BOUVARD ET PÉCUCHET DÉCOUVRENT
LA NOMENCLATURE ET LA CLASSIFICATION
Maryline COQUIDÉ
UMR STEF ENS Cachan – INRP
MOTS-CLÉS : NOMENCLATURE VERNACULAIRE – CLASSIFICATION – NOMENCLATURE SCIENTIFIQUE
RÉSUMÉ : Nommer et classer les êtres vivants répondent à des besoins pratiques, scientifiques et éducatifs. Dans un registre humoristique, l’exposé propose de mettre en questions les enjeux, les contraintes et les difficultés de la mise en mots et de la mise en ordre des vivants.
ABSTRACT : To name and to classify the alive beings meet practical, scientific and educational needs. In a humorous register, the purpose is to put in questions the stakes, the constraints and the difficulties of the setting in words and the ordering of the alive ones.
1. PRÉAMBULE
À travers une mise en scène de Bouvard et Pécuchet, deux personnages de Gustave Flaubert (1880) envers lesquels j’éprouve une tendresse particulière, cette intervention envisage un détour, incitant à questionner les enjeux, les contraintes et les difficultés de la mise en mots et de la mise en ordre des vivants. Seuls dans une quête de savoir et sans aucune méthode…
2. FLEUR, QUEL EST TON NOM ?
Bouvard trouva une petite fleur jaune sur le chemin conduisant à la place et il l’apporta à Pécuchet pour savoir de quelle plante il s’agissait.
- « Mais c’est une dent-de-Lion », affirma Pécuchet. - « En es-tu certain ? », insista Bouvard.
- « Avec ses feuilles découpées et ses fleurs jaunes, je l’ai toujours appelé ainsi », répondit Pécuchet. Et il monta au grenier pour en sortir un herbier poussiéreux, rempli de planches somptueuses et de dessins colorés. Dans les plantes à fleurs, ils admirèrent les roses et le Pavot, et le Cannabis dans les plantes aromatiques. Ils découvrirent enfin la planche de la fleur qu’il recherchait, et apprirent que c’était Ronapira etera Condrilla altera. Elle était classée dans les mauvaises herbes. Bouvard et Pécuchet ne comprenaient plus. Était-ce Ronapira etera Condrilla
altera ? Était-ce une dent-de-lion ?
Ils se pressèrent che z leur voisin médecin, la plante dans une main et l’herbier sous le bras. Le médecin, d’un ton savant et autoritaire affirma que leur herbier était très vieux. Que la plante apportée était un Taraxacum vulgaris, autrement dit un pissenlit, et que le dessin ne représentait pas un Taraxacum mais un Taraxacum idéalisé.
Bouvard et Pécuchet voulaient en savoir plus. Alors, était-ce une dent-de-lion, un Ronapira etera
Condrilla altera, un Taraxacum vulgari ou bien un pissenlit ? Et sur le dessin, un idéal de pissenlit,
était-ce un pissenlit, oui ou non ?
Le médecin reprit ses explications. Une plante peut avoir plusieurs noms locaux. L’Aulna glutinosa peut ainsi avoir plusieurs désignations selon les régions : aulne, verne, berne, ou bien gwern chez nos voisins bretons. Cela n’est guère pratique. Aussi, pour permettre à chacun, dans tout l’univers, de se mettre d’accord, la botanique moderne utilise un nom de plante, en fait un bi-nome, et qui implique de façon rigoureuse une place dans un système de classification.
Cette désignation binomale a été mise au point par Carl Linné, né en 1707 en Smäland, une région pauvre du sud Est de la Suède. Son père Nils Ingemarsson, pasteur passionné par le jardinage, avait pris le surnom de Linné en souvenir de son arbre préféré, un grand Tilleul appelé « Linn » en dialecte de Smäland, et que son fils Carl nommera Tilia cordata plus tard.
- « Et alors Carl Ingemarsson, Linn, Linné, Tilia cordata, qu’est-ce qu’il inventa ? » interrogea Bouvard.
- « Face à la diversité des dénominations, Linné chercha une méthode pour désigner les êtres
vivants, commodément et de façon scientifique », reprit le médecin.
Les noms communs ont, en effet, souvent une origine charmante comme la campanule, qui a une forme de cloche ou de petit dé à coudre, le coucou, qui fleurit au moment où l’on entend chanter l’oiseau du même nom, mais les dénominations varient d’une région ou d’une localité à une autre. Les noms latins étaient parfois très courts pour des espèces familières comme le Caltha ou la
Spergula ou parfois très longs : trois, quatre mots ou même une phrase complète pour des espèces
nouvelles ou peu connues comme Orchis bulbis indivisis, nectarii labio quinquefido punctis scabro,
cornu obtuso, petalis distinctis (autrement dit et dorénavant Orchis militaris).
Si la carotte, la tomate, le chat et le chien désignent bien une espèce scientifique, le chêne, le pic, l’éléphant et le petit lapin peuvent désigner des groupes larges et un ensemble d’espèces. Plus difficile encore, le taureau et la vache, le bouc et la chèvre, le bélier et la brebis : on a ici deux noms pour désigner le mâle et la femelle d’une même espèce
Comment donc répondre à cette question : quoi ? qu’est-ce que c’est ? À chaque sorte d’animal ou de végétal, on veut associer un nom, et un seul qui sert à le désigner. Linné inventa comment nommer les êtres vivants par une désignation binomiale : un genre spécifié, par un nom latin ou à forme latine, utilisable dans tous les pays. Il proposa une dénomination pour plus de 4 400 animaux et 7 700 plantes. La carotte devint Daucus carota, le chien, Canis familiaris et le chêne, Quercus, pouvant être spécifié, par exemple Quercus rober (Chêne robuste) et Quercus pedonculata (Chêne pédonculé).
Le médecin s’offusqua ensuite du classement de l’herbier, avec les arbres fruitiers, les légumes, les plantes à fleurs, les plantes aromatiques et les mauvaises herbes. Il raconta que Linné fut également l’auteur d’une remarquable étude sur les plantes, dans laquelle il décrit les fonctions des étamines et du pistil au cours de la pollinisation, comparant le pollen au sperme et les grains du pistil aux ovules. Il proposa un système de classification fondé sur « les amours des plantes ». Bien que dépassé actuellement, il permit de faire progresser la compréhension de la sexualité des plantes : monoandrie, diandrie, pluriandrie, monogynie… Bouvard et Pécuchet trouvèrent un peu dégoûtant et osé que les fleurs eussent une sexualité et des organes reproducteurs ainsi exposés.
Illustration 2 : Systema naturae
Ils apprirent aussi que les arbres à fruits étaient également à fleurs, que les légumes pouvaient être des fruits et que le pissenlit n’était pas une mauvaise herbe mais une Angiosperme, autrement dit un végétal qui possédait des fleurs et des graines et avec des graines enfermées dans un fruit. Ils n’avaient jamais goûté les parachutes du pissenlit sur lesquels ils avaient soufflé maintes fois avec plaisir et ils n’y tenaient pas vraiment, imaginant mal comment de tels fruits puissent être consommés sans quelque dérangement digestif.
Le médecin continua, expliquant que les noms des êtres vivants n ‘étaient, de toute façon pas encore stabilisés. Il était important de les recenser, de les comparer et de se mettre d’accord. Les référentiels taxonomiques représentaient donc de véritables catalogues pour permettre de lister les noms de référence et leurs synonymes (http://www.species2000.org). Bouvard et Pécuchet apprirent aussi que trier n’était pas « classer ». Si trier était « discriminer selon un critère binaire » - le plus simple étant « qui a/qui n’a pas » -, « classer » revenait à établir des regroupements entre les êtres
classifications continuait, la classification de Linné maintenant considérée d’inspiration fixiste. Darwin et la théorie de l’Évolution étaient passés par là et dorénavant la classification se voulait évolutive, fondée sur les relations entre les êtres vivants. Elle cherchait à se situer dans la théorie unificatrice qu’était la théorie de l’Évolution. On cherchait ainsi à regrouper ensemble tous les êtres vivants qui descendaient d’un même ancêtre commun, par exemple dans la systématique phylogénétique ou cladistique, développée ces dernières années. Des critères négatifs ne pouvaient plus être utilisés et on cherchait à construire des groupes emboîtés, rassemblant des vivants présentant des caractères innovants partagés.
« Certaines habitudes verbales vont devoir changer ! », argumenta encore le médecin. « Une foule
de groupes, tels les procaryotes, les protozoaires, les algues ou bien encore les invertébrés peuvent ainsi être considérées comme des désignations « poubelles » ! D’autres groupes, comme les poissons, les reptiles ou bien les gymnospermes ne reflètent aucune réalité historique car ils ne rassemblent pas l’ensemble des descendants d’un même ancêtre commun ! »
Comprenant que le crocodile était plus proche du canard que du lézard, et le dipneuste à rapprocher d’un zèbre plutôt que d’une truite, Bouvard et Pécuchet ne voulurent pas en savoir davantage. Ils partirent se promener, déclamant tous les noms latins qu’ils avaient appris à travers les prairies colorées et embaumées de cette fin de mois de juin.
BIBLIOGRAPHIE
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COLLECTIF (2000). Systématique, ordonner la diversité du vivant. Rapport Académie des
Sciences, 11. Paris : TEC et DOC
FLAUBERT G. (1880). Bouvard et Pécuchet. (1966) Paris : Garnier Flammarion
LECOINTRE G., LE GUYADER H. (2001). Classification phylogénétique du vivant. Paris : Belin LINNÉ von C. (1753). Systema naturae
SWAN C. (1998). L’Herbier de la Renaissance. Genève : Minerva Manuels de SVT classe de 6e (Programme 2005)
Revue La Hulotte, 51 (1982). Boult-aux-bois. http://www.species2000.org
htpp://www.ac-nantes.fr/peda/disc/svt htpp://www.ac-orleans-tours.fr/svt/