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Péril en la cité. De la royauté au début de la République, les exilés qui menacèrent Rome, d’après le récit livien

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Péril en la cité. De la royauté au début de la

République, les exilés qui menacèrent Rome, d’après le

récit livien

Gladys Roselyne Immongault Nomewa

To cite this version:

Gladys Roselyne Immongault Nomewa. Péril en la cité. De la royauté au début de la République, les exilés qui menacèrent Rome, d’après le récit livien. Réflexion(s), Presses Universitaires de Perpignan, 2017. �hal-03009665�

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Pour citer cet article : Roselyne IMMONGAULT NOMEWA, « Péril en la cité. De la royauté au début de la République, les exilés qui menacèrent Rome, d’après le récit livien », Réflexion(s), septembre 2017 (http://reflexions.univperp.fr/).

Péril en la cité

De la royauté au début de la République,

les exilés qui menacèrent Rome, d’après le récit livien

Introduction

Dans l’histoire de Rome narrée par ses écrivains, certains acteurs ne laissent pas le lecteur indifférent. Ce sont les exilés romains, particulièrement ceux qui ont semé le trouble dans la cité naissante ou l’ont fait trembler. La thématique de l’exil a été l’objet de plusieurs études menées par les antiquisants avec des angles d’approches aussi divers qu’intéressants1. Riche, cette question doit être envisagée sous ses multiples facettes : elle apparaît régulièrement chez les auteurs anciens dans la littérature latine, mais aussi grecque, de la Royauté à l’Empire. L’ample arc chronologique permet d’observer que l’exil a connu à Rome une évolution notable. Polybe rapporte son usage primitif :

« En cette matière, il existe à Rome une coutume très remarquable et très louable : dans toute affaire capitale, on laisse au prévenu, pendant que le procès se juge, la faculté de quitter Rome aux yeux de tous, tant qu'une seule des tribus intéressées n'a pas encore déposé son suffrage ; il se condamne alors lui-même à un exil volontaire et trouve un refuge assuré à Naples, à Préneste, à Tibur ou dans quelque autre ville alliée. 2 »

L’exil dont la première formulation juridique en latin est l’expression très concrète d’aqua et ignis interdictio est alors un droit (le ius exilii), non une sanction, une forme de reconnaissance de la liberté des citoyens à sauver leur vie. Au cours d’un plaidoyer prononcé

1 Y. Rivière, « L’Italie, les îles et le continent. Recherches sur l’exil et l’administration du territoire impérial du Ier-IIIe siècle », in Le monde de l’itinérance en Méditerranée de l’Antiquité à l’époque moderne : procédures de

contrôle et d’identification, Actes du colloque de Madrid, 2004, p. 535-569 ; « L’aqua et igni interdictio et la

déportation sous le Haut-Empire. Étude juridique et lexicale », in Blaudeau Ph. (éd.), Exil et relégation. Les

tribulations du sage et du saint durant l’Antiquité romaine et chrétienne (Ier-VIe s. ap. J.-C.). Actes du colloque organisé par le Centre Jean-Charles Picard, Université de Paris XII-Val de Marne, Paris, De Boccard, 2008, p.

47-113 ; « La relégation et le retour des relégués dans l’Empire romain (Ier-IIIe siècle) », in Moatti Cl., Kaiser W., Pebarthe Ch. (éd.), Le monde de l’itinérance en Méditerranée de l’Antiquité à l’époque moderne.

Procédures de contrôle et identification, Bordeaux, Ausonius, 2009, p. 535-557. Il faut aussi mentionner G.P.

Kelly, A History of Exile in the Roman Republic, Cambridge, 2006, 260 p.et G. Crifo, Ricerche sull’ « exilium »

nel periodo republicano, parte prima, Milano, 1961, 338 p.

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lors d’une affaire d’héritage, Cicéron expose clairement la conception romaine traditionnelle de l’exil :

« Pour ce qui est de l’exil, on voit clairement quelle en est la nature. L’exil en effet, n’est pas un châtiment, mais un refuge, un port de salut où l’on échappe au châtiment. Car lorsque l’on veut se dérober à une punition ou à une disgrâce, on émigre, c’est-à-dire qu’on change de résidence et de lieu. Aussi ne trouve-t-on pas chez nous de loi qui, comme chez les autres peuples, punissent un crime de l’exil. Mais lorsque des citoyens veulent échapper aux fers, à la mort, à la flétrissure, peines infligées par la loi, ils se réfugient dans l’exil comme vers un autel. 3 »

Durant l’Empire, l’exil perd cette signification, sa vocation traditionnelle positive s’efface et il s’intègre à l’arsenal répressif de la législation4.

L’histoire romaine, dans le récit livien, est jalonnée de plusieurs figures qui ont vécu leur condamnation à l’exil comme une véritable ignominie, une déchéance sociale à laquelle elles ne s’attendaient pas. Cet article porte sur les exilés qui menacèrent Rome. Non contents d’avoir été chassés par les leurs, ils nourrirent des sentiments de vengeance à l’endroit de leur cité et des instances à l’origine de leur déchéance. Cette recherche s’articule autour des personnages de Tarquin et de Coriolan. Nous nous intéresserons d’après le récit livien au mécanisme qui a pu servir de bras armé aux exilés au point de constituer une véritable menace pour la quiétude romaine. Nous nous interrogerons aussi sur la nature de ces menaces et ses manifestations. Pour cette enquête, nous ne nous interdirons pas un regard analogique porté sur d’autres auteurs pour nous permettre de compléter et mieux percevoir les visées de l’auteur de l’Ab urbe condita.

1. L’exil, de la Royauté au début de la République

Partant de son acceptation contemporaine, le Littré définit l’exil comme étant la situation d’une personne qui a été condamnée à vivre hors de sa patrie, en a été chassée ou s’est-elle-même expatriée. En 1835, l’exil est défini par le même dictionnaire comme étant l’état de celui que l’autorité force à vivre hors du lieu, hors du pays où il habitait ordinairement. Il se dit de même de tout séjour dans un lieu qui n’est pas celui où l’on voudrait être, de tout éloignement qui prive de certains agréments qu’on regrette. Partant de cette définition relativement restreinte, l’exil est perçu comme le résultat d’une condamnation à quitter sa terre, associée au deuil de la patrie, au sentiment de perte identitaire ou à la nostalgie d’un temps plus glorieux. Face aux réalités d’un monde contemporain voué à des mouvements migratoires d’une ampleur sans précédent, aujourd’hui, l’exil inclut des

3 Cicéron, Pro Caecina, 100 : Exsilium enim non supplicium est, sed perfugium portusque supplici. Nam quia

uolunt poenam aliquam subterfugere aut calamitatem, eo solum uertunt, hoc est sedem ac locum mutant. Itaque nulla in lege nostra reperietur, <ut> apud ceteras ciuitates, maleficium ullum exsilio esse multatum ; sed cum homines uincula, neces ignominiasque uitant, quae sunt legibus constitutae,confugiunt quasi ad aram in exsilium. Traduction M. Nisard, Paris, J.J. Dubochet, Le Chevalier et comp. Editeurs, 1848. Toutes les

traductions de cet article sont tirées de cette édition.

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catégories aussi diverses que le migrant, le réfugié, le clandestin etc.

La problématique de l’exil est l’une de celles qui sollicitent régulièrement l’attention des chercheurs. L’exil peut être envisagé aussi bien comme une notion juridique qu’une sanction politique, une donnée existentielle subie ou revendiquée, une pratique institutionnalisée de l’exclusion, une métaphore de la condition humaine, un concept clé des théologies etc.5

Dans le monde romain, qui est le cadre de notre étude, le terme communément utilisé dans les textes est ex(s)ilium, qui signifie exil, bannissement. Étymologiquement, c’est l’acte de sauter hors de quelque chose, c’est-à-dire le fait pour le citoyen romain, de sortir de la communauté, joint au changement de domicile. Ce fait, nous rappelle Mommsen, est celui d’un particulier et non de la cité. Cet exil n’est pas un acte de répression6, mais, dans certains cas, un moyen de se soustraire aux conséquences personnelles d’une condamnation pénale imminente. Polybe, le Grec, reconnaît que le système de l’exil romain est unique et différent des autres peuples7 ; ce que confirme Cicéron un siècle plus tard8. Cet aspect singulier de l’exil romain est le reflet des normes de la société romaine9. La conception de l’exil a évolué au fil des siècles. L’acception originelle du mot, en rapport avec son sens littéral, c’est-à-dire la simple sortie de la communauté de citoyens, n’est déjà plus connue à la dernière époque de la République, précise Mommsen10.

Le terme exul (exsul) et ses dérivés exsulare, exsularis, quant à eux, ont un autre sens ou plutôt couvrent un autre champ : ils sont appliqués à toute personne qui sort de la communauté de citoyens pour échapper à une procédure pénale, qu’il s’agisse d’un criminel menacé d’une accusation ou d’un accusé qui va ailleurs pour se soustraire aux conséquences personnelles d’une condamnation ; ils servent enfin et surtout à désigner celui qui est banni par une sentence judiciaire avec menace de peine pour le cas de rupture du ban.

Dans l’usage récent et dans le langage courant, n’est visé par le mot ex(s)ilium que le fait de la sortie de la communauté, sans tenir compte des diversités juridiques importantes qui peuvent s’y attacher dans les origines ou dans les formes. Sont embrassées ainsi sous un même terme plusieurs situations et actions différentes : le bannissement qui, en droit, s’étend à tout le territoire romain, et celui qui se limite, également en droit, à une partie de ce territoire ; l’émigration volontaire (quoiqu’à contre cœur) ; le bannissement prescrit par la loi, aussi bien celui qui est antérieur à la sentence judiciaire que celui qui la suit. Ex(s)ilium recouvre donc à lui seul, plusieurs situations. Quand on était accusé d’un crime sous la République, on avait le « choix » concernant son destin : celui de rester à Rome et faire face à une possible condamnation et à la punition qui allait avec, ou celui de s’exiler volontairement et éviter la sentence légale. Dans la législation romaine le terme ex(s)ilium embrasse cinq types de peines, usitées à différentes époques : Aquae et ignis interdictio11; Deportatio in

5

Anna Fontes Baratto et Marina Gagliano, « Exil(s) et exilés », Arzanà [En ligne], 16-17 | 2013, mis en ligne le 01 juin 2015, consulté le 11 juillet 2016. URL : http://arzana.revues.org/195

6 Droit pénal romain, p. 309. 7 Polybe, 6, 14, 6-8.

8 Pro Caecina, 100. 9 G.P.Kelly, op. cit., p. 7. 10 Op. cit., p. 311.

11 Mommsen pense qu’elle ne fut organisée comme peine qu’à partir des Gracques. Auparavant, le condamné à une peine capitale pouvait user du droit d’exil volontaire, le ius exsilii, avant d’être irrévocablement condamné

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insulam12; Deportatio ; In insulam relegatio ; Relegatio uel in perpetuum uel ad tempus. Les contours juridiques de l’exil sont abordés par Th. Mommsen dans son Droit pénal romain13.

Selon la formule, exiler un homme c’était lui interdire le feu et l’eau, aquae et ignis interdictio. Écoutons à ce propos Cicéron :

« Mais que propose-t-il au peuple, ce savant et subtil rédacteur de nos lois? A-t-il dit : Qu’il vous plaise d’ordonner, Romains que l’eau et le feu soient interdits à M. Tullius? Sentence cruelle, abominable, et qu'on ne devrait pas porter même contre l'homme le plus criminel, sans l'avoir jugé. Mais non, il ne dit pas que l'eau et le feu soient interdits. Quoi donc? Qu’ils aient été interdits. Âme de boue! Monstre de scélératesse! Voilà donc la loi que t'a dictée Sextus Clodius, loi plus impure encore que sa langue : qu'un citoyen qui n'a point été banni soit censé banni! Sextus, dis-moi, puisque tu es devenu logicien, et que ta langue veut goûter de tout, peut-on jamais demander au peuple, le peuple peut-il jamais ordonner, ni décider par ses suffrages, que ce qui n'est point fait soit tenu pour fait? Et c'est avec le secours d'un tel secrétaire, d'un tel conseiller, d'un tel ministre, le plus immonde, non seulement des hommes, mais des quadrupèdes, que vous avez perdu la patrie! Mais vous-même vous n'étiez pas assez stupide ni assez fou pour ignorer que si ce Clodius savait violer les lois, d'autres savaient les rédiger.14 »

Tite Live va dans le même sens :

« À la demande des tribuns, le peuple décida que, "si M. Postumius ne se présentait pas avant les calendes de mai, s'il ne répondait pas ce jour-là quand son nom serait appelé, ou si les excuses n'étaient pas admises, il serait exilé, ses biens vendus, et qu'on lui interdirait l'eau et le feu." Ensuite, les tribuns accusèrent, l'un après l'autre, de crime capital, tous ceux qui avaient excité ce tumulte, et les forcèrent à donner caution. D'abord ceux qui n'en donnaient pas, puis ceux-là mêmes qui pouvaient en donner, furent jetés en prison; de sorte que, pour éviter ce danger, la plupart s'exilèrent. 15 »

par les comices. Cet exil était iustum s’il avait lieu dans une ville alliée ou libre, jouissant de cette prérogative. Mommsen, Ro. Gesch. I, 103. D’après la constitution romaine, souvent rappelée par Cicéron (De Leg., III, 4, 19 ;

De Rep. II, 310), la mort seule pouvait priver un citoyen romain de cette qualité. De là, cette faculté autrefois

laissée à l’accusé d’un crime de se bannir lui-même de la cité par un exil volontaire (Laboulaye, Lois criminelles, p. 148). Contraint de sortir de l’Italie, il perdait, par sa réception dans une nouvelle cité, le statut de citoyen romain. Le plus souvent, l’accusé n’attendait pas la condamnation, notamment lorsqu’il craignait de se voir frappé par les comices d’une de ces amendes considérables dont ils punissaient les crimes politiques. Les biens de l’exilé étaient alors publics et vendus. Cf. Daremberg M. Ch., Dictionnaire des antiquités grecques et

romaines d’après les textes et les monuments.

12 Tout comme l’interdictio, la deportatio avait comme conséquence juridique la confiscation des biens, attachée aux peines capitales. Le testament antérieur de l’accusé devenait irritum. À partir de la condamnation, le déporté était déchu des droits politiques et privés attachés à la qualité de citoyen. Mais il pouvait, comme tout pérégrin, participer aux prérogatives du seul droit des gens : acheter, vendre, échanger. Mais il était incapable de transmettre par succession ou par testament ou d’y figurer comme témoin (Gaius, Institutes, II, 65). Les liens de la famille civile du déporté se trouvaient rompus et il était déchu de la puissance paternelle et de la tutelle (Inst.

Just., I, 16, 6 ; I, 12, 1.). Assimilé à un pérégrin, il avait perdu le conubium.

13 pp. 309-329. Voire de même la mise au point de Rivière Y., L’interdictio aqua et igni et la deportatio sous le Haut -Empire romain. Étude juridique et lexicale in Blaudeau P. (éd.), Exil et relégation. Les tribulations du sage et du saint durant l’Antiquité romaine et chrétienne. Ier-VIe s. ap. J.-C., pp. 47-111.

14 Cicéron, Pro domo 18. Traduction D. Nisard, Paris, Garnier, 1850.

15 Tite Live, Histoire romaine, XXV, 4. Traduction D. Nisard, Paris, Garnier, 1864. (Les traductions suivantes seront également empruntées à cette édition)

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Par ce feu, on entendait le feu sacré du foyer et par cette eau, l’eau lustrale qui servait aux sacrifices16. L’exil mettait donc en sus, l’homme hors de la religion17. Or la religion était la source d’où découlaient les droits civils et politiques. L’exilé perdait aussi tout cela en perdant sa patrie. Exclu du culte de la cité, il se voyait enlever du même coup son culte domestique et il devait éteindre son foyer18. Il n’avait plus le droit de propriété ; sa terre et tous ses biens étaient confisqués au profit des dieux ou de l’État19. N’ayant plus de culte, il n’avait plus de famille; il cessait d’être époux et père. Ses fils n’étaient plus en sa puissance comme l’atteste Gaius :

« Lorsqu'un homme auquel on a interdit l'eau et le feu, en punition de ses crimes, perd le droit de cité romaine, il arrive que celui qui est ainsi retranché du nombre des citoyens cesse d'avoir ses enfante sous sa puissance, comme s'il était mort ; la raison n'admet pas, en effet, qu'un étranger ait sous sa puissance un citoyen romain. Par une raison semblable, lorsque l'enfant, soumis à la puissance de son père, est condamné à l'interdiction de l'eau et du feu, il cesse d'être sous la puissance de son père, parce que nos principes ne sauraient admettre qu'un étranger soit soumis à la puissance d'un citoyen romain. 20 »

Suivant le même principe, sa femme n’était plus sa femme et pouvait immédiatement prendre un autre époux21.

16 Fustel de Coulanges, La cité antique, Paris, Durand, 1864, p. 265.

17 Il faut bien songer que pour les anciens, Dieu n’était pas partout. S’ils avaient quelque vague idée d’une divinité de l’univers, ce n’était pas celle-là qu’ils considéraient comme leur Providence et qu’ils invoquaient. Les dieux de chaque homme étaient ceux qui habitaient sa maison, son canton, sa ville. L’exilé, en laissant sa patrie derrière lui, laissait aussi ses dieux. Il ne voyait plus nulle part de religion qui pût le consoler et le protéger; il ne sentait plus de providence qui veillât sur lui ; le bonheur de prier lui était ôté. Tout ce qui pouvait satisfaire les besoins de son âme était éloigné de lui

18 Ovide, Tristes, I, 3-4.

19 Tite Live, III, 58 : « Les tribuns ordonnèrent la confiscation des biens de Claudius et d'Oppius. Les autres décemvirs se condamnèrent à l'exil, et leurs biens furent aussi confisqués. Marcus Claudius, ce maître prétendu de Virginie, fut cité et condamné. Grâce à Verginius, il échappa à la peine de mort; et, après le jugement, s'exila à Tibur ».

20 Gaius, Institutes, 1, 128 : Quum autem is, cui ob aliquod maleficium ex lege pœnali aqua et igni interdicitur,

civitatem Romanam amittat, sequitur, ut qui eo modo ex numéro civium Romanorum , proinde ac mortuo eo desinant liberi in potestate ejus esse ; nec enim ratio patitur , ut peregrinae homo conditionis civem Romanum in potestate habeat pari ratione et si ei qui in potestate parentis sit, aqua et igni interdictum fuerit, desinit in potestate parentis esse, quia aeque ratio non patitur, ut peregrinae conditionis homo in potestate sit civis Romani parentis. Traduction M. L. Domenget, Paris, A. Marescq, 1866.

21 Se référer à ce sujet au récit de Denys d’Halicarnasse, Les antiquités romaines, VIII, VI sur les adieux de Coriolan à sa femme : « Il détourna ses yeux de dessus nous, et nous rebutant l'une et l'autre : Ma mère, nous dit-il, ne comptez plus désormais sur votre fils ; l'ingrate patrie vous a enlevé Marcius, le soutien et la consolation de votre. vieillesse. Et vous, Volumnie, je ne ferai plus votre époux, à commencer d'aujourd'hui, mais je souhaite que vous ayez le bonheur d'en trouver un plus heureux que moi. Chers enfants, Marcius n'est plus votre père : je vous abandonne, pauvres orphelins : sans secours et sans aucun appui, vous serez élevés auprès de ma mère et de la vôtre jusqu'à ce que vous ayez atteint l'âge viril. Il parla ainsi, et sans régler ses affaires, sans nous donner aucun ordre, sans nous dire où il allait, il sortit de la maison, seul, sans domestique et sans argent, n'ayant pas même pris de quoi vivre pour un jour. Ce fut ainsi, Romaines, que cet infortuné citoyen nous quitta. Voilà déjà la quatrième année qu'il est sorti de sa patrie, et qu'il nous regarde comme des étrangères. Depuis ce temps-là il ne nous a jamais écrit de ses nouvelles, il n'a chargé personne de nous en dire, et il ne s'embarrasse point de savoir des nôtres. Hélas ! Valérie, quelle force peuvent avoir nos prières sur un cœur aussi dur et aussi inflexible ? Que pouvons-nous obtenir d'un homme qui ne daigna pas nous embrasser, ni nous faire les derniers adieux, ni nous donner aucune autre marque de tendresse lorsqu'il quitta sa maison pour aller en exil ? »

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D’autres auteurs, à l’instar de Hartman22 - pour la période royale -, de Giluano Crifo23et G. Kelly24 - pour la période républicaine - ont examiné toutes les facettes de l’exil en traitant de l’évolution historique, des questions juridiques, des possibilités de restauration, ainsi que des effets de l’exil dans la vie de l’exilé et de sa famille. Kelly25 précise qu’au second siècle avant Jésus-Christ, qu’il ne s’agit d’abord que de simples mesures administratives, le magistrat autorisé à appliquer la peine laisse au condamné le temps de fuir en exil, perfugium portusque supplicii. Plus tard cet exil se trouvera renforcé par une interdictio aquae et igni. D’abord prononcée par des lois spéciales, cette interdiction figurera bientôt comme une peine dans les lois criminelles elles-mêmes, à côté de la mort. L’alternative entre l’exil et la mort est au temps d’Auguste la caractéristique du procès capital.

1. 1. L’exil et les exilés romains dans le récit livien

Tite Live écrit l’histoire de Rome, des origines à 9 apr. J.-C. Annaliste, il commence son œuvre en 27 av. J.-C. et répond à un besoin : celui de reconstituer la grandeur d’un peuple et de dégager des leçons qui pourront infléchir l’avenir. L’Ab urbe condita est un monument élevé à la gloire de Rome.

À l’entame de son travail, il relate le parcours d’un exilé, Énée, fuyant sa cité à la recherche d’un asile. Avec les siens, il devient l’hôte de Latinus26. Le choix de cette tradition est symptomatique de la part importante accordée au thème de l’exil dans sa production. Aussi allons-nous présenter dans les tableaux suivants, le vocabulaire utilisé par Tite Live pour parler de l’exil ; la liste des exilés des débuts de Rome à l’invasion des Gaulois, et les réactions des différents condamnés à l’exil.

Tableau A. Le vocabulaire de l’éloignement de la cité.

Cas Termes utilisés

Énée I, 1, 4. Aeneam ab simili clade domo profugum... « Enée rejeté de sa patrie par la même catastrophe... »

I, 1, 7. percontatum deinde, qui mortales essent, unde aut quo casu profecti

domo quidue quaerentes in agrum Laurentinum exissent

« Il lui demanda quelle était leur nation, d’où ils venaient, quel malheur les avait exilés de leur pays, et quel projet les amenait sur les rivages Laurentins. »

22 De exilio apud Romanos inde ab initio bellorum civilium, Berlin, 1887. 23 Ricerche sull’ « exilium » nel periodo republicano, parte prima, Milano, 1961. 24 A history of exile in the roman republic, Cambridge, 2006.

25 p. 249

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Démarate, père de Tarquin l’Ancien

I, 34, 2. Demarati Corinthii filius erat, qui ob seditiones domo profugus

cum Tarquiniis forte consedisset

« Démarate, son père, obligé de fuir Corinthe, sa patrie, à la suite de troubles civils, s’était, par hasard, retiré à Tarquinies. »

Les fils d’Ancus I, 41, 7. Anci liberi iam tum, cum conprensis sceleris ministris {ut} uiuere

regem et tantas esse opes Serui nuntiatum est, Suessam Pometiam exulatum ierant.

« Les fils d’Ancus, sur la nouvelle que les assassins avaient été pris, que le roi vivait, et que l’autorité de Servius était plus solide que jamais, s’étaient

exilés volontairement à Suessa Pométia. »

Plusieurs principaux citoyens de Gabies

I, 54, 9 Patuit quibusdam uolentibus fuga, aut in exsilium acti sunt,

absentiumque bona iuxta atque interemptorum diuisui fuere.

« D’autres purent fuir sans obstacles ; d’autres furent exilés ; les biens des bannis et des morts furent partagés au peuple. »

Tarquin I, 59, 11. ut imperium regi abrogaret exulesque esse iuberet L. Tarquinium

cum coniuge ac liberis.

« Entraînée par l’orateur, elle prononce la déchéance du roi, et condamne à l’exil Lucius Tarquin, sa femme et ses enfants. »

I, 60, 2. Tarquinio clausae portae exsiliumque indictum « Tarquin trouva les portes fermées, et on lui signifia son exil. »

Duo patrem secuti sunt, qui exsulatum Caere in Etruscos ierunt.

« Deux d’entre eux suivirent leur père en exil à Caere chez les Étrusques. »

Caius Marcius II, 35, 6. Damnatus absens in Volscos exulatum abiit minitans patriae

hostilesque iam tum spiritus gerens.

« Il fut condamné par contumace, et se retira en exil chez les Volsques, menaçant sa patrie et formant dès lors, contre elle, des projets de vengeance. »

Ceson Quinctius III, 13, 9 e foro nocte proxima in Tuscos in exsilium abiit.

« Renvoyé du forum, Céson, la nuit suivante, s’exila chez les Étrusques. »

Groupe d’exilés et d’esclaves dirigés par Appius Herdonius

III, 15, 5 Exsules seruique, ad duo milia hominum et quingenti, duce Appio Herdonio Sabino nocte Capitolium atque arcem occupauere.

« Des exilés et des esclaves, au nombre d’environ deux mille cinq cents, le Sabin Appius Herdonius à leur tête, s’emparent, la nuit, du Capitole et de la citadelle. »

Camille V, 32, 8. percontatus animos eorum responsum tulisset se conlaturos quanti

damnatus esset, absoluere eum non posse, in exsilium abiit ...

« ...ceux-ci lui ayant répondu "Qu’ils paieraient quelle que fût l’amende qu’on lui imposât, mais qu’ils ne pouvaient l’absoudre," il partit en exil. »

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la figure légendaire d’Énée et le cas de Démarate père de Tarquin, tous deux originaires de Grèce, fuyant les troubles de leurs cités. Dans ces cas, ce sont les termes fuga « la fuite », profugus « fugitif », « fuyard » proficiscor qui évoquent la notion d’exil en énonçant l’idée de fuite. Les différentes collections ont fait le choix d’utiliser des mots différents pour traduire domo profugum. La CUF traduit par Enée, « chassé de sa patrie » ; il en est de même pour la Collection Les Belles Lettres. La Bibliothèque de la Pléiade par contre traduit Énée « forcé de quitter sa patrie ». L’emploie du verbe « chasser » est de même repris en Tite Live, I, 34, 2 pour la CUF et Les Belles Lettres ; la bibliothèque de la pléiade utilise quant à elle, « forcé de quitter ».

Tout en énonçant l’idée de fuite chez ses deux personnages, profugum évoque aussi la recherche d’un refuge. Quelques siècles plus tard, Cicéron utilisera le terme perfugium pour bien indiquer la perspective salvatrice de l’issue ouverte par cette fuite27 qui ne se réduit donc pas à l’éloignement provisoire d’une « fugue » - par comparaison avec le terme grec phygé, fugue, qui traduit l’exil-, mais qui devient justement portus, « havre du salut »

La traduction française de M. Nisard a par contre fait le choix d’utiliser le terme d’exil, là ou Tite Live parle de « partir, quitter » sa cité : percontatum deinde, qui mortales essent, unde aut quo casu profecti domo quidue quaerentes in agrum Laurentinum exissent28. La CUF utilise par contre le verbe quitter29. Il apparaît à la lecture des termes employés par Tite Live, qu’il établit une différence entre le fait de quitter de son propre chef sa cité pour des raisons de survie, et celui d’être contraint sur le plan légal à s’exiler, même si la question de la survie demeure toujours sous-jacente. On peut de même s’interroger sur la fonction donnée par Tite Live à l’exil de la figure emblématique d’Enée. Cet exil, c’est « l’événement traumatique de l’expulsion » selon l’expression d’Anna Fontes Baratto30, qui éloigne, arrache et déracine Enée et lui permet le temps d’une mise à l’épreuve-symbolisée par ce voyage- de se retrouver pour atteindre le but du voyage, un port, une terre salvatrice. Cet exil d’Enée apparaît comme l’événement paradigmatique qui est à l’origine de l’histoire du peuple troyen ou romain.

Tableau B. Les exilés, des débuts de Rome à l’invasion des Gaulois.

Voir Annexes.

Tableau C. Réaction de l’exil

Voir Annexes

2. Analyse du corpus

Dans l’Ab Urbe condita Tite live nous présente de nombreux personnages exilés dès la

27 Anna Fontes Baratto et Marina Gagliano, « Exil(s) et exilés », Arzanà [En ligne], 16-17 | 2013, mis en ligne le 01 juin 2015, consulté le 11 juillet 2016. URL : http://arzana.revues.org/195.

28 Tite Live, I, 1, 7 : « Il lui demanda quelle était leur nation, d'où ils venaient, quel malheur les avait exilés de leur pays, et quel projet les amenait sur les rivages Laurentins. »

29 La CUF traduit le même texte ainsi : « Il lui aurait demandé qui ils étaient, d’où ils venaient, quel malheur leur faisaient quitter leur pays, et ce qu’ils venaient chercher sur le territoire des Laurentins. »

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période royale. C’est le cas pour les fils d’Ancus qui, ayant compris qu’ils avaient raté leur complot de déstabilisation de la royauté, reprise en main par un subterfuge de Tanaquil, préférèrent s’exiler31. Le viol de Lucrèce, commis par le fils du roi Tarquin, entraîna la condamnation à l’exil de Lucius Tarquin, sa femme et ses enfants32. Au début de la période républicaine, le consul Lucius Tarquinius Collatinus est envoyé en exil - nonobstant le fait qu’il ait été un acteur majeur dans la chute de la famille royale - tout simplement parce que portant le nom Tarquin, le peuple avait désormais en horreur ce patronyme qui « déplaisait et était une menace pour la liberté »33. Saisissant le prétexte de la mauvaise gestion du butin après l’une de ses victoires, une condamnation à l’exil par contumace est prononcée contre Caius Marcus dit Coriolan. L’orgueil de Ceson Quinctius, aux dires des plébéiens, cause sa perte et l’oblige à s’exiler, malgré sa défense par ses parents, les éminents Consuls Titius Quinctius Capitolinus et Lucius Quinctius surnommé Cincinnatus34. Marcus Claudius, un decemuir, enflammé de désir pour une jeune plébéienne, voulut la faire passer pour une esclave en l’absence de son père. La sentence du tribunal, dirigé par Appius Claudius lui-même, est rendue en sa faveur. Ce qui conduit Virginius, le père, par désespoir, à poignarder sa fille pour qu’elle ne soit pas réduite en esclavage. C’est le début de la révolte du peuple excédé par la décision des decemuiri. Sous la pression du Sénat, les decemuiri abdiquent leurs pouvoirs, et Marcus Claudius est condamné à l’exil à Tibur35. Camille, exilé en Ardée, revient à la tête des Ardéens libérer Rome, sa patrie36. Tite Live fait de même mention de la prise du Capitole par des exilés et des esclaves, sous la conduite d’Herdonius37. Sur ce thème, nous remarquons que dans son œuvre, il ne s’en tient pas qu’à Rome. En relatant l’épisode de la mort du roi d’Épire, tué par un exilé, Tite Live veut relever la traîtrise des exilés, en qui l’on ne peut aucunement accorder confiance : « Il avait autour de lui environ deux cents exilés

31 Tite Live, I, 41.

32 Tite Live, I, 58. La lex Iunia de Tarquiniis exilio multandis.

33 Tite Live II, 2, 3-7. « En effet, lorsqu'il ne resta plus rien qui pût leur porter ombrage, le nom du second consul devint pour eux un sujet d'inquiétude. "On disait que les Tarquins étaient trop accoutumés à la royauté; que le pouvoir royal avait commencé pour eux dans la personne de Tarquin l'Ancien; qu'à la vérité Servius Tullius avait régné ensuite ; mais que, malgré cette interruption, Tarquin le Superbe n'avait pas renoncé à la couronne; et que, bien loin de la regarder comme lui étant étrangère, il s'en était emparé par la violence et par le crime, ne voyant en elle qu'un patrimoine de sa famille; qu'après l'expulsion de ce dernier, le pouvoir était passé entre les mains de Tarquin Collatin ; que les Tarquins ne pouvaient pas vivre dans une condition privée, que leur nom seul déplaisait; qu’il était dangereux pour la liberté." Ces discours, destinés à sonder les esprits, se répandent peu à peu dans toute la Ville, et éveillent les soupçons du peuple, dont Brutus convoque l'assemblée. Là, il prononce la formule du serment, par lequel tous les Romains s'étaient engagés à ne jamais souffrir dans Rome ni roi, ni quiconque pourrait mettre la liberté en danger. Il ajoute ensuite que c'est là le but auquel on doit tendre, et qu'il ne faut rien négliger de ce qui peut y conduire; qu'il faisait cette proposition à regret, en pensant au personnage qui y donnait lieu, et qu'il ne l'eût point faite si l'amour de la république ne l'emportait chez lui sur toute autre affection; que le peuple romain ne croit pas avoir recouvré la liberté entière; que la race des rois, le nom des rois existe encore dans Rome; qu'elle occupe la magistrature suprême; que cela nuit, que cela met obstacle à la liberté. "O Lucius Tarquin Collatin ! s'écrie-t-il, délivre-nous volontairement de cette crainte; nous nous en souvenons, nous aimons à le reconnaître, tu as chassé les rois; achève cette tâche généreuse: emporte loin d'ici un nom odieux. Tes concitoyens, j'en suis garant, te rendront tous tes biens, et même, au besoin, leur munificence les augmentera encore. Va donc ! Pars l'ami du peuple romain ! Délivre la république d'une crainte, peut-être mal fondée; mais tous les esprits sont persuadés que la royauté ne peut disparaître de Rome qu'avec la famille des Tarquins", il sortit de Rome. »

34 Tite Live III, 12-13. 35 Tite Live, III, 58. 36 Tite Live, V, XLV. 37 Tite Live, III, 15-18.

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lucaniens, qu’il croyait sûrs, mais dont la foi, comme il arrive d’ordinaire aux esprits de cette sorte, changeait avec la fortune »38. Il fut tué par cet exilé lucanien, en contrepartie d’une promesse de retour dans sa patrie natale39. Tite Live relève de même la capacité de nuisance d’une personne : même si elle était exilée aux confins de la terre40, elle pouvait toujours constituer un sujet de trouble et d’angoisse pour un peuple. Cette digression non exhaustive est faite dans cette énumération en ce qui concerne nos bornes chronologiques, pour montrer la récurrence de ce thème dans l’œuvre livienne.

2.1. Une catégorisation des exilés ?

L’analyse de ce tableau suscite cette question. Tite Live, dans son écriture et par la diversité du vocabulaire utilisé, a-t-il voulu classer les exilés en catégories ? En rendant compte de l’évolution de l’histoire romaine, a-t-il voulu classifier dans des groupes distincts les Romains qui ont été contraints à l’exil ? Si tel est le cas, quel en est l’objectif ? Quelle en est la finalité ? Le récit livien aboutit en outre à ce constat : les différentes personnes qui subissent l’exil ne le vivent pas ou encore ne réagissent pas de la même façon. Aussi les avons-nous regroupés en deux catégories, qui essaient de rendre compte à la fois de la diversité des termes utilisés et de la diversité des réactions suscitées par la décision initiale.

2. 1. 1. Les résignés

Nous utilisons ce terme pour qualifier l’attitude de certains exilés après qu’ils ont quitté Rome. C’est le cas des fils d’Ancus. Qui étaient-ils ? Pourquoi se retrouvent-ils en exil ? Ce sont les fils du quatrième roi Ancus Marcus. À la mort de leur père, ils sont victimes de ce qu’ils considèrent comme étant la perfidie de leur tuteur, en la personne de Tarquin l’Ancien, qui les écarte du trône41. Ils vont donc grandir et voir Tarquin régner à leur place. Quelle est leur position à son égard ? Tite live nous dit qu’ils éprouvaient ou manifestaient du ressentiment envers Tarquin et pis encore, lorsqu’ils vont voir Tarquin agir à l’endroit de son gendre, l’époux de sa fille, Servius Tullius, comme s’il était son futur successeur. Ils

38 Tite Live, VIII, 24, 6. 39 Tite Live, VIII, 24, 8.

40 Tite Live, XXI, 10, 12 : « Livrons-le, croyez-moi, comme victime expiatoire d'un attentat à la foi jurée; et lors même que personne ne le réclamerait, il nous faudrait encore l'exiler aux dernières extrémités du monde, et le reléguer si loin, que son nom et sa renommée ne pussent arriver jusqu'à nous, et troubler le repos de la patrie. (13) Mon avis est donc qu'on envoie sur-le-champ une ambassade à Rome, pour donner satisfaction au sénat ; une autre à Hannibal, pour lui signifier de lever le siège de Sagonte, et pour le livrer lui-même aux Romains, en exécution du traité ; une troisième enfin, pour rendre aux Sagontins tout ce qu'on leur a pris. »

41 Le témoignage de Tite Live I, 35, 1-2 au dire duquel Tarquin l’Ancien aurait usé de stratagème pour évincer les fils du roi, en faisant acte de candidature, reste isolé. S’il s’écarte sur ce pont de Cicéron (Rep., 2, 34-35) et de Denys d’Halicarnasse (Antiquités romaines 3, 46-48), il prend par contre soin de noter dans la suite de son exposé que Tarquin l’Ancien fut invité à régner par le peuple romain unanime (Tite Live, I, 35, 6). Il rejoint donc pour l’essentiel la doctrine chère à l’annalistique selon laquelle la succession d’Ancus se déroula dans le respect de la légalité. À ce sujet, J.-C. Richard (Les origines de la plèbe romaine. Essai sur la formation du dualisme

patricio-plébéien, p. 287) précise qu’elle affirmait en effet qu’une fois naturalisé, L. Tarquinius Priscus se rendit

indispensable à Ancus qui lui ouvrit de ce fait les rangs du Sénat et du patriciat, avant de l’associer, ad maiorem

Urbis gloriam, à toutes ses décisions comme à ses entreprises, et de le désigner par testament comme tuteur de

ses fils. Aussi populaire aux yeux de la plèbe qu’à ceux des patres, il méritait donc pleinement le pouvoir qui lui fut dévolu par le biais de la procédure canonique de l’interrègne et de la lex curiata.

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considèrent cela comme intolérable. Non seulement Tarquin, cet étranger qui n’était même pas d’origine italienne, était devenu roi, mais encore Tarquin allait faire de son successeur, Servius Tullius, quelqu’un qu’ils considéraient comme étant d’origine servile C’était un comble et ils décidèrent d’attenter à la vie de Tarquin. Pensant que leur complot avait échoué et que le roi était toujours vivant ils décident de s’exiler volontairement à Suessa Pometia42.Que deviennent-ils après cet exil ? Sont-ils toujours remplis de haine envers Tullius et cherchent-ils à venir reconquérir le trône ? Nous n’avons aucune indication de la part de Tite live à ce sujet. Il semble que les fils d’Ancus se soient résignés à vivre en exil, à accepter cet échec et l’impossibilité pour eux d’accéder au trône. Il nous est seulement précisé que cette ville volsque de Suessa Pometia fut prise plus tard par Tarquin le Superbe43.

Il y a aussi le cas de L. Tarquinius Collatinus qui a été banni au regard de sa simple appartenance à la famille royale de Tarquin le Superbe, à Lavinium : les Romains ne voulaient plus entendre ce nom44. Le souvenir de ce nom va devenir un motif de suspicion, puis d’élimination : l’on voit comment à travers l’affaire inquiétante du « complot » pour la restauration des Tarquins, ce Collatin devint impopulaire au point d’embarrasser Brutus et d’être amené à démissionner. Après donc un moment de solidarité avec les révoltés, il sombra dans l’impopularité. Lucius Tarquinius Collatinus résigna de même à cet exil. De même, nous n’entendons plus parler, sous la plume de Tite Live, de Ceson Quinctius et de Marcus Claudius après leur départ. Il semble là aussi qu’ils se soient mis à l’écart de leur cité.

Tite Live nous présente ici des Romains qui se sont résignés à vivre hors de leur patrie en se soustrayant ainsi à une condamnation plus sévère à Rome. Dans cette fuite, bien que faite à contrecœur, ils ont accepté de se retirer de la vie de leur cité.

2. 1. 2. Des exilés « bellicistes »

Leur comportement montre que ce sont en quelque sorte des va-t-en-guerre qui vont jusqu’au bout de leurs idées, de leurs convictions, de leurs engagements et cherchent évidemment à s’en donner les moyens. Deux exemples remarquables sont à classer dans cette catégorie : Tarquin et Coriolan. Remarquables, par leurs origines, par leur personnalité, par leurs parcours, ils ont en commun d’être deux traîtres à leur patrie, deux personnes qui se sont mises délibérément au service de l’ennemi.

Le personnage de Tarquin n’est pas isolé. Il appartient à une famille composée de son père, Lucius Tarquin dit Tarquin le Superbe45, de sa deuxième épouse, Tullia, fille de Servius Tullius et des fils, Sextus Tarquin, Titus et Arruns pour ne citer que ceux-là. À la mort de Tarquin l’Ancien, sa femme Tanaquil fait assurer la transition par Servius Tullius son gendre. Il est assassiné après quarante ans de règne par les hommes de Lucius Tarquin, à l’instigation de son épouse Tullia46. D’un caractère orgueilleux et violent, il est représenté dans la tradition, sous les traits d’un tyran. Tite live le décrit en ces termes :

42 Tite Live, I, 41, 7. 43 Tite Live, I, 53.

44 Tite Live II,10 ; Denys d’Halicarnasse, 8.49.6.

45 Nous écartons évidement de cette étude son père Lucius Tarquinius Priscus, dit Tarquin l’Ancien qui a régné avant Servius Tullius.

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« Ne pouvant compter sur l'affection des citoyens, il lui fallait régner par la terreur. Afin d'en étendre les effets, il s'affranchit de tous conseils, et s'établit juge unique de toutes les affaires capitales. Par ce moyen, il pouvait mettre à mort, exiler, priver de leurs biens non seulement ceux qui lui étaient suspects ou qui lui déplaisaient, mais encore ceux dont il ne pouvait rien espérer que leurs dépouilles.47 »

Sur le plan du combat, il était méritant, même si sa conduite jugée indigne, odieuse, dans les autres domaines avait tendance à occulter cela48. Il fut le premier à déclencher la

guerre contre les Volsques -qui dura plus de deux siècles après son règne- et s’empara de leur territoire de Suessa Pometia. Il prend ensuite Gabies avec l’aide rusée de son fils Sextus Tarquin. C’est l’action de ce dernier, qui en déshonorant Lucretia, épouse de Collatin, entraîne la destitution du roi et sa condamnation à l’exil avec sa famille. L’exil de Lucius Tarquin est prononcé en son absence. Rome a été fermée au Superbe par un mouvement, d’abord de « sécession »49 qui lui a coupé la route de la capitale. Il trouve les portes de Rome fermées à son retour et on lui signifie sa sentence50. Réduit à un exil de fait que des mesures auraient

ensuite mis en forme d’expulsion, le tyran se serait refugié sur la rive étrusque du Tibre selon la version livienne51.

L’armée chasse de ses rangs les enfants du roi. Deux d’entre eux suivent leur père en exil à Caere chez les étrusques52. Sextus Tarquin s’était retiré à Gabies où il se croyait dans son propre royaume et y périt assassiné par ceux dont la haine attendait de venger ses meurtres et ses pillages53.

Intéressons-nous maintenant au personnage de Caius Marcius : Aristocrate d’origine, il montre dès sa jeunesse les traits de caractère alliant courage, fermeté mais aussi opiniâtreté qui le portent facilement à la colère et le rendent à la fois hautain et parfois grossier. Très vite Caius Marcus s’affirme comme un brillant homme de guerre qui incarne à merveille l’image même du Romain, et c’est à lui que revient le mérite de la victoire du lac Régille (496) qui met définitivement fin aux prétentions de Tarquin de rétablir la royauté.

Après cet épisode, Rome devint assez vite le théâtre de luttes entre plébéiens et patriciens. Pour mettre fin à la sécession de la plèbe, on lui accorda le droit d’être désormais représenté par cinq tribuns. Ce que Caius Marcus n’apprécia point. Il n’en combattit pas moins avec vigueur les ennemis de Rome, les Volsques, et s’empara de la plus importante de leurs cités, Corioles. C’est à partir de ce moment que Caius Marcus reçut le nom de Coriolan54. Toutefois, l’obtention des tribuns n’avait pas calmé les revendications de la plèbe

47 Tite Live I,53, 4-5 : Eo accedebat, ut in caritate ciuium nihil spei reponenti metu regnum tutandum esset.

Quem ut pluribus incuteret, cognitiones capitalium rerum sine consiliis per se solus exercebat perque eam causam occidere, in exilium agere, bonis multare poterat non suspectos modo aut inuisos, sed unde nihil aliud quam praedam sperare posset.

48 Tite Live I, 53, 1.

49 GAGE, J., La chute des Tarquins et les débuts de la République romaine, p. 53 50 Tite live I, 60, 2.

51 Mais ses liens avec le Latium n’auraient pas été rompus pour autant, puisque la tradition annalistique romaine le fait combattre quelques années plus tard à côté de son gendre Mamilius de Tusculum, dans la bataille du lac Regille.

52 Tite live I, 60, 2. 53 Tite live I, 60, 2. 54 Plutarque, Coriolan, 11.

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et Marcus était l’un de ceux qui préconisaient l’éloignement des plus pauvres pour maintenir l’unité de la cité. Pour cette raison, et malgré le courage dont il avait fait preuve dans la guerre contre les voisins de Rome, il ne fut pas élu au consulat55.

À partir de ce moment il dresse les jeunes patriciens contre les chefs du parti populaire, qui lui intentent un procès qui s’achève sur une sentence d’exil. Quel motif évoquent-t-ils pour le condamner ? Bien qu’ayant été appelé en jugement pour tyrannie, c’est pour une « affaire de sous », car il était accusé de ne pas avoir versé ce qu’il se devait au trésor public, après sa victoire sur les Antiates selon la version de Plutarque56, qu’il fut condamné :

« Puis ils énoncèrent une accusation nouvelle relative au butin qu’il avait fait sur le territoire des Antiates et qu’il avait distribué à ses compagnons d’armes au lieu de le verser au trésor public. 6. C’est dit-on ce qui troubla le plus Marcius car il ne s’y attendant pas, et il ne trouva pas sur le champ des réponses persuasives (…) finalement les tribuns votèrent et le condamnèrent à la majorité de trois. La peine prononcée contre lui fut le bannissement perpétuel ».

Dans le récit livien, il est dit ceci :

« Marcius était pour eux un bourreau qui ne leur laissait le choix que de la mort ou de l'esclavage." (2) Ils se seraient jetés sur lui à la sortie du sénat, si les tribuns ne l'eussent, fort à propos, cité à comparaître devant le peuple. Cette mesure calma leur fureur; ils devenaient ainsi les juges et les arbitres de la vie et de la mort de leur ennemi. (3) D'abord Marcius n'écouta qu'avec mépris les menaces des tribuns : "Leur autorité, disait-il, se bornait à protéger, et ne s'étendait pas à punir; ils étaient tribuns du peuple, et non pas du sénat." Mais le peuple soulevé montrait des dispositions si hostiles, que les patriciens ne purent se soustraire à ce danger qu'en sacrifiant un des membres de leur ordre. 57 »

Coriolan se trouve donc dans la peau d’une victime expiatoire, dans celle d’un bouc émissaire. En réaction à ce bannissement, il choisit de passer dans les rangs de l’ennemi et de susciter contre Rome une guerre implacable.

Caius Marcius a été banni parce qu’il constituait un trouble pour la sérénité romaine retrouvée un tant soit peu dans le règlement des conflits opposant les plébéiens aux patriciens. Coriolan conteste à une plèbe établie ou refugiée à Rome, le droit sur du blé moissonné en des terres qu’il a conquises ou défendues par les armes et que de quelque façon il veut s’approprier pour son groupe de camarade-guerrier58 et pour lui-même. Les plébéiens l’accusent d’avoir détourné du butin, d’avoir violé en tout cas, les règles concernant sa destination. Il a été en quelque sorte « sacrifié » par ses pairs. Son exil représentait donc une

55 Plutarque, Coriolan, 15.Traduction de D. Richard, Paris, Didier, 1844. 56 Plutarque, Coriolan, 20.

57 Tite Live II, 35, 1-3: Eum sibi carnificem nouum exortum, qui aut mori aut seruire iubeat. (2) In exeuntem e

curia impetus factus esset, ni peropportune tribuni diem dixissent. Ibi ira est suppressa : se iudicem quisque, se dominum uitae necisque inimici factum uidebat. (3) Contemptim primo Marcius audiebat minas tribunicias : auxilii, non poenae ius datum illi potestati, plebisque non patrum tribunos esse. Sed adeo infensa erat coorta plebs, ut unius poena defungendum esset patribus.

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solution trouvée au problème que constituait sa présence à Rome. Mais en prenant une telle décision, préconisée par la loi, les autorités romaines pouvaient-elles imaginer qu’un exilé, C. Marcius, constituerait une menace pour Rome ? Avec Coriolan, l’on franchit un niveau un peu plus élevé dans la menace que celui où l’on était avec Tarquin.

La narration de Tite Live est empreinte de jugement. Il sait être le chantre des belles actions en louant et en admirant leurs auteurs. Mais il se situe aussi comme le pourfendeur de ce qu’il considère comme des mauvaises actions en les condamnant. Il assigne à l’histoire cette finalité morale qui est indissociable de la conception des Anciens Romains. L’exil est une disposition qui doit être acceptée par ceux qui y sont contraints. Le sentiment d’injustice qu’ils peuvent ressentir, la haine qui peut jaillir ne doivent aucunement justifier le fait qu’ils se retournent contre la cité, contre les pénates, contre les dieux en s’alliant aux ennemis de Rome et en cherchant à lui nuire.

3. Exilium et hospes : un agrégat dangereux ?

Il faut poser cette question, au regard de la suite des événements. Tite Live insiste sur ce point : depuis son lieu d’exil, Tarquin continue d’être une menace pour Rome59 ! Et en parlant de Coriolan, Plutarque relève que « Pendant quelques jours, dans un de ses domaines, il est seul avec lui-même, partagé entre bien des raisonnements que lui inspirait la colère : pour lui, rien à faire de beau ni d'utile sinon châtier les Romains ! Il se décide alors à susciter contre eux une terrible guerre de frontières »60. Avant de répondre à cette question arrêtons-nous sur les motivations des choix des lieux d’exil de Tarquin et Caius Marcius.

3. 1. Les lieux d’exil, territoires et ferments possibles de reconquête ?

Tarquin s’exile chez les Étrusques. Pourquoi un tel choix ? À en croire l’annalistique, la domination étrusque sur Rome s’établit à la faveur de l’arrivée au pouvoir de Lucius Tarquinius Priscus (Tarquin l’Ancien)61. Il faut dire également que pendant son règne, Tarquin le superbe s’est beaucoup rapproché des Latins, nouant avec eux des liens d’hospitalité, mais aussi de parenté avec les notables, par le biais d’alliances telles que le mariage de sa fille62. Tite Live précise qu’il voulait se constituer, à l’étranger, un appui contre ses sujets comme s’il se préparait déjà pour des temps défavorables. Les choix de politique intérieure de Tarquin le Superbe qui aboutirent à son expulsion sont établis : J.-C. Richard a montré qu’elle fut la conséquence de la volonté du roi «de saper les fondements de la puissance des primores

59 Tite Live II, 5, 7: illos eo potissimum anno patriam liberatam, patrem liberatorem, consulatum ortum ex

domo Iunia, patres, plebem, quidquid deorum hominumque Romanorum esset, induxisse in animum, ut superbo quondam regi, tum infesto exuli proderent.

60 Plutarque, Coriolan, 21, 5-6.

61 J.-C. Richard, Op. cit., p. 287. Il est vrai que les étapes de cette implantation restent obscures. Certes Denys d’Halicarnasse nous apprend que Lucumon avait élu domicile à Rome entourée d’une suite nombreuse originaire de Tarquinies. Mais ce témoignage est sans valeur puisque, avec toute l’annalistique, les Antiquités Romaines substituent à la réalité peu flatteuse pour l’amour-propre romain, de la mainmise étrusque sur l’Urbs la vision lénifiante d’une émigration précédant une investiture en bonne et due forme.

62 Tite Live I, 49, 9. Octauio Mamilio Tusculano - is longe princeps Latini nominis erat, si famae credimus, ab

Vlixe deaque Circa oriundus - ei Mamilio filiam nuptum dat perque eas nuptias multos sibi cognatos amicosque eius conciliat.

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civitatis au profit des humiles63. » Il est possible d’ajouter à cet argument que les initiatives diplomatiques de Tarquin n’ont pu que contribuer à renforcer l’hostilité de certains patres. La multiplicité des contacts établis traduisait sa volonté d’insérer la cité romaine dans un réseau de relations italiques, voire extra-italiques, et par là même d’ouvrir Rome aux courants d’échanges méditerranéens existants. Or cette priorité politique, comme le souligne C. Auliard64 ne pouvait être accueillie favorablement par la caste des propriétaires fonciers romains attachés à des privilèges fondés sur la permanence d’un système économique presque exclusivement agricole, de sorte que Tarquin devint indésirable à Rome pour cette partie de la classe dirigeante.

C’est donc sans surprise qu’il se tourne vers les Etrusques. Notons que tout au long de son acharnement pour la reprise du pouvoir, il s’installe dans au moins trois villes étrusques, si l’on en croit la tradition : Caere, Tarquinies et Clusium. Par le choix de ce peuple, Tarquin ne fait-il pas simplement le choix du retour à ses origines par sa mère, même si en ce temps-là, rapporte le récit légendaire, les Étrusques n’avaient que du mépris pour Lucumon (Tarquin l’Ancien), fils d’un refugié corinthien. Quoiqu’il en soit, cela lui paraît être un très bon appui pour arriver à ses fins. Qu’en est-il de Caius Marcius?

La tradition relative à l’exil de Coriolan sous la plume de Plutarque nous dit ceci : « 1. Au milieu de tous ces gens affectés, Marcius seul faisait exception, insensible au coup et à l'humiliation, conservant un maintien, une démarche et un visage calmes, sans compassion pour lui-même : ce n'était pas par raisonnement, ni pour être d'un naturel accommodant -- au contraire, il était rempli de colère et d'accablement : ce qui, la plupart l'ignorent, représente du chagrin.2. Car lorsque le chagrin se tourne en colère, il est comme chauffé à blanc et rejette humilité et inaction ; c'est bien par-là que le coléreux semble prêt à tout faire, de même que le fiévreux est brûlant : l'âme, en effet, est en quelque sorte palpitante, tendue et enflée. 3. C'est exactement cette disposition que Marcus révéla aussitôt par ses actes. De retour chez lui, il embrasse sa mère et sa femme, qui gémissaient avec force cris et lamentations, les invite à supporter avec mesure ce qui est arrivé et part immédiatement en direction des portes de la ville.4 Tous les patriciens l'escortent massivement et là, sans rien recevoir ni demander, il s'éloigne, prenant avec lui trois ou quatre clients.5 Pendant quelques jours, dans un de ses domaines, il est seul avec lui-même, partagé entre bien des raisonnements que lui inspirait la colère : pour lui, rien à faire de beau ni d'utile sinon châtier les Romains ! Il se décide alors à susciter contre eux une terrible guerre de frontières.65 »

Le récit livien est moins prolifique sur ses derniers moments à Rome. Il nous dit simplement que « Coriolan n'ayant point comparu au jour prescrit, le peuple fut inflexible. Il fut condamné par contumace, et se retira en exil chez les Volsques, menaçant sa patrie, et formant, dès lors, contre elle, des projets de vengeance.66 »

Son exil a été voté par les comices tributes et serait perpétuel. Quels rapports Coriolan

63 Op. cit., p. 425.

64 La diplomatie romaine. L’autre instrument de la conquête. De la fondation à la fin des guerre samnites, p. 80.

65 Plutarque, Coriolan 21, 1-5.

66 Tite Live II, 35, 6 : Ipse cum die dicta non adesset, perseueratum in ira est. Damnatus absens in Volscos

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entretenait-il auparavant avec les Volsques pour se tourner d’emblée vers eux ? Un épisode nous fait savoir qu’il y avait des amis :

« Cependant je demande une faveur exceptionnelle et je vous prie de me l’accorder. J’avais chez les Volsques un hôte et un ami, homme juste et sage ; il a été fait prisonnier ; et de riche et heureux qu’il était, il est devenu esclave. Des nombreux maux qui l’accablent à présent il est au moins un auquel je voudrais le soustraire, celui d’être vendu. 67 »

Lorsque le Consul Cominius, après la prise de Corioli, félicita le héros et lui donna les récompenses, Coriolan n’acceptant que le cheval, demanda que les autres avantages fussent remplacés par cette faveur : la libération d’un Volsque qui était hospes et qui devenu prisonnier de guerre, allait être vendu comme esclave. Mais il avait aussi des ennemis, comme nous le détaille Plutarque :

« Dans la ville d'Antium, il était un homme qui, par sa richesse, sa vaillance et l'éclat de sa naissance, avait un prestige royal auprès de tous les Volsques : son nom était Tullus Attius. Marcius savait qu'il était haï par cet homme plus que par aucun Romain. Car lors des combats, ils en étaient souvent venus aux menaces et aux provocations, voulant s'égaler en jactance, attitudes comme en suscitent les ambitions rivales de jeunes gens en guerre ; ils avaient donc ajouté à la haine commune une haine particulière entre eux deux. Néanmoins, voyant que Tullus avait de la grandeur d'âme et qu'il était, de tous les Volsques, le plus désireux de voir les Romains offrir prise et de les rabaisser à son tour, Marcius allait apporter un témoignage confirmant celui qui a dit : "Il est difficile de combattre la colère, car ce qu'elle veut, elle le paie de sa vie". Prenant le vêtement et l'équipement sous lesquels il était le moins susceptible de laisser voir qui il était, comme Ulysse, "il plongea dans la cité des ennemis". C'était le soir et quantité de gens le rencontraient, sans que nul le reconnaisse. Il chemine donc vers la demeure de Tullus, s'y introduit tout soudain et s'assied silencieusement près du foyer ; la tête voilée, il restait bien tranquille. Les gens de la maison, étonnés, n'osèrent pas le faire lever -- car il y avait autour de lui une sorte de prestige, émanant de son attitude et de son silence --, mais ils expliquèrent à Tullus, qui était à son dîner, l'insolite de l'affaire. Tullus se leva, vint à lui et l'interrogea : "Qui es-tu, arrivant, et que demandes-tu ?" Marcius ôta son voile et, s'étant recueilli un instant : "Si tu ne me reconnais pas encore, Tullus, ou si tu doutes de ce que tu vois, il faut bien que je me fasse mon propre accusateur. Je suis Gaius Marcius, celui qui vous a fait, à toi et aux Volsques, le plus de mal : je porte le surnom de Coriolan, ce qui ne me permet pas de nier la chose. Pour prix de tant d'efforts et de tous ces dangers, je n'ai rien reçu d'autre que ce surnom, emblème de la haine que je vous porte. Voilà ce qui me reste -- et c'est inaliénable. Tout le reste, j'en ai été privé à la fois par l'envie et la violence du peuple, par la mollesse et la félonie des gouvernants et des gens

67 Plutarque, Coriolan, 10, 5 : ἦν µοι ξένος ἐν Οὐολούσκοις καὶ φίλος, ἀνὴρ ἐπιεικὴς καὶ µέτριος· οὗτος ἑάλωκε

νῦν καὶ γέγονεν ἐκ πλουσίου καὶ µακαρίου δοῦλος. πολλῶν οὖν αὐτῷ κακῶν παρόντων ἓν ἀφελεῖν ἀρκεῖ, τὴν πρᾶσιν.

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de mon rang ; frappé d'exil, me voici en suppliant à ton foyer, non pour y demander sécurité et salut -- car pourquoi me faudrait-il venir ici si j'ai peur de mourir ? -- mais parce que je désire me venger de ceux qui m'ont chassé, et c'est ce que je fais déjà en te rendant maître de ma personne.68 »

Plutarque est, là encore, beaucoup plus prolixe que Tite Live ; il se rapproche du style narratif de Denys d’Halicarnasse. Nous avons dans ces exemples la confirmation que ces exilés n’étaient pas des personnes inconnues dans les lieux d’exil choisis. Tarquin tout comme Coriolan avaient noué des liens d’amitié avec des Etrusques et des Volsques. Ils y avaient auparavant des amis, des hôtes, des clients. Il va de soi dans le récit classique de l’arrivée de Coriolan en suppliant chez Tullus Attius, qu’il n’est contenu aucune décision politique. Mais Denys69 semble montrer Coriolan invité par Tullus à s’adresser à l’assemblée des Volsques et celle-ci, lui donnant sa confiance ; il sera membre du Sénat de chaque cité, y pourra briguer les plus hauts honneurs…

Nous pouvons remarquer un peu plus tard sous la République qu’avec le ius exulare, l’exilé pouvait choisir son lieu d’exil parmi les villes fédérées et il choisissait des villes dans lesquelles il avait des connexions familiales ou de la clientèle70. Il y a d’ailleurs quelques vraisemblances comme le souligne Gagé71, dans ce que nous disent les récits, que passé le moment émouvant du pacte d’hospitium, le chef volsque ait conçu pour son collègue imprévu, une jalousie au développement peu à peu meurtrier.

Pour Tite Live, c’est au nom de l’hospitium que Coriolan s’installe chez les Volsques72. Chez les peuples de l’Italie primitive, le droit d’hospitalité avait tempéré l’ancienne rigueur du droit des gens qui voyait un ennemi (hostis) dans tout membre d’une nation étrangère. Cet hospitium existait entre les Campaniens et les Latins ; entre les Latins et les Étrusques. Selon Dion, Coriolan est lié au chef par un privatus et c’est en cette qualité qu’il intervient en sa faveur dans la guerre qu’il porte contre les Romains73.

Relevons donc que lorsque les lieux d’exil sont des territoires qui ne sont pas amis de Rome, des territoires souvent en conflit avec elle, ils présentent les conditions idéales pour les exilés d’être des territoires possibles de reconquête du pouvoir ou d’un statut perdu.

3. 2. Les lieux d’exil : un enjeu stratégique pour ceux qui partent? 3. 2. 1. Les objectifs affichés des Tarquins et de Coriolan

Leurs prétentions sont claires dès le départ et ils ne s’en cachent pas. Les Tarquins

68 Plutarque, Coriolan 22-23 ; Tite live, II, 35, 6-7. 69 A. R., VIII-IX

70 Cicéron, Pro Murena, 89.

71 Op. cit.p. 186 . La scène est aussi factice que célèbre : Tullius transforme généreusement en hospes, un « suppliant » auquel il pouvait refuser le pardon.

72 Tite Live, II, 35, 7.

73 Dion, 8, 5, 1. C . Auliard, Op. cit. p. 92 . Sur la condition de privatus, voir Cic., Cat., 1, 1, 3 ; De lege. agr., 2, 35, 97 ; 3, 1 , 3 ; Pro Sest., 12, 27 ; Phil., 10, 11, 23 ; De fin., 3, 14 ; Ad fam, 1, 1. Voir H . Legras, « Le

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sensibilisent Porsenna au fait qu’ils ne voulaient pas vivre dans l’exil et la misère ; ils ne voulaient pas laisser impunie cette coutume naissante de chasser les rois. Ils rappellent au roi de Clusium, au roi Porsenna, que si les rois ne défendaient pas leur(s) trône(s) avec autant d’ardeur que les peuples en mettaient à conquérir la liberté, tous les rangs seraient bientôt confondus, il n’y aurait plus dans les gouvernements ni distinctions, ni suprématie, que c’en était terminé de la royauté, cet admirable intermédiaire entre les hommes et les dieux74. Par ce discours, ils parlent à l’âme de Porsenna, qui, bien qu’étant roi aujourd’hui, pouvait se retrouver demain dans la même situation qu’eux. En agissant en leur faveur, il agissait aussi pour le bien de son propre trône75. Et Tite Live de souligner : « Porsenna, persuadé qu'il serait avantageux pour les Étrusques qu'il y eût un roi à Rome et un roi de la race des Étrusques, marcha contre cette ville, à la tête d'une armée formidable.76 »

Tandis que les Tarquins veulent retourner à Rome, pas avec n’importe quel statut mais toujours celui de famille régnante, les motivations de Coriolan sont tout autres. Il le dit lui-même sous la plume de nos auteurs : châtier les Romains, se venger.

Quelles démarches sont entreprises pour atteindre les objectifs fixés ? Nous ne reviendrons pas sur les différents récits des événements faits aussi bien par Tite Live, Plutarque que par Denys Halicarnasse.

3. 2. 2. L’enjeu diplomatique

La voie diplomatique par l’envoi aux Romains d’une ambassade77. Les hostilités étant ouvertes, trois démarches de paix ont été proposées dans un rapport de force défavorable à Rome, de sorte que la plupart des récits se sont attachés à travestir la réalité ; la tradition ne pouvait pas présenter les premiers contacts diplomatiques des premières années de la jeune République de façon si négative78. En effet, deux ambassades sont envoyées à Rome par Tarquin en 50979 et Porsenna en 50880, et la troisième en 49881 ; le premier dictateur romain aurait proposé la paix aux Latins. Dans tous les cas, la réalité des rapports de force est falsifiée : les propositions de Tarquin auraient été repoussées avec dédain par Publicola ;

74 Tite Live II,9, 1-4 : Iam Tarquinii ad Lartem Porsinnam, Clusinum regem, perfugerant. Ibi miscendo

consilium precesque nunc orabant, ne se, oriundos ex Etruscis, eiusdem sanguinis nominisque, egentes exulare pateretur, (2) nunc monebant etiam, ne orientem morem pellendi reges inultum sineret. Satis libertatem ipsam habere dulcedinis. (3) Nisi, quanta ui ciuitates eam expetant, tanta regna reges defendant, aequari summa infimis; nihil excelsum, nihil, quod supra cetera emineat, in ciuitatibus fore; adesse finem regnis, rei inter deos hominesque pulcherrimae. (4) Porsinna cum regem esse Romae tum Etruscae gentis regem amplum Tuscis ratus Romam infesto exercitu uenit.

75 Voir P.-M. Martin, L’idée de Royauté, p. 305-306. La bibliographie concernant le rôle de Porsenna est considérable. Voir J.-C. Richard, Op. cit., p. 438-442.

76 Tite Live, IX, 4. 77 Tite Live, II, 15, 1-7. 78 Auliard, Op. Cit., p.163.

79 Tite Live, II, 3, 5 : « Les esprits s'étaient ainsi exaspérés lorsque des envoyés de la famille royale arrivèrent à Rome; ils venaient réclamer les biens des Tarquins, sans faire mention de leur retour. Le sénat leur donna audience, et délibéra pendant plusieurs jours sur l'objet de leur mission. Refuser, c'était donner un prétexte pour déclarer la guerre; rendre, c'était fournir des secours et des ressources pour la faire »

80 Tite Live, II, 13, 1-4. D’après l’auteur, Porsenna demande le rétablissement de la famille royale, en contrepartie de la restitution du territoire de Véies. Les Romains consentent à donner des otages pour que le janicule soit évacué.

Figure

Tableau A. Le vocabulaire de l’éloignement de la cité.
Tableau C: réaction de l’exilé

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