• Aucun résultat trouvé

Gustave Courbet : le droit de se contredire et le droit de s'en aller

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Gustave Courbet : le droit de se contredire et le droit de s'en aller"

Copied!
107
0
0

Texte intégral

(1)

FACULTE DES LETTRES

N

5300

UL

GUSTAVE COURBET; LE DROIT DE SE CONTREDIRE ET

LE DROIT DE S'EN ALLER.

LOUISE SIMARD

Mémoire présenté pour l'obtention

du grade de maître ès arts (M.A.)

ECOLE DES GRADUES UNIVERSITE LAVAL

JUIN 1991

(2)

Rés limé .

Ce mémoire jette un éclairage particulier sur le peintre Gustave Courbet, sur son entourage et sur son oeuvre peint et gravé, à l'aide d'une boutade d'un célèbre ami de ce dernier, Charles Baudelaire, qui réclamait pour le peuple français "le droit de se contredire et le droit de s'en aller". Ces deux droits sont intrinsèquement liés et relèvent d'un même sentiment de divinisation de l'homme ou de sécularisation du divin,

(3)

1. INTRODUCTION

"On peut définir le contenu selon le mot de Pierce : ce que 1'oeuvre n'affiche pas mais laisse saisir. C'est le contenu fondamental d'une nation, d'une époque, d'une classe, d'une conviction religieuse ou philosophique - tout ceci amalgamé consciemment ou

inconsciemment par une personnalité et condensé dans une oeuvre."1

S'interroger sur Gustave Courbet aujourd'hui n'est pas une mince affaire; s'attaquer à ce sujet à partir du Québec ajoute à la difficulté. C'est cet éloignement spatio-temporel entre le chercheur et son sujet qui fut à la fois notre première et notre plus grande préoccupation.

Comment en effet aborder d'une manière originale ce qui n'existe plus que par des documents épars, conservés par la postérité, et qui a déjà fait l'objet d'une foule d'études? La pire solution consiste, selon nous, à traiter le document

(pictural ou autre) pour lui-même, isolé du contexte qui l'a généré; c'est "l'art pour l'art" que Courbet détestait tant. Forcer le sujet à entrer dans un cadre théorique qui lui est étranger peut être intéressant, mais trop souvent pervertit le

1. Erwin Panofsky, "L'histoire de l'art et les disciplines humanistes." p.24.

(4)

sens véritable des oeuvres étudiées. Reprendre le contenu des études précédentes confronte immédiatement le chercheur à un foisonnement quasi-inextricable d'incohérences, dû bien

évidemment aux diverses modes qui se sont succédé en histoire de l'art, et dont chaque étude, selon sa date de parution, est plus ou moins le reflet.

La bonne débutante que nous sommes s'est butée à tous ces écueils, avant de finalement refaire ses classes. Nous avons fait table rase des sous-produits historiques qu'a pu produire 1'oeuvre de Courbet pour ne conserver aux fins de cette étude que les documents susceptibles d'éclairer notre compréhension de l'oeuvre, de l'homme, du cénacle réaliste, mais aussi de la

France et de l'Europe à un tournant particulièrement important de son histoire.

Une telle entreprise ne peut être qu'incomplète et nous ne prétendons certes pas restituer tous les tenants et aboutissants du sujet qui nous occupe. Nous nous sommes pour ainsi dire

parachutée sur un point précis de l'histoire, une phrase de Baudelaire, à un moment précis, les événements de 1848 en

France. Nous en avons alors dégagé les deux pistes de réflexion que nous allons explorer dans les pages qui suivent: le droit de se contredire et le droit de s'en aller. Nous postulons que

(5)

"le droit de se contredire et le droit de s'en aller" expriment une réalité bien concrète de la société française au XIXe

siècle, et que par conséquent cette peinture que Courbet veut "historique" recèle en elle-même et à sa manière une part de contradiction et d'errance, reflet d'une situation historique particulière. Nous tenterons de déterminer quels furent

précisément les phénomènes auquels le poète se référait, et comment le peintre les a "amalgamé[s] ... et [les a]

condensé[s]"2 dans sa personnalité et dans son oeuvre. En ce sens, nous ne retiendrons de 1'immense production courbétienne que les tableaux qui sont susceptibles de nourrir notre

réflexion sur la contradiction et l'errance.

Concomitamment à ceci, et afin de vérifier plus avant nos postulats théoriques, nous chercherons dans la production

littéraire, épistolaire et picturale de l'entourage de Courbet, et même dans les cercles romantiques contemporains, les indices de sentiments et de comportements analogues à ceux qui nous occupent. Ce dépistage des thèmes relatifs à la contradiction et à l'errance en périphérie de Courbet, s'il s'avère fertile, servira en quelque sorte d'argument de validation de nos deux postulats, à savoir que la contradiction et l'errance expriment

(6)

une part de la réalité du XIXe siècle en France et que cette part de la réalité se trouve interprétée par les individus qui lui sont contemporains, en accord avec le principe panofskien de correspondance entre production artistique et époque déterminée.

Enfin, nous tenterons une certaine définition de la réalité historique particulière au XIXe siècle français, exprimée en terme "de sentiment d'identification au divin" et perçue comme étant le dénominateur commun des deux "symptômes historiques" que sont les droits de se contredire et de s'en aller.

Nos postulats peuvent donc se résumer ainsi: le droit de se contredire et le droit de s'en aller, ou plus généralement la contradiction et 1'errance, sont caractéristiques du XIXe siècle français, dans la collectivité comme chez les individus, et sont communément symptomatiques d'un sentiment général

d'identification au divin. Par conséquent, Courbet (l'homme et l'oeuvre) fait montre de contradiction et d'errance, et la

présence de ces éléments révèle une certaine divinisation du peintre.

Nous convions donc le lecteur(trice) à considérer cet essai comme un exercice de recherche qui ne prétend aucunement faire le point sur l'état de la question "Courbet", mais qui tente une

(7)

relecture du sujet; l'entreprise est hasardeuse, certes, mais qui ne risque rien...

(8)

2. INTRODUCTION HISTORIQUE.

Le mouvement réaliste: les porte-parole.

Le titre de "réaliste" fut donné à un groupe de peintres, de sculpteurs et d'écrivains actifs en France, vers le milieu du XIXe siècle. A proprement parler, nous ne pouvons pas parler d'école réaliste, car à aucun moment dans l'histoire du

mouvement, il n'y eut de reconnaissance officielle ou

d'organisation vouée à la formation de disciples éventuels; les réalistes eurent bien plus de détracteurs que de promoteurs. Le terme "cénacle réaliste", pris dans le sens d'artistes et

d'écrivains que rassemblent des principes communs, convient mieux à notre propos et fournit une définition plus précise du

sujet.

Nous pouvons situer les débuts du cénacle vers 1843, à Paris, au "café Momus"3; cependant la période la plus marquante du mouvement sera longue de trois ans et débutera en 1848; se rassemblent à la Brasserie Andler "Champfleury, Baudelaire, Courbet, les peintres Corot, Decamps, Français, Hanoteau, Armand

(9)

Gautier, Bonvin, Nanteuil, les sculpteurs Barye et Préault, les caricaturistes Traviès et Daumier, le philosophe Proudhon, les critiques Castagnary, Gustave Planche, Théophile Silvestre, Duranty, le poète Max Buchon et bien d'autres."4

Champfleury, dont les critiques compteront pour beaucoup dans la mise en avant du mouvement à 1'intérieur de la vie culturelle contemporaine, nous offre une description de

1'atmosphère qui régnait dans ce type d'établissement aussi bien fréquenté :

"A cette époque, nous prenions nos repas dans un petit divan au fond d'un café dont les joueurs de dominos ne s'approchaient qu'en tremblant, car de là mille

imprécations s'étaient envolées, les

théories les plus audacieuses, littéraires quelquefois politiques malheureusement, y étaient traitées militairement; tout y était discuté, hommes et choses, avec une cruauté et un enthousiasme de vingt-cinq ans. Le hasard qui avait réuni des peintres, des poètes, des philosophes, des savants, des inutiles, des douteurs et des imbéciles, nous sépara. Ce qu'on appelle 1'esprit était mal vu et laissé à des endroits plus orgueilleux; au contraire régnait la

brutalité qui ne laissait pas la plus petite place au mensonge."5

En effet, les réalistes se rassemblent souvent, mais se

4. Ibid.

5. Champfleury, reprints, 1967 , p.12.

(10)

ressemblent assez peu. Les opinions divergent quant à

l'orientation essentielle que devrait prendre le mouvement et ces divergences seront d'autant plus accusées que les

"belligérants" font preuve d'un individualisme et d'une indépendance à toute épreuve.

D'une part, et dans une certaine mesure à l'origine du

cénacle, nous notons une préoccupation esthétique; Champfleury y fait la promotion d'un art dont les sujets sont contemporains et où un "casseur de pierres" sera aussi digne d'être représenté en pied qu'un notable ou un paysan; ainsi, on refuse la peinture académique en alléguant qu'un artiste ne peut être compétent que dans la représentation d'objets ou de sujets palpables,

reconnaissables et ayant cours dans le temps présent.

D'autre part, une préoccupation politico-philosophique à tendance socialisante, largement inspirée par Pierre-Joseph Proudhon, fera la promotion d'un ”réalisme critique ... , art justicier,"6 qui se réclame de socialisme et de positivisme. Cet aspect se manifestera plus tardivement dans le mouvement, mais déterminera l'éclatement du cercle des réalistes.

Champfleury ne tolérera pas longtemps les positions du

6. Proudhon, Du principe de l'art et de sa destination sociale, p.233.

(11)

philosophe; il avoue : "Un moment, sous la République, j'ai cru aux idées de Proudhon; j'en ai fait mon mea culpa il y a

longtemps."7 Les deux points de vue seront pour ainsi dire irréconciliables; selon son tempérament, chacun dans le cercle choisira l'un ou l'autre parti, ou optera pour une toute autre orientation.

Le réalisme a donc, pendant une courte période, une double détermination théorique: esthétique et politique; mais d'un côté comme de l'autre, on réagit contre 1'autorité.

Autorité esthétique en 1848, où le conflit entre la ligne d'Ingres et la couleur de Delacroix tend à s'éteindre faute de participants, où le romantisme a acquis ses lettres de noblesse et siège confortablement au panthéon de l'art, aux côtés du néoclassicisme.

Autorité politique de la bourgeoisie et du capitalisme où en un mot, 1'inégalité de naissance a été remplacée par

l'inégalité économique et où les mécontents sont nombreux quoique généralement soumis à un gouvernement autoritaire.

(12)

Dans ce contexte, le réalisme sera perçu comme une double "insurrection"8 9 face à l'autorité, tant au niveau artistique que politique.

Champfleury encouragera généreusement la polémique:

"La critique qui nie rend plus de services que celle qui affirme. Le contre est plus utile que le pour."5 "Plus on nous niera, plus on déblatérera [sic] contre nous, plus on nous grandira, plus on nous

donnera d'avenir; car chaque année qu'on nous enlève dans ce moment-ci équivaut à dix ans d'avenir."10

Tous les réalistes, chacun à sa manière, prendront les armes contre l'autorité; l'errance et la contradiction, nous le verrons, seront du nombre de ces armes.

8. Champf leury, Le réalisme, p.27. "Le réalisme est une insurrection".

9. Champfleury, Le réalisme, p.159. 10. Ibid.. pp. 156-7.

(13)

Le mouvement réaliste: le complexe baudelairien.

"Parmi 1'énumération nombreuse des droits de 1'homme que la sagesse du XIXe siècle recommence si

souvent et si complaisamment, deux assez importants ont été oubliés, qui sont le droit de se contredire et le droit de s'en aller"11

Le climat politique et social de la France du XIXe siècle peut se décrire assez succinctement : les "nouveaux seigneurs de la société continuaient à se servir des idéaux révolutionnaires et à parler bruyamment de Liberté, d'Egalité et de Fraternité, mais la contradiction entre ces notions et la réalité nouvelle de cette société de non-liberté, non-égalité et non-fraternité ne faisait qu'accentuer encore cette contradiction fondamentale entre les idéaux et la réalité"12.

Charles Baudelaire (1821-1867), dans une de ses nombreuses boutades, a dépeint la situation avec une grande sensibilité, en proposant deux nouveaux amendements à la Charte : Le droit de se contredire et le droit de s'en aller. Bien plus qu'un simple

11. Charles Baudelaire, Oeuvres complètes, p.561. ( "Notes sur

Edgar Allan Poe", 1855).

12. Jan o. Fischer, "Epoque romantique" et réalisme, Praha,

(14)

mot d'esprit, cette assertion s'avère lourde de sens pour la compréhension de la nature du sentiment collectif qui a

caractérisé l'époque, 1'individu, et par extension, la production courbétienne.

Dans un premier volet, au niveau collectif, le droit de se contredire est sous-tendu par le climat politique français ; "Le renversement de "l'ancien régime" et 1'instauration du

capitalisme ont créé des conditions nouvelles et ont dû, tout nécessairement, mener à des attitudes différentes à l'égard de la vie, à la réalisation des idéaux ou à une déception"13.

Ainsi, c'est au XIXe siècle que le capitalisme bourgeois naissant engendrera son opposé, le socialisme. Marx en convient en soutenant que le capitalisme bourgeois est l'étape ultime avant 1'avènement du socialisme, et que les deux tendances doivent s'opposer jusqu'à ce qu'un prolétariat enfin

conscientisé fasse basculer la classe dominante.

Au niveau des beaux-arts de l'époque, la contradiction ne réfère pas simplement à la bousculade qui eut lieu entre

l'académisme et le romantisme; Castagnary en convient :

(15)

"Les classiques, qui occupaient la Grèce et Rome par droit héréditaire, avaient mis garnison à la fois sur le Parnasse où sont les Muses et sur 1'Olympe où sont les Dieux. Ils avaient pour poète Homère et pour

historien Plutarque. Les romantiques, arrivés les derniers, s'étaient répandus dans le Moyen âge et les temps modernes ; à 1'Olympe ils opposaient le Calvaire; aux poèmes homériques les poésies de Dante. Shakespeare, lord Byron, Goethe, Walter Scott les approvisionnaient en romans

historiques. On escarmouchait d'un camp à l'autre, les uns affirmant la supériorité du dessin sur la couleur, les autres celle de la couleur sur le dessin. Cette petite guerre avait pour résultat de tenir le

public en haleine; mais, sous ces apparences d'antagonisme, les deux écoles se

ressemblaient. ... Leur tâche la mieux définie consistait à réaliser des

abstractions, à représenter sous une forme sensible des êtres imaginaires, à donner la vie au néant. ... Cette peinture, il faut bien le dire, correspondait exactement à l'éducation classique que recevaient alors dans les lycées et les collèges les fils de la bourgeoisie. Pour la goûter ou même simplement pour la comprendre, il fallait avoir fait ses humanités. C'était la peinture des classes dirigeantes et de la monarchie censitaire."14

Courbet abonde dans ce sens; dans une lettre qu'il adresse à Victor Hugo en 1864, lors de l'exil du poète, il célèbre le talent et le courage du choix esthétique des romantiques mais note que "les luttes étaient artistiques, [que] c'était des questions de principes, [que les romantiques n'étaient] pas

14. Castagnary, Fragments d'un livre sur Courbet, 1911, "Gazette des Beaux- Arts", tome 2, p.492.

(16)

menacés de proscription "15.

L'avènement du réalisme dans le panorama artistique fut bien plus bouleversant que ne le fut celui du romantisme, et fut perçu comme une véritable révolution tant les objectifs du

mouvement s'opposaient aux valeurs esthétiques et idéologiques dominantes. Dans la France de Courbet,

"il eut été contraire au bon goût de mettre en scène les bourgeois qui avaient fait 1830 et qui allaient faire 1848. Le présent

était toujours entaché de vulgarité;

l'actualité n'avait pas accès au domaine du grand art. Les tableaux qu'elle inspirait ne devaient pas dépasser les dimensions minimes; on le désignait sous le nom méprisant de "genre", et le "genre" ne comptait pas. "16

Contradiction entre les idéaux et la réalité, entre la bourgeoisie et le prolétariat français, entre l'académisme et les nouveaux courants artistiques, mais aussi, en réponse à la collectivité, contradiction dans les attitudes spécifiquement individuelles.

Baudelaire, "ami et collaborateur de Courbet en 1849, impossible poseur, pique-assiette, dictateur de ses rêves d'opium, sceptique, schismatique, opposant au réalisme; mais

15. Charles Léger, Courbet et Victor Hugo, "Gazette des Beaux-

Arts XXIV, 1943, p.358.

(17)

engagé avec les réalistes de manière bien plus profonde qu'il ne l'admettait"17, demeure l'un des personnages parmi les plus

représentatifs de 1'inhérence des comportements contradictoires. Le dandysme du poète, par son aspect exhibitionniste opposé au caractère solitaire et contemplatif d'un misanthrope, réfère à ce concept. Courbet lui-même convient de cette ambiguïté chez le poète: "Je ne sais comment aboutir avec le portrait de Baudelaire; il change d'aspect tous les jours"18 19.

Gustave Courbet fait lui aussi montre de plusieures

attitudes contradictoires dans sa vie privée. Pendant tout son séjour à Paris, milieu urbain par excellence, il affichera un comportement résolument campagnard, allant jusqu'à la

caricature, dans une sorte de dandysme de la grossièreté.

Dans une lettre de Courbet à Alfred Bruyas, écrite en 1854, nous relevons un comportement analogue: "Derrière ce masque

souriant que vous connaissez, je dissimule amertume et chagrin, et une tristesse qui s'accroche à mon coeur comme un vampire1,19.

17. T. J. Clark, Image of the people. Gustave courbet and the

1848 Revolution, p.52.

18. Ibid. . p. 75 .

(18)

De telles caractéristiques se retrouvent chez la plupart des membres du cercle réaliste; c'est le cas de Max Buchon, qu'"on a été très surpris de voir figurer à une procession

[ordonnée à Salins, en "réparation des blasphèmes de Proudhon"] un cierge à la main, dans un recueillement parfait, [Buchon], l'un des chefs du parti socialiste, partisan avoué des doctrines de Proudhon, dont il passe pour être l'ami particulier"20. Le même Buchon se fera le chantre socialiste de la république de

1848 et, après un dur exil, reviendra en France chanter la gloire napoléonienne.

Citons encore Marc Trapadoux, étrange personnage, parfois "agressif, énorme, vautré sur la table de la Brasserie Andler"21 (FIG:1), parfois mystique, absorbé à la contemplation, "croyant que l'ascèse est une forme d'ivresse, utile à 1'impulsion

créatrice"22 (FIG:2).

Trapadoux, à 1'instar de plusieurs autres, illustre aussi le second amendement proposé par Baudelaire : "Le droit de s'en aller". Mais voyons auparavant si ce thème du nomadisme se reflète dans la collectivité française. Il semble que les

20. Ibid.. p. 171.

21. Ibid., p. 70.

(19)

journaux de l'époque soient truffés de commentaires concernant une partie importante de la population déstabilisée, sans

domicile fixe et potentiellement dangeureuse. Même Paris

1'urbaine, la spectaculaire, ne semble être autre chose qu'une fragile illusion: ""Il n'y a pas de société parisienne, il n'y a pas de parisiens, Paris n'est rien d'autre qu'un camp nomade", nous dit un commentateur désespéré en 1848. Et en mai 1850, dans un discours à 1'Assemblée, Thiers lui-même reprend ce diagnostic. Paris est en proie à "la vile multitude", ce

"dangereux élément" qui a détruit toutes les républiques"1,23. Cet état de fait se reflète dans la politique électorale des gouvernements; ceux-ci ont souvent réduit l'obtention du droit de vote aux seuls gros payeurs de taxes, ce qui implique que le voteur type jouissait d'une certaine stabilité économique et politique qui assurait en même temps celle des élus. Le gouvernement de la seconde république reprendra ce genre de manoeuvre le 31 mai 1849: "On vote une fin au suffrage universel; ... ceux qui perdent le droit de vote sont

précisément ceux qui portent des idées dangereuses"23 24, c'est-à- dire ceux qui ne peuvent prouver qu'ils ont résidé au même endroit pendant au moins trois années consécutives.

23 Ibid.. p.147.

(20)

Qui sont précisément ces nomades et quelles sont ces idées dangereuses qu'ils colportent par tout le pays? Outre les

pauvres diables voués à la mendicité, point n'est besoin d'aller chercher bien loin; les amis et collaborateurs du cercle

réaliste de la Brasserie Andler sont nombreux à pratiquer la vie de bohème. "Marc Trapadoux, mystique et bohémien ... et Henri Murger auteur de "Scènes de la vie de bohème""25. Le plus

célèbre de tous est sans doute Jean Journet, itinérant invétéré et apôtre du fouriérisme (FIG.3). Cet homme, "partant pour la conquête de 1'harmonie universelle" nous montre bien à quel point le phénomène du nomadisme français dépasse le simple

désoeuvrement et rejoint un idéalisme allant jusqu'au mysticisme doctrinaire. Journet a une certaine "parenté avec le juif

errant de 1'imagerie populaire ... il a quelque chose du saint, ...spécialement du pèlerin Saint Jacques"26.

Les idées que colporte la bohème réaliste se teintent

tantôt de socialisme, avec les propos de Karl Marx que Proudhon considère comme un maître à penser27, avec la naissance des

premiers phalanstères que Journet fréquentera un temps, tantôt

25. Ibid., p.29.

26. Meyer Schapiro, Modem art 19th and 20th centuries, p. 51.

27. Ce qui, soit dit en passant, n'était pas du tout réciproque...

(21)

de positivisme ou d'autres courants de pensée contemporains ou réminiscents du siècle précédent. Nous comprenons aisément que tout gouvernement en place alors se méfie de tels colportages qui ébranlent les fondements mêmes du capitalisme. Le droit de se contredire implique ici le "droit de contredire" que les

réalistes emploieront allègrement contre l'autorité politique ou esthétique, qui ne tardera pas à réagir: emprisonnements, exils, saisies, ou tout simplement refus de tableaux au Salon, tous les moyens seront bons pour faire taire les voix discordantes. Au XIXe siècle, nous assistons, avec le droit de se contredire et le droit de s'en aller, à une cristallisation des attitudes individuelles vers un idéalisme collectif: Les uns se rangent du côté du scientisme ou du capitalisme, les autres du côté de l'ésotérisme ou du marxisme, avec la même fougue intempérante relevant de la quête mystique d'un ordre nouveau; la marmite sociale est en pleine ébullition, les prêcheurs de toutes tendances arpentent la France en se disputant une audience

volatile, les idées s'opposent farouchement, les Hommes aussi...

Nous le constatons, la contradiction et l'errance sont

présents dans la France de Courbet et trouvent leur écho dans le cénacle réaliste; elles ont en commun l'inquiétude qu'elles

(22)

Mais plus que ceci, le droit de se contredire et le droit de s'en aller relèvent de la sensibilité particulière d'une époque. Ces droits que revendique Baudelaire proviennent pareillement de ce que nous pourrions appeler un "sentiment collectif" d'identification au divin, déjà amorçé par le XVIIIe siècle et ses philosophes, et qui prendra un essor particulier avec les progrès technologiques du XIXe siècle, véritable

creuset idéologique où s'affrontent tant de courants de pensée opposés.

Nous croyons que l'analyse et la comparaison de ces

interprétations que sont le droit de se contredire et le droit de s'en aller peuvent mener à une certaine définition de la nature de ce "sentiment collectif" dans la France des années quarante et cinquante.

(23)

3. LE DROIT DE SE CONTREDIRE:

DEIFICATION DE L'HOMME.

"La vie humaine se compose

incessamment de l'union [.. . ] des contraires.1,28

Ce n'est pas innocemment que nous avons amené dans le chapitre précédent, le concept de "ressemblance à Dieu"; cette identification de 1'humain au divin est trop présente en France au XIXe siècle pour ne pas mériter notre attention. Elle se caractérise par la recherche d'un absolu, d'un modèle parfait susceptible de résoudre tous les problèmes que posent les

bouleversements socio-économiques de l'époque. Dans ce cadre, des théoriciens de tout acabit élaboreront des ouvrages qui, de par leur volonté d'apporter la panacée universelle, trouveront un public avide et attentif dans toute une population insécure. C'est dans ce contexte idéologique que naîtra la solution

socialiste dont les échos se feront fortement sentir dans le mouvement réaliste. Le marxisme, entre autres doctrines

sociales qui ont inspiré Proudhon, participe de ce principe. Marx déclare que "la transformation des structures est 28

28. Proudhon, Du principe de l'art et de sa destination sociale, p.243.

(24)

inévitable, qu'elle est la conséquense logique des

contradictions internes du régime capitaliste"29. Marx remarque justement les contradictions présentes non seulement en

Allemagne mais aussi en Angleterre et en France; la solution qu'il préconise, le marxisme, évacue le problème existentiel de dieu en lui substituant un "modèle social parfait" qui n'a aucun besoin de répondant divin.

La quête de la "vraie vérité"30 que fait Courbet pour sa peinture découle en partie de cet engouement général.

Cependant, il y a un pas important à franchir entre la quête de l'absolu et 1'identification au divin; ce pas fut franchi par "le XIXe siècle et son "scientisme" qui prétendait tout élucider"31. Nous le verrons, les penseurs de l'époque, enhardis par les progrès technologiques et scientifiques, tendent à encenser 1'humanité et occultent de plus en plus le concept de dieu, ce qui correspond dans la population à la montée de 1'anticléricalisme.

29. Petit Larousse illustré, 1985, p.937.

30. T. J. Clark, Image of the people..., p.172. (Lettre de Courbet au journal "Le Messager", 19 nov., 1851).

(25)

La vieille histoire d'Adam et Eve n'est pas étrangère à notre propos ; rappelons-nous cet "arbre de la connaissance du bien et du mal" qui fut cause de l'expulsion du Paradis

Terrestre. Le dieu d'alors punit nos mangeurs de pomme parce qu'ils avaient acquis la connaissance du bien et du mal, du

libre arbitre. Symboliquement, c'est dans cette faculté de juxtaposer des éléments opposés que l'homme en vient à

ressembler au concept qu'il se fait de dieu. Dans le cas qui nous occupe, le dieu judéo-chrétien est en cause, mais plus généralement le concept de déité présente, dans beaucoup de religions, ce caractère de dualité, de manichéisme : Enfer, Paradis; Yin, Yan; Visnou, Siva.

Vraisemblablement, un phénomène d'identification au divin a cours dans la France de Courbet; ce dernier ainsi que plusieurs de ses amis, connaissances et

sympathisants, laissent largement paraître cette caractéristique dans leur comportement. Ceci ne passe

pas inaperçu aux yeux du caricaturiste Lemot (ill. 1) qui 111. 1: Lemot.

Prov. de l'ill: Le monde pour rire.

(26)

auréole Courbet de ses propres pinceaux. Nous postulons qu'ici la réunion des contraires ou, selon le mot de Baudelaire, le droit de se contredire réfère directement à 1'identification au divin, et se caractérise par une sorte "d'inflation

psychique"32, de survalorisation de l'homme libre, émancipé et parfait, inflation intrinsèquement liée au mouvement réaliste français.

Dans ce mouvement, une préoccupation politico-philosophique à tendance socialisante, largement inspirée par Pierre-Joseph Proudhon, fera la promotion d'un réalisme "critique [...], art

justicier,"33 qui se réclame d'une foule de théories dont

quelques-unes s'inscrivent parfaitement dans le cadre de notre étude : "La Philosophie Positive d'Auguste Comte, la

Métaphysique positive de Vacherot, le Droit Humain ou Justice immanente [de Proudhon]; le droit au travail et le droit du

travailleur, annonçant la fin du capitalisme et la souveraineté des producteurs, la phrénologie de Gall et de Spurzheim, la physiognomonie de Lavater”34.

Le Système de politique positive d'Auguste Comte

32. C.G. Jung, Le moi et l'inconscient, p.42.

33. Proudhon, Du principe de l'art et de sa destination sociale, p.233.

(27)

(Montpellier 1798-1857) propose "une religion qui rend un culte à 1'humanité, à ce Grand Etre d'où nous viennent tous les biens et toutes les prescriptions de conduite"35. Dans une lettre à son père, il confie que "dès l'âge de quatorze ans, [il avait] naturellement cessé de croire en Dieu"36. "Au culte de Dieu, il va substituer celui de 1'humanité, "l'auteur de tous les

bienfaits dont on avait jusqu'ici remercié Dieu"37. Comte ira plus loin jusqu'à se déclarer lui-même "le pontife suprême de la religion de 1'Humanité qui, selon Huxley, "n'est qu'une sorte de Catholicisme sans le Christianisme""38. Pour Comte, "le mot

positif désigne le réel, par opposition au chimérique, [...] indique le contraste de l'utile et de l'oiseux [...], [qualifie] l'opposition entre la certitude et 1'indécision [...], oppose le précis au vague"39; ce système philosophique à deux valeurs

opposées a eu de quoi inspirer Proudhon et par conséquent Courbet.

35. Encyclopédie Universelle Française, p.592.

36. Auguste Comte, Cours de philosophie positive. Introduction par Khodoss, Florence, Paris, Hatier, p.7.

37. Auguste Comte, Cours de philosophie positive. (Introduction par Baudry, J.),B Paris, J. de Gigord, p.12.

38. Ibid.

39. Auguste Comte, Discours sur l'esprit positif, tiré de Domino, Maurice. "Les discours du Réalisme" Histoire et Critique des Arts■ Paris, colloque de mai 1978. p.9.

(28)

Proudhon porte de plus un intérêt certain aux recherches de Franz Joseph Gall (1758-1828), médecin allemand, qui croyait pouvoir saisir la nature du cerveau humain par l'étude des formes crâniennes. Gall enseigna à Paris et eut une large

diffusion en France; sa théorie, nous le verrons, obéit au même principe de fonctionnement que celle de Lavater en ce sens que les deux théories visent une connaissance de la nature de

l'homme par l'homme et plus particulièrement par son aspect

extérieur. Ce n'est pas sans raisons, d'ailleurs, que Gall sera publié en France dans le même livre que Lavater40.

Le cas de Jean-Gaspar Lavater (1741-1801), auteur des

Essais Physiognomoniques, est des plus intéressants ; l'homme

"s'occupait d'études théologiques, lorsqu'à vingt-deux ans,

[...] il échappa à la vie contemplative pour lancer un pamphlet virulent contre le bailli de sa ville [... ] . Après une année d'absence, Lavater retourna dans sa patrie" et y devint pasteur en 1775. La science qu'il tente de promouvoir dans son célèbre ouvrage vise à "connaître 1'intérieur de l'homme par son

extérieur et d'apercevoir, dans certains indices naturels, ce qui ne frappe pas immédiatement les sens".41 Lavater a un

40. Jean-Gaspar Lavater, Le petit Lavater français ou les secrets de la physiognomonie dévoilés, (Suivi de Gall, Le petit docteur Gall ou l'art de connaître les hommes), Paris, Delarue.

(29)

succès certain chez les réalistes et plus généralement chez les intellectuels de l'époque où on ne compte plus les descriptions de type "physio-psychologique".

Ami de Courbet, Castagnary, dans ses Fragments d'un livre

sur Courbet, dépeint la population de la Franche-Comté comme

étant "de haute stature, "la plus haute de France"[...] Ils ont les épaules carrées, les pommettes saillantes, la mâchoire

solide, tous les signes extérieurs de la force et de la volonté"42. Lorsqu'il s'intéresse à Courbet, il parle d'un grand jeune homme à la taille mince et élégante, [d'un visage dont] l'arcade sourcilière largement construite abrite des yeux d'une grande beauté, [d'une bouche] [...] railleuse et positive;

[de] pomettes saillantes et [de] tour serré du crâne [qui] accusent l'énergie de la volonté"43

Il semble d'ailleurs que la théorie de Lavater était conçue autant pour encenser certaines physionomies que pour justifier un racisme et un sexisme dont la réalité au XIXe siècle ne peut nous échapper. A la rigueur, selon que quelqu'un nous apparaît peu sympathique, la description physique qu'on en fera suffira à

42. Castagnary, Fragments d'un livre sur Courbet, "Gazette des Beaux-Arts", vol.V, t.l, pp.5-6.

(30)

justifier les pires insultes. Champfleury n'aimait pas beaucoup Proudhon, c'est connu; nous savons aussi qu'il avait pris

"connaissance des études de physiognomonie de "Le Brun, de Porta et de Lavater"44. Lorsqu'il fait la description du philosophe, Champfleury utilise ce deuxième tranchant de l'arme qu'est la physiognomonie :

"Singulier personnage que Proudhon [...] Il a le crâne mal construit. D'où la sincérité relative de ses

paradoxes au fond desquels se cache un grand orgueil; mais le petit nez, une sorte de conformation simiesque du crâne prouvent un cerveau mal équilibré. Détail non moins important: Proudhon met ses lunettes à l'envers. Tout s'enchaîne, les opinions et les lunettes"45.

De par son sacerdoce, la foi de Lavater en Dieu n'est

nullement à mettre en doute; toutefois, les propos relevés dans son oeuvre tendent grandement à diviniser l'humanité par la recherche d'un type humain parfait, et plus particulièrement d'une humanité européenne dont les représentants sont "les plus beaux, les plus blancs et les mieux faits de toute la terre"46. Lavater ne nie pas le caractère divin de la création; il affirme cependant le caractère divin de l'homme avec beaucoup

d'insistance en rappelant que "le visage humain [est à] l'image

44. Champfleury, Les exentrigues, p.6-7.

45. Champfleury, Souvenirs et portraits de jeunesse, pp.296-297.

(31)

de Dieu"47. "Dans l'homme se réunissent toutes les forces de la nature. C'est le résumé de la création; il est à la fois le fils et le souverain de la terre; le sommaire et le centre de toutes les existences, de toutes les forces du globe qu'il habite"48.

Proudhon, dans son essai Du principe de l'art et de sa

destination sociale, applique la leçon de Lavater et propose que

l'art doit viser "une représentation idéaliste de la nature et de [soi-même], en vue du perfectionnement physique et moral de

[1']espèce"49. Pour Proudhon, non seulement il y a des types physiques supérieurs, mais la représentation de ceux-ci par l'art, et la volonté du public de se conformer à ces types peut mener, avec le temps, à une espèce humaine parfaite.

Cet héritage théorique, que le réalisme doit à son époque, s'inscrira en cours de route dans la production de Courbet;

toutefois, sa première manière, d'inspiration romantique, laisse déjà entrevoir ce que sera son cheminement artistique: on y

relève un goût pour la paysage natal, pour le portrait et

47. Ibid. , p.5. 48. Ibid., p. 8.

49. Proudhon, Du principe de l'art et de sa destination sociale, p.43.

(32)

1'autoportrait; la peinture à caractère religieux y est

pratiquement absente. On n'y relève guère qu'une vague copie de Guido Reni, Ecce Homo, que Courbet aurait peint vers 1840 et dédicacé à une voisine, Anna Nodier, ainsi que le Saint Nicolas

ressuscitant les petits enfants qui décore le maître-autel de

l'église des Saules, un petit village qui domine Ornans et la Vallée de la Loue [...] le gaillard n'avait rien du dévot."50

Le goût du jeune Courbet pour une peinture à caractère champêtre, point de départ d'un réalisme qui se politisera ultérieurement, se réfère en partie au "postulat rousseauiste selon lequel la nature - le milieu rural par opposition au milieu urbain - serait une condition indispensable à

l'épanouissement de la bonté, dont l'homme est par essence pourvu"51. "L'étude de l'homme est dominée chez Rousseau par l'opposition entre l'homme naturel et l'homme civil: "L'homme sauvage et l'homme policé, nous dit le Discours sur l'inégalité, diffèrent tellement par le fond du coeur et des inclinations, que ce qui fait le bonheur suprême de l'un réduirait l'autre au

50. Robert Fernier, Gustave Courbet peintre de l'art Vivant, Paris, Bibliothèque des Arts, 1967, p.39.

51. David Karel, Horatio Walker, Cat. d'exp. Musée du Québec, 25 sept, au 23 nov. 1986, Montréal, Fides, 1986, p.82.

(33)

désespoir1,52

L'idée rousseauiste de la bonté et de la perfection de l'homme naturel par opposition à l'homme policé a eu cours dans la France du XIXe siècle. Cependant elle fut interprétée

différemment, souvent simplifiée à outrance ou carrément dénoncée selon les sensibilités.

George Sand, dont les échanges épistolaires avec

Champfleury sont révélateurs de 1'intérêt qu'elle porte au réalisme, s'inspire de la pensée de Rousseau. L'auteure "a surtout composé deux articles importants, parus dans la Revue

des Deux Mondes52 53, où elle exprime plus totalement qu'ailleurs

son opinion sur celui qui fut son maître à penser[...]: "Quelques réflexions sur J.-J. Rousseau" et "A propos des Charmettes " " .54 La lecture que fait Sand de Rousseau nous montre que "le concept de la nature ne fonde pas seulement la

liberté et l'égalité, il abolit les dogmes de la faute

52. Robert Derathé et ail. Pensée de Rousseau, Paris, Seuil, 1984, "L'homme selon Rousseau" p.110.

53. Le premier fut publié dans le tome XXVI, 1er Juin 1841; le deuxième, dans le tome XLVIII, 15 nov. 1863.

54. Marc Eigeldinger et ail. Etudes baudelairiennes IX, "Baudelaire juge de Jean-Jacques", Paris, Payot, 1981, p.20.

(34)

originelle, de l'enfer et des peines éternelles"55 56. A ce

niveau, 1'attachement de Sand à la philosophie de Rousseau n'est pas exempt d'une certaine religiosité melée de socialisme qui n'est pas incompatible, nous le verrons, avec le concept de ressemblance à Dieu. Quoique nous n'ayons pas de preuves irréfutables de l'attachement de Courbet aux propos

rousseauistes, il reste qu'il était attaché à ceux, notamment, de Georges Sand. Nous rappellerons au lecteur l'opinion de Castagnary, contemporain et ami du peintre:

"[...]au sortir du collège, Courbet était romantique comme l'était d'ailleurs son ami Max Buchon, et tous les jeunes gens d'alors. [...]Je reconstruis ici les sentiments de Courbet, d'après ceux que j'ai éprouvés moi-même quand j'achevais mes humanités dans le petit collège de ma ville natale: nous n'avions pas de plus grand plaisir que de lire Lamartine, Victor Hugo, Alfred de Musset, en cachette, à l'étude ou à la promenade. [...] Il suffisait que les auteurs

contemporains fussent sérieusement bannis pour être ardemment recherchés. [... ] J'imagine que, dix ans auparavant, les choses s'en allaient à peu près de même. Au collège de Besançon comme au Petit

Séminaire, Courbet dut être du parti de la nouveauté. Je le vois s'avancer dans la campagne, un jour de congé, avec un volume de Victor Hugo ou de George Sand, puis, étendu dans l'herbe odorante, en pleine vallée de la Loue, [...] s'enivrer de poésie et de sentimentalité.1,56

Ajoutons à ceci que dans son ouvrage sur Courbet, Léonce

55. Ibid. . p. 20 .

56. Castagnary, Fragments d'un livre sur Courbet, "Gazette des Beaux-Arts", 1911, vol.V, p.18.

(35)

Bénédite fait mention d'une "Odalisque inspirée par Victor Hugo, [et d'une] Delia empruntée à George Sand"57 que Courbet aurait peintes. Autre membre du cercle réaliste et ami d'enfance de Courbet, Pierre Dupont "est un émule de la George Sand des romans compagnonniques et champêtres"58.

Charles Baudelaire est aussi de ceux qui font des

références fréquentes à Rousseau; "c'est à l'imitation de Jean- Jacques, même s'il prétend s'en distancer et le dépasser, qu'il est sollicité par l'entreprise autobiographique. [Ceci devient évident lorsque Baudelaire dit, en parlant de son livre:] Mon

coeur mis à nu, s'il est un jour achevé et publié, fera que "les Confessions de J.-J. paraîtront pâles""59. La position de

Baudelaire face à Rousseau reste très ambiguë, comme elle le sera du reste, face au réalisme. "A la thèse de la bonté originelle de l'homme il substitue le dogme de la perversité naturelle et se persuade que tout être est voué au mal, qu'il porte en lui aux racines de l'existence les stigmates

ineffaçables de la faute."60 Du reste, notre contradictoire

57. Bénédite, Courbet, p.20.

58. Hélène Toussain, Gustave Courbet 1819-1877, p.202. 59. Marc Eigeldinger, Baudelaire juge de Jean-Jacques, "Etudes Baudelairiennes", IX, p.24.

(36)

Baudelaire plonge dans 1'autobiographie avec la même passion qui a animé Rousseau et qui animera les autoportraits de Courbet.

La récurrence de 1'attitude judéo-chrétienne chez

Baudelaire qui persiste à préserver le dogme du péché originel explique peut-être les réserves qu'il émet face au réalisme profondément anticlérical de Courbet; et anticlérical, Courbet l'est, autant dans sa pratique artistique que dans sa vie

privée, de son enfance à son dernier repos. En Suisse, il raconte à ses amis d'exil comment, petit garçon, il s'est défendu, sans succès d'ailleurs, "d'une [première] communion dont il ne voulait point entendre parler [...] . A ce propos,

[ajoute-t-il] souvenez-vous que je ne veux pas de curé, lorsque sonnera ma dernière heure [...]"61.

Rappelons-nous le retour de la conférence (FIG:4), oeuvre de 1863, qui fut détruite par "un catholique exalté"62, peu après 1881, à la suite d'une impressionnante série de déboires.

"L'oeuvre, refusée avec éclat au Salon de 1863, lui fut renvoyée "pour cause d'outrage à la morale

religieuse", elle ne fut même pas admise à

61. Louis Léger, Le cinquantenaire du Maître d'Ornans, Courbet, ses amis et ses élèves, "Mercure de France", jan. 1928, t.CCI, p.38.

(37)

l'exposition des Refusés, aux Champs-Elysées,

organisée sur la volonté de l'empereur et réservée aux tableaux refusés par le jury. Pour la

première fois, [...] Champfleury lui-même s'abstint de

féliciter son ami. Il en résulta une crise dans leurs rapports, qui ne tarda pas à

entraîner une rupture complète entre eux"63.

Dans la même veine des oeuvres "lèse-curés", notons encore deux autres esquisses

(ou répliques) du même sujet.

Le retour de la conférence aurait été montré "à l'Exposition de Gand en 1868 [...] [en compagnie d'autres tableaux dont] la mort

de Jeannot [(fig;5)]. [Courbet] mettait de surcroît, sous les

yeux amusés de ces chers Belges, dix dessins originaux d'un mordant[...] lesquels, gravés sur bois, ornaient deux brochures anticléricales vendues à l'Exposition: La mort de Jeannot et

les Curés en goguette, [...] ces messieurs au dessert, où on

assiste à des pugilats de soutanes, suivis de cabrioles par la fenêtre du presbytère, le coucher des conférenciers, et le

111. 2: Randon. Le Maître.

Prov. de l'ill: Journal amusant, 1869.

(38)

Retour. it 64

Nous croyons qu'il existe un rapport entre

1'anticléricalisme de Courbet et 1'importance qu'il attache à sa propre personne. La sentence: "Gustave Courbet, maître-

peintre, sans idéal et sans religion"64 65, nous éclaire à ce

sujet; nous y relevons deux propositions affirmatives (ses nom et prénom, et son état de "maître-peintre") et deux propositions négatives (sans idéal et sans religion); or, cette phrase a

servi d'en-tête au courrier d'un homme exilé et que la maladie emportait lentement. Le choix qu'il fait à ce moment encore d'affirmer sa personne et son état au détriment de l'idéal et de la religion est révélateur de la perception "déifiante" qu'il a de lui-même. Courbet, s'il avait eu foi en quelque chose ou en quelque dieu, aurait certainement montré plus de modestie face à ses contemporains à cet ultime moment et, lorsque "dieu est mort", la tentation est grande pour l'homme de s'investir personnellement de la déité, ce qu'a semblé faire Courbet, par la survalorisation qu'il a faite de sa personne et de son

travail.

64. Léger, Le cinquantenaire du Maître d'Ornans.... p. 22 . 65. Roger Bonniot, Gustave Courbet en Saintonge, 1862-1863, Paris, Klincksieck, 1973, p.VIII. C'est pendant son exil en Suisse, alors que la maladie 1'emporte lentement, que Courbet signe des lettres qui porte cette en-tête.

(39)

Il est d'ailleurs intéressant, à cet égard, de constater à quel point les réalistes, tout en étant majoritairement

anticléricaux ou indifférents à la religion, usent du

vocabulaire religieux afin de se définir. Champfleury, dans ses

Souvenirs et portraits de jeunesse, intitule un chapitre: Le réalisme, ses dieux et son temple66’, le même ira jusqu'à dire

que "le culte de la réalité est le premier des cultes"67 et que Courbet ne fait pas de discours mais qu'il prêche68.

Il faut se demander ici comment concilier

1'anticléricalisme et même 1'athéisme des réalistes avec

l'utilisation fréquente qu'ils font du vocabulaire sacré. Il est possible que dans une époque aussi troublée politiquement que celle qui nous occupe et où les progrès technologiques et scientifiques font reculer ou évacuent simplement toute croyance dogmatique, on récupère les coquilles vides des dogmes pour se les approprier. Cette réaction "bernard-1'ermitienne",

sécurisante, peut peut-être expliquer le phénomène de la religiosité si particulière des réalistes.

66. Champfleury, Souvenirs et portraits de jeunesse, pp.185-192.

67. Champfleury, Grandes figures d'hier et d'aujourd'hui, p.III.

(40)

Nous proposons ici que le modèle "opposition" sensible à travers le cercle réaliste est en partie redevable du modèle rousseauiste, et que la presque négation de Dieu qu'on retrouve chez Rousseau a quelque chose à voir avec 1'inflation

egocentrique des autobiographies de Baudelaire et des

autoportraits de Courbet. Les réalistes s'opposent à toute autorité, divine ou temporelle, mais s'investissent

personnellement de cette autorité et tentent de l'établir sur leurs contemporains ; ils ne croient et n'obéissent qu'à eux- mêmes. Les théories de Gall, de Lavater, la philosophie positive d'Auguste Comte ainsi que toutes les doctrines socialistes de l'époque, à la recherche d'un type humain ou

social parfait, participent de ce modèle, et servent à merveille le principe idéologique d'une toute-puissance humaine.

(41)

L'atelier du peintre; Allégorie de la contradiction.

"L'atelier du peintre" (FIG:6), autoportrait édifiant par le nombre de personnages qui y sont mis à contribution, est présenté lui aussi de manière à mettre le principe de

contradiction en évidence; nous y retrouvons à droite les gens qui "vivent de la vie, [et à gauche, ceux] qui vivent de la mort"69. Ces propos de Courbet relevés dans une lettre à

Champfleury en 1855 peuvent sembler excessifs; en parlant du premier groupe, le peintre désigne les mentors qui sont ses

"amis, les travailleurs, les collectionneurs d'art". Dans l'autre groupe sont représentés les "gens du peuple, les indigents, les pauvres, les opulents, les exploités et les exploiteurs". L'Atelier est une véritable apothéose; Courbet, tel Dieu le Père, siège, indifférent à tout sauf à son tableau, au milieu de la composition, et forme avec les deux groupes opposés une nouvelle "trinité" bien humaine : la chair mortelle à gauche et l'esprit immortel à droite.

Ceci s'entend, le célèbre tableau a fait couler beaucoup d'encre; l'allégorie fut diversement interprétée, rarement avec

69. Benedict Nicolson, Courbet: The studio of the painter. p. 13.

(42)

bonheur. Afin de demeurer aussi fidèle que possible à

1'intention du peintre, nous choisissons de baser notre analyse sur une lettre de Courbet à Champfleury70, dans laquelle il

décrit 1'oeuvre et les personnages qui y sont inscrits. Voici, schématiquement représentée, la liste des personnages et des objets significatifs qui s'y retrouvent :

111. 3: Schéma de "l'atelier", coté gauche du tableau.

A- Le juif semble dire: "C'est moi qui suis dans le droit chemin" B- Le curé "à face rouge; satisfait de lui"

C- Le vétéran de la république de 1793 devenu mendiant

D- Le Chasseur

E- Le garde-chasse F- Le laboureur

G- Le moissonneur

H- Le vendeur de mauvais tissus HH- L'homme fort

J- Le clown

K- Le croque-mort

L- La femme du laboureur M- Le laboureur

N- Une pauvre irlandaise et un enfant Un petit paysan Franc-Comtois A M " *3 X X A AT11 A M X11 VAVn « ^

NN-1- Les ""défroques du romantisme1

2- Une tête de mort sur un Journal des Débats : "Les journaux, a dit Proudhon, sont les cimetières des idées71."

3- Statue?, modèle masculin dans une attitude de la peinture néo-classique.

70. Ibid. , pp.14-15.

(43)

P- Gustave Courbet Q- Le Modèle

R- Alphonse Promayet avec son violon S- Alfred Bruyas

T- Pierre-Joseph Proudhon, le philosophe U- Urbain Cuenot

V- Max Buchon W- Champfleury

X- Couple d'amoureux se chuchotant des mots doux. Y- Collectionneurs d'art

Z- Jeanne Duval (maîtresse de Baudelaire)? "une négresse s'admirant coquettement dans un miroir".

ZZ- Charles Baudelaire lisant un livre.

"L'atelier du peintre" nous offre peut-être 1'illustration la plus éclatante du principe baudelairien de la contradiction. Les termes mêmes du sous-titre de ce tableau, "allégorie réelle déterminant une phase de sept années de ma vie artistique"

participent de ce principe. Comment, en effet, faire une

allégorie réelle? La quête de la "vraie vérité" pousse ici le peintre à faire de son tableau une oeuvre d'imagination.

(44)

Benedict Nicolson72 l'a bien démontré ; tous les personnages représentés, y compris Courbet, proviennent d'oeuvres

antérieures ou même de photographies (le modèle féminin aux

côtés du peintre). L'arrangement des figures est donc programmé par l'auteur.

Si l'on prête attention aux propos de Courbet, l'opposition des deux groupes de figures naît vraisemblablement d'une volonté politique: d'un côté, ceux que le peintre considère comme une part représentative de l'intelligentsia française, et dont il fait siennes les prémisses idéologiques; de l'autre, la société telle que gouvernée par Louis Napoléon, et même plus, l'humanité souffrante en général, car le "Juif"73 rencontré à Londres et 1'Irlandaise74 font déborder le cadre restreint des frontières françaises.

Un tel choix programmatique, s'il semble être difficilement conciliable avec les canons du réalisme tels que proposés par Champfleury, rejoint cependant l'opinion de Baudelaire:

"L'allégorie est un des plus beaux genres de l'art [...] tout

72. Nicolson, Courbet: The studio of the painter, New York, Viking Press, 1973.

73. Ibid. , p.14. 74. Ibid.

(45)

pour moi devient allégorique"75. Il n'en reste pas moins que Courbet relègue Baudelaire à 1'extrême droite et réserve une place de choix à Champfleury, qui n'appréciera pas spécialement 1'hommage qui lui est fait dans l'Atelier. "Champfleury, pas plus qu'il n'accepte une peinture à thèse, n'approuve un art qui n'a d'autre fin que d'exalter celui qui l'a créé: L'Atelier et Bonjour M. Courbet gênent le critique"76.

L'intérêt du tableau pour notre démonstration vient justement du bât qui blesse Champfleury. Au delà des

connotations politiques présentes dans l'Atelier, 1'oeuvre rompt avec la tradition des tableaux d'atelier où le peintre se

représentait toujours plus discrètement, alors que l'emphase était mise sur ses mentors. L'Atelier n'a finalement d'autres

fins que de déifier Courbet, de le placer en position de maître et juge face à tous ceux qui l'entourent. Nous avons utilisé plus haut le terme "apothéose" pour qualifier l'Atelier; le Larousse nous apprend que ce terme désigne "la déification d'un héros ou d'un souverain après sa mort" ou alors les "honneurs extraordinaires rendus à quelqu'un". De même, la description d'un "Jugement Dernier" pourrait convenir à l'oeuvre, où Courbet

75. Alan Bowness, Courbet and Baudelaire, "Gazette des Beaux Arts, sér. 6, vol. 90, déc. 1971, p. 193. (Propos de Baudelaire relevés dans Les fleurs du Mal, "Le cygne").

(46)

juge et sépare, par sa présence centrale dans la composition, les "bons" (ses amis et mentors, promoteurs des principes idéologiques du réalisme), et de l'autre côté les "méchants"

(les exploiteurs et les exploités, la société française du XIXe siècle). Symboliquement, 1'Atelier, de par son contenu

d'éléments opposés, se réfère au concept de dieu dont il a été question au début de ce chapitre.

L'Atelier ainsi que Bonjour M. Courbet ou La Rencontre,

quoi qu'ils ne plaisent pas à Champfleury, participent d'un même sentiment de déification de l'homme, si caractéristique de

1'époque et très présent chez Courbet : L'Atelier, par

l'opposition qui articule sa composition et La Rencontre par son caractère "juif-errantesque", caractère dont nous vous proposons l'étude dans les lignes qui suivent.

(47)

4. DE DROIT DE7 S’ EN ADDER: IDENTIEICATION AU JUIE ERRANT.

"Il n'y a pas incompatibilité absolue entre le réalisme et le fantastique"77, mais il y a certainement contradiction[...]

Nous l'avons vu, le XIXe siècle, loin de niveler les disparités économiques entre citoyens français, creuse au

contraire l'écart entre ceux-ci. Cet état de fait conduit à la montée du phénomène des "sans abris", du nomadisme prolétaire et paysan, thème que la littérature romantique reprend sous la

forme du Juif Errant, et qu'elle érige en véritable symbole du peuple.

Du coup, "les mass media s'emparent de la légende [du Juif Errant]"70 et toute la population s'y intéresse avidement.

Cependant, cette détermination littéraire de la légende du Juif Errant au XIXe siècle est relativement nouvelle; le Juif Errant, depuis sa création, est véhiculé par la tradition populaire, il

7 7

p. 153 .

7 e

Roland Auguet, Le juif Errant, Paris, Payot, 1977,

(48)

fait partie en quelque sorte "du domaine de la para-

littérature "79. C'est justement dans la conjonction entre la littérature et la culture populaire que se trouve la

signification rénovée de la légende du Juif Errant,

signification essentielle pour la compréhension du sentiment général en France et dans le cercle réaliste.

Courbet, comme tous ses contemporains, fut submergé par le flot des livres et feuilletons dans lesquels le Juif Errant tient place. L'immense intérêt que portent Champfleury, Proudhon et Max Buchon à la culture populaire et à son Juif Errant a très probablement orienté la pensée du peintre et par conséquent son oeuvre; mais avant de faire la démonstration de ceci, il importe de définir un peu plus précisément quelle fut la transformation qu'a subie l'image du Juif Errant au XIXe siècle et comment s'est exercée son influence sur les réalistes.

(49)

Des origines de la légende du Juif Errant.

"Les légendes n'ont guère d'histoire et il est difficile d'identifier leur passé. Celle du juif errant [...] fait exception parce que sa genèse et sa diffusion ont obéi à des données idéologiques complexes.

Ce sont les pèlerins du Moyen-Age qui, imprégnés d'une littérature qui avait

largement diffusé le thème de la culpabilité juive liée à l'accusation de déicide, ont inventé en la personne de Malchus, le personnage Juif condamné à un châtiment éternel.

Le paradoxe est que ce Juif maudit, à une époque qui se situe en gros au début du

XVIIe siècle va se métamorphoser en "bon Juif", en même temps que son errance,

jusqu'ici discrète, tend de plus en plus à définir le personnage. Cet élément

"spectaculaire" va assurer la diffusion de la légende par le moyen de la complainte, des brochures populaires et des romans de colportage : rien d'étonnant donc à ce que cette légende nourrisse le folklore, qu'il soit russe ou breton : on assiste à la fusion d'une littérature faite pour le

peuple et d'une littérature orale faite par le peuple[. . . ] "80.

Malchus, Buttadeus, Cartaphilus, Ahasvérus: le Juif errant change de nom et de fonction symbolique à travers les âges et les régions. Les origines de la légende sont liées à

1'antisémitisme chrétien: les Juifs, peuple déicide qui a exigé la mort du Christ. Malchus, cordonnier juif qui a refusé le

80. Roland Auguet, Le Juif Errant, [extrait de 1'épigraphe du livre].

(50)

repos au Christ pendant son Calvaire et qui fut condamné par lui à errer jusqu'au jugement dernier. La première version écrite de la légende du Juif Errant est attribuable à "un moine de Damas [...] au Vie siècle"81.

Au XVIle siècle, dès qu'elle passe au folklore, la légende du Juif Errant est réellement diffusée à travers l'Europe

chrétienne et elle s'enracine, entre autres, dans la tradition populaire française. Le Malchus maudit fait place au bon

Ahasvérus, coupable certes, mais repentant: "Juif missionnaire [...] Juif Idéal"82, témoin du Christ, de la vraie religion,

"une "figure" que la tradition auréolait d'un grand prestige"83 84. Dans ce contexte,

"le Juif Errant porte en lui la mémoire de la terre [...], il est le seul à connaître le passé grandiose ou tragique des lopins de terre auquels sont accrochés les hommes : il incarne une conscience cosmique libérée de la finitude des vies humaines. C'est sur lui que les hommes projettent la fascination qu'ils éprouvent pour une nature dont les métamorphoses gigantesques suscitent leur effroi et leur rêverie.1,84

Le scepticisme du XVIIle siècle ne freinera pas la

81. Ibid., p. 99. 82. Ibid., p. 92 . 83. Ibid. , p.100. 84. Ibid. , p.118.

(51)

diffusion de la légende dans le peuple; il semble, d'après "le succès de 1'iconographie populaire consacrée au sujet et la parution en 1777 dans la Bibliothèque Universelle des Romans, des Mémoires du Juif Errant, qu'il faut considérer cette époque comme un des temps forts de la diffusion de la légende"85.

C'est au solide fond populaire de la légende du Juif Errant que puise la littérature romantique au XIXe siècle. Bien sûr, le thème du Juif Errant n'est pas le seul à être récupéré;

d'autres figures médiévales issues de la légende, mais aussi de l'histoire et de la littérature, émergent avec le romantisme. Mais seule la figure du Juif Errant devient un véritable

phénomème médiatique; pour la première fois, le thème fera la délectation de 1'intelligentsia autant que du bourgeois ou du prolétaire; nous croyons que ce succès est dû en grande partie aux racines populaires du sujet, qui le rendent à la fois

accessible à tous et recherché de même.

De tous les écrivains participants au phénomène, Eugène Sue (1804-1857) aura la plus grande diffusion et, par conséquent, la meilleure pénétration dans la population française:

(52)

C'est lui qui "lança le Juif Errant dans sa carrière commerciale [... ] On sait qu'il parut en 1844, dans le Constitutionnel [...] Le journal n'eut pas à regretter la somme exorbitante -cent mille francs- qu'il versa pour l'achat du manuscrit [...] De l'aveu même de ses adversaires, dès les premières parutions, le Juif Errant pénétra partout,

"dans le salon, dans la mansarde, au tourne- bride où les valets se désaltèrent, dans la boutique du marchand, dans le boudoir de la chaussée d'Antin, au cabinet de lecture dont il est la providence". Il faut également ajouter les hôtels du Faubourg Saint-Germain où il s'introduit par effraction, car on s'y serait cru déshonoré de laisser entrer chez soi un seul numéro du Constitutionnel, on n'y lisait que la très légitimiste Gazette

de France. [...]Il ne s'agit plus au Constitutionnel que du Juif, le

Constitutionnel, c'est le Juif"86.

Champfleury, dans son "Histoire de 1'imagerie populaire" reconnaît lui-aussi le phénomène :

"En 1848, lors d'un déluge de feuilles politiques assez nombreuses pour tapisser le pont des Arts, il parut un petit journal ayant pour titre le Juif-Errant. Les éditeurs n'ayant pas à leur service les éternels cinq sous d'Ahasvérus, le journal disparut peu après sa naissance. Ne faut-il pas que les racines d'une ancienne tradition soient profondément implantées dans le coeur d'un peuple pour qu'un industriel ait

employé un titre gothique, à une époque ébranlée par tant de secousses?"87.

Cette question de Champfleury réponse. Avec le romantisme et le

trouve en elle-même sa réalisme, l'héritage

86. Ibid. , p. 140.

87. Champfleury, Histoire de l'imagerie populaire, Paris, E. Dentu, 1886, p.4.

(53)

populaire de la légende se doublera des nouvelles déterminations que voudront bien lui donner les théoriciens, écrivains et

penseurs de l'époque; les romantiques "reviennent à la légende originelle qui met l'accent sur le châtiment, non plus par antisémitisme mais à des fins anti-religieuses : Ce qu'ils retiennent de l'épisode du Golgotha, c'est 1'injustice de la malédiction jetée par le Christ"88. Avec la crise

intellectuelle qui précède la révolution de quarante huit, "la légende du Juif Errant sert de fer de lance à la littérature de gauche"89. Champf leury en convient : "Le Juif servait à des compositions à thème social dans lesquelles toutes les

aspirations modernes étaient entassées ensemble"90. A ce

propos, Champfleury relève un conte breton dans son Histoire de

l'imagerie populaire; il y est question d'une rencontre fortuite

entre le Bonhomme Misère et le Juif Errant, où notre héros a enfin trouvé son aîné (le Bonhomme Misère étant né à 1'époque d'Adam et d'Eve). Il s'ensuit une discussion orageuse où le Juif tonne contre les injustices sociales :

Juif Errant: "Je crois que tu as tort

d'habiter de préférence sous le chaume. Va frapper à la porte des riches, tu y seras mieux traité que dans la cabane du pauvre,

88. Auguet, Le Juif Errant, p. 136.

89. Linda Nochlin, Gustave Courbet's Meeting: A Portrait of the Artist as a Wandering Jew, Art Bulletin, XLIX, 1967, p.214.

(54)

où le pain manque souvent!91.

Ces bouleversements de fond dans la légende du Juif Errant au XIXe siècle s'entendent plus aisément si l'on se rappelle la technique des romantiques qui procèdent à la "transformation de 1'iconographie traditionnelle chrétienne ou classique en idiomes du séculier et du contemporain, si typique pendant la première moitié du dix-neuvième siècle, effectuée par exemple, dans la transformation d'un martyr chrétien ou d'une déposition du

Christ en un héros mort de la révolution dans la "mort de Marat" de David"92 93. Ainsi il est aisé à un écrivain ou un peintre de reprendre le motif du Juif et d'en faire l'apôtre du socialisme. C'est exactement ce qu'a fait Eugène Sue avec son feuilleton: le cordonnier Ahasvérus s'identifie clairement au peuple

injustement traité; Sue crée même de toutes pièces une "juive errante", symbole de la condition féminine. Du reste, la

dédicace du roman "à la mystique ouvriériste1,93 en dit long sur le contenu politico-idéologique de l'oeuvre. Selon Klaus

Herding, "le réalisme de Courbet [à 1'instar du romantisme, utiliserait] [...] la tradition iconologique dans un but de renversement des valeurs qui y sont impliquées

91. Champfleury, Histoire de l'imagerie populaire, p.147. 92. Nochlin, Gustave Courbet's Meeting..., p.214.

(55)

traditionnellement1,94. Dans le cas du Juif errant comme dans bien d'autres, de telles pratiques mènent à une certaine forme de perversion du sujet par les différentes qualités nouvelles et souvent contradictoires qu'on lui attribue.

Les romantiques appliquent encore le motif du Juif à leur propre personne: "Balzac, par exemple s'est défini lui-même comme "le Juif Errant de la pensée [...] toujours à pied,

toujours en marche, jamais en paix et privé des satisfactions du coeur"94 95.

Le thème populaire du Juif Errant au XIXe siècle a encore ceci d'exceptionnel qu'il s'inscrit directement dans la

sensibilité et même dans le mode de vie des réalistes. On s'intéresse au paysan, à ses traditions, ses misères et ses croyances ; on fait même plus, on érige le peuple en véritable conscience et mesure de 1'humanité, en allant même jusqu'à

donner tout le poids divin : "voix de Dieu, voix du peuple", à sa voix révolutionnaire (ill. 5).

Ami d'enfance de Courbet, Pierre Dupont nous est dépeint

94. Klaus Herding, Les lutteurs "détestables": Critique de style, critique sociale, p.97.

(56)

pour ses chansons "à thèmes populaires"96, dont le

Voyageur à pied de 185497,

qui semble décrire Courbet dans la rencontre:

111. 5: Courbet. Frontispice pour "Le Salut Public. 1848. Prov. de l'ill.s Clark, T.J. Image of the People... p.64 . "Guêtre, lavé, la tête fraîche,

L'oeil limpide comme un miroir, Le sac au dos[...]"98.

Le poète Max Buchon, vers 1856, introduit le concept selon lequel "la créativité paysanne instinctive est à la base du grand art individuel"99; Buchon insiste encore en disant: "Il faut se faire peuple"100. Dès 1846, Proudhon remarque qu'il faut "que 1'ouvrier marche de plain pied avec le savant et l'artiste [...]; il n'y a personne qui soit en réalité plus

96 Ibid., p.97. 97

Ibid., p.214.

98 Ibid., p.214. 99

Schapiro, Modem Art 19th and 20th centuries, p.55.

100

Clark, Image of the people. Gustave Courbet and the 1848 revolution, p.112.

(57)

savant et plus artiste que le peuple"101

Les réalistes connaissent la légende du Juif, l'étudient et l'appliquent à leur propre production. Champfleury, avec la publication en 1869 de son Histoire de l'imagerie populaire, où il se penche longuement sur les représentations du Juif Errant,

"est certainement considéré comme faisant autorité sur le sujet en France [...] et ce dès les années 1850. Son essai, "Le Juif

Errant", est encore aujourd'hui considéré comme une contribution

majeure dans ce domaine d'études”102. Il semble d'ailleurs que Courbet ait contribué à cet ouvrage ; "Dès 1849, [il] annonce, dans une de ses lettres, qu'il collectionne à l'usage de

Champf leury des chansons de paysans"103. Cette forme de

diffusion par l'image populaire de la légende du Juif Errant est déterminante pour notre étude: l'omniprésence de ces images à deux sous a intéressé les réalistes et les tableaux de Courbet sont en partie redevables de cet engouement. Il n'est pas rare de voir le Juif au dessus des cheminées, aux côtés d'un Christ et d'un "Napoléon"104.

101. Proudhon, Carnets de P. J. Proudhon, p.349. 102. Nochlin, Gustave Courbet's Meeting..., p.212. 103. Jean Adhémar, Imagerie populaire française, p.8. 104. Ibid., p.8.

Figure

FIG. 1 : Gustave Courbet. La brasserie Andler. 1848.
FIG. 3 : Gustave Courbet. Jean Journet partant  à la conquête de l'harmonie universelle
FIG. 5 : Gustave Courbet. La mort de Jeannot à Ornans. 1867.
FIG. 7 Gustave Courbet. Le désespéré. 1841.
+5

Références

Documents relatifs

puisque, suivant 'l'expression de M. Toullier à cet égard faisait une distinction selon que la peine est stipulée du père pour le cas où l'enfant refuserait de se marier, ou

Et là-dessus, un coup de sifflet prolongé, modulé, la fanfare de guerre de ces jeunes canailles : aux heures les plus imprévues de la nuit, ce signal tirait de leur

À l’école élémentaire, au collège ou au lycée, votre enfant est inscrit dans une classe ordinaire et bénéfi cie d’un enseignement spécifi que de français pour quelques

À l’école élémentaire, au collège ou au lycée, votre enfant est inscrit dans une classe ordinaire et bénéfi cie d’un enseignement spécifi que de français pour quelques

À l’école élémentaire, au collège ou au lycée, votre enfant est inscrit dans une classe ordinaire et bénéficie d’un enseignement spécifique de français pour quelques

À l’école élémentaire, au collège ou au lycée, votre enfant est inscrit dans une classe ordinaire et bénéfi cie d’un enseignement spécifi que de français pour quelques

À l’école élémentaire, au collège ou au lycée, votre enfant est inscrit dans une classe ordinaire et bénéfi cie d’un enseignement spécifi que de français pour quelques

À l’école élémentaire, au collège ou au lycée, votre enfant est inscrit dans une classe ordinaire et bénéfi cie d’un enseignement spécifi que de français pour quelques