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ARTheque - STEF - ENS Cachan | Une modélisation alternative du système technicien – L'approche systémique des techniques

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U

NE MODELISATION ALTERNATIVE DU SYSTEME TECHNICIEN

 :

L

APPROCHE SYSTEMIQUE DES TECHNIQUES

Jacques Perrin

A partir des multiples interactions que chacun peut observer et expérimenter entre les techniques d’une part et entre les techniques et la société d’autre part, la proposition que les techniques forment système est aujourd’hui un point de vue largement partagé. Il ne faut pas, néanmoins, oublier que cette conception des techniques est assez nouvelle et que l’on doit beaucoup, dans notre nouvelle manière d’appréhender les techniques, à des philosophes des techniques tels que J. Ellul ou à des historiens des techniques tels que B. Gille.

Pour J. Ellul, auteur de l’ouvrage Le système Technicien (1977), la Technique a cessé d’être une addition de techniques. Comme tout système, le système technicien « est un ensemble d’éléments en relation les uns avec les autres de telle façon que toute modification de l’ensemble se répercute sur chaque élément » et « les éléments composant le système présentent une sorte d’aptitude préférentielle à se combiner entre eux plutôt qu’à entrer en combinaison avec des facteurs externes ». Les relations avec l’extérieur ne peuvent se réaliser qu’au niveau du système global et entre systèmes : entre le système technicien et le système social par exemple. Enfin pour Ellul, tout système trouve sa dynamique en lui-même ; chaque élément se modifiant provoque une sorte de mutation du tout. Ayant posé ces prémisses de la définition du système technicien

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et ayant attribué à la technique le rôle de «facteur déterminant» dans l’évolution des sociétés, J. Ellul est amené à concevoir un système de techniques autonome qui impose ses contraintes et ses lois d’évolution au reste de la société : « Au-delà d’un certain degré de technisation, ce n’est pas la loi économique qui s’impose aux phénomènes techniques, c’est la loi des techniques qui ordonne et surordonne, oriente et modifie l’économie ».

C’est à l’historien des techniques, Bertrand Gille, que l’on doit les avancées les plus intéressantes des analyses en termes de système technique. Dans un article sur «La notion de système technique, essai

d’épistémologie technique», qui parut peu avant sa mort, B. Gille (1979)

explique qu’il a construit sa problématique de recherche en réaction à la littérature consacrée à l’histoire des inventions techniques qui a trop tendance « à porter aux nues la personnalité de l’inventeur » et à simplifier d’une manière exagérée le chemin à parcourir « entre certaines données de types scientifiques et des contingences matérielles de tous ordres ». C’est dans son ouvrage de référence, «Histoire des Techniques» (1978) publié dans l’Encyclopédie de la Pléiade, que B. Gille définit les principaux concepts qu’il utilise et notamment le concept de système technique composé d’un ensemble de structures. Une structure (ou filière) prend la matière à son début et la conduit jusqu’au produit consommable sous quelque forme qu’il se présente. Le textile est un bon exemple de structure : de la production de la matière à sa préparation, à la filature, au tissage, aux apprêts. Les différentes phases de production d’une filière forment un «ensemble technique» de procédés et d’appareils qui constitue, selon B. Gille, l’acte technique unitaire pour l’analyse.

Dans l’œuvre de B. Gille, l’utilisation du concept de système technique a une double signification :

(1) les techniques forment systèmes, c’est à dire que pour une société donnée ou une époque donnée, les différentes techniques existantes sont dépendantes les unes des autres, et ce sont ces rapports de dépendance entre les techniques qui permettent, principalement, de rendre compte des processus de création, d’évolution ou de blocage des techniques,

(2) les relations entre les techniques et les facteurs socio-économiques et culturels d’une société doivent être appréhendées au niveau des interactions qu’entretiennent l’ensemble des techniques avec les autres systèmes constitutifs d’une société : système économique, politique, juridique. Dans cette approche du système technique, le déterminisme des techniques occupe une place centrale dans la genèse des techniques.

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Force est de constater que ces premières approches du système technique, reposent sur une définition très réductrice du fait technique. La technique est identifiée aux outils et aux procédés de production. D’autre part, elles s’appuient sur une représentation très mécanique du concept de système : un ensemble formé d’éléments en interactions que l’on peut décomposer en éléments de plus en plus simples. L’objectif du présent travail est de montrer que nos conceptions de la technique et du système technique doivent évoluer afin de pouvoir mieux prendre en compte l’accroissement de la complexité des systèmes techniques ; il nous faut construire une autre approche conceptuelle de la technique et du système technique qui prenne mieux en compte les évolutions récentes des approches en matière de systèmes. Notre proposition est de passer d’une analyse du système technique à une approche systémique des techniques.

L’identification de la technique aux seuls outils et aux procédés de production est assez récente (au début de la révolution industrielle) et quelques rappels sur l’histoire du concept de technique permet de mettre en avant que la technique est un objet complexe qui se laisse difficilement enfermer dans une seule composante matérielle ou cognitive (première partie). Pour élaborer une intelligibilité de l’objet complexe qu’est la technique, il faut concevoir un modélisation du phénomène de la création technique ; les travaux récents sur l’approche systémique, en termes d’interactions de processus, fournissent les bases d’une modélisation du phénomène technique (deuxième partie) qui peut être testée à partir d’exemples empruntés à l’histoire des techniques (deuxième partie).

1.  LA TECHNIQUE OBJET COMPLEXE

1.1.  La technique ou les techniques

L’utilisation du mot technique, comme terme générique pour désigner, d’une manière quasi - exclusive, les machines, les outils, les procédés de production date seulement de la fin du XIXe siècle ; cette compréhension restrictive du mot technique est donc relativement récente. A l’origine, la

techné grecque désigne «la méthode, la manière, la façon de faire

efficace». La techné grecque englobe aussi bien les métiers que l’art médical et l’art suprême celui du discours. Dans la langue latine, c’est le concept d’ars qui est l’équivalent de la techné, «. (J. Sebestik, 1984, J. Guillerme, 1984). Dans la langue française, le mot art a été utilisé pendant longtemps pour désigner les activités humaines strictement réglées en vue d’un effet spécifique, et ceci dans l’objectif d’opposer ces activités humaines aux développement et aux produits des processus

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naturels. Au XVe siècle, les arts sont hiérarchisés : les arts libéraux ou intellectuels (médecine, homme de lettre, notaires,…) et les arts mécaniques ou métiers (charpentiers. tisserands, forgerons,…). Dans le

Grand Vocabulaire Français de 1762, «art se définit comme un méthode

pour bien exécuter une chose selon des règles,… L’art se dit de tout ce qui est un effet de l’adresse et de l’industrie de l’homme». Et le mot «artefact» sera utilisé pour désigner le résultat de la pratique des arts. C’est seulement à partir du XIXe siècle, en plein essor de l’industrialisation, que le mot technique est utilisé comme terme générique pour désigner les machines, les outils et les procédés de production. L’intérêt croissant porté par nos sociétés aux activités de production industrielle a eu pour conséquence de focaliser le contenu du concept de technique sur les machines et les procédés de production. Mais l’acception plus générale du mot technique issue de ses origines grecques puis latines, c’est à dire pour désigner toute activité humaine strictement réglée en vue d’un effet spécifique n’est pas pour autant totalement abandonnée. Par exemple, le sociologue Max Weber a défini la technique comme « l’ensemble des moyens utilisés pour atteindre un objectif » (M. Weber, 1971). Pour Max Weber, il existe de multiples techniques : il y a les techniques de production, mais il y a aussi les techniques de l’écriture, de la nage, de la parole. La technique n’est définie ni par les instruments matériels employés, ni par tel ou tel domaine d’action. Si les techniques de production occupent aujourd’hui dans la civilisation industrielle, la première place dans la hiérarchie des techniques, ceci n’a pas été toujours le cas puisque c’était la technique de la parole qui occupait cette place dans la civilisation grecque.

1.2. La technique cette inconnue

En reprenant la définition de la techné grecque ou celle du mot latin ars qui lui a succédé, on définira une technique comme étant l’ensemble des

moyens matériels et immatériels mobilisés par les hommes pour atteindre d’une manière efficace un objectif. Sans oublier qu’il y a une

grande diversité de techniques on s’intéressera dans ce travail aux seules techniques de production industrielle.

Une technique ne peut donc pas être identifiée aux seuls moyens utilisés et, encore moins, aux seuls moyens matériels que sont les outils ou les machines pour les techniques de production. L’objectif ou les objectifs à atteindre font partie intégrante de la définition de toute technique. Dans le cadre de l’économie mondiale actuelle, le principal objectif qui oriente la création de nouvelles techniques par les entreprises est la production de

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nouvelles marchandises, c’est à dire de nouveaux artefacts techniques qui puissent être vendus sur des marchés tout en permettant le dégagement d’un profit maximum pour les entreprises concernées. Pour produire ces nouvelles marchandises, les firmes mobilisent les capacités de leur service marketing, de leurs bureaux d’étude, de leurs services de recherche-développement, elles coopèrent avec d’autres firmes. elles organisent de nouveaux ateliers de production, elles établissent des réseaux de coopération avec leurs fournisseurs. Pour être vendus, ces nouveaux artefacts techniques devront satisfaire à des normes de production, des normes de sécurité, des normes de consommation et à des normes techniques définies par des structures institutionnelles (publiques ou professionnelles) à des niveaux de prix définis par le marché.

Si on essaie de répertorier l’ensemble des facteurs et des moyens qui participent aujourd’hui à la création d’artefacts industriels, on peut les classer au sein de six catégories principales ou espaces de nature très différentes : l’espace des objectifs, l’espace des objets techniques (outils, machines, logiciels, etc.), l’espace des organisations, l’espace des connaissances, l’espace des institutions, l’espace de symboles et de l’imaginaire social. L’intersection de ces différents espaces à un moment donné définit l’espace des artefacts techniques disponibles à ce moment (la voiture à essence, la production d’électricité par des réacteurs à eau légère, la production d’aluminium par le procédé Héroult, la TV procédé Secam,…comme exemples de techniques aujourd’hui utilisées).

Il nous est donc impossible dans cette approche des techniques, de

définir la nature exacte des techniques de production industrielle qui

sont à la fois des objets techniques, des objectifs, des connaissances, des normes, des symboles, des organisations, des institutions. La composante artefact tient une place importante dans les techniques de production industrielle, puisqu’elle est à la fois le résultat de l’acte technique et une de ses composantes (en tant qu’outils, machines, etc.) ; c’est aussi cette composante artefact qui permet de différencier la production des connaissances scientifiques et techniques (J. Perrin, l99l), mais elle ne saurait à elle seule définir la nature des techniques. Les techniques ne sont pas des données ou une «essence» qui préexisteraient en dehors des hommes qui les mettent en œuvre pour produire de nouveaux biens ou services, s’il s’agit des techniques de production. Les techniques, quelles qu’elles soient, sont le résultat d’un processus social de production qui implique les individus et les organisations sociales. Pour reprendre une expression de L. Febvre (1935), dans son introduction au numéro spécial des «Annales d’Histoire économique et sociale» consacré à l’histoire des

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techniques : « L’activité technique ne saurait s’isoler des autres activités humaines. Fortement encadrée par elles toutes, elle est commandée par leur action, individuelle ou collective ».

Les techniques en tant qu’ensembles des moyens et des objectifs pour réaliser, d’une manière efficace, des artefacts tels que des produits industriels, sont des objets complexes et impossibles à saisir dans toutes leurs dimensions à partir d’un seul point de vue. Nous ne pouvons connaître les techniques qu’à partir de divers regards, différents points de vue spécifiques, mais il nous est impossible d’en avoir une compréhension complète tant sont nombreuses et différentes les composantes à prendre en compte et nombreuses les interactions entre ces composantes.

2.  PROPOSITION POUR UNE APPROCHE SYSTEMIQUE DES TECHNIQUES

Dans son approche du système technique, B. Gille a adopté une démarche analytique. L’objet d’étude (le système technique) est décomposé en éléments de plus en plus simples : la structure (ou filière) ; l’ensemble

technique (ou acte technique unitaire), justifiant ainsi le qualificatif

analyse de système de sa démarche. Pour accéder à l’intelligibilité d’un objet complexe tel que la technique il nous faut adopter une autre démarche celle de la modélisation qui a été théorisée et formalisée par J. L. Lemoigne (1977) dans la Théorie du système général. Pour faire émerger une intelligibilité d’un phénomène complexe, il nous faut concevoir une modélisation de ce phénomène. La question «comment identifier un objet ?» devient «comment concevoir un modèle de l’objet».

2.1.  L’analyse de système revisitée

L’analyse de systèmes résulte de la convergence et de l’interaction de toute sortes de recherches menées de manière autonome, depuis principalement la fin de la deuxième guerre mondiale dans toutes sortes de domaines et de disciplines : la biologie avec Ludwig von Bertalanffy et Heinz von Foerster, la cybernétique avec Norbert Wiener, la construction de systèmes de transmission de l’information avec Claude Shannon, l’intelligence artificielle avec Alan Turing,…. Dans son ouvrage «L’Analyse de Systèmes, L’application aux sciences sociales», Jean-William Lapierre nous rappelle que pour le biologiste Ludwig von Bertalanffy, un des pionniers de l’analyse de systèmes, «étudier la croissance d’un organisme, c’est chercher à expliquer non pas comment se perpétue une structure, mais comment évolue un ensemble d’interactions entre des processus énergétiques, matériels, informatifs qui

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diversifient et relient cellules et tissus dans la totalité de l’organisme en train de se développer». Le mot système signifie alors un concept plus strictement défini : «c’est un ensemble organisé de processus liés entre eux par un ensemble d’interactions à la fois assez cohérent et assez souple pour le rendre capable d’un certain degré d’autonomie».

Dans son ouvrage, J-W Lapierre, reprenant les travaux notamment de J. L. Lemoigne, a résumé avec clarté les postulats fondamentaux de cette nouvelle approche que nous appellerons approche systémique :

L’objet à connaître est complexe, irréductible à des éléments simples.

Un système est dynamique ; C’est un ensemble de processus en

interaction les uns avec les autres. L’interaction entre deux

processus signifie qu’il n’y a pas l’un des deux qui serait la cause et l’autre qui serait l’effet mais que chacun des deux agit sur l’autre et réagit à l’action de l’autre.

Un système est organisé : les interactions entre les processus ne s’y produisent pas n’importe comment, au hasard.

Tout système est télénomique, tend vers plusieurs buts, est orienté par un projet inscrit dans son programme ou prescrit par des décisions.

• Un même objet peut être analysé de plusieurs manières : les systèmes qu’on y distingue peuvent être conçus différemment selon les questions que l’on se pose sur cet objet. Connaître un système, c’est en construire un modèle dans lequel on ne retient que les variables, les processus, les sous-systèmes pertinents par rapport à la problématique de la recherche.

• Un système ne peut être compris que par rapport à son

environnement à l’égard duquel il a un certain degré d’autonomie.

étudier un système, c’est concevoir ses interactions avec ceux qui l’environnent, ce qu’il en reçoit (variables d’entrées), ce qu’il produit (variables de sortie) ainsi que les boucles de rétroaction.

2.2. Approche systémique des technique en termes d’interactions de processus

A partir des postulats fondamentaux de l’approche systémique, rappelés par J-L Lapierre, et des caractéristiques qui permettent de spécifier les techniques par rapport à d’autres activités et notamment par rapport aux sciences de la nature, on peut avancer la proposition suivante : c’est l’objectif de construire un artefact spécifique qui permet d’identifier les processus qui concourent à sa réalisation et de définir ainsi les limites de ce que nous appellerons ici un système technique, par rapport à son

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environnement. La proposition peut être appliquée non plus seulement à une technique particulière mais à un ensemble de techniques. Par exemple, les techniques de production industrielle disponibles à un moment donné, peuvent être définies comme l’ensemble des processus en interaction : processus d’élaboration d’objectifs, de production de connaissances techniques, de changements organisationnels, de changements institutionnels, de production de symboles et d’imaginaire social, mis en œuvre pour la conception et la production des produits industriels (artefacts) disponibles à ce moment.

Avant d’être construits ou produits, les artefacts font l’objet d’un processus de conception. C’est la conception qui permet de fonder la différence entre le monde de l’artificialité et le monde des phénomènes dits naturels (Simon, 1969) et c’est durant le processus de conception d’un artefact que sont étudiées de nombreuses solutions alternatives possibles et que sont opérés de multiples choix en fonction des objectifs de départ et de contraintes socio- économiques.

L’intelligibilité du système des techniques (de production industrielle par exemple) peut être approchée à partir des interactions entre le processus de conception d’artefacts et les processus d’évolution des différents moyens matériels et immatériels mobilisés pour concevoir ces artefacts. L’approche systémique des techniques de production aura donc pour objectif de rendre compte des dynamismes des interactions entre :

• les processus de conception d’artefacts et les processus d’élaboration d’objectifs,

• les processus de conception d’artefacts et les processus de production de connaissances techniques,

• les processus de conception d’artefacts et les processus de changements organisationnels,

• les processus de conception d’artefacts et les processus de changements institutionnels,

• les processus de conception d’artefacts et les processus de changements culturels et de l’imaginaire social.

L’histoire des techniques est le lieu privilégié pour tester cette approche systémique des techniques. S’il est plus aisé de prendre les interactions entre processus deux à deux, il ne faut pas oublier que les interactions, identifiées précédemment, sont la plupart du temps synchrones, notamment, sur longue période. Dans ce texte d’introduction à l’approche systémique des techniques, il est important d’attirer l’attention sur les interactions entre processus de conception d’artefacts et les processus d’élaboration d’objectifs.

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3. INTERACTIONS ENTRE PROCESSUS DE CONCEPTION D’ARTEFACTS ET PROCESSUS D’ELABORATION D’OBJECTIFS

Au départ de tout nouvel artefact technique, on trouve selon les cas un problème spécifique à résoudre ou un objectif à atteindre. La première phase de conception d’un nouveau produit consiste à établir le cahier des charges ou les spécifications économiques et techniques à atteindre. C’est durant cette première phase appelée souvent étude préliminaire (ou spécification) qu’est réalisée l’étude de faisabilité qui a pour fonction d’adapter les objectifs de l’artefact à concevoir en fonction des priorités et caractéristiques économiques, sociales, politiques et culturelles de la société pour laquelle il est construit.

Encart 1.

A l’origine de tout nouvel objet technique, il y un objectif à atteindre :

Le cas du vélo

En 1818, à Paris, une invention appelée « vélocipède «— mot formé à partir de latin velox, rapide et pes, pedis, pied, — est breveté par un allemand, le baron Karl Friedrich von Drais, baron Von Sauerbroom. Le brevet d’invention énonce que « Le vélocipède est une machine inventée dans la vue de faire marcher

une personne avec une grande vitesse ». C’est une voiture mécanique d’un

nouveau type, qui met le conducteur en position de cavalier. Les pieds de l’utilisateur doivent prendre alternativement appui sur les sol.

Objet excentrique, le vélocipède du baron Drais est l’objet d’une mode éphémère dans les milieux dandys et aristocrates de Paris et de Londres. De 1820 à 1861, la draisienne n’a plus d’existence sociale. En 1861, c’est l’invention de la pédale adaptée sur l’axe de la roue avant qui va offrir le moyen à la jeunesse dorée de Paris de se passionner pour ce vélocipède à pédale (Ph. Gaboriau, 1991).

Si un nouvel objet technique (artefact) est toujours conçu par rapport à un ou des objectifs précis - «faire marcher une personne avec une grande vitesse», pour le premier modèle de vélo, par exemple, (cf. Encart 1) -, les modifications des objectifs et des modes d’utilisation de l’objet technique vont être une des sources principales de l’évolution de l’artefact et des techniques (connaissances, organisations, outils et machines, institutions, imaginaire social) mobilisées pour sa construction. L’histoire du vélo, montre que cet artefact n’est pas un objet transhistorique. Selon les

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époques sociales il a des fonctions différentes et des formes différentes. P. Gaboriau (1991) distingue, pour la France, trois âges différents du vélo. Dans le premier âge (au XIXe siècle), le vélo est une «machine de loisir» pour la classe bourgeoise, et puis un outil de travail pour de nombreuses professions : médecins, notaires, huissiers, boulangers,… Dans un deuxième temps, le vélo est un moyen de transport pour la classe populaire ; il sera aussi, jusqu’à la fin des années 1950, dans les milieux populaires, « le cadeau de sortie de l’enfance, la récompense du certificat d’études ou l’objet que l’on gagne avec les premiers salaires ». Depuis les années 1970, le vélo devient un des principaux symboles du mouvement écologique et le sport cycliste élargit sa base sociale aux classes moyennes et supérieures. Le VTT appartient à ce troisième âge du vélo ou annonce le début d’un nouvelle période. En conclusion de son travail sur l’histoire de vélo, P. Gaboriau souligne que « L’histoire du vélo permet d’observer les transformations de la société française au cours des deux derniers siècles. Espace bourgeois, espace populaire, espace écologique, les pratiques cyclistes existent à l’intérieur de trois espaces mentaux ; trois univers culturels de la société française ».

L’histoire de l’aviation fournit également un exemple intéressant des interactions entre des objectifs et la conception/construction d’un artefact. Dans son travail sur l’automatisation dans l’aviation, Sophie Poirot-Delpech (1990) nous rappelle que le rêve d’Icare est systématiquement invoqué comme le mythe fondateur de l’aéronautique. Mais si ce mythe fondateur est présent au début de l’aviation (notamment, à travers l’image du pilote «homme courageux, aux qualités physiques et morales exceptionnelles, rehaussées par le prestige de l’uniforme») il aurait joué un rôle moins important dans l’histoire de l’aviation et comme le souligne André Lebeau (1988) dans son travail sur l’histoire de l’aéronautique : « L’histoire du plus lourd que l’air, n’a en réalité que peu de relation avec la conquête de la troisième dimension. Dans l’évolution de l’avion, le dynamisme moteur est le progrès du transport terrestre : aller d’un point à l’autre de la surface de la terre de plus en plus vite, avec un rayon d’action croissant, avec des charges toujours plus lourdes, en faisant abstraction du jour et de la nuit et des conditions atmosphériques, avec une sécurité de plus en plus grande et des coûts unitaires de plus en plus faibles. Toute l’histoire de l’aéronautique civile et militaire est gouvernée par ce dynamisme essentiel ». Et S. Poirot-Delpech de continuer : « Cet idéal d’un transport concurrentiel, rentable, sûr et rationnel va, en s’imposant dans l’aéronautique progressivement modifier la relation homme-machine, mettant l’homme au second plan aux niveaux économique, culturel, social, symbolique, etc.. C’est pourquoi nous

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placerons aux cotés du mythe d’Icare celui d’un oiseau mécanique, d’un automate, qui non seulement reproduit les qualités humaines mais les optimise, évacuant le plus possible une dimension essentielle de l’humain, celle de la chute, du risque, de l’erreur ».

L’émergence d’un nouvel objectif peut impulser la création et l’évolution d’un artefact et d’un système technique particulier (cf. l’histoire du vélo et de l’aviation), mais cette émergence peut se faire aussi au dépens d’un système technique déjà en place. Ce fut le cas de la technique des autoroutes, aux Etats-Unis, après la deuxième guerre mondiale, qui fut fatale pour le développement des chemins de fer (Encart 2)

Encart 2.

Comment l’émergence d’un nouvel objectif peut être fatale pour un artefact déjà en place : Le réseau d’autoroute et les

chemins de fer aux USA

« Le concept d’un réseau d’autoroute sur l’ensemble du territoire fut conçu en 1923, suite à une étude du Général Pershing. Mais les premières initiatives sérieuses datent de la période de l’après deuxième guerre mondiale. Au début des années 1950, la cause fut entendue à partir d’objectifs de défense, de création d’emploi pour les anciens soldats et pour permettre à tous les conducteurs de voiture de voyager de la côte est à la côte ouest sans feux

rouges. En 1985, le système était pratiquement fini avec 50.000 miles

d’autoroute. Le train perdit une grande partie de son trafic voyageur au bénéfice de la voiture et de l’avion et le trafic marchandises au bénéfice du transport par camion. C’est ainsi que l’Amérique a tué ses chemins de fer » (Edward J. Wenk, 1989).

Les exemples précédents montrent que les objectifs pris en compte ne sont pas seulement de construire de nouveaux objets techniques, ceux-ci doivent aussi répondre à des impératifs socioéconomiques. D’autre part, les exemples du vélo, de l’aviation et des autoroutes aux USA permettent de mettre en avant que les processus d’élaboration des objectifs et les processus de conception d’artefacts sont en interaction entre eux mais aussi avec les processus culturels de production de symboles et d’imaginaires (autres composantes des techniques) Même si aujourd’hui les critères économiques sont déterminants dans la construction aéronautique, le mythe d’Icare a joué un rôle important pour les pionniers de l’aviation. La marche vers l’ouest, l’idée de repousser toujours plus

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loin les limites des frontières font partie des symboles importants qui ont structuré l’imaginaire social de la société américaine et qui a joué son rôle dans la décision de construire des autoroutes.

4.  CONCLUSION

Par rapport aux analyses en terme de système technique, développées par J. Ellul et B. Gille, l’approche systémique des techniques permet de dépasser les problématiques traditionnelles qui s’intéressent aux rapports entre société et technique ou plutôt aux rapports entre système technique et système socioéconomique. La définition du concept de technique retenu dans cette approche, conduit à rendre inopérantes les problématiques relatives aux déterminismes des techniques, ou aux problématiques des techniques, comme application des sciences et dont le développement dépendraient principalement des investissements en recherche scientifique.

L’approche systémique des techniques permet de construire une nouvelle compréhension des processus que met en œuvre une société pour produire des techniques tout en se construisant elle-même dans cette production de techniques. Les systèmes d’artefacts en usage, à un moment donné, dans une société donnée, constituent une «matérialisation» des objectifs de cette société, c’est-à-dire des priorités économiques, sociales, culturelles et politiques qui caractérisent cette société. Mais en même temps, ces artefacts transforment les relations qu’une société tissent avec son environnement physique, économique, culturel, ils modifient la vision et la compréhension que cette société peut avoir de son environnement, participant ainsi à l’émergence de nouveaux objectifs, de nouvelles finalités qui orienteront la production de nouvelles techniques et de nouveaux artefacts.

L’approche systémique des techniques conduit à remettre en avant les questionnements sur la maîtrise sociale des techniques mais dans des termes nouveaux, elle oblige expliciter et à remettre au centre du débat démocratique les objectifs et les priorités que se donnent une société en matière de transport, de logement, d’aménagement du territoire, de production, de communication, etc. puisque ce sont ces finalités qui orientent le développement des techniques.

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Références

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