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Les implications normatives de la conceptualisation de l'anorexia nervosa

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Academic year: 2021

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Université de Montréal

Les implications normatives de la conceptualisation de l'anorexia nervosa

par Maude Sills-Néron

Département de philosophie Faculté des arts et des sciences

Mémoire présenté en vue de l’obtention du grade de maîtrise en philosophie

Août 2017

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Résumé

L'anorexia nervosa est définie comme une maladie mentale en soi, selon le DSM-5, mais cette définition implique un traitement tardif du trouble alimentaire. Comme l'anorexia nervosa est une maladie mentale ayant un taux de mortalité élevé, il est nécessaire de revoir la conceptualisation de ce trouble mental.

Mon hypothèse est que le concept d'anorexie mentale est normatif et néfaste pour les personnes atteintes de ce trouble et qu’il faut le redéfinir. Pour explorer cette hypothèse, je ferai un état des lieux concernant les questionnements épistémologiques sur le concept d’espèce en philosophie de la psychiatrie. Nous explorerons le concept d’espèce naturelle et d’espèce humaine, telle qu’exposée par Ian Hacking, en relation avec l’anorexie.

Par la suite, je considérerai l’idée que l’anorexia nervosa est, non seulement une espèce humaine, mais aussi un trouble mental en transition. Si ce trouble est un trouble mental « transitoire », alors à quoi peut-il se rapporter? Grâce à ce que nous connaissons des comportements généraux de l’anorexia nervosa, il est possible d’établir des pistes ontologiques pour redéfinir le trouble. Je m’interrogerai sur le contrôle de soi et l’autonomie chez la personne atteinte de ce trouble en me basant sur les théories de George Ainslie et d’Alfred Mele.

Puisque nous ne pouvons pas considérer les personnes atteintes d’anorexie comme autonomes, nous nous devons de les aider par un soutien psychologique. Je proposerai une conceptualisation élargie de l’anorexia nervosa et discuterai des avantages pragmatiques et conceptuels à considérer l’anorexia nervosa comme un trouble de personnalité obsessive compulsive.

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Abstract

Anorexia nervosa is defined as a mental illness per se, according to DSM-5, but this definition may involve late treatment of the eating disorder. Since anorexia nervosa is a mental illness with a high mortality rate, it is necessary to review the conceptualization of this mental disorder.

My hypothesis is that the concept of anorexia nervosa is normative and harmful for people with this disorder. To explore this hypothesis, we have to review the epistemological questions about the concept of species in philosophy of psychiatry. It will be a question of defining whether anorexia nervosa is a natural species or a human specie, a concept as presented by Ian Hacking.

I will explore the idea that anorexia nervosa is not only a human species, but also a transient mental disorder. If this disorder is a transient mental disorder, then what can it relate to? With what we know of the general behaviors of anorexia nervosa, it is possible to establish ontological tracks for a redefinition of the disorder. I will question self-control and autonomy in the person with this disorder based on the theories of George Ainslie and Alfred Mele.

Since we can not consider people with anorexia nervosa to be autonomous, we must help them with psychological support. I will propose an expanded conceptualization of anorexia nervosa and discuss pragmatic and conceptual advantages in considering anorexia nervosa as an obsessive-compulsive disorder.

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Table des matières

Introduction...1

Les questionnements épistémologiques : les approches et les espèces………3

Les questionnements ontologiques : la nature de l’anorexie………...6

1. Qu’en est-il des espèces?...11

1.1 Exploration des différentes approches de la psychopathologie………...12

1.2 Qu’est-ce qu’une espèce naturelle ?...18

1.3 Les gradations de l’espèce naturelle……….21

1.4 L’anorexie, un ensemble de propriétés homéostatiques?...28

1.5 La stigmatisation des espèces naturelles………..29

1.6 L’espèce humaine et l’effet de boucle……….…….34

2. Anorexie et questionnements ontologiques……….…...44

2.1 La niche écologique………..44

2.2 La niche écologique de l’anorexia nervosa………...55

2.3 Le contrôle de soi………...58

2.4 L’autonomie de l’agent……….69

Conclusion………...74

Bibliographie………..84

Annexe I DSM-IV Diagnostic Criteria for Eating Disorders……… 87

Annexe II DSM-V Diagnostic Criteria for Eating Disorders………...88

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Liste de tableaux

La gradation des cinq espèces naturelles développées par Nick Haslam………...23 La courbe hyperbolique en picoéconomie par George Ainslie………..62

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Liste des sigles et abréviations

DSM : Diagnostical and Statistical Manual of Mental Disorders HPC : Homeostatic property cluster

IMC : Indice de masse corporel TOC : Trouble obsessif compulsif

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Remerciements

L’écriture de ce mémoire a été, pour moi, une longue tâche comprenant des difficultés inattendues. J’ai eu la chance d’avoir le soutien nécessaire pour compléter ce projet et je veux remercier toutes les personnes et les institutions qui m’ont permis de réaliser ce travail, en commençant par ma directrice de mémoire Christine Tappolet. Elle a su me donner les indications et les moyens pour porter le tout à terme.

Je remercie l’Université de Montréal pour la qualité de son enseignement, le Groupe de recherche interuniversitaire sur la normativité pour son assistance et le Laboratoire étudiant interuniversitaire en philosophie des sciences pour son entraide.

Je suis reconnaissante pour ma famille et mes amis qui ont dû accepter mon isolement. Merci à Guy-A. St-Cyr de m’avoir lu et d’avoir facilité la correction. Merci à ma mère Ginette Sills de m’avoir accueillie dans les montagnes pour favoriser mon écriture. En espérant que le résultat final serve de démonstration de ma gratitude.

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Introduction

There is a tendency to say: I have an addictive personality, I am terribly sensitive, I’m touched with fire, I have Scars. There is a self-perpetuation belief that one simply cannot help it, and this is very dangerous. It becomes an identity in and of itself. It becomes its own religion, and you wait for salvation, and you wait, and wait, and do not save yourself. Marya Hornbacher, dans Wasted: A Memoir of Anorexia and Bulimia 1

Dans la psychologie populaire et la psychiatrie clinique, l'anorexia nervosa est définie comme un trouble mental. Elle est une catégorie en soi dans les manuels diagnostics de psychiatrie, sous la grande classe des troubles alimentaires, dans laquelle nous retrouvons la boulimie, le pica, les troubles restrictifs ou d’évitement, le trouble rumination, le syndrome d’hyperphagie et les troubles alimentaires non spécifiés. L’anorexie nerveuse est spécifique par ses symptômes, notamment par le maintien d’un indice de masse corporel sous la normale, pendant plus de trois mois, mais aussi par la peur continuelle de prendre du poids et par des perturbations dans la représentation de soi.2

Cette définition est normative, en ce qu’elle désigne une condition sine qua non pour obtenir un traitement pour l’anorexia nervosa, c’est-à-dire un indice de masse corporelle. L’IMC, c’est-à-dire un indice de proportionnalité entre la grandeur et le poids, est l’indicateur premier de ce trouble mental, et non pas l’état mental des patients et patientes. Cette catégorisation, en plus de présenter une norme d’indice de masse corporelle à des personnes qui ont déjà une obsession quant à leur IMC, peut impliquer un traitement tardif du trouble alimentaire, car elle ajoute une temporalité à cette période de sous poids. Le problème avec cette définition est qu’elle est symptomatique. Elle ne décrit que les symptômes de l’anorexia nervosa et non les causes profondes du trouble. Peut-être est-ce pour faciliter la tâche aux cliniciens et cliniciennes, afin qu’ils puissent mesurer la gravité de la situation. Soit, mais cette définition est utilisée en psychiatrie, comme dans la psychologie populaire, comme la description d’une espèce naturelle, comme si cette définition, un tant soit peu arbitraire, représentait l’essence de l’anorexia nervosa est dangereuse car cette définition affirme qu’une personne ne peut être anorexique cliniquement tant et aussi longtemps qu’elle n’a pas dépassé le stade des trois mois en sous poids. En d’autres mots, cette personne est encore dans la zone de « normalité ». Pourtant, une personne peut

1 Hornbacher, Marya. Wasted: A Memoir of Anorexia and Bulimia. New York, NY: Harper Perennial, 2006, p.131. 2 Benoît-Lamy, S, P Boyer, Marc-Antoine Crocq, Julien Daniel Guelfi, Pierre Pichot, Norman Sartorius, and

American Psychiatric Association. DSM-IV-TR: manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux. Issy-les-Moulineaux: Masson, 2005, p.329.

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développer les comportements anorexiques tout en ayant de la difficulté à atteindre ce poids pendant plus de trois mois.

Puisque l'anorexia nervosa est la maladie mentale ayant l’un des plus hauts taux de mortalité 3, il semble utile de se questionner sur la conceptualisation de ce trouble. Une meilleure compréhension de ce trouble et des individus qui en sont atteints permettrait d’établir le traitement le plus adéquat ou du moins un traitement plus approprié en fonction d’une définition moins normative. Dans les manuels diagnostiques, les espèces psychiatriques sont basées sur des catégories psychologiques ayant une signature causale distinctive, qui peut être connue ou présupposée par les conséquences connues de cette signature causale, c’est-à-dire les symptômes de la maladie. Autrement dit, nous n’avons pas besoin de connaître la cause effective des symptômes, puisque nous pouvons présumer la cause effective. Selon Richard Boyd, défenseur de l’espèce naturelle en psychiatrie, les symptômes sont un amas de propriétés qui peut être considéré comme une espèce naturelle, puisque cet amas produit des effets similaires sur différentes personnes.4 Ainsi, l’espèce naturelle boydienne est plus libérale que l’espèce naturelle en tant qu’essence, mais est-ce une approche effective pour traiter la maladie mentale ou l’anorexie plus particulièrement ? Le présent mémoire cherche à défricher les pistes d’une conceptualisation adéquate de cette maladie. Il importe de se questionner quant à la nécessité d'une définition d'un trouble mental pour la rendre adéquate. En d’autres mots, quelles fonctions doit remplir la définition d’un trouble ou d’une maladie mentale?

Diverses considérations pratiques doivent être prises en compte dans la réalité clinique ou, à plus grande échelle, dans la réalité sociopolitique. Le temps, l’efficacité, les moyens financiers contraignent le traitement des patientes. Cependant, la considération qui me semble la plus importante, d’un point de vue éthique, est le bien-être des personnes. Traiter le trouble anorexique chez les individus à une valeur morale qui, selon moi, passe avant la connaissance de la « vérité » et bien avant la « facilité » clinique. Bien que les considérations pratiques doivent être prises en compte, il est nécessaire que ces dites considérations n’éclipsent pas le but premier : tendre vers le bien-être des individus. Je tenterai de démontrer que nos connaissances

3 Arcelus, Jon. “Mortality Rates in Patients With Anorexia Nervosa and Other Eating Disorders: A Meta-Analysis of

36 Studies.” Archives of General Psychiatry 68, no. 7 (July 1, 2011): 724. doi:10.1001/archgenpsychiatry.2011.74.

4 Murphy, Dominic. Natural kinds in psychiatry and folk psychology, dans « Classifying psychopathology ». MIT

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sont limitées sur l’anorexie et que nous devons ainsi adopter une approche instrumentale visant le bien-être des individus dans le cadre de ce que nous connaissons sur ce trouble.

Les questionnements épistémologiques : les approches et les espèces

Pourquoi le concept d’espèce psychiatrique est-il important ? Considérant que, dans le cadre présent, l’objectif d’une catégorisation psychiatrique est le bien-être de l’individu, il est légitime de se demander si les domaines de la philosophie et de la psychiatrie communiquent ensemble ou s’ils agissent en vase clos. Si ce dernier cas se s'avère, on doit alors se demander si cela est une bonne chose, si la philosophie peut apporter une valeur ajoutée à la psychiatrie. Je crois que les types de traitement sont jugés adéquats en fonction du type d’espèce psychiatrique auquel ils doivent répondre. Les traitements découlent donc, de manière consciente ou inconsciente, d’un présupposé philosophique, c’est-à-dire le concept d’espèce.

Par exemple, certains cliniciens en psychiatrie ont une approche neuropsychologique. Cette dernière naturalise la maladie mentale car elle cherche les causes biologiques de celle-ci. Les traitements choisis par les cliniciens seront déterminés en fonction de cette vision de la maladie mentale qui se trouve à être une espèce naturelle, dans son sens classique, c’est-à-dire qu’elle trouve une source causale naturelle et particulière. C’est le cas de la schizophrénie, par exemple.5 La cause de la schizophrénie est un dérèglement chimique dans le cerveau. La cause est donc physique. Cependant, ce ne sont pas toutes les maladies mentales qui découlent d’une dysfonction biologique. Également, certaines maladies et troubles ont une cause biologique, mais cette cause peut se développer de plusieurs manières en fonction de l’environnement de l’agent. Ainsi, certaines maladies mentales et troubles mentaux nécessitent une autre approche thérapeutique qui ne découle pas d’une vision naturaliste des troubles mentaux puisque la cause n’est pas que biologique. Il existe d’autres approches comme l’approche thérapeutique psychosociale qui prend en compte l’environnement social de l’agent. Ce sont deux exemples d’approches thérapeutiques existantes. Il en a plusieurs autres qui ont toutes une compréhension parfois similaire, parfois très différente, de la nature des troubles mentaux et, par le fait même, du concept d’espèce. Le premier chapitre de ce mémoire débute par un tour d’horizon des différentes

5 Giordano, Simona. Understanding Eating Disorders: Conceptual and Ethical Issues in the Treatment of Anorexia

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approches les plus utilisées en psychiatrie. Ce qui nous permettra d’établir un lien entre l’approche thérapeutique en clinique et le concept d’espèce en philosophie.

Ainsi, il est utile de faire un état des lieux épistémologiques. À partir de là, il sera possible de concevoir si, réellement, l'anorexia nervosa forme une espèce naturelle ou un autre type d’espèce de trouble mental. Une exploration des systèmes de classification des troubles mentaux et de leurs implications est un passage obligé Dans les dernières années, plusieurs catégories d’espèce furent éployées en philosophie de la psychiatrie. La catégorie d’espèce naturelle, à elle seule, trouve plusieurs définitions. Effectivement, la définition de l’espèce naturelle de Boyd (1999) est très libérale comparativement à la définition classique de l’espèce naturelle. Connue sous le nom d’Homeostatic Property Cluster (HPC), cette définition de l’espèce naturelle s’entend comme des grappes de propriétés ayant des mécanismes similaires, ce qui explique la formation de la maladie au sein de la personne. Selon cette définition, les mécanismes peuvent être, ou non, sous-jacents à la maladie. Cette conception de l’espèce naturelle est moins stricte que la vue essentialiste traditionnelle, mais aussi plus large que l’espèce discrète décrite par Nick Haslam qui a besoin que les mécanismes soient sous-jacents. Effectivement, Haslam a introduit une nouvelle classification des espèces naturelles qui comporte cinq catégories: espèce dimensionnelle, espèce pratique, espèce floue, espèce discrète et espèce naturelle.6 Haslam défend l’idée qu’il faut distinguer les types de maladies mentales et de troubles mentaux pour deux raisons. D’abord, l’essentialisme seul crée de la stigmatisation des personnes atteintes de maladies mentales et de troubles mentaux, puisque cela implique que leur nature est anormale. Selon le philosophe, nous nous devons de faire une distinction entre les causes biologiques et les causes sociales, afin que la psychologique populaire, ainsi que la psychiatrie cessent de créer de la stigmatisation. Puis, un autre effet néfaste important de l’essentialisation de tous les troubles prend forme dans l’interaction de l’individu avec son diagnostic.

Ian Hacking est le premier à avoir développé une théorie de l’espèce impliquant un effet rétroactif. La théorie de l’effet de boucle, qu’il nomme looping effect, se décrit comme une dynamique entre l’agent et la catégorisation dans laquelle les cliniciens en psychiatrie le placent. Cette théorie soutient que la personne est consciente de la catégorisation qu’on lui applique et elle ajuste son comportement en fonction du diagnostique. Son expérience d’elle-même, c’est-à-dire

6 Haslam, Nick. Natural kinds in psychiatry: Conceptually implausible, empirically questionable, and stigmatizing,

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de sa trame narrative, s’en trouve également modifiée. Le looping effect change ainsi les propriétés caractéristiques de l’individu. Lorsque plusieurs individus diagnostiqués par un même trouble modifient leurs comportements, il s’ensuit une modification des propriétés caractéristiques de la maladie, nécessitant ainsi une révision du système de classification. Il serait donc nécessaire de ne pas se limiter à l’espèce naturelle en psychiatrie.

D’ailleurs Ian Hacking défend l’idée que les espèces catégorisant les troubles mentaux sont sous le sigle d’une espèce particulière, qu’il nomme espèce humaine. Il décrit cette dernière comme une catégorisation des comportements, des actions et des tempéraments, qui servent à décrire des espèces de personnes. Cette espèce est définie par les notions de normalité et de déviance en fonction d’un paramètre social.7 Cet effleurement des différentes conceptualisations des espèces en philosophie de la psychiatrie permet de dénoter une problématique au débat du concept d’espèce. En ce qui concerne les troubles alimentaires, ce sont des troubles épidémiologiques plutôt que génétique, c’est-à-dire que leur développement individuel est largement influencé par l’environnement social et physique. D’ailleurs, les troubles alimentaires tels que nous les connaissons aujourd’hui se sont formés dans une époque temporelle délimitée. Ainsi, il faut impérativement prendre en considération les causes socioculturelles dans la formation des troubles alimentaires. Les troubles épidémiologiques soulèvent une autre problématique: la temporalité de l’existence d’une maladie mentale au sein d’une société. Est-ce qu’un trouble qui trouve sa source dans la société dans laquelle il évolue perdure dans le temps ? Ian Hacking explique qu’il existe des maladies mentales « transitoires ».8 Selon le philosophe, certaines maladies sont « transitoires » en ce qu’elles s’inscrivent dans une temporalité limitée et une niche écologique particulière. Grâce à nos connaissances des comportements généraux de l'anorexia nervosa, il est possible d'établir des pistes pour une redéfinition du trouble, à savoir s’il est « transitoire » et ce qui le constitue, autant pour les cliniciens que pour les personnes qui en sont atteintes. Ce sont les questions principales qui composent mon deuxième chapitre. Les questionnements épistémologiques nous auront d’abord permis de désigner, de manière éclairée, une espèce adéquate pour l’anorexia nervosa. En complément avec des informations sur la nature ontologique de l’anorexie, nous aurons une meilleure idée de la manière dont une

7 Hacking, Ian. The looping effects of human kind , Dans « Causal cognition : a multi-disciplinary debate », Edité par

Dan Sperber, David Premack and Ann James Premack. Harvard Université, 1995, pp.351-383.

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définition de ce trouble peut être moins normative et néfaste pour les individus atteints d’anorexie.

Les questionnements ontologiques : la nature de l’anorexie

Comme les causes connues de l’anorexie sont majoritairement psychosociales et s’inscrivent dans une temporalité historique bien définie, l’anorexie semble adhérer à la définition d’un trouble mental « transitoire » qui se retrouve dans Mad Travelers. En me basant sur les recherches du philosophe Ian Hacking, j’estime qu’il faut développer cette piste de réflexion, c’est-à-dire que l'anorexia nervosa serait un trouble mental transitoire et qu'il est possible de l'inscrire sous la catégorie d’un trouble plus général, comme Hacking le fait avec le trouble de fugue dissociative.

Plus précisément, je postule que les quatre vecteurs nécessaires décrits par Hacking pour établir qu’une maladie mentale est « transitoire » s’appliquent à l’anorexia nervosa. Hacking croit que ces quatre vecteurs doivent être présents dans la niche écologique pour qu’il y ait émergence d’une maladie transitoire : la présence préalable d’une taxonomie médicale, la présence d’une polarité culturelle, l’observabilité de spécificité chez les agents atteints du trouble (classe socioéconomique, genre, ethnicité) et la possibilité d’évasion de l’individu par le biais de la maladie.9 La niche écologique de l’anorexia nervosa semble être constituée de tous les vecteurs décrits par Ian Hacking. La définition symptomatique de la maladie démontre qu’elle s'observe. Les perspectives féministes sur l’anorexia nervosa dévoilent les multiples facettes de la polarité culturelle influençant le développement de cette maladie mentale. La philosophe Susan Bordo, entre autres, appuie cette thèse en affirmant que, comme l’hystérie, les troubles alimentaires sont culturellement et historiquement situés. Si ce trouble mental est « transitoire », alors il faut définir à quoi il se rapporte.

Les questionnements ontologiques servent à reconnaître quelles causes sont sous-jacentes à l’anorexie mentale, afin de déterminer quelle part du trouble requiert l’intentionnalité de l’agent et afin de savoir dans quelle mesure les personnes atteintes de ce trouble réagissent aux normes établies. Seulement dans ces conditions, il est possible de déterminer le rôle de la thérapie. Pour mieux traiter la personne, il faut connaître le niveau d’intentionnalité de l’agent, le niveau de

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responsabilité de l’individu et de son entourage, ainsi que le niveau de contrôle de soi qui est impliqué. Si l’anorexia nervosa est bel et bien « transitoire », il est nécessaire de se questionner sur la proportion d’autonomie et de rationalité chez les personnes anorexiques, afin d’établir les différents facteurs causaux de cette maladie et, ainsi, élaborer les traitements appropriés. Une caractéristique récurrente chez les personnes atteintes d’anorexie est leur capacité à maintenir un contrôle sur leurs actions. Elles exercent un puissant contrôle sur eux-mêmes, mais ce contrôle représente-t-il une forme d’autonomie ?

George Ainslie démontre que le contrôle de soi comporte des effets négatifs tout aussi néfastes que l’akrasie. Le neuropsychologue sous-tend qu’une trop grande maîtrise de soi mène à des troubles de perception par la description de quatre effets négatifs. Le contrôle de soi peut être la meilleure méthode que l’on connaît, en tant qu’agent, pour stabiliser nos choix quant à nos préférences à long terme, mais le trop grand contrôle de soi comporte des effets négatifs observés par les cliniciens. De manière générale, on a tendance à percevoir la volonté et le contrôle de soi comme des bénédictions qui éloignent l’individu de symptômes anormaux tels que l’abandon du contrôle, la cécité envers ses propres motivations et la perte de l’immédiateté émotionnelle. Cependant, un contrôle de soi trop ferme formalise le conflit interne en cessant les négociations intertemporelles, ce qui peut régler certains problèmes, ou empirer certains autres. Un trop grand contrôle de soi ne permet pas à l’agent de choisir ce qui est le mieux pour lui à chaque instant comme le fait une réelle courbe exponentielle dans le système de récompense. La description que fait Ainslie des quatre effets négatifs de la volonté correspond aux cas cliniques d’anorexia nervosa, que ce soit les normes qui prennent les dessus sur le bien de l’agent, les normes qui en viennent à diaboliser chaque écart de conduite, les normes qui motivent la perception erronée ou les normes qui engendre une compulsion. Effectivement, la notion de contrôle est paradoxale chez la personne anorexique. Cette dernière perd le contrôle de soi dans le contrôle de soi. Il est établi que les personnes anorexiques ont la capacité de maîtriser leurs actions selon des normes et valeurs morales, qu’elles internalisent dans notre société actuelle.

Selon Alfred Mele, il y a une grande différence entre le contrôle et l’autonomie de l’agent. Le fait que les anorexiques exercent un grand contrôle de soi n’en fait pas des personnes autonomes pour autant. Mele affirme que le contrôle de soi peut s’exercer sur la base de valeurs ou sur la base de croyances externes. Il affirme également que les désirs, les préférences et les valeurs qui poussent l’agent à agir doivent être authentiques pour que l’agent soit autonome.

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Selon lui, la principale caractéristique de l’authenticité est l’information « correcte ». Deux champs sont problématiques chez l’anorexique pour que le traitement d’information se fasse correctement : la perception de soi et la nourriture.10

Il n’est pas certain que les personnes anorexiques fassent de la dysmorphie, mais si elles se perçoivent comme elles sont en réalité, elles jugent leur perception comme erronée. De même pour la faim et la satiété : la personne perçoit les contractions gastriques, mais les juges anormales. Également, les personnes anorexiques sont très bien informées au sujet de la nourriture, mais elles utilisent l’information autrement que ce qui leur est présenté. Elles formulent des croyances sur la base du fait qu’elles ne font pas confiance à leur perception ni aux données objectives. Il est normal que l’on agisse sur la base de croyances, mais dans le cas des personnes anorexiques, elles considèrent leur croyance comme étant vraie. Il en résulte plusieurs problèmes cognitifs dans le traitement d’information : abstraction sélective, raisonnement dichotomique, surgénéralisation, magnification de certains faits et pensées superstitieuses.11

Ces connaissances sur le fonctionnement de l’individu atteint de ce trouble soulèvent plusieurs questions éthiques sur les normes qu’impliquent la définition clinique de ce trouble mental. Comme il a été mentionné plus tôt, et qu’il est nécessaire de réitérer face à ces questionnements : il faut se demander si l’anorexia nervosa ne se rapporte pas plutôt à un trouble plus général. Par exemple, l’anorexie ressemble conceptuellement au trouble de personnalité obsessive compulsive. L'anorexique souffre d'une peur irrationnelle ou d’une obsession, qui est celle de grossir, et elle pose des actions compulsives pour contrôler son poids. Les études en neuropsychologie démontrent que l'anorexique remplit les critères du TOC (perfectionnisme, anxiété, dépression, alexithymie, système de récompense altéré, etc.)12 1314 Le fait de considérer l'anorexique comme ayant un trouble obsessif compulsif permettrait d’éliminer le critère de poids dans la définition clinique de l’anorexie mental. Cette définition serait moins néfaste, car elle ne

10 Giordano, Simona. Understanding Eating Disorders: Conceptual and Ethical Issues in the Treatment of Anorexia

and Bulimia Nervosa. Issue in Biomedical Ethics. Oxford: Clarendon Press, 2007, p. 217.

11 Ibid. 223-225.

12 Site web officiel OCD-UK. 2004-2013. En ligne : http://www.ocduk.org/ocd-clinical-classification 13 D. Roh, Kim WJ & Kim CH. 2011. Alexithymia in obsessive-compulsive disorder : clinical corrélâtes and

symptom dimensions. En ligne : http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/21878784

14 Figee, Martjin, Matthis Vink, Femke de Geus, Nienke Vulink, Dick J. Veltman, Herman Westenberg & Damiann

Denys. 2011. « Dysfunsctional Reward Circuitry in Obsessive-Compulsive Disorder. Biological Psychiatry, Volume 69, 9, P. 867-874.

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fournirait pas d'idéal à atteindre et elle permettrait de traiter le trouble obsessionnel avant qu'il soit dans un état critique.

Nous verrons que plusieurs caractéristiques de l’anorexie mentale sont à prendre en compte. Je les regroupe en deux catégories : les limites épistémologiques en psychiatrie et les notions ontologiques de l’anorexia nervosa. Mon hypothèse est que le concept d'anorexie mentale devrait être élargi, car sa conceptualisation sous-tend plusieurs problématiques épistémologiques. Je tenterai de délimiter l’espèce psychiatrique qui convient à ce trouble alimentaire. Il ressortira de mon analyse que l’anorexie ne répond pas au critère d’espèces naturelles, dans le sens fort de l’utilisation de ce terme, c’est-à-dire en tant qu’essence atemporelle. Bien que les manuels diagnostiques ne décrivent pas cette maladie mentale comme dotée d’une essence ou d’une cause biologique, il se trouve que la psychologie populaire et la psychiatrie essentialisent ce trouble.

Ainsi, ce mémoire va comme suit : le premier chapitre fait un état des lieux épistémologiques concernant les questionnements sur les approches en psychopathologie et sur les concepts d’espèces en philosophie de la psychologie. Il sera question de définir si réellement l'anorexia nervosa est une espèce naturelle ou une autre espèce de maladie. L’idée est de faire une exploration des systèmes de classification et de leurs implications, de l’approche de la neuropsychologie, qui naturalise la classification de la maladie mentale, à la l’approche psychosociale, qui conçoit les troubles mentaux au sein d’un environnement social. En me basant sur les recherches du philosophe Ian Hacking, j'explorerai l’idée que l'anorexia nervosa soit inscrite dans une niche écologique qui influence le développement de ce trouble mental. J’évaluerai la possibilité que l'anorexia nervosa soit un trouble mental « transitoire » et qu'il soit possible de l'inscrire dans des troubles plus généraux. J’utiliserai les études féministes et ferai une mise en relation avec les théories de Ian Hacking pour appuyer ma théorie selon laquelle l’anorexie s’inscrit dans une temporalité historique bien définie et que les causes connues de l’anorexie sont majoritairement psychosociales. Les quatre vecteurs développés dans Mad Travelers (1998) seront utilisés pour illustrer l’hypothèse que les maladies transitoires sont en fait des maladies faisant partie de troubles plus généraux. Si l’anorexie est un trouble mental « transitoire », et que sa définition actuelle est dommageable pour l’individu qui en est atteint, alors il faut revoir la définition de l’anorexie et pour ce faire, nous devons nous questionner sur ce que nous connaissons de ce trouble. Je poserai quelques questionnements sur le contrôle et

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l’autonomie. Le contrôle est une caractéristique important de l’anorexie, mais paradoxale. Effectivement, la personne anorexique exerce un trop grand contrôle de soi. Ce dernier est déterminé par des principes moraux et des normes qu’elle s’impose. À la lumière des travaux réalisés par le neuropsychologue George Ainslie, je soutiendrai que ce contrôle a quatre effets négatifs notoires sur la relation de l’anorexique avec son « soi » et sur son niveau d’intentionnalité. Pour conclure, je proposerai une conceptualisation élargie de l'anorexie mentale et je discuterai des particularités éthiques qu’impliquent la conceptualisation du trouble d’anorexie nerveuse. Le but de ce mémoire est d’explorer les possibilités qui permettraient d’améliorer le traitement des personnes atteintes d’anorexie par sa conceptualisation même.

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Chapitre 1 : Qu’en est-il des espèces?

Considérant les avancées dans le domaine, faire un état des lieux épistémologiques concernant les questionnements sur les « natural kinds » en philosophie de la psychologie est une lourde tâche Bien que la psychiatrie, sans aucun doute, ait fait des progrès considérables dans le diagnostique et le traitement des maladies mentales, le rôle de la philosophie reste de premier ordre dans la remise en question de ce que l’on tient pour acquis. Le rôle de ce mémoire est d’abord de faire un inventaire des différents points de vue sur nos connaissances quant à l’anorexia nervosa, considérant que cette maladie est encore loin de trouver un traitement adéquat. Il est facile de présumer qu’un trouble mental prend racine dans une société ou une famille affligée par une carence matérielle et/ou émotive, pourtant l’anorexia nervosa prend racine au sein de sociétés occidentales et au sein de familles généralement aisées.

Ce constat soulève la question suivante, à quel type de trouble appartient l’anorexia nervosa? Au sein des disciplines scientifiques, les parties étudiées sont divisées en espèces. Une espèce dite naturelle est une espèce observée telle quelle dans la nature. En somme, elle s'avère indépendante des théories humaines. S’il n’y avait personne pour la définir, elle se présenterait tout de même comme elle se présente dans sa définition. Les espèces naturelles servent à découper la nature à ses articulations et à en faire des catégories afin de mieux comprendre cette dernière. Si l’anorexie n'est générée que dans un certain contexte social, s’agira-t-il bel et bien d’une espèce naturelle comme elle est dépeinte dans la philosophie, mais aussi dans la psychologie populaire? Plusieurs questions sont sous-jacentes à cette dernière, à savoir si les espèces naturelles englobent les troubles mentaux qui n’évoluent que dans un certain contexte social ou si c’est le rôle d’autres types d’espèces, comme les catégories sociales? Est-ce que les définitions que l’on trouve dans la cinquième et dernière édition du Diagnostical and statistical manual sont des espèces naturelles? Y a-t-il un décalage entre les définitions et l’image projetée dans la société? Est-ce que cela pose des problèmes éthiques? Bref, les questionnements sont nombreux.

Ce chapitre sera consacré à la classification des maladies et des troubles mentaux et à la question du concept d’espèce, notamment celles dites naturelles. En premier lieu, il sera question d’explorer les différentes approches cliniques face aux troubles mentaux et l’implication de ces approches dans la conceptualisation de ces dernières. Nous verrons comment ces approches

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cliniques sont influencées plus largement par la catégorisation des troubles mentaux. Ce procédé d’analyse, qui part du particulier vers le général, c’est-à-dire qu’il part du traitement vers la conceptualisation, permettra d’identifier les aboutissants normatifs et l’influence épistémique de la catégorisation. Les approches cliniques sous-tendent une conception particulière du concept d’espèce quant aux maladies mentales. Suite à cette démarche, il sera question des considérations épistémiques entourant l’anorexia nervosa, à savoir s’il s’agit d’une espèce naturelle ou une autre espèce de trouble. J'établirai que l'anorexia nervosa s'inscrit dans une niche écologique distincte, qui influence la nomenclature de l’espèce de ce trouble mental. Le concept de niche écologique, tiré de l’écologie, représente la place que tient un organisme, autant par rapport aux milieux dans lesquels il évolue que dans les relations qu’il tient avec les autres. Le philosophe Ian Hacking a développé cette théorie dans le cadre des maladies et troubles mentaux. Nous verrons en quoi le fait que l’anorexia nervosa puisse être considérée comme une espèce humaine et comme existant dans une niche écologique particulière nous amène à penser que ce trouble alimentaire est « transitoire ». Selon Hacking, certains troubles mentaux sont « transitoires » en ce qu’ils évoluent dans une niche écologique particulière et historiquement éphémère. Il ne s’agit pas de dire que ces troubles sont inexistants, mais bien qu’il se transforme selon le lieu et l’époque dans lesquels il prend forme. Sur la base des recherches du philosophe Ian Hacking, j’établirai, plus précisément dans le deuxième chapitre, que l'anorexia nervosa est une maladie « transitoire » selon la description qu’il fait de ce genre de maladie et qu’ainsi, il est nécessaire de revoir le concept d’anorexia nervosa.

1.1 Exploration des différentes approches de la psychopathologie

Il est important de distinguer les approches cliniques, puisqu’elles déterminent le traitement qui sera offert aux patients. Nous verrons que ces approches découlent d’une certaine conception des maladies et troubles mentaux. Je m’attarderai à présenter les différentes approches cliniques de manière sommaire puisque je considère primordial de démontrer en quoi le concept d’espèce peut influencer le traitement offert aux patientes. Comme il a été souligné dans l’introduction, je crois que la fonction des définitions de manuels sert au bien-être des personnes atteintes de maladie mentale et, par conséquent, il est nécessaire de comprendre en quoi certains concepts philosophiques jouent un rôle dans la pratique.

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Par exemple, Simona Giordano soutient que l’approche de la neuropsychologie naturalise la classification de la maladie mentale, alors que la classification par symptôme décrit des conditions fonctionnelles, par contraste avec des conditions organiques et étiologiques de la neuropsychologie. Elle s’en trouve tautologique, puisque la définition clinique n’offre pas d’explication causale au trouble, mais plutôt une description des manifestations du trouble. La tautologie s’explique par le fait que nous utilisons le trouble mental comme une explication aux comportements d’un individu, alors que la définition du trouble mental est, souvent, simplement descriptive et athéorique. Un exemple flagrant qu’utilise Simona Giordano est l’exemple de la personne souffrant d’alcoolisme. Selon le DSM-515, pour que l’abus d’alcool soit considéré comme pathologique, il faut que l’individu maintienne le comportement de boire, même si cela handicape gravement les autres sphères de sa vie. En d’autres termes, il ne se contrôle pas quand à l’envie de boire. Elle représente la description de la dépendance à l’alcool, elle n’en est pas une explication. Si un individu dit « je ne me contrôle pas devant l’envie de boire de l’alcool, puisque je suis alcoolique », c’est comme s’il disait « je ne me contrôle pas devant l’envie de boire, puisque je ne me contrôle pas devant l’envie de boire. » Simona Giordano critique également une autre approche clinique : le modèle psychosocial qui, selon elle, ne s’applique pas à toutes les maladies et les troubles mentaux, comme la schizophrénie, mais s’applique aux maladies épidémiologiques comme l’anorexia nervosa.16 Ce ne sont que quelques exemples parmi une panoplie de perspectives épistémologiques qui ont une incidence sur la manière de traiter les patients et, également, sur la conception des espèces naturelles de maladie mentale, d’espèce naturelle à espèce dimensionnelle, dont nous traiterons un plus loin dans ce chapitre. D’abord, voyons les approches cliniques les plus adoptées en psychopathologie et leurs incidences.

Pour ce mémoire, une des approches les plus importantes est la psychopathologie athéorique, car l’athéorisme domine dans les dernières versions du DSM. L’athéorisme se définit en ce « […] qu’il se manifeste par le fait que la plupart des catégories du DSM-III sont définies par des constellations de symptômes, donc par des syndromes […] »17, c’est-à-dire que l’étiologie démontrée est absente. La classification ne tient pas compte des causes biologiques. D’ailleurs, depuis le DSM-III, les maladies mentales sont nommées des « troubles mentaux » au

15 American Psychiatric Association, and American Psychiatric Association, eds. Diagnostic and Statistical Manual

of Mental Disorders: DSM-5. 5th ed. Washington, D.C: American Psychiatric Association, 2013, p. 483.

16 Giordano, Simona. Understanding Eating Disorders: Conceptual and Ethical Issues in the Treatment of Anorexia

and Bulimia Nervosa. Issue in Biomedical Ethics. Oxford: Clarendon Press, 2007, p.63-70.

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sein de ce manuel. Pour qu’une déviance puisse être considérée comme une maladie, on doit en connaître son origine biologique, contrairement à un trouble. Le concept de maladie implique une étiologie et pathogénie spécifique.18 Effectivement, le terme « maladie mentale » est contesté par certains parce qu’il fait référence à la médicalisation et aux médecins.19 Le terme « trouble mental », quant à lui, rassemble autant les maladies mentales d’ordre biologique que les « pathologies non démontrées ». Ce dernier terme a été banni à partir du DSM-III. L’approche athéorique est qualifiée de descriptive, et même de tautologique selon Simona Giordano. 20 Il revient au même de dire « Je suis anorexique, car j’ai une alimentation restreinte » que « J’ai une alimentation restreinte, parce que j’ai une alimentation restreinte ». Cette approche est favorisée parce qu’elle permet l’inclusion de tous les cliniciens ayant des approches théoriques différentes. En revanche, elle reçoit des critiques de plusieurs psychiatres puisqu'elle diminue la légitimité des diagnostics et des catégories. Selon les opposants de l’approche athéorique, le DSM ne s’intéresserait qu’aux symptômes en surface, sans prendre en compte la structure sous-jacente au trouble décrit « […] dont le champ se rétrécira au fur et à mesure que nos connaissances sur l’étiologie des troubles mentaux progresseront. »21 Nous voyons bien qu’avec cette approche, les troubles mentaux ne sont pas des espèces naturelles au sens strict du terme, puisqu’ils ne tirent pas leur essence d’une cause biologique. Je consacrerai un segment de ce chapitre sur ce que sont les espèces naturelles, mais de prime abord, je développerai les fondements philosophiques de différentes approches, autre que celle adoptée dans le DSM, afin d’expliciter les incidences pratiques des fondements philosophiques de la psychopathologie.

L’approche de la psychopathologie biologique et de l’approche de la psychopathologie éthologique sont deux modèles qui naturalisent la maladie mentale et, par le fait même, tendent à avoir une perspective essentialiste de la maladie mentale. L’espèce de la maladie mentale ne peut être qu’une espèce naturelle, parce qu’elle existe indépendamment de l’environnement externe de l’agent. La première approche considère la maladie mentale comme des modifications

18 Ibid, p.13.

19 Batis, Najoua. “Santé Mentale, Maladie Mentale, Trouble Mental : Mais de Quoi Parle-T-on ?” Association

Socialiste de la Personne Handicapée, juillet 2014. http://www.asph.be/Documents/analyses-etudes-2014/Analyse-2014-11-Sante-mentale-maladie-mentale-trouble-mental-de-quoi-parle-t-on.pdf.

20 Utilisation d’un symptôme d’anorexia nervosa, que l’on retrouve dans le DSM V.

American Psychiatric Association, and American Psychiatric Association, eds. Diagnostic and Statistical Manual of

Mental Disorders: DSM-5. 5th ed. Washington, D.C: American Psychiatric Association, 2013, p. 338.

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morphologiques ou fonctionnelles du système nerveux.22 La deuxième a une valeur heuristique en ce qu’elle utilise des méthodes d’observatoire de prime abord utilisée pour les animaux, puisque l’éthologie est l’étude biologique du comportement.23 Pour l’éthologie, l’humain fait partie du règne animal.

La psychopathologie écosystémique fait le pont entre les approches essentialistes et les approches qui considèrent la maladie mentale comme un fait social. Son unité d’analyse de base est l’écosystème humain qui fonctionne comme un système ouvert. Stachowiak et Briggs proposent six niveaux d’analyse : physiologique, psychologique individuel, environnement physique, dyadique (couple), familial, famille élargie et réseau social.24 Dans cette perspective, les maladies mentales sont autant causées par des causes internes à l’individu, qu’externes à ce dernier. Ainsi, les maladies mentales ne sont pas des espèces naturelles, du moins, pas en totalité.

La psychopathologie développementale, la psychopathologie sociale et l’ethnopsychopathologie sont trois approches qui, à différents degrés, pensent les maladies et troubles mentaux comme étant causés par une source externe, c’est-à-dire environnementale et non biologique. La psychopathologie développementale considère que le développement pathologique est en fonction d’un manque d’intégration des compétences sociale, émotionnelle et cognitive. Zigler et Philipps ont défini un ensemble de variables pour définir un indice global de la tendance à la pathologie d’un individu (1960). Ces six variables sont l’âge, le niveau intellectuel, le niveau éducationnel, l’état matrimonial, le statut occupationnel et l’histoire professionnelle. La psychopathologie développementale est une manière de regarder les problèmes plutôt qu’une solution.25 Elle sert l’analyse, il s’agit d’un instrument heuristique. La psychopathologie sociale traite deux principaux objets d’étude. Le premier est le rôle des facteurs sociaux dans l’étiologie des troubles mentaux. Le deuxième objet d’étude est les répercussions de la maladie mentale sur les relations du patient avec son environnement social. 26 De manière semblable, l’ethnopsychopathologie étudie les rapports entre les troubles psychopathologiques et la culture d’origine du patient et tente de déceler les syndromes culturellement spécifiques. Par exemple, Devereux affirme que la schizophrénie constitue la psychose ethnique typique des sociétés civilisées complexes. Selon lui, le milieu culturel fournit 22 Ibid. 49. 23 Ibid. 119. 24 Ibid. 81-82. 25 Ibid. 67-68. 26 Ibid. 182.

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des modèles d’inconduites « acceptables » pour les gens en psychose, comme s’il s’agissait de symptômes prêt-à-porter pour les personnes atteintes d’un trouble. L’individu schizophrénique reste déviant de la normale, mais sa déviance se manifeste dans un éventail de symptômes déjà présents, dans une moindre mesure, dans la société dans laquelle il se trouve.27 La psychopathologie sociale et l’ethnopsychopathologie ont en commun qu’elles considèrent que les facteurs sociaux ont un rôle dans la genèse de la maladie mentale chez les individus et, de même, l’existence du trouble mental chez des individus influence leur environnement social proche et éloigné. Ce pourquoi certaines maladies ne prennent forme qu’au sein de certaines sociétés et changent d’aspect selon les différentes époques socioculturelles ou disparaissent simplement. Selon ces approches, il n’y a pas nécessairement de causalité naturelle.

La psychopathologie behavioriste rejette toute cause interne de troubles mentaux. Elle lie l’apparition des comportements anormaux à l’environnement. Elle fait une analyse fonctionnelle des comportements anormaux, afin de déceler les variables environnementales en cause. Dans l’avant-propos de Jacques Leveau et de ses collaborateurs (1989) sur la thérapie comportementale, ils expliquent que leur « […] tâche de clinicien exige des traitements efficaces et le résultat thérapeutique importe plus qu’une recherche étiologique des troubles. En thérapie comportementale, l’attitude est souvent plus thérapeutique qu’heuristique. »28 Ainsi, la psychopathologie behavioriste est un instrument servant au bien-être des patients. Elle est instrumentale et n’est donc pas essentialiste, en ce que son but premier n’est pas de trouver les maladies « réelles », mais bien de trouver les définitions et les techniques les plus adéquates pour guérir les patients.

Certaines approches tirent leurs fondements de concepts philosophiques, plutôt que des causes internes et externes quantitatives des troubles mentaux. La psychopathologie existentialiste base sa théorie sur trois concepts fondamentaux : la volonté, l’angoisse et la mort. Selon cette approche, ces concepts forment la personnalité de tout un chacun et sont les critères d’analyse de base pour déterminer comment le patient est en tant qu’être dans le monde, tel que le conçoit Heiddegger : « L’approche existentialiste remet en question la frontière entre « normalité » et « pathologie » en nous faisant découvrir une psychopathologie de la moyenne, largement partagée par les membres de notre société qui vivent l’angoisse de l’isolement et

27 Ibid. 102. 28 Ibid. 37.

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l’aliénation. »29 Cette approche porte sur la manière dont l’individu réagit devant ces trois notions. La volonté est ce qui lui permet un pouvoir décisionnel, lorsqu’elle est combinée avec le désir. Le processus décisionnel introduit l’élément de « soi successif », capable de prendre des décisions à chaque instant, selon des incitatifs différents, propre à chaque « soi » qui se succède. Une autre approche de nature philosophique, dont la focale est l’expérience du patient, est la psychopathologie phénoménologique. Tout comme l’approche existentialiste, elle ne cherche pas l’étiologie biologique ou sociétale de la maladie mentale. L’approche phénoménologique tente plutôt de connaître l’expérience vécue selon la perspective du patient.30 Il s’agit d’une approche holistique, sans contrainte sur le nombre d’aspects à évaluer. La psychopathologie cognitiviste a pour champs d’analyse : l’émotion, la cognition en tant qu’exercice de la pensée consciente et rationnelle et la conation en tant que motivation, volonté et action. Ces différentes notions permettent aux cliniciens de s’attarder aux troubles ou aux distorsions de la structure cognitive. Ces problématiques peuvent prendre la forme d’erreur à l’entrée informationnelle ou d’erreurs logiques.31

La psychopathologie psychanalytique conçoit la maladie mentale dans une perspective fonctionnelle. En somme, le trouble mental constitue une « tentative d’ajustement» et de «résolution de problèmes» de ce que l’individu n’arrive pas à gérer suffisamment autrement.32 La psychopathologie structuraliste analyse la structure du patient selon trois caractéristiques : la totalité, la transformation et l’autoréglage. Les structuralistes étudient les processus psychologiques à travers les éléments de structure tel que les perceptions, l’attention, la mémoire, les affects, etc.33 La dernière approche décrite par Serban Ionescu est la psychopathologie expérimentale, une approche pratique et instrumentaliste qui consiste à garder toutes les conditions, à l'exception d'une seule. Cette technique permet de vérifier les causes à effets.34 Ces trois dernières approches utilisent des cadres heuristiques sans considérer les maladies et les troubles mentaux comme étant « réels ».

Cette recension succincte des approches de la psychopathologie sert de démonstration. Elle permet de mettre en relief les conceptualisations sous-jacentes aux traitements des troubles 29 Ibid. 139. 30 Ibid. 162. 31 Ibid. 52-56. 32 Ibid. 170. 33 Ibid. 194. 34 Ibid. 141.

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mentaux. En résumé, chaque approche nécessite une certaine idée de ce qu’est la maladie mentale de la part du clinicien ou du chercheur. Cela démontre qu’une conception différente de la maladie mentale influencera le traitement porté à l’individu. Nous reviendrons à quelques reprises sur la question des approches en psychopathologie, notamment au début du deuxième chapitre où il est question des questionnements ontologiques par rapport à l’anorexia nervosa.

Comme la conceptualisation de la maladie mentale doit viser le meilleur traitement possible, il est nécessaire, voire primordial, de se questionner sur le concept d’espèce pour les maladies et les troubles mentaux. Cela ne veut pas dire que toutes les maladies et les troubles mentaux sont de la même espèce, mais bien que, si une conceptualisation est dangereuse dans ses implications normatives quant aux traitements des personnes atteintes d’une maladie mentale particulière ou d’un trouble mental particulier, il est nécessaire de revoir cette dite conceptualisation. Le but ici cherche à expliciter l’importance de la perception de ce qu’est un trouble mental. Nous avons établi que le but de la psychopathologie est d’aider les patients à retrouver un état de bien-être. L’approche psychopathologique découle de la conception de l’espèce. Donc, l’espèce doit servir le bien-être des patients. Il a été démontré par plusieurs études que l’anorexie est le trouble mental ayant le plus haut taux de mortalité au sein des maladies et troubles mentaux. Il devient primordial de définir l’espèce de l’anorexie afin de choisir l’approche psychopathologique adéquate pour le bien-être des patientes. Dans les prochains paragraphes, nous ferons un état des lieux des différentes espèces de maladies et de troubles mentaux décrits en philosophie.

1.2 Qu’est-ce qu’une espèce naturelle ?

La définition de l’espèce naturelle la plus acceptée et reprise est celle proposée par Richard Boyd (1999), qu’il nomme Homeostatic Property Cluster. Une espèce naturelle de type HPC est un ensemble d’entités partageant des similarités induites par les processus homéostatiques sous-jacents à l’espèce. Les processus homéostatiques permettent à un organisme ou à un écosystème de se réguler afin de conserver un équilibre et de se maintenir entre les valeurs normales lui permettant de survivre. Généralement, ce terme est utilisé en sciences naturelles comme la biologie et l’écologie. D’ailleurs, Boyd lui-même a d’abord développé sa théorie pour les sciences naturelles et elle fut calquée aux sciences humaines par la suite.

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Ian Hacking identifie les racines des espèces naturelles dans le nominalisme. Ce dernier est une inclinaison métaphysique à rejeter les universaux. Par exemple, pour les défenseurs du nominalisme, la propriété « blanc » n’existe pas. Il n’y a que les particuliers qui existent et qui ont leurs propriétés n’existe pas en dehors du particulier. Plus précisément, la tradition de l’espèce naturelle est nominaliste dans son inclination à nommer les espèces distinctes, mais elle est réaliste dans son acceptation du fait qu’elle considère les espèces comme existantes réellement dans la nature.35 Son but principal est la caractérisation des espèces pour faciliter la compréhension de notre monde. Selon Boyd, la définition de l’espèce est faite a posteriori, plutôt que par convention sociale. C’est-à-dire que nous percevons l’espèce dans la nature et qu’elle existe a priori avec ses caractéristiques propres. Nous ne faisons que reconnaître ses caractéristiques. Il pense l’espèce comme étant réelle en ce qu’elle est utilisée comme référent pour une explication inductive. Elle doit être définie par un ensemble de propriétés dont l’adhésion est déterminée par leur structure causale dans le monde. Nos conventions et théories n’ont aucune incidence sur la dite structure causale. L’établissement d’une relation dépend de l’existence d’un modèle épistémique pertinent expliquant la relation causale entre les différentes propriétés et non pas seulement d’une communauté linguistique.36

À la définition de Richard Boyd, Ian Hacking en rajoute par l'identifiant des conditions pour considérer qu’une espèce est naturelle. Plusieurs types d’espèces naturelles existent et sont des espèces naturelles à part entières puisqu'elles sont toutes définies par un ensemble de propriétés nécessaires et suffisantes, de manière telle que la possession de ces propriétés observables indiquent un nombre d’autres propriétés méthodologiques. En d’autres termes, la possession de certaines propriétés suggère la coexistence d’autres propriétés. Par exemple, si l’on observe qu’une personne est en sous-poids et restreint son alimentation, elle peut souffrir d’anorexie mentale et présumer une comorbidité avec d’autres troubles. Quand ces propriétés satisfont les conditions explicitées ci-bas, alors l’espèce en question existe de manière objective et on peut s’y référer pour faire une généralisation causale.

Hacking fait la recension des quatre principales conditions qui, selon lui, relient tous les types de réalisme. La première est l’indépendance. La nature est indépendante des facteurs psychologiques ou des faits sociaux de l’être humain. Les différences entre les choses sont faites

35 Hacking, Ian. “A Tradition of Natural Kinds.” Philosophical Studies 61, numéro 1, 1991, p.110.

36Boyd, Richard. “Realism, Anti-Foundationalism and the Enthusiasm for Natural Kinds.” Philosophical Studies: An International Journal for Philosophy in the Analytic Tradition, volume 61, numéro 1/2, 1991, pp. 127–148.

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par la nature. La reconnaissance de ces différences compose la base de la classification. L’acte humain n’est que cette reconnaissance. La deuxième condition est la clarté de la définition de l’espèce. Même si le concept d’espèce naturelle n’est pas un concept arrêté ni n’ayant une définition précise, il est possible de s’accorder sur ce qu’est une espèce naturelle dans la nature avec une caractérisation donnée. La troisième caractéristique est l’utilité de la définition de l’espèce. La reconnaissance et l’utilisation des concepts d’espèces naturelles ont joué un rôle significatif dans l’avancée des connaissances humaines et des civilisations. L’utilité des concepts des espèces varie avec l’époque temporelle, l’endroit et l’intérêt. La dernière propriété à travers la tradition des espèces naturelles est plus implicite qu’explicite. Il s’agit de l’unicité de l’espèce. La classification objective ne peut être que vraie ou fausse. Il n’y a qu’une seule manière de dépeindre réellement la structure causale d’une partie de l’univers.

Ian Hacking dit rejeter l’espèce naturelle en psychiatrie, notamment à cause de cette quatrième caractéristique. Une taxonomie exhaustive est impossible, même en tant qu’idéal vers lequel on tend.37 D’ailleurs, bien que le réalisme de Richard Boyd soit libéral, il reste que, dans le domaine psychiatrique, les cadres épistémologiques varient énormément et que les causes, connues ou non, du trouble mental peuvent être multiples et variées dans le temps. Ainsi, le réalisme comme entendu par Richard Boyd et Ian Hacking n’a pas d’autre choix que d’accepter des définitions multiples de certaines maladies et certains troubles mentaux pour autant que l’approche épistémologique identifie une relation causale pertinente à cette dernière. Par la suite, l’approche du traitement découle de l’approche épistémologique du clinicien, suivant que cette dernière identifie une relation causale pertinente à cette même approche.

Il semble illusoire de croire qu’il est possible de recenser toutes les causes probables qu’apportent les 14 approches épistémologiques décritent au préalable dans une définition d’une maladie ou d’un trouble mental. Ce pourquoi le DSM a adopté une approche athéorique dans sa caractérisation, c’est-à-dire dans le but d’être exhaustif dans la description des observations et d’inclusion des différentes approches en psychopathologie. Cela dit, comme mentionné au préalable, l’athéorisme présuppose l’absence d’étiologie démontrée. Le DSM-5 classifie les troubles mentaux par agrégat de symptômes. Ainsi, pour que les maladies et les troubles mentaux soient considérés en tant qu’espèce naturelle, il faut que le réalisme permette une pluralité de causes probables ou l’agrégat de symptômes comme une espèce.

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Pour être applicable à la psychopathologie, le réalisme de Richard Boyd doit permettre d’accepter plusieurs espèces naturelles qui catégorisent les troubles mentaux comme étant « réels », sans considérer les implications normatives du cadre heuristique utilisé. En ce qui concerne la multiplication des espèces naturelles, nous verrons qu’effectivement, des chercheurs ont distingué différents degrés d’espèces naturelles compatibles avec la théorie de Richard Boyd, ainsi qu’avec la définition de l’anorexia nervosa. Cela dit, il me semble qu’il devienne souhaitable, voire nécessaire, de considérer les effets de l’utilisation d’une approche épistémologique particulière dans le cadre de la maladie mentale et du trouble mental, puisque le but est d’abord de guérir le patient.

Pour ma part, je soutiendrai que la conceptualisation la plus adéquate ne sera pas définie par la taxinomie qui est le plus près de la réalité changeante, mais par les conséquences de l’approche utilisée sur l’humain. La particularité de la psychiatrie, contrairement à la physique ou à la chimie, par exemple, est qu’elle traite des humains et de faits sociaux. Plusieurs développements se sont faits en psychologie de la psychiatrie dans les dernières années sur les espèces d’espèces. Peut-être peut-on sauver l’idée d’espèce naturelle et l’appliquer à l’anorexie mentale. Dans les prochains chapitres, et à la lumière de travaux récents sur l’espèce naturelle, nous verrons quelles sont les implications normatives de considérer ce trouble comme une espèce naturelle et nous aborderons les différents types d’espèces naturelles.

1.3 Les gradations de l’espèce naturelle

Dans son texte « Natural kinds in psychiatry: Conceptually implausible, empirically questionable, and stigmatizing »,38 Nick Haslam soutient que les troubles mentaux n’ont rien d’une espèce naturelle au sens strict du terme, c’est-à-dire comme ayant une cause biologique connue. Selon lui, leur situation taxonomique témoigne de cette affirmation. Les troubles mentaux ne sont pas coupés au couteau autant que le sont les espèces biologiques. Nous sommes assujettis à ces dernières de manière exclusive. Nous sommes soit une roche, soit un humain, mais nous ne sommes pas les deux. Les espèces biologiques définissent les individus, leurs capacités ainsi que leurs limites. Un poisson survit sous l’eau et meurt à l’extérieur de l’eau, alors

38 Haslam, Nick. Natural kinds in psychiatry: Conceptually implausible, empirically questionable, and stigmatizing

dans « Classifying Psychopathology: Mental Kinds and Natural Kinds », édité par Kincaid, Harold, and Jacqueline A. Sullivan. Philosophical Psychopathology. Cambridge, Massachusetts: The MIT Press, 2014.

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qu’un humain ne peut pas survivre bien longtemps dans l’eau, à moins d'être muni d'un équipement adapté. Une espèce biologique définit l’ensemble des aptitudes et caractéristiques d’un individu tandis que les troubles mentaux sont des caractéristiques qui peuvent changer à travers le temps et coexister avec d’autres caractéristiques au sein de l’individu.

Bien sûr, les scientifiques et experts ne s’entendent pas sur une définition claire, précise et arrêtée de ce qu’est l’espèce biologique. Il semble alors un peu grossier d’affirmer qu’elle soit si évidente dans la nature, comparativement aux espèces de maladies mentales et de troubles mentaux, mais il faut retenir ici que l’espèce biologique est la condition par laquelle découle toutes les autres conditions physiques d’un individu, tous ses possibles. Si l’espèce biologique d’un individu change, ce sont toutes ses capacités qui changent par la même occasion. Par exemple, une chenille n’a pas les mêmes capacités lorsqu’elle devient papillon. Elle ne peut pas voler en tant que chenille, mais elle le peut en tant que papillon. Le rapport au monde de la chenille change drastiquement.

En ce qui concerne la maladie mentale, ce n’est pas si évident. Certaines maladies mentales d’ordre biologique définissent effectivement les capacités de l’individu, alors que les troubles mentaux d’ordre épidémiologique ne limitent pas nécessairement les capacités physiques de l’individu. Ces dernières peuvent transiter d’une forme à une autre, avec le temps et le contexte. Elles peuvent même varier selon les réactions des individus face au diagnostique, comme l’explicite Ian Hacking, dont nous verrons la théorie en détail plus loin. Les espèces biologiques sont des espèces indifférentes à l’étiquette que l’humain leur appose mais, au contraire, des espèces psychiatriques. De plus, selon Nick Haslam, la structure hiérarchique des maladies mentales reflète des catégories de ressemblances phénotypiques, c’est-à-dire des ressemblances dans l’expression du trouble mental, et non des divergences génotypiques. Autrement dit, des ressemblances dans les gènes qui provoquent la maladie mentale. Par exemple, les désordres d’anxiété sont caractérisés par la peur et l’anxiété, et non parce que l’espèce anxiété serait l’évolution d’une même origine. Une sorte d’angoisse originaire, dans ce cas-ci.39

En résumé, les différences entre les espèces biologiques et les espèces psychiatriques sont autant d’ordres structurelles que causales, ce pourquoi certains argumentent que de classifier les maladies mentales et les troubles mentaux comme des catégories distinctes est une erreur. La

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classification psychiatrique ne peut alors qu’être développée en fonction des buts pragmatiques cliniques. D’autant plus, soutient Nick Haslam, que la population générale continue de concevoir les maladies mentales comme des espèces naturelles et de perpétuer des croyances essentialistes. Cette forte tendance cause de la stigmatisation et cette conséquence constitue un argument rarement considéré, mais un argument tout de même, contre l’utilisation du concept d’espèce naturelle en maladie mentale. Cela dit, il serait précipité de rejeter la théorie des espèces naturelles entièrement.

Pour remédier à cette problématique, Nick Haslam propose une classification pluraliste composée de cinq sortes d’espèces naturelles, suivant une gradation du degré de restriction de la structure du concept. En d’autres termes, les cinq sortes d’espèces vont du moins « naturel » au plus « naturel ». Nick Haslam nomme les différentes sortes d’espèces comme suit: dimension, practical kind, fuzzy kind et discrete kind avant d’en arriver au natural kind, que nous traduirons, dans l’ordre, par «dimension», «espèce pratique», «espèce floue», «espèce discrète» et «espèce naturelle».

Voici un tableau qui exprime la gradation des cinq espèces développées par Haslam40 :

Type d’espèce Propriétés regroupées Point de rupture non arbitraire Discontinuité Limites claires Essence

Dimension oui non non non non

Pratique oui oui non non non

Floue oui oui oui non non

Discrète oui oui oui oui non

Naturelle oui oui oui oui oui

Regardons ces sortes d’espèces de plus près.

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