non, qui l’a inspirée risque fort d’être orientée en fonction des préjugés des érudits, dont une frange aime à opposer la préten-due perfection du modèle attique aux maladresses de l’adaptateur latin.

Outre cette réserve de départ, il convient de réévaluer la justesse de ces critiques, qui ne tiennent sans doute pas assez compte des conventions du théâtre antique ni de la sensibilité de son public. Nous prendrons quelques cas signifi-catifs, en revenant essentiellement sur deux éléments : la supposée incohérence de la structure dans son ensemble, et celle du finale de la pièce plus particuliè-rement.

L’incohérence de la structure d’ensemble

Revenons ici sur le propos de C. Coulter, emblématique d’une sensibilité et de conceptions qui n’étaient sans doute pas celles d’un public antique : comme nous l’indiquions plus haut, l’érudite reproche à Plaute une intrigue scindée en

1. Pour un exposé plus détaillé, nous renvoyons à l’étude de B. Delignon (2011), qui expose parfaitement les données du problème.

2. C. C. Coulter 1913.

3. Nous reprenons la division en actes par commodité, mais on sait qu’elle n’est pas d’origine.

4. C. C. Coulter 1913 : 58.

5. G. Jachmann 1931 ; H. Drexler 1934 ; E. Lefèvre 1984.

6. B. Delignon (2011 : 22) rappelle cependant que l’hypothèse de l’intervention de Plaute sur sa matière d’origine ne se fait pas toujours au détriment de l’auteur : un érudit comme P. Riemer admire un art qui, selon lui, révèle chez Plaute le goût de l’irrationnel (cf. P. Riemer 1996).

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deux parties, ce qu’elle met sur le compte d’une contamination mal maîtrisée. Mais il peut s’agir moins de maladresse que de conventions propres au théâtre des Anciens. A. Garzya rappelle ainsi que les intrigues d’Euripide sont souvent construites en diptyque, et l’érudit cite tout particulièrement le cas d’Hécube7.

On sait l’influence d’Euripide sur la Comédie Nouvelle grecque, de manière générale : il ne serait donc guère étonnant que le poète ait légué son art de la composition à la palliata par l’intermédiaire de la Nea8.

C. Coulter accuse encore Plaute d’avoir mal raccordé ces deux parties qui composent la pièce, ce qui expliquerait une série d’incohérences, comme la disparition, ou quasi-disparition, dans la seconde partie de la pièce, de person-nages présents dans la première : Scéparnion, Charmidès et Ampélisque. Le poète oublierait également, d’une partie à l’autre, les motifs d’une action : ainsi, Pleusidippe envoie Trachalion au rivage demander à ses témoins de le rejoindre en ville afin de l’aider à punir le leno, et lui enjoint ensuite de revenir près de la maison de Démonès pour y monter la garde (v. 855 sq). Mais lorsque Trachalion reparaît (v. 938), ces deux missions sont parfaitement oubliées, et l’esclave n’a plus qu’à épier Gripus et s’opposer à lui. Enfin, la scission de l’intrigue expli-querait une chronologie fantaisiste : entre le v. 891 et le v. 1265 (retour de Pleusidippe) ou le v. 1281 (retour de Labrax), le laps de temps est trop court pour que le jeune homme ait le temps de traîner Labrax à Cyrène, de le faire juger et d’en revenir.

Comment nier ces évidences ? Le constat s’impose, en effet, mais ce qui peut nous choquer aujourd’hui n’affectait probablement pas un public antique dont la sensibilité n’était pas celle de critiques habitués aux règles du théâtre classi-que9. Il est probable que, pris dans le rythme de l’action, le public ou bien ne

sentait pas les manquements que nous décelons à l’analyse, ou bien n’en tenait pas rigueur au poète. Par exemple, en ce qui concerne le problème posé par la

7. A. Garzya 1997 : 399-400.

8. Sur la question de l’influence de la tragédie en général et celle d’Euripide en particulier, telle qu’elle est sensible dans le Rudens, voir F. Leo 1912 : 113 sq ; W. H. Friedrich 1953 ; C. Questa 1971 : 42-47 ; J. C. Dumont 1998 : 113-122.

9. En soi, le recours à l’hypothèse de la contamination pour expliquer certains phénomènes peut paraître hâtif et biaisé. En ce qui concerne la disparition, ou la raréfaction, de certains personnages dans la deuxième partie de l’intrigue, d’autres explications sont possibles, qui ont trait aux conventions dramatiques : ainsi la contrainte du nombre des acteurs, qui doivent parfois interpréter plusieurs personnages, peut expliquer le phénomène. Dans le cas de Scépar-nion et de Charmidès, on peut songer encore à une autre explication, liée à l’agencement de l’intrigue. Scéparnion a une fonction bien définie : celle de mettre Labrax et Charmidès sur la piste des deux jeunes filles et de les faire entrer dans le temple. Une fois cette mission accomplie, il a rempli son rôle et disparaît tout naturellement. Quant à Charmidès, il sert surtout de faire-valoir à Labrax, surtout dans la grande scène comique de l’acte II (scène 6). Il n’est pas organiquement lié à l’intrigue, sauf pour lui donner son point de départ (comme l’explique le prologue), si bien que sa disparition est de peu de conséquence.

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chronologie, J. Andrieu a parfaitement montré qu’il est vain de vouloir faire coïncider le déroulement des événements hors scène avec ceux qui ont lieu sur la scène10: par convention, le public accepte fort bien que les deux temporalités ne

soient pas homogènes, et que les événements qui ont lieu dans la coulisse soient plus longs que l’action qui se déroule sur la scène. Tout le spectacle, selon J. Andrieu, est ordonné pour le spectateur, de sorte que l’action hors scène est subordonnée à ce qui se passe sur la scène : « tout est suspendu à l’action en scène », rappelle l’érudit. « C’est elle qui dicte le retour des personnages et par là le rythme de l’action hors scène11. »

L’incohérence de la scène finale

L’étrangeté apparente de la scène finale, qui, d’une part, semble se surajouter

in extremis alors que l’essentiel de l’intrigue est résolu12, d’autre part, semble

perturber la cohérence du caractère des personnages, a étonné la critique, qui a parfois incriminé la maladresse du poète13. En effet, une fois Palestra reconnue

et fiancée à Pleusidippe, l’essentiel semble dit, et il apparaît surprenant que Démonès, en rupture apparente avec sa droiture morale, puisse flouer Gripus, en lui retirant toute jouissance des richesses qu’il a pêchées, et invite à sa table Labrax, la canaille par excellence. Selon E. Lefèvre, Plaute ne peut qu’avoir déformé son modèle, dont la fin était toute différente14. On a parfaitement

rendu raison de cette difficulté, en montrant qu’il n’y avait en réalité nulle contradiction, ni sur le plan de la construction de l’intrigue, ni sur celui de la cohérence du caractère de Démonès15. Seuls les arguments ayant trait au

premier aspect nous intéresseront ici.

10. J. Andrieu 1954 : 66-86.

11. J. Andrieu 1954 : 72. Selon l’érudit, il est donc vain de vouloir placer des entractes, qui permettraient l’harmonisation des durées, lorsque la scène devient vide. Outre que ces coupu-res sont particulièrement difficiles à placer dans une pièce comme le Rudens, qui comporte dix scènes vides, elles ne permettent même pas toujours de résoudre les problèmes, bien au contraire. J. Andrieu cite en exemple un passage de la Casina : si l’on place un entracte après le v. 531, comme le voulait P. E. Legrand, ou après le v. 534, comme le voulait A. Freté, on ne fait que souligner une contradiction du texte. En effet, Lysidame part au forum au v. 530 et en revient au v. 563, en disant contriui diem. Mais Olympion, parti faire des provisions dès le v. 503, ne revient qu’au v. 719. « Un entracte résorbant la journée passée au forum ne ferait que souligner l’inexplicable absence du serviteur » (p. 71). L’érudit cite plusieurs autres contradic-tions, qui doivent nous faire penser qu’il s’agit non d’une maladresse du poète, mais d’une convention propre au genre de la palliata. Au reste, Térence l’utilise aussi. Il n’y a donc pas lieu de voir là une négligence, plautinienne de surcroît.

12. C’est l’un des motifs qui justifient, pour C. C. Coulter, l’hypothèse de la contamination. Cf. C. C. Coulter 1913.

13. Mais celle-ci n’est pas toujours en cause : cf. M. Delcourt 1964 : 225-236. 14. E. Lefèvre 1984 : 21-23.

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J. C. Dumont a montré en effet que la fin de l’intrigue correspond à une pacification des relations entre les personnages, et que Démonès en est l’artisan. « En faisant l’expérience de leur liberté et de leur humanité », les personnages du

Rudens s’affranchissent des caractéristiques et des antagonismes traditionnels

imposés par leurs masques, si bien qu’un homme honnête, en l’occurrence Démonès, peut pardonner à une canaille, en l’occurrence Labrax, malgré le mal qu’elle lui a fait16. F. Della Corte salue lui aussi l’indulgence toute humaine dont

Démonès fait preuve17.

Ajoutons qu’un rebondissement final inattendu, alors que tout semble conclu, n’est pas si étonnant que cela si on le met en perspective avec d’autres fins de la Comédie Nouvelle grecque ou romaine. R. Hunter rappelle que, chez Ménandre, la résolution de l’intrigue intervient souvent pendant le quatrième acte, le cinquième permettant ainsi un nouveau rebondissement. L’érudit cite le cas du

Dyscolos ou de la Samienne18. Dans ces conditions, le dernier moment de la

pièce est souvent consacré à la punition des méchants et à la récompense des justes, qui prend d’ordinaire la forme de réjouissances où l’on boit, mange et danse. Ce schéma et ses variations19 traversent l’histoire du genre, de la

Comédie Ancienne à la palliata. Or l’adoucissement de la punition du méchant fait précisément partie des variations possibles : c’est le phénomène à l’œuvre dans le Rudens20. Une fin étonnante à première vue pourrait bien s’inscrire en

réalité dans les conventions de la palliata.

La fin du Rudens se justifie aussi à un autre niveau, comme J. C. Dumont le montre dans le même propos21. Notons cependant que cette justification a

toujours trait aux conventions du genre. D’un certain point de vue, en effet, la scène finale du Rudens n’appartient plus tout à fait à l’intrigue de la comédie. Il s’agit du passage en douceur de l’univers du théâtre au monde réel, le dîner auquel Démonès convie Labrax et Gripus préfigurant celui qui va avoir lieu entre les acteurs, sans doute sur la scène même, une fois la représentation terminée. Les acteurs quittent leur personnage pour redevenir eux-mêmes, « Gripus n’est

16. J. C. Dumont 1987 : 6. L’érudit poursuit cette réflexion, en insistant sur la notion de la relativité du mal (2011 : 107-115).

17. F. Della Corte 1952 : 320-321.

18. R. Hunter (1985 : 40-42) rappelle que dans le Dyscolos, le problème est double : il faut satisfaire l’amour de Sostrate d’une part, et présenter le caractère de Cnémon de l’autre. Or ces objectifs sont atteints à la fin de l’acte IV. C’est donc une direction toute nouvelle que prend le drame lorsqu’est soulevée la question du mariage de Gorgias à l’acte V. De même, dans la

Samienne, les quiproquos sont résolus et le bonheur de tous assuré lorsque commence l’acte V,

où Moschion relance soudainement l’action en prétendant faire croire à son père qu’il veut devenir un soldat mercenaire.

19. Qui n’ont rien de systématique, R. Hunter insiste sur ce point, soulignant la souplesse du genre.

20. R. Hunter cite encore le cas de la Casina, du Mercator et de l’Eunuque (1985 : 42). 21. J. C. Dumont 1987.

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déjà plus tout à fait le méchant esclave, ni Labrax un leno22. » Plaute, comme il

aime tant à le faire dans son œuvre, rompt ici l’illusion théâtrale.

Si l’on veut bien considérer la fin de la pièce sous cet angle, elle n’apparaît plus ni étrange ni isolée : on a ainsi mis en rapport la fin du Rudens avec la scène finale de l’Eunuque, qui avait pu étonner elle-même23. On note chez Térence les deux

traits qui surprennent chez Plaute : le caractère superflu de la scène et le manque de cohérence des personnages. Contre toute attente, et alors que le sort des personnages principaux est fixé pour leur plus grand bonheur, une ultime scène montre Phédria et Chéréa, les deux jeunes gens de l’intrigue, en contradiction avec eux-mêmes. Le premier, adulescens épris de la courtisane Thaïs, se départ de sa jalousie dévorante et admet le soldat Thrason pour rival, tandis que le second, frère de Phédria, ne se ressemble plus non plus : amoureux agité et spontané de la jeune Pamphila, il fait soudain preuve de retenue, et parle par détours. Le parasite Gnathon, flatteur du soldat, trouve soudain un regain d’intérêt pour la bonne chère, qu’il avait plutôt négligée au cours de la pièce, et Chéréa s’y intéresse aussi. S’annonce ainsi le banquet final des acteurs, dont la personnalité resurgit et remplace celle des personnages. Les antagonismes de l’intrigue s’effacent pour laisser place à une troupe d’acteurs collègues, et, dans ce contexte, l’emploi du terme grex peut renvoyer aussi bien à la bande d’amis qu’à la troupe de comédiens24.

Confrontées aux conventions du genre et à ce que l’on peut supposer de la sensibilité du public de Plaute, beaucoup des accusations dont la composition du

Rudens a fait l’objet semblent porter à faux.

L’unité de la pièce

Il demeure que, tant que l’on n’aura pas retrouvé le ou les modèles du Rudens de Plaute, il sera impossible de réfuter définitivement les détracteurs de la composition de la pièce. À l’inverse, le propos de ces derniers ne peut être tenu pour démontré. Mais à vrai dire l’essentiel n’est pas là : c’est l’œuvre en elle-même qu’il importe de prendre en considération, indépendamment de sa genèse. Ce que rencontre le lecteur ou le spectateur est un objet littéraire se suffisant à lui-même, et dont il importe de dégager le sens en tant que tel. Si l’on procède à l’analyse de la pièce dans cette perspective, la cohérence s’en dégage à différents niveaux, dont celui de structure elle-même est le premier.

22. J. C. Dumont 1987 : 6. 23. J. C. Dumont 2008 : 41-48. 24. J. C. Dumont 2008.

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La cohérence de la structure

Au terme d’une analyse fouillée de la structure du Rudens, B. Delignon a su parfaitement montrer combien la composition est équilibrée et dotée d’une véritable efficacité dramatique25. En une exposition et cinq mouvements, elle

atteint trois objectifs complémentaires : illustrer le propos moral de la pièce, mettre en œuvre une scénographie efficace, alterner les registres tragique et comique. On repère en effet six moments dans la pièce, qu’on peut analyser tout d’abord en termes de leçon morale. Le premier consiste en une « exposition » : il s’agit du prologue, puis de la présentation des personnages, et du récit du naufrage, qui double le prologue26. Le deuxième constitue un « premier

mou-vement » : on y assiste à une représentation de l’injustice, destinée à précéder le spectacle du rétablissement de la justice27. Vient ensuite le « deuxième

mouve-ment », dont le propos essentiel est de représenter la première punition des méchants, celle qu’infligent les dieux28. À la punition divine succède dans le

troisième mouvement la punition infligée par les hommes : Labrax est traîné devant le tribunal par Pleusidippe29. Mais il ne suffit pas que les méchants soient

punis, il faut aussi que les bons soient récompensés ; commence alors le qua-trième mouvement, consistant dans la reconnaissance de Palestra par son père30. Le cinquième mouvement met en scène les conséquences de ces

retrou-vailles et rétablit la « justice universelle », quelque peu paradoxale : si les honnê-tes gens sont récompensés comme on pouvait s’y attendre, Palestra se trouvant fiancée à Pleusidippe, Trachalion et Ampélisque recevant leur liberté, les tri-cheurs ne sont pas tout à fait perdants, ce qui étonne davantage : son esprit de conciliation a valu à Labrax de récupérer sa valise, moins un demi-talent, et Gripus, s’il n’a pu conserver un bien qu’il avait mal acquis, obtient malgré tout sa liberté31. La vraie justice n’est pas toujours celle que l’on attend.

Ces six moments composent une pièce équilibrée, dont les articulations sont nettes et harmonieuses : l’exposition mise à part, on note que les trois mouve-ments centraux sont d’une longueur à peu près égale et sensiblement plus longs que le premier et le dernier32; d’autre part, une scène forte marque le passage

25. Les paragraphes qui suivent résument la démonstration de B. Delignon, 2011. 26. V.1-184.

27. Cette représentation de l’injustice se compose des cantica de Palestra, d’Ampélisque et de Ptolémocratie ainsi que du chœur des pêcheurs, qui fait en réalité transition avec la suite (v. 185-305).

28. Cette punition consiste dans le naufrage qui a valu à Labrax la perte de ses biens (v. 306-592).

29. V. 593-905. 30. V. 906-1204. 31. V. 1205-1423.

32. Successivement 286 vers, 312 et 298 pour les mouvements centraux, et respectivement 184 vers et 218 pour le premier et le dernier.

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d’une partie à une autre33. Telle est la façon dont Plaute construit le propos

moral de sa pièce, mais ce propos est renforcé par l’utilisation matérielle de l’espace et par le jeu sur les registres. En effet, le développement en moments successifs correspond aussi à une utilisation bien précise de l’espace : si on laisse de côté l’exposition, on constate que les trois moments suivants (spectacle de l’injustice, punition divine, punition humaine) consistent à faire entrer dans le temple les personnages principaux, puis à les en faire sortir. La défaite définitive du leno coïncide avec la sortie hors du temple de tous les personnages qui y étaient entrés, et avant tout de Palestra, d’Ampélisque, de Démonès et de Labrax. Le temple est un lieu symbolique, celui de l’opposition de la pietas (Palestra, Ampélisque) au crime contre la pietas (Labrax). En somme, les personnages sortent du temple au moment où ce lieu, avec la punition du leno, cesse d’être l’enjeu de ce combat.

Les deux derniers mouvements (récompense des justes, rétablissement de la justice universelle) s’organisent non plus autour du temple, mais autour de la maison de Démonès. L’enjeu est d’y entrer, pour chacun des personnages. Cette entrée n’est possible qu’au terme d’un parcours et symbolise l’accession au bonheur et au bien. Pour Palestra et Ampélisque, elle marque la fin des souffran-ces et le bonheur d’avoir retrouvé sa famille pour la première, la joie d’acquérir la liberté pour la seconde. Pleusidippe y pénètre lorsqu’il sait qu’il épousera Palestra, Trachalion lorsqu’il sait qu’il sera affranchi. Labrax et Gripus y entrent plus difficilement, il leur faut pour cela se montrer conciliants.

On voit donc combien l’utilisation de l’espace accompagne le propos moral. Il en va de même avec le jeu sur les registres, le ton tragique34et le ton comique

alternant au rythme des épisodes : si l’exposition mêle tragique (dans le prolo-gue) et comique (dans la scène suivante, avec les remarques de Scéparnion), le premier mouvement est placé sous le signe du tragique (avec les cantica de Palestra, Ampélisque et Ptolémocratie), et le deuxième sous le signe du comique (avec la présentation piteuse de Labrax et de Charmidès). Le troisième mêle en revanche le comique et le tragique, tandis que les deux derniers assurent le triomphe du comique : le bonheur du rire est possible lorsque l’injustice et l’impiété ont été définitivement bannies.

D’autres facteurs d’unité

La démonstration ci-dessus résumée de B. Delignon est lumineuse, et ne peut qu’emporter la conviction. L’unité de la pièce est donc parfaitement mise en

33. Le canticum de Palestra ouvre le premier mouvement ; le chœur des pêcheurs clôt le mouvement et sert de transition avec le deuxième mouvement ; le songe de Démonès marque le début du troisième mouvement ; le canticum de Gripus ouvre le quatrième mouvement ; un monologue de Démonès introduit le dernier mouvement.

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lumière sur le plan de la structure, et l’on voit que ce dernier entre en résonance avec d’autres facettes de l’œuvre, comme l’oscillation entre registre tragique et registre comique, destinée à aboutir à la consécration du ton comique à la fin de l’œuvre35. Nous souhaiterions poursuivre la réflexion en tentant de montrer que

l’unité de l’œuvre réside encore à d’autres niveaux que celui de la structure. Mais, là encore, nous observerons que les niveaux s’interpénètrent. Sans préten-dre à l’exhaustivité36, nous noterons que l’unité se lit au moins sur trois plans :

l’atmosphère, les images, les thèmes37.

L’atmosphère : l’omniprésence de la mer

La cohérence de la pièce est en grande partie due à une unité d’ambiance qui tient à la singularité du cadre : un bord de mer, lieu fort différent du cadre traditionnel de la Nea et de la palliata38. Les spectateurs ne voient pas la mer,

mais ils la savent toute proche et les acteurs, eux, peuvent la voir, comme l’atteste la description par Scéparnion des difficultés de Palestra et d’Ampélisque aux prises avec les flots39. Tout au long de la pièce, les spectateurs perçoivent les

échos de cette présence.

Tout d’abord, s’ils ne voient pas la mer, les spectateurs voient maints signes de sa présence et de ses effets, grâce aux costumes et aux accessoires : vêtements trempés de Palestra et d’Ampélisque (v. 251, v. 264 uuida ueste, etc.) ou de Labrax et de Charmidès (v. 573, uestimentis uuidis ; v. 585 uuidus), « hame-çons » (hami) et « roseaux » des pêcheurs (v. 294), filet de Gripus et jusqu’à ce « cordage » qui donne son titre à la pièce. A cela s’ajoutent probablement des éléments de décor caractéristiques, quelques rochers par exemple.

Sur le plan verbal, les personnages sont hantés par la mer, qui, tout d’abord, revient par vagues successives sous la forme du souvenir répété du naufrage. Celui-ci est évoqué par Arcture dans le prologue, il est décrit par Scéparnion (acte I, scène 2). Du point de vue de l’exposition, le récit du naufrage fait par Ampélisque à Trachalion n’a donc nulle utilité (acte II, scène 3), non plus que les réminiscences de Labrax et de Charmidès (acte II, scène 6). Ces deux dernières

35. Par souci de rigueur, on ne retiendra pas l’argument de l’utilisation de l’espace : si la progression de l’action est bel et bien soutenue par une exploitation efficace de la scénographie, le fait que celle-ci s’organise autour de deux lieux successifs pourrait être utilisé comme un argument en faveur de l’hypothèse de la contamination.

36. M. Griffe, 2011, insiste notamment sur la nécessité de mettre en rapport l’agencement métrique de la pièce et la progression de l’intrigue. L’étude de la métrique serait de trop d’ampleur pour faire ici l’objet d’un développement.

37. Nous reprenons des idées que nous avons développées ailleurs, sous une forme un peu différente. Cf. I. David et G. Puccini-Delbey 2010 : 59-63.

38. Elles se déroulent d’ordinaire dans une ville, Athènes bien souvent. Sur le rôle de la mer dans le Rudens, voir P. Paré-Rey, 2011.

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scènes servent bien entendu d’autres buts ¢ fonction pathétique (acte II, scène 3) ou comique (les deux scènes), ainsi que caractérisation des personnages ¢, mais elles contribuent aussi à définir la mer comme l’obsession de ces personnages. L’élément marin n’habite pas le discours des seuls naufragés : ses dangers et ses incertitudes sont aussi dans les plaintes des piscatores (acte II, scène 1), relayées par le canticum de Gripus (acte IV, scène 2). Démonès lui aussi évoque la tempête et la grosse mer40...

Outre qu’elle est le sujet de maints discours, la mer fournit inconsciemment aux personnages nombre de métaphores et de comparaisons : pour citer quel-ques exemples, Charmidès refuse ainsi, après avoir été « rincé » en mer (v. 579,

elaui), de se faire « nettoyer » sur terre (eluam). Plus loin, Trachalion compare

les cicatrices du dos de Labrax aux clous innombrables d’un navire long :

Ni offerumentas habebis pluris in tergo tuo Quam ulla nauis longa clauos... (v. 753-754).

Et le vaisseau revient sous forme de métaphore lorsque Trachalion, pour barrer la route de Gripus, le prévient qu’il va virer de bord (At ego hinc

offlectam nauem, v. 1013) ; Gripus lui répond alors que Trachalion peut bien

rester à la proue, puisqu’il tient, lui, le gouvernail :

Si tu proreta isti naui es, ego gubernator ero (v. 1014).

Rappelons encore que Trachalion souhaite qu’on arrache les yeux à Labrax comme on fait aux seiches (sepiis, v. 659), et que Gripus menace Trachalion de le jeter à terre comme une pieuvre :

... adfligam ad terram te itidem ut piscem soleo polypum (v. 1010).

Plaute s’amuse à donner à ses personnages un langage informé par le cadre du bord de mer, où ils vivent et travaillent. A. Garzya, reprenant les travaux de F. Arnaldi41, a raison de dire que la mer est « dans l’âme des personnages42».

* L’unité des images

Si les figures de style impliquant l’élément marin abondent, la mer ou, plus exactement en l’occurrence, les tempêtes maritimes suggèrent encore deux images récurrentes. La première est celle du bain, rituel ou non. Le naufrage et, plus généralement, les rigueurs d’une mer agitée sont comparés à un bain que l’on prend avant un banquet ou une prière. L’ironique Scéparnion commente le malheur des naufragés en comparant ainsi leur mésaventure à un bain rituel pris à l’occasion d’un sacrifice précédant un long voyage :

40. Ita fluctuare uideo uehementer mare (v. 903). 41. A. Arnaldi 1946.

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SC. Vt mea opinio est Propter uiam illi sunt uocati ad prandium DAE. Qui ?

SC. Quia post cenam, credo, lauerunt heri (v. 149-151).

Plus loin, Palestra et Ampélisque se présentent devant l’autel de Vénus en pieuses suppliantes parce qu’elles ont été « lavées » par le bain qu’elles ont pris la nuit précédente :

... Lautae ambae sumus opera Neptuni noctu (v. 699).

Mais, comme nous l’annoncions, il ne s’agit pas toujours d’un bain rituel. Trachalion explique ainsi son impuissance, ainsi que celle de son maître, à prévenir les fourberies du leno en proposant l’image du bain public : il est trop difficile d’y avoir l’œil sur tous les voleurs potentiels, voilà pourquoi on s’y fait aisément voler ses vêtements (v. 382-385). Plus loin, Labrax déplore les bains froids de Neptune (v. 527 sq). Or nous sommes dans le même domaine, puisque les termes employés appartiennent au même lexique, celui des bains publics43.

Les images se répondent donc à distance44.

La seconde image récurrente est celle de la beuverie : Neptune a servi de belles « rasades » à Labrax, se moque Ampélisque (magnis poculis, v. 362). Charmidès ne se porte guère mieux et a une « cuite » à cuver (ut edormiscam hanc crapulam, v. 586) ; il se plaint d’avoir été traité comme un vin grec mélangé à de l’eau de mer :

Quasi uinis Graecis Neptunus nobis suffudit mare (v. 588).

L’hôte de Labrax affirme aussi ne « trinquer » qu’une fois (semel bibo, v. 884). L’image du bain et celle de la beuverie, en faisant naître le rire, transfigurent des événements angoissants et contribuent à ancrer résolument la pièce dans le genre comique, malgré les éléments tragiques que le Rudens contient. S’agissant de l’unité de l’œuvre, on pourrait cependant objecter que ces images sont plus présentes dans la première partie du Rudens que dans la deuxième, ce qui

43. Balineas, dit Trachalion (v. 383), tandis que Labrax qualifie Neptune de balineator

frigidus (v. 527).

44. Le commentaire de Labrax sur les bains de Neptune semble même rebondir après coup sur les propos de Trachalion : lorsque Labrax souligne qu’il a froid, bien qu’il soit sorti du bain avec des vêtements sur le dos, il fait d’abord allusion au fait que ses vêtements, mouillés, ne lui sont d’aucune utilité. Mais on peut aussi comprendre qu’il fait implicitement référence au fait qu’au moins on ne lui a pas volé ses vêtements, contrairement à ce qui arrive souvent dans les bains publics (Edepol, Neptune, es balineator frigidus ; / Cum uestimentis postquam aps te

abi, algeo, v. 527-528). L’hypothèse a d’autant plus de vraisemblance que Charmidès fait lui

aussi référence au vol de vêtements quelques vers plus loin (SC. Tu istaec mihi dato ;

exarescent faxo. CH. Eho, an te paenitet, / In mari quod elaui, ni hic in terra iterum eluam ?,

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semble ne rien prouver. Mais ces images entrent en résonance avec le sens profond de la pièce.

L’image de la beuverie préfigure en quelque sorte le dîner final, dont elle est une image inversée : à la fin de la pièce, les coupes amères cèdent la place à des boissons plus douces. Quant à l’image du bain rituel, elle a trait à deux thèmes essentiels de l’œuvre : celui de la providence divine et celui de l’incertitude de l’existence humaine, l’un et l’autre en étroite liaison. Derrière le rire se cache en effet l’idée que les desseins de la providence divine sont impénétrables et qu’ils empruntent une voie paradoxale : ainsi le commentaire de Scéparnion sur le bain des naufragés est fortement teinté d’ironie, car ce bain et ce sacrifice propitiatoi-res n’ont pas été d’un grand secours aux malheureux. La notion de justice divine peut s’en trouver remise en cause, et du reste la foi de Palestra vacille45. Mais la

fin de la pièce livre une leçon différente : la piété des justes est récompensée par les dieux, même si les hommes n’ont pas la faculté de le prévoir. Palestra et Ampélisque avaient raison de déposer aux pieds de Vénus le pieux hommage de leurs infortunes46.

* L’unité des thèmes

C’est sur ce dernier point que nous aimerions clore notre propos. Le Rudens est fortement structuré par les thèmes qu’il aborde, en partie parce que ces thèmes entrent en résonance avec d’autres aspects de l’œuvre, comme nous venons de commencer de le voir. Il serait trop long d’aborder ici tous ces thèmes, celui de la pauvreté, de la réflexion sur la justice et l’injustice, sur la providence divine47... Nous développerons rapidement quelques considérations sur un

thème déjà évoqué, celui de l’incertitude de l’existence humaine48. Ce thème

intéresse tout particulièrement notre propos, parce qu’il est indissociable d’un autre plan de l’œuvre, qui est le déroulement de l’intrigue.

Tous les personnages du Rudens sont dans un moment de suspens, sans toujours le savoir. Démonès, par exemple, ignore qu’il est sur le point de retrouver sa fille. D’autres personnages sont plus conscients de l’incertitude de leur avenir, telle Palestra ou son ennemi Labrax. Cette incertitude, les person-nages la formulent, Palestra ou Ampélisque (acte I, scène 3), aussi bien que Labrax ou Charmidès (acte II scène 6), mais elle est aussi symbolisée par le cadre : cette mer orageuse et imprévisible est à la fois la cause du malheur des

45. On le sent dans son canticum de l’acte I, et en particulier dans les vers 187-196. 46. Lorsqu’elles disaient, en des termes qui cette fois n’étaient probablement pas comi-ques : ... Lautae ambae sumus opera Neptuni noctu (v. 699). Demeure le problème de la non-récompense de la piété des pêcheurs, que différents commentateurs ont souligné (cf. par exemple T. J. Moore 1998 : 78). Il nous semble que cette absence de récompense ne préoccupe guère le poète, car il s’agit de personnages secondaires, dont le sort importe peu.

47. Nous n’avons qu’effleuré ce thème dans les paragraphes précédents.

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personnages49et le symbole des hasards de la vie. À cet égard, le chœur des

pêcheurs joue un rôle crucial : premières victimes de l’inconstance de la mer, les pêcheurs déplorent une pauvreté et une instabilité du sort qui sont le paradigme de la condition des autres personnages. On ne peut, devant une telle incertitude du sort, que s’en remettre aux dieux, comme le font les pêcheurs à la fin du passage. Ceux qui suivent cet exemple, Palestra, Ampélisque et Démonès, seront en effet récompensés50.

Mais l’attente de la récompense s’est faite dans le doute. Les justes ne sont d’ailleurs pas seuls à attendre le règlement de leur sort, et ce n’est qu’à l’extrême fin de la pièce que les bons et les méchants sont véritablement fixés. Tous, jusque-là, ont connu plusieurs revirements de fortune. C’est là que le thème de l’incertitude de l’existence rejoint la structure de la pièce. Il est certain que la fin à rebondissements peut étonner et sembler maladroite, si l’on ne voit qu’il s’agit d’un rétablissement par étapes de la justice, comme B. Delignon l’a parfaitement démontré. Mais la succession de ces étapes illustre aussi le thème de l’incertitude de l’existence. Si l’on retient les plus importantes de ces étapes, qui sont au nombre de trois, on note qu’elles modifient sensiblement le sort des personna-ges.

Pour ne prendre que deux exemples, au terme de la première de ces trois étapes, la punition du leno devant la justice, Palestra peut se croire destinée à vivre une vie de concubinage avec Pleusidippe. C’est un pis-aller que la deuxième étape, la reconnaissance de la jeune fille, corrigera heureusement. Quant à Labrax, la troisième étape, c’est-à-dire l’invitation à dîner chez Démo-nès, assortie de la récupération de la valise, le montre en bien meilleure posture qu’il n’était lors de la première étape, lorsqu’il était revenu défait du tribunal. Jusqu’au bout, les personnages n’ont pas la faculté de prévoir leur sort, et s’illusionnent parfois sur sa nature : Gripus croit avoir été récompensé de son activité par sa pêche miraculeuse, et s’en félicite, sans savoir que la valise n’est pas destinée à lui rester :

Nam ego nunc mihi, qui impiger fui, Repperi ut piger si uelim siem (v. 924a

-924b

).

Il commettra la même erreur un peu plus tard, quand il croit pouvoir soutirer de l’argent à Labrax en échange de sa valise :

Di homines respiciunt ; bene ego hinc praedatus ibo (v. 1316).

49. Elle cause le malheur de Palestra et de sa compagne, bien entendu, ainsi que de Labrax et de Charmidès, mais elle a aussi séparé Pleusidippe de l’objet de ses amours et, avant cela, elle a ôté sa fille à Demonès (des pirates lui avaient ravi Palestra enfant).

50. Démonès a raison de dire : Satin si cui homini dei esse bene factum uolu<nt>, / Aliquo

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La fin à rebondissements n’est donc pas maladresse de la part du poète, elle est en parfaite harmonie, entre autres, avec le thème de l’incertitude de l’existence humaine.

Conclusion

En somme, la composition du Rudens n’est pas si étrange que cela. Nous avons vu que beaucoup des reproches faits à son prétendu déséquilibre peuvent être remis en cause. Par ailleurs, analysée en tant qu’œuvre littéraire autonome, la pièce n’apparaît pas dépourvue d’unité, bien au contraire, puisque cette unité se situe à différents niveaux. Elle réside dans la conduite de l’action, et dans l’harmonie entre cette conduite de l’action et l’alternance des registres tragique et comique, comme l’a fort bien montré B. Delignon. Elle réside aussi au moins dans la cohérence de l’atmosphère maritime, dans l’agencement des images et des thèmes. Ces différents niveaux, de plus, s’interpénètrent, puisqu’une image peut aussi renvoyer à un thème et un thème entrer en résonance avec le déroule-ment de l’intrigue. Et ce tressage des élédéroule-ments constitutifs de la pièce est lui-même facteur d’unité.

Isabelle David Université Montpellier III

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