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La critique génétique du Horla de Maupassant /

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(1)

par

Isabelle Nolin

Département de langue et littérature françaises Université McGilI, Montréal

Mémoire soumis à l'Université McGill en vue de l'obtention du grade de M.A. en langue et littérature françaises

mars 2005

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1+1

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Ottawa ON K1A ON4 Canada

395, rue Wellington Ottawa ON K1A ON4 Canada

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RÉsUMÉ

Résultat des recherches formelles et thématiques entreprises par l'auteur durant la décennie 1880, Le Borla (1887) de Maupassant, en raison de son originalité, est devenu un classique de la littérature fantastique. Constitué du recyclage de plusieurs passages de textes indépendants dont La Lettre d'un fou (1885) et Le Borla paru en 1886, le récit, construit par reprises et variations, offre une voie d'exploration tout à fait pertinente pour la recherche génétique. Par l'étude des différences entre le manuscrit du Borla (1887) et des contes qui se présentent comme les éléments de la genèse du texte, nous effectuerons la remontée génétique de la célèbre nouvelle afin d'affiner notre connaissance de l'évolution thématique et stylistique de Maupassant ainsi que de mettre en lumière la poétique de son fantastique.

ABSTRACT

The result of formai and thematic research undertaken by the author in the 1880s, Maupassant's Le Borla (1887), owing to its originaIity, became a fantastic literature classic. Constituted from the recycling of severaI passages of independent texts among which La Lettre d'un fou (1885) and Le Borla published in 1886, the tale, built by recoveries and variations, offers a completely relevant exploratory way for genetic research. By studying the differences between the Borla manuscript (1887) and short stories which present themselves as genesis elements of the text, we will perform the genetic rise of the famous text in order to refine our knowledge of Maupassant's thematic and stylistic evolution as well as clarifying the poetics ofhis fantastic.

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REMERCIEMENTS

Je tiens à remercier les professeurs de l'Université McGill qui, par leurs compétences et leur dynamisme, contribuent à dispenser une formation de qualité. Proches des étudiants et soucieux de leur réussite, ils ont su me transmettre leur passion pour les lettres à travers leur enseignement qui a constamment nourri mes réflexions. Un merci plus particulier à ma directrice, Madame Chantal Bouchard qui, grâce à son enthousiasme, a stimulé mon intérêt pour la critique génétique. Sans ses conseils judicieux, ce projet n'aurait pu être mené à terme. Finalement, un gros merci à tous ceux de mon entourage qui m'ont offert leur soutien moral. Patrick, Julia, Chantal, Lorraine et Pierre, vos encouragements ont été fort appréciés.

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RÉsUMÉ

REMERCIEMENTS

TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION

Maupassant et la critique génétique États des recherches sur Maupassant Description du projet de mémoire CHAPITRE 1

Le remaniement du premier Horla : vers une nouvelle poétique du fantastique La supériorité du Horta II

Un journal intime truqué

Les journaux intimes virtuels avant Le Horla

Les écrits théoriques de Maupassant sur le fantastique CHAPITRE 2

Études des modifications opérées dans les passages recyclés de la première version : vers une redéfinition du

personnage-narrateur et du phénomène-Horla. La recherche de perfection formelle

Les modifications apportées au narrateur

Les modifications apportées au phénomène-Horla CHAPITRE 3

Les passages ajoutés: symbolisme des lieux dans l'univers maupassien

La Normandie de Maupassant

La description des paysages normands Le Mont-Saint-Michel

Le Paris de Maupassant Les descriptions de Paris Le Paris du Horla

Mise en parallèle des deux épisodes CONCLUSION

Pour un fantastique intériorisé: folie et sciences occultes Pour un nouveaufantastique : attrait pour la psychologie moderne

D'un Horla à l'autre: vers une nouvelle poétique dufantastique Le manuscrit: la volonté réaliste

ANNEXE BIBLIOGRAPHIE 11 111 1 2 3 8 11 16 19 23 27 33 34 41 47 55 57 59 62 66 68 70 73 75 75 76 77 79 ... 82 85

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Introduction

Les manuscrits, les plans et les brouillons des grands auteurs exercent sur nous une fascination incroyable, puisque nous avons l'impression d'accéder à travers eux au secret de la fabrication des chefs-d' œuvre de la littérature. Leur pouvoir d'attraction est d'autant plus grand qu'ils donnent l'impression d'entrer en fusion avec l'auteur et de pénétrer dans l'espace interdit du laboratoire mental d'où le texte est né. Or, aussi séduisante qu'elle puisse être, l'étude des manuscrits nécessite également le dépouillement d'une masse de matériaux qu'il faut patiemment déchiffrer et classer pour arriver à interpréter le processus de création. Effectivement, la critique génétique, qui renouvelle la connaissance des textes à la lumière de leurs manuscrits, «cherche à reconstituer la formation du texte à l'état naissant avec

l'objectif d'élucider son processus de conception et de rédaction1 .» Envisageant

l' œuvre littéraire comme le résultat d'un travail composé de différentes étapes,

depuis la recherche d'informations et l'élaboration de plans jusqu'à la phase de rédaction en passant par diverses campagnes de corrections, la génétique analyse les traces matérielles des transformations qui ont conduit au texte fmal dans le but d'obtenir une meilleure connaissance de ce dernier.

Développée dans les années 1970, cette approche est héritière du structuralisme dans la mesure où elle lui emprunte ses méthodes d'analyse tout en s'y

opposant, puisqu'elle refuse de voir l'œuvre tel un objet clos et fixe2• Au contraire, la

littérature est perçue comme un processus et l' œuvre, dans sa perfection fmale, reste le produit de multiples métamorphoses. En réaction contre l'image de l'écrivain inspiré par ses muses ou doté d'un talent divin, la génétique souligne que l'activité d'écriture, sans être mécanique, met en place différents rouages et nécessite un calcul, une organisation successive de différents éléments textuels en vue de produire un effet sur le lecteur.

1 Pierre-Marc de Biasi, Lagénétique des textes, Paris, Nathan, 2000, p. 9.

2 Selon Pierre-Marc de Biasi, en revendiquant la théorisation d'une dllnension historique à l'intérieur de

l'écrit, la critique génétique s'est immédiatement posée, dans le courant des années soixante-dix, comme prolongement inattendu des recherches structurales qui se donnaient pour espace de définition ce qui avait fait le plus cruellement défaut aux analyses formelles: le devenir-texte comme structure à l'état naissant et l'étendue d'un nouvel objet, concret et spécifique, structuré par le temps, le manuscrit. Avec cette quatrième dllnension de l'écriture, la recherche post-structuraliste se dotait de ce qui manquait à

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Maupassant et la critique génétique

Conscients des mystères que révèle le dévoilement des esquisses qui ont donné naissance aux textes défmitifs, les auteurs ne sont pas tous prompts à léguer à la postérité les témoins matériels de leur processus de conception et de rédaction. Alors que certains souhaitent dissimuler la manière dont ils élaborent leurs œuvres en éliminant toutes traces matérielles qui laisseraient deviner un blocage, un retour en arrière ou un lapsus, d'autres nous font aisément entrer dans l'espace intime de leur création en rendant accessibles leurs brouillons et leurs documents préparatoires. Extrêmement discret sur la façon dont il conçoit ses textes comme en font foi les rarissimes références à ses écrits dans sa correspondance pourtant volumineuse, Maupassant semble vouloir masquer les étapes de la genèse de ses récits. Étudier son œuvre par le biais de l'approche génétique demeure donc une entreprise à la fois incertaine étant donné sa résistance à vouloir dévoiler son jardin secret, et paradoxale, parce que l'on ne connaît pas de notes, pas de plans ni de scénarios de sa main. En l'absence de tels documents, presque tous ses manuscrits apparaissent comme des mises au net d'une production littéraire méditée, de sorte qu'un véritable mythe de l'écrivain qui compose son œuvre mentalement s'est édifié à son sujet. Maupassant lui-même se plaît à raconter qu'il pense ses nouvelles en marchant, en travaillant à autre chose et lorsqu'il prend la plume, il ne lui reste plus qu'à copier le récit achevé dans sa tête. Puisqu'il est affligé de troubles oculaires causés par la syphilis qui l'obligent à se limiter à deux ou trois heures devant une page blanche, il se doit d'être prêt à coucher le texte sur papier le plus rapidement possible. Ainsi, de cette façon, il aurait pu rédiger en près de dix ans, durant la décennie 1880, plus de 300 contes, et pas moins de six romans, trois récits de voyage et un recueil de vers, ce qui fait en moyenne un rythme de 37 pages par jour. Cette prolificité extraordinaire pousse à croire que l'écriture chez Maupassant demeure un acte naturel et spontané.

Doit-on abandonner l'idée de faire une étude génétique des textes de

Maupassant? Non. D'ailleurs, l'étude du Horla, nouvelle publiée en 1887, constitue

une voie d'exploration tout à fait pertinente pour la recherche génétique, car elle permet de mettre à l'épreuve les méthodes d'investigation propres à cette démarche. Résultat d'un travail dans le temps, ce récit est le point vers lequel culminent les recherches formelles et thématiques de l'écrivain. Sans constituer à proprement

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parler des états antérieurs de textes, La lettre d'un fou (1885) et Le Horla de 1886 attestent du fait que l'auteur a dû passer par différentes étapes pour aboutir à un texte jugé satisfaisant étant donné que des phrases entières du texte de 1885 se retrouvent dans les deux versions successives du Horla alors que des passages entiers du récit de 1886 sont récupérés et remaniés dans le manuscrit du dernier texte publié. Si plusieurs spécialistes se sont penchés sur les différences entre les deux versions du Horla, aucun ne s'est servi de l'approche génétique pour mesurer l'évolution du récit. Pourtant, que l'auteur ait franchi mentalement toutes les étapes préparatoires ou qu'il ait fait disparaître ses notes, il reste des traces de l'élaboration de la célèbre nouvelle: les écarts entre le manuscrit, les écrits préliminaires et le texte publié relèvent bel et bien de la critique génétique. Bien que certains critiques attribuent la reproduction de passages à un trait que l'auteur aurait conservé de son métier de journaliste3, cette explication s'accorde mal avec le caractère de l'écrivain: réputé pour son perfectionnisme, Maupassant, qui a retenu la leçon de Flaubert, est à la recherche d'une langue originale dont la maîtrise s'acquiert au prix d'une discipline rigoureuse. Peu enclin à bâcler son travail, il s'applique à se forger un style dans lequel son tempérament se révèle, ce qui ne s'obtient que par un travail long et acharné. Cherchant constamment à peaufmer ses récits, l'écrivain s'inspire bien souvent de ses propres textes qu'il enrichit, modifie et corrige pour produire une œuvre nouvelle, plus riche sur le plan formel.

États des recherches sur Maupassant

Jugés comme des œuvres mineures écrites dans un but purement commercial pour un public à la recherche d'un divertissement facile, les contes et les nouvelles de Maupassant ont longtemps été boudés par la critique universitaire. Il faut attendre qu'une véritable recherche sur la nature et le fondement de la littérature fantastique

3

A

l'emploi de trois journaux différents, Le Gaulois, Le Gil Bias et Le Figaro, Maupassant vit depuis les

années 1880 de sa plume. Devant rencontrer d'énormes obligations familiales, il assume la charge financière de ses trois enfants qu'il ne reconnaîtra cependant jamais, en plus d'assurer la subsistance de sa mère et de la famille de son père. il fréquente les salons aristocratiques, gâte ses maîtresses et voit à l'entretien de sa villa à Étretat et de son voilier Le Bel Ami, ce qui le force à produire énormément de textes pour combler les exigences de ce train de vie luxueux. L'habitude de reproduire certains passages sans les modifier ou presque lui permettrait d'accélérer le rythme de sa production. D'ailleurs, pour le lecteur de feuilletons, la reprise de courts passages importe peu; lorsqu'il n'a plus le joumal sous les yeux, il a déjà oublié ce qu'il a lu plusieurs mois auparavant. Françoise Rachmuhl, Le Horla et autres contes jàntastiques, Paris, Hâtier, 1992, p. 8.

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se constitue pour que s'érige, dans son sillage, un corpus de textes critiques sur les

récits de l'auteur du Horla. Abordant un domaine encore marginal, Pierre-Georges

Castex publie en 1951 une thèse intitulée Le conte jantastique en France de Nodier à

Maupassant qui servira de base aux chercheurs de la décennie suivante, période

durant laquelle les travaux sur le fantastique fleuriront. Grâce à son approche

historiciste4, Castex étudie l'évolution du genre en s'appuyant sur ses principaux

représentants en France, ce qui lui permet d'affirmer que Maupassant a su renouveler

le fantastique en lui donnant une orientation plus psychologique et intérieure. À son

avis, l'originalité de cet auteur est d'avoir inscrit le fantastique dans l'homme, ultime

territoire inconnu que la science commence à peine à explorer. À la suite de Castex,

plusieurs théoriciens se sont penchés sur le fantastiqueS et, parmi les plus connus, Roger Caillois insiste sur un aspect un peu négligé par Castex: sur le plan de la fiction pure, le fantastique est un jeu avec la peur. Ainsi, il observe que les récits de

Maupassant ne cherchent pas à faire croire au surnaturel (comme c'était le cas chez

ceux qui l'ont précédé) mais à communiquer le sentiment de peur. Selon lui, le

célèbre auteur d'Une vie est celui qui a le mieux réussi à traduire cette émotion en la

liant à l'idée d'impuissance ressentie par l'homme devant l'incompréhensible6.

Bien que les travaux de Castex et de Caillois sur Maupassant restent lacunaires parce qu'ils tentent d'abord et avant tout de mettre sur pied une défmition opératoire du genre fantastique capable d'englober une multitude de récits et de tenir

compte de la spécificité de chaque auteur7, ces deux critiques ont défriché le champ

4 Attentif à l'histoire des idées, Castex remarque que l'avènement du genre correspond, aux alentours de

1770, à une réaction face à l'esprit des Lumières. En même temps que la science progresse et que la soif de connaissances rationnelles s'accentue, le goût pour le mystère et l'occulte triomphe. La vague fantastique a ensuite déferlé sur les Romantiques qui ont produit une quantité prodigieuse de récits éttanges ou terrifiants. Attirés par un genre qui s'oppose au réel banal en privilégiant l'imaginaire et qui met l'accent sur un personnage unique aux prises avec une situation hors du commun, les écrivains romantiques ont assuré le rayonnement de cette littérature. Pierre-Georges Castex, Le t'onte jantastique en France, Paris, José Corti, 1951.

5 À titre d'exemples, on peut mentionner l'ouvrage de Marcel Schneider intitulé L'histoire de la littérature

jantastique en France publié en 1964 et suivi par Le sentiment de l'étrange de Louis Vax paru en 1965. 6 Roger Caillois, Anthologie de la littérature jantastique, Paris, Gallimard, 1966.

7 La définition de Castex est restée célèbre et demeure encore reprise dans les ouvrages critiques plus

contemporains. Il affirme que le fantastique se distingue de l'affabulation traditionnelle des récits mythologiques ou des féeries, et il se caractérise au contraire par « une intrusion brutale du mystère dans le cadre de la vie réelle ; il est lié généralement aux états morbides de la conscience qui, dans des phénomènes de cauchemar ou de délire, projettent devant elle des images de ses angoisses ou de ses terreurs. » Pierre-Georges Castex, Le conte jantastique en France, Paris, José Corti, 1951, p. 8.

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de la recherche sur l'auteur du Horla. D'ailleurs, de façon presque systématique, les chercheurs actuels citent leurs défmitions ou leurs travaux (soit pour appuyer les hypothèses avancées ou le contraire), ce qui témoigne de leur importance et du fait qu'ils servent toujours de fondements aux théories élaborées plus récemment. En réaction à leur approche historique où l'aventure fantastique apparaît tel un itinéraire interne lié à l'existence d'un écrivain, différentes tendances critiques s'inscriront dans son prolongement ou tenteront de s'en détacher. Les tenants de l'approche psychanalytique, par exemple, ont tôt fait de s'emparer des récits de Maupassant, car ils y ont vu une matière riche pouvant nourrir leurs réflexions. Inaugurée en 1973 par Otto Rank.8, l'un des premiers à voir dans l'œuvre de Maupassant le pronostic de sa future aliénation mentale, la critique psychanalytique s'est ensuite détachée de la question de la folie de l'auteur pour tenter d'établir un lien entre la structure psychotique de sa personnalité et la matière de ses textes. Alors que les adeptes de la psychanalyse considèrent que le Horla constitue une marque de l'inachèvement de l'évolution psycho-sexuelle de l'écrivain9, les spécialistes de la sociocritique

À son tour, Roger Caillois donne une définition générique du fantastique en opposition au merveilleux, ce qui le conduit à la formulation suivante: «Le féerique est un univers merveilleux qui s'ajoute au réel sans lui porter atteinte ni en détruire la cohérence. Le fantastique, au contraire, manifeste un scandale, une déchirure, une irruption insolite, presque insupportable dans le monde réel. » Roger Caillois, Anthologje de

la littérature jantastique, Paris, Gallimard, 1966, p. 8. .

8 Dans Don Juan et son double, Rank affinne que Maupassant décrit la folie sous la dictée de ses propres dérèglements. Pour appuyer ses propos, il soutient que ses premiers contes appartiennent plus au domaine du rêve qu'à celui du cauchemar puis, plus il éprouve de façon progressive la dissolution de son être, plus ses écrits portent les marques d'une angoisse existentielle. Il dénombre un certain nombre de textes qui sont le produit d'une conscience malade. Le narrateur de Sur l'eau, par exemple, est un être schizophrénique, tiraillé entre son « moi» brave et son « moi» poltron, alors que celui de

Lui ?, pénétré d'une tristesse sans cause, oscille entre la volonté de se dominer et la crainte d'un

éternel retour des épisodes de troubles psychotiques. Quant au Horla, il s'agit de l'œuvre dans laquelle l'auteur exprime la montée de ses symptômes. Le terrifiant personnage qui s'immisce dans l'âme du narrateur fictif représente l'ennemi intime avec qui l'auteur lui-même lutte. Maupassant, assimilé au narrateur de cette nouvelle à caractère autobiographique, transpose sa souffrance ainsi que ses propres hallucinations à travers son écriture et s'il parvient à être aussi convaincant, c'est parce qu'il vit la matière de son texte. Otto Rank, Don Juan et son double, Paris, Payot, 1973.

9 Depuis Rank, les études psychanalytiques remettent toutes en question l'idée que le nouvelliste écrit ses récits sous l'emprise de la folie. Pour Antonia Fonyi, auteure de maints articles sur Maupassant parus notamment dans La Revue d'histoire littéraire de France, la confusion des principes féminin et masculin se remarque d'abord par le titre énigmatique: le déterminant est masculin alors que la tenninaison en« a» du nom évoque une identité féminine. Éprouvé par l'absence de son père, il aurait inconsciemment fait commencer le joumalle 8 mai, date à laquelle son père spirituel, Flaubert, est mort en plus d'aborder son œuvre par une description de sa maison située près de la Seine, description qui s'apparente au monde utérin où la chaleur et l'humidité sont sources de réconfort. Puis, le schéma narratif du conte montre que l'image de la mère est si puissante que cette dernière exercera un contrôle absolu sur le narrateur, de telle sorte qu'il verra son identité s'annihiler, comme en fait foi la scène de la perte du reflet. Pour tenter de reprendre son autonomie, il se sentira dans l'obligation de détruire sa maison en la brûlant. Cependant, dans l'impossibilité de se dégager des liens maternels, il

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l'envisagent comme le reflet de la société parisienne fin-de-sièclelO, En proie à de

vives angoisses existentielles et constatant la faiblesse de l'homme, le narrateur du

Horla se présente comme l'emblème de la génération décadente qui a perdu tout espoir de voir l'humanité progresser. Porte-parole de la population désenchantée, le héros de la nouvelle, suicidaire et désillusionné, jette un regard sombre sur le monde à travers le prisme déformant de' son pessimisme et transmet sa détresse à la suite d'une prise de conscience de la vanité de son existence.

RHLF, nO 75, septembre-octobre 1974, p. 757-764. Poursuivant la réflexion entamée par Fonyi, Sylvie

Deboslcre, cherche ure à l'Université de Lille III et spécialiste du XIXe siècle ayant participé à la publication d'articles dans Romantisme et dans Les Cahiers naturalistes, voit dans l'écriture de

Maupassant un travestissement inconscient de la féminisation de l'écriture. À l'instar de sa collègue, elle observe que la parfaite communion entre le narrateur et la nature au début du récit traduit l'état de symbiose avec la mère. Or, l'arrivée du Horla, en tant que corps féminin, prive le narrateur de toute possibilité de reconnaissance. En l'absence de figure paternelle, ce dernier est dépossédé de repères pour fonder son identité sexuelle et sera condamné à être envahi par la Mère-Horla. Séduisante au départ comme le suggère son attirance pour les objets odoriférants comme les fraises et les roses, elle se transfonnera en vampire en se nourrissant de son souffle et en le privant d'eau, son liquide vital. C'est d'ailleurs sa propre identification avec la mère (et les angoisses qui en découlent) que Maupassant décrit dans Le Horla, comme l'indiquent les sonorités comprises dans le titre même de la

nouvelle évoquent le nom de sa mère (Laure). Comme elle, Maupassant a durement subi le départ de son père mais, surtout, l'auteur peut s'identifier physiquement à la mère qui éprouve des problèmes de santé héréditaires. Craignant d'être sujet comme elle à des crises nerveuses, il redoute cette image maternelle, mais il ne peut s'empêcher de vivre à travers elle. Sylvie Deboslcre, « La Mère-Horla »,

Les cahiers naturalistes, n° 73, 1999, p.255-262.

10 Selon Marie-Claire Bancquart, chercheure qui a participé aux récents numéros spéciaux de revues consacrés à l'auteur (dont Europe et RHLF), Maupassant a choisi le parti d'instaurer une

communication avec son public fondée sur un effet de miroir, puisqu'il lui renvoie sa propre image. Né dans une période trouble caractérisée par un pessimisme généralisé à la suite de la défaite de 1870 où le repli sur soi demeure une solution provisoire pour lutter contre le sentiment d'un crépuscule de la culture, l'écrivain fonde son fantastique sur cette impression diffuse de médiocrité. Dieu sadique et cruel, Maupassant crée des personnages marqués par l'absence de relations gratifiantes, ce qui donne naissance à un fantastique intérieur. Le Hor/a, plus que tout autre récit, porte la marque de cette

déficience du « moi ». Poussée à l'extrême, la mélancolie du narrateur débouchera sur une psychose intolérable qui s'achèvera sur une promesse de suicide. Marie-Claire Bancquart, «Un auteur fin-de-siècle ?», Magazine littéraire, nO 310, mai 1993, p. 47-50. Grande spécialiste de l'œuvre de

Maupassant et maître de conférences à la Sorbonne, Mariane Bury, qui a contribué à diverses revues consacrées au XIXe siècle dont Romantisme et Europe, affinne, tout comme Bancquart, que

l'originalité des textes de Maupassant tient au fait qu'ils intègrent les idées reçues de l'ère positiviste. Elle met par contre l'accent sur un aspect précis de la seconde moitié du siècle: la diffusion des sciences occultes à travers une littérature pseudo-scientifique. À l'affût des nouvelles pratiques médicales de son temps, Maupassant, qui a fréquenté tout comme Freud les cours du Dr Charcot et qui a suivi de près les expériences paramédicales telles que les séances d'hypnosè, de magnétisme et de spiritisme, s'est inspiré de ces sciences occultes pour mettre au point un fantastique combinant le rationnel et l'irrationnel. Mariane Bury, « Maupassant pessimiste? », Romantisme, nO 61, 1988, p.

(12)

Prenant le contre-pied des approches psychanalytique et sociocritique, la critique structuraliste, par son parti pris d'anhistoricité, engage les recherches sur le Horla dans une tout autre voie. Joël MaIrieu, dans une excellente étude de 1992 intitulée Le Fantastique, renoue avec le formalisme en tentant de trouver un principe de structure universel au genre. Il conçoit le récit fantastique tel un schéma selon lequel un phénomène se charge de faire évoluer un personnage. Le phénomène, qu'il soit omniprésent, supérieur ou étranger au personnage, invite ce dernier à la confrontation, ce qui débouche inévitablement sur un rapport de force conflictuel, souvent compris dans un dO)lble rapport d'attirance et de répulsion. Pour MaIrieu, Le Horla de Maupassant est un modèle parfait de récit fantastique, étant donné que la nouvelle réduit son schéma au minimum ; l'auteur a, à son avis, poussé à la limite extrême la logique du genre en imaginant « un personnage vide face à un phénomène qui lui-même n'existe pasll .» Solitaire, sans occupation et dépourvu de traits moraux distinctifs, le personnage semble se créer de toutes pièces un être occulte dont l'existence objective demeure difficilement admissible, d'où l'originalité de la nouvelle.

Finalement, un siècle après la mort de l'écrivain, une nouvelle forme d'investigation du texte permet d'envisager Le Horta sous un oeil nouveau et d'en peaufmer l'interprétation. En 1993, Yvan Leclerc publie le manuscrit du Horta auquel il adjoint une préface dans laquelle il procède à l'analyse de la graphie de l'auteur, du support matériel qu'il utilise et de sa gestion de l'espace scriptural, ce qui lui permet de sonner défmitivement le glas du vieux mythe de l'œuvre rédigée par un fou génial. Le document nous rassure en effet sur l'état de santé de son auteur: constitué de trente-cinq feuillets écrits uniquement au recto et marqués d'un pli visible réglé au tiers de sa largeur en prévision des corrections et des additions, le manuscrit se présente comme l'un des plus soignés et témoigne de l'extrême lucidité de l'écrivain. L'étude de la composition du document l'amène à poser des hypothèses quant au processus d'élaboration du récit, qui, à son avis, s'est édifié à partir de multiples reprises et variations du Horta de 1886.

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Description du projet de mémoire

Notre projet, qui s'inscrit dans la lignée des recherches entreprises par Yvan Leclerc, visera une meilleure compréhension de l'évolution de la conception de

l'activité littéraire de l'écrivain. Ainsi, des textes qui forment la genèse du Horla au

récit défmitif, il est possible d'observer un chevauchement des mêmes thèmes (la

faiblesse des sens humains, la dépossession de soi par un Autre maléfique, la folie)

qui s'épanouissent, se précisent et mûrissent au fil des réécritures. Bien que récurrents, ces thèmes n'en demeurent pas moins perméables aux changements: les motifs et le matériel linguistique à travers lesquels ils se déploient varient, ce qui confère aux nouvelles une signification nouvelle. De plus, les changements apportés par Maupassant d'une version à l'autre correspondent nécessairement à des enjeux d'ordre littéraire: on peut supposer qu'en reprenant trois fois la même histoire,

Maupassant cherche davantage à perfectionner son art de conteur qu'à étonner son

lecteur. En effet, il est possible d'observer que l'écrivain explore différentes formes:

alors que la Lettre d'un fou se présente sous la forme d'une lettre écrite par un

épistolier espérant que son médecin trouve un remède capable de soigner son âme

malade, le premier Horla prend la forme d'un discours prononcé par un pensionnaire

d'asile et le second revêt la forme d'unjoumal intime.

L'analyse des effets entraînés par ces métamorphoses nous permettra de découvrir la façon dont Maupassant tente de traduire avec une plus grande acuité

l'ambiguïté inhérente au fantastique. Caractérisé par « l'intrusion brutale du mystère

dans le cadre de la vie réelle1 », le fantastique lance un défi à la raison dans la mesure

où l'inadmissible rompt l'ordre reconnu du quotidien, ce qui provoque, chez le lecteur, un conflit entre la possibilité d'admettre le surnaturel et l'intelligence rationnelle qui le refuse. Pour parvenir à faire osciller le lecteur entre l'explication logique et l'acceptation de l'insolite, le conteur doit constamment, par divers moyens, renouveler les conditions de cette incertitude. L'étude de la progression des ajustements faits par Maupassant d'un texte à l'autre nous permettra d'attribuer une valeur significative aux modifications opérées et enrichira notre connaissance de son évolution stylistique. En somme, l'étude des transformations opérées dans ce que

1 Cette définition du fantastique fonnulée par Pierre-Georges Castex, spécialiste du genre, est celle qui est

le plus communément admise. Pierre-Georges Castex, Anthologie du conte jàntastique jrançaiJ~ Paris, Corti,

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l'on pourrait qualifier de versions antérieures nous aidera à mesurer le trajet parcouru par le nouvelliste pour arriver au texte jugé satisfaisant. Les mouvements de condensation, d'amplification et de diversification des éléments initiaux sont autant de traces de modifications des contenus précédents qui soulignent la volonté de l'écrivain de les adapter à de nouvelles perspectives d'écriture que nous nous devons de mettre en lumière.

Nous commencerons par établir la filiation thématique existant entre La Lettre d'un fou, Le Horla de 1886 et celui de 1887 pour ensuite nous pencher sur les variations formelles effectuées par Maupassant, ce qui nous permettra d'apprécier sa motivation à employer la forme du joumal intime. Pour ce faire, nous jugeons important d'examiner la place qu'occupe la production de manuscrits à l'intérieur même de ses fictions en raison du fait que la nouvelle défmitive, à la différence de la première version, redouble la représentation de l'acte d'écriture. Afm de dégager le sens du motif de l'activité de rédaction, nous étudierons le rôle que joue l'insertion d'écrits virtuels dans la trame narrative des contes antérieurs au Horla pour en dégager les constantes qui serviront· de bases à une étude comparative des effets dramatiques qu'ils produisent. Dans le but de comprendre dans quelle mesure le second Horla demeure plus conforme à sa vision fluctuante de l'écriture fantastique, nous consulterons les articles parus dans Le Gaulois qui se présentent comme des réflexions personnelles sur cette littérature marginale. Nous serons ainsi en mesure d'établir la concordance ou l'écart existant entre les présupposés théoriques de Maupassant sur le fantastique et sa pratique du genre. L'examen des changements formels faits par l'écrivain conduira à la mise en lumière de la poétique de son fantastique.

Ensuite, nous passerons à une analyse plus fme des opérations de suppression, d'ajouts et de ratures effectuées par Maupassant. Puisque Le Horla de 1887 est constitué d'une reprise d'un certain nombre de passages de la version parue un an plus tôt, nous pourrons émettre des hypothèses sur les chemins parcourus par l'écrivain avant d'aboutir au texte définitif. Afm d'interpréter la signification des

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choix qui ont donné forme au récit final, nous procéderons à l'examen minutieux des

différences entre Le Horla de 1886, celui de 1887 et le manuscrit en nous appuyant

sur les quatre épisodes repris presque intégralement: la page du livre qui tourne toute seule, l'élévation de la rose, la carafe vide et la scène du miroir. Cette étude des transformations débouchera sur un travail plus subjectif d'interprétation de l'écriture. Nous dégagerons les modifications apportées au phénomène fantastique et au personnage-narrateur pour mettre en lumière la structure des nouveaux liens qui les unissent, ce qui nous permettra d'apprécier le changement de sens qu'ils confèrent à l'ensemble de la nouvelle.

Finalement, nous nous intéresserons à l'ajout par Maupassant de trois passages qui correspondent à trois sorties plus ou moins longues du narrateur à l'extérieur de sa demeure. Ces trois déplacements posent problème: d'abord, pour ce qui a trait au voyage au Mont St-Michel, on note que l'auteur emploie une tonalité mystico-religieuse qui rompt avec celle du récit, et, à prime abord, les voyages à

Paris et à Rouen brisent la cohérence des événements rapportés. Afm de reconstituer

la remontée génétique de ces passages, de comprendre leur rôle dans l'œuvre et de formuler des hypothèses sur la portée symbolique de chacun d'eux, nous aurons

recours aux récits antérieurs au Horla dont l'action se déroule à ces mêmes endroits

de même qu'à sa correspondance et sa biographie. Bien que nous soyons consciente du fait que nous ne sommes jamais assurée de détenir l'exhaustivité des indices de genèse, nous croyons qu'en interrogeant d'autres sources que le manuscrit, nous

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CHAPITRE 1

Le remaniement du premier Horla : vers une nouvelle poétique du fantastique.

Maupassant étonne ses lecteurs lorsqu'il fait paraître en 1887 chez Ollendorff

un recueil de textes intitulé Le Horla comprenant en place inaugurale une version

remaniée d'une nouvelle du même nom parue en 1886 dans le Gif BIas. Publiés à

quelques mois d'intervalle, les deux Horla reprennent de plus le sujet de l'individu

convaincu d'être possédé par un être invisible supérieur à la race humaine, sujet

abordé dans une nouvelle de 1885, La Lettre d'un fou (voir le dossier génétique

complet en annexe, p. 82). De ce récit à la version défmitive du Horla, Maupassant

développe les mêmes thèmes, notamment celui de l'imperfection des sens de l'homme, en s'inspirant d'écrits littéraires et philosophiques parus sur le sujet. On retrouve en effet dans ces textes maintes références aux thèses de Pascal qui affIrmait, deux siècles plus tôt, qu'en occupant une place intermédiaire entre l'infmiment grand et l'infmiment petit, les hommes possèdent des sens limités incapables de percevoir les extrêmes. De la même manière, les idées du philosophe allemand Schopenhauer, qui considère que la connaissance très partielle du monde par l'homme résulte de ses organes imparfaits et de son intelligence limitée, forment la matière première des intrigues des nouvelles:

[ ... ] parce que nos sens étant au nombre de cinq, le champ de leurs investigations et la nature de leurs révélations se trouvent fort restreints. Je m'explique. - L'œil nous indique les dimensions, les formes et les couleurs. Il nous trompe sur ces trois points [ ... ] parce que sa faiblesse ne lui permet pas de

connaître ce qui et trop vaste ou trop menu pour lui 12. - La Lettre d'un fou

(1885)

Mais notre œil, messieurs, est un organe tellement élémentaire qui peut

distinguer à peine ce qui est indispensable à notre existence. Ce qui est trop

petit lui échappe. Il ignore les milliards de petites bêtes qui vivent dans une

goutte d'eau. Il ignore les habitants, les plantes et le sol des étoiles voisines; il

ne voit même pas le transparent 13 • - Le Horla (1886)

Et je songeais encore: mon œil est si faible, si imparfait, qu'il ne distingue

même point les corps durs, s'ils sont transparents comme le verre ! ... Qu'une

glace sans tain barre mon chemin, il me jette dessus comme l'oiseau entré dans

une chambre se casse la tête aux vitres. Mille choses en outre le trompent et

l'égarent ?14 - Le Horla (1887)

12 Guy de Maupassant, « La Lettre d'un fou» dans Le Hor/a et autres récitsfan/astiques, Paris, L.G.F. édition établie et annotée par Mariane Bury, 2000, p. 197.

13 Guy de Maupassant, « Le Horla (1886) » dans Le HOr/a et aums récits fantastiques, op. cit., p. 247.

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Foncièrement pessimiste15, Maupassant trouve chez ces auteurs la confIrmation de l'absurdité de l'existence : l'homme est une machine mal réglée qui ne cesse de souffrir moralement et physiquement. Solitaire et incompris, il évolue dans une société inique où l'amour et Dieu sont des leurres. À l'image de Des Esseintes, le personnage décadent du célèbre roman À rebours de Huysmans, le désenchantement de l'écrivain, né d'une extrême lucidité face à la nature humaine, nourrit son désespoir. Son œuvre, miroir de son monde intérieur pavé d'incertitudes et de mélancolie, présente une vision tragique de l'humanité et reflète son époque décadente rongée par l'esprit fm-de-siècle. Emblématique de cette ère pessimiste, le thème de l'apparition d'une forme de vie supérieure à la nôtre et susceptible de nous supplanter accapare les esprits et confrrme le malaise éprouvé par l'homme devant sa propre condition. Chère à Maupassant, la théorie quasi-apocalyptique de la fm de la domination de l'humanité sur Terre et de son éventuelle servitude à des êtres pourvus de caractéristiques physiques avantageuses constitue une autre filiation thématique dans les récits de La Lettre d'unfou et des deux Horla:

Alors, plus que personne, je les sentais, moi, ces passants surnaturels. Êtres ou mystères? Le sais-je? Je ne pourrais dire ce qu'ils sont, mais je pourrais toujours signaler leur présence. Et j'ai vu - j'ai vu un être invisible- autant qu'on puisse les voir ces êtres 1 6 • - La Lettre d'un fou (1885)

Donc, messieurs, un Être, un Être nouveau, qui sans doute se multipliera bientôt comme nous nous sommes multipliés, vient d'apparaître sur la terre. Ah ! vous souriez! Pourquoi ? parce que cet Être demeure invisible17• -Le Horla

(1886)

15 Mariane Bury et Marie-Claire Bancquart ont étudié précisément le pessimisme dans les textes du célèbre

auteur. Bury, qui retrace l'origine de ce concept depuis les tout premiers exégètes de l'œuvre, affirme que le traumatisme de la séparation de ses parents, celui de la mort de Flaubert, de même que son expérience de la guette et sa formation intellectuelle, ont ruiné toute velléité d'optimisme chez l'auteur. Depuis ses premiers poèmes de jeunesse jusqu'aux derniers romans, Maupassant laisse les traces de son désenchantement face à la vie dans son œuvre. Mariane Bury, « Maupassant pessimiste? », Romantisme, nO 61, 1988, p. 75-85. Bancquart se penche, quant à elle, sur le fait que le statut de journaliste de Maupassant le rend très au fait des scandales du monde politico-financier, ce qui lui donne une vision lucide de la

société, mais confirme la perfidie et la cruauté de la nature humaine, d'où sa conception désenchantée de l'existence. Marie-Claire Bancquart, « Un auteur "fin de siècle" ?», Magaifne littéraire, nO double, dossier Guy de Maupassant, pp. 16-97, nO 310, mai 1993, pp. 47-50.

16 Guy de Maupassant,« La lettre d'un fou» dans Le Hor/a et au/ms récitsfan/astiques, op. cit., p. 201. 17 Guy de Maupassant, « Le Hotla (1886) » dans Le Hor/a et autres récits fantastiques, op. cit., p. 247.

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Un être nouveau ! pourquoi pas? Il devait venir assurément! Pourquoi serions-nous les derniers? Nous ne le distinguons point, ainsi que tous les autres créés avant nous?18 -Le Horla (1887)

L'idée que l'univers puisse être habité par des êtres pensants différents de nous n'est pas nouvelle et n'a rien d'étonnant aux yeux du public qui dispose d'un large éventail d'ouvrages exposant l'hypothèse d'une forme de vie intelligente sur d'autres planètes. Parmi ceux-ci, on retrouve Pluralité des mondes habités (1862) et Les Terres du ciel (1877) de Camille Flammarion dans lesquels il pose l'existence d'êtres sur Mars et Saturne, ouvrages certainement lus par Maupassant qui rappelle maints détails de leurs propos dans L 'homme de Mars (1887-88i9• Abordant les

préoccupations majeures de ses contemporains en ce qui a trait au rôle que joue l'homme dans le cosmos, Maupassant se fait le porte-parole d'une génération désillusionnée qui a perdu tout espoir de salut.

Bien que l'écrivain ait recours aux mêmes thèmes d'un récit à l'autre, il se livre toutefois à une exploration formelle intense, cherchant à traduire le plus adéquatement possible l'expérience fantastique vécue par son personnage. Considérée comme le premier crayon du Horla, La Lettre d'un/ou raconte la terreur d'un homme en proie à de si terribles hallucinations qu'il songe à se réfugier dans une maison de santé. Il écrit une lettre à son médecin dans laquelle il lui fait part de ses angoisses: convaincu que la Terre est entourée «d'Inconnu inexploré» étant donné que les sens et les organes humains sont trop faibles pour détecter l'ensemble des composantes du monde, il craint d'être envahi par une forme de vie supérieure:

Or, l'esprit craintif qui croit à des êtres incorporels n'a donc par tort. Qui sont-ils? Combien d'hommes les pressentent, frémissent à leur approche, tremblent à leur inappréciable contact. On les sent auprès de soi, autour de soi, mais on ne peut les distinguer, car nous n'avons pas l'œil qui les verrait... 20

18 Guy de Maupassant, « Le Horla (1887) » dans Le Horta et autres récits font astiques, op. cit., p. 288.

19 Clairement inspirée des observations faites par Camille Flammarion, la nouvelle L'Homme de Mars

présente certaines données sur la planète rouge directement puisées des Tems du ciel: « Mars présente à nos yeux à peu près l'aspect que la Terre doit présenter aux observateurs martiaux [ ... ] Elle a des saisons semblables aux nôtres, des neiges aux pôles que l'on voit croître et diminuer suivant les époques. Son année est très longue, six cent quatre-vingt-sept jours terrestres, soit six cent soixante-huit martiaux, décomposés comme suit: cent quatre-vingt-onze pour le printemps, cent quatre-vingt-un pour l'été, cent quarante-neuf pour l'automne et cent quarante-sept pour l'hiver. » Guy de Maupassant, dans Le Horta et autres récits fantastiques, op. cit., p. 316.

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Il affirme également qu'il se croyait fou jusqu'au jour où son image est disparue de la glace dans laquelle il se regardait, dissimulée par un être invisible qui se tenait entre lui et le miroir. Depuis cet instant, l'épistolier ne cesse d'être terrassé par des visions cauchemardesques. Dans ce récit, Maupassant jette les bases de son fantastique, tel qu'il le conçoit à ce moment, en mettant en scène un personnage raisonnable et intelligent confronté à un événement en apparence inexplicable qui changera à tout jamais le cours de son existence: « Mais moi je sens que je l'[l'être invisible] attendrai toujours jusqu'à la mort, que je l'attendrai sans repos, devant cette glace, comme un chasseur à l'affût. 21» Bien que le lecteur puisse éprouver une certaine pitié pour ce triste individu dont le passé tragique a laissé des traces indélébiles, la nouvelle, présentée sous la forme d'une missive, parvient difficilement à ébranler, puisque le moment fantastique tarde à venir. En effet, ce n'est qu'au terme d'une longue réflexion à caractère philosophique sur l'impotence des organes dont l'homme dispose que l'épistolier avoue fmalement être hanté par une nouvelle race d'êtres supérieurs. En raison du caractère très théorique de sa méditation et parce que l'expérience surnaturelle se limite à une seule occurrence, celle de son reflet dérobé dans la glace, le lecteur n'a pas le temps d'éprouver les angoisses de celui qui se sent menacé par des êtres nouveaux ni même de craindre leurs manifestations. Insatisfait de cette version, Maupassant reprend le thème de l'individu persuadé d'être le jouet de forces occultes, mais procède à d'importantes modifications.

Le Horla de 1886, né du remaniement de La lettre d'un/ou mais souvent vu comme une ébauche de la seconde version, met en scène un éminent psychiatre, le docteur Marrande, qui rassemble des confrères afm de leur présenter un cas particulièrement extraordinaire. Le patient paraît devant l'assemblée de scientifiques pour leur exposer son étrange histoire. Il raconte qu'il vivait paisiblement dans une vaste demeure blanche bordant la Seine jusqu'au jour où il fut pris, sans raison apparente, d'une inquiétude nerveuse qui rendait ses humeurs changeantes, troublait son sommeil et l'amaigrissait. Témoin d'une série de phénomènes inexplicables, il redoute qu'un être invisible - qu'il nomme Horla - rôde autour de lui pour le rendre fou. Une nuit, en se retournant vers un grand miroir, il remarque que son reflet a

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disparu, intercepté par une brume opaque. Ce phénomène traumatisant le persuade de la réalité du Horla et pour en être protégé, il se fait volontairement interner dans une maison de santé où il élabore une théorie: une puissance invisible originaire du Brésil est sur le point d'envahir la Terre et d'assujettir la race humaine. Des preuves en faveur de cette hypothèse s'accumulent : alors que le malade se rappelle avoir vu un trois-mâts brésilien voguer sur la Seine peu avant l'apparition de ses symptômes, un article de journal confirme qu'une épidémie de folie sévit dans la province de Sao Paulo. De plus, des voisins souffrent de malaises identiques à ceux de l'interné et constatent qu'on boit leur eau et leur lait ... Pour cette version, Maupassant dynamise son récit en substituant la forme de la lettre à celle du discours prononcé par un pensionnaire d'asile qui retrace à rebours les étapes de sa hantise pour un auditoire recevant en même temps que le lecteur les dires de l'interné. À la vivacité des paroles rapportées s'ajoute une montée de l'intensité dramatique dans le rapport des manifestations du surnaturel: d'abord discret, le Horla se contente de vider l'eau de la carafe du narrateur pour insinuer le doute dans son esprit, avant de lui dérober une rose de son parterre et de feuilleter un de ses livres, ce qui engendrera une crise qui atteindra son paroxysme lors de la scène du reflet disparu du miroir. L'écrivain a de plus choisi de peaufmer le cadre de l'intrigue en employant la technique du récit enchâssé englobé dans un récit-cadre dans lequel le médecin, destinataire absent de La lettre d'un fou, occupe une fonction déterminante en cautionnant les paroles du narrateur. Puisque le Dr Marrande, personnage sensé et respectable, estime que son patient possède toutes ses facultés mentales lorsqu'il affirme voir des êtres invisibles, la crédibilité de l'orateur s'en trouve mieux assurée. De La Lettre d'un fou au premier Horla, Maupassant s'emploie à varier les éléments textuels susceptibles à la fois de gagner l'adhésion de ses lecteurs au surnaturel et de les bouleverser. Pour ce faire, il a donc décuplé les pouvoirs du phénomène occulte tout en veillant à bien établir la confiance dans le personnage qui rapporte les faits étranges, de sorte que l'indispensable effet d'oscillation entre la volonté de croire à l'impensable et la logique qui l'en empêche devient plus manifeste. En achevant son histoire sur le questionnement du Dr Marrande qui ne sait si le successeur de l'homme est véritablement arrivé, l'écrivain contribue d'autant plus à laisser une forte impression dans l'esprit du lecteur, qui doit à son tour prendre position sur la question.

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Malgré que cette version soit beaucoup plus convaincante pour nous faire croire à l'inadmissible (l'existence d'une fonne de vie autre), Maupassant juge bon de reprendre une seconde fois son histoire, cette fois-ci en la présentant sous la fonne d'un journal intime dans lequel sont transcrits les mésaventures et les états d'âme d'un narrateur anonyme. Lorsqu'il réécrit le Horta, le nouvelliste, qui s'adresse cette fois-ci à un public plus littéraire et restreint que celui des journaux, enrichit considérablement son récit en plus de procéder à une mise au point de sa structure. En effet, des changements notables peuvent être observés entre les deux Horta: bien qu'il reprenne les mêmes éléments distribués dans un ordre identique, les événements étranges racontés de manière plus détaillée ont lieu très précisément entre le 8 mai et le 10 septembre. Outre le fait que toute allusion à des voisins atteints de malaises a été supprimée et que trois épisodes racontant des voyages effectués au Mont St-Michel, à Paris et à Rouen ont été ajoutés, la fm de la nouvelle est modifiée. Au lieu d'avoir recours à la protection d'un aliéniste pour se mettre à l'abri du Horla, le narrateur met le feu à sa propriété. De crainte que l'envahisseur n'ait survécu, il tennine son journal sur une promesse de suicide. Dans cette dernière version, Maupassant fait passer son héros de témoin rétrospectif à celui de chroniqueur incapable de prendre du recul par rapport aux événements saisissants qui le troublent presque quotidiennement, ce qui change considérablement la donnée fantastique et invite à expérimenter une nouvelle fonne de littérature étrange.

La supériorité du Horla II

L'efficacité du récit fantastique qui repose, entre autres, sur l'identification entre le lecteur et le personnage confronté au surnaturel, se trouve mieux assurée dans la dernière version. Effectivement, puisque nous avons désonnais affaire à une actualisation des angoisses du narrateur débouchant sur une réaction spontanée qui n'a pas encore eu le temps de décanter, la tension dramatique du récit est considérablement resserrée. Ignorant son destin, le diariste ne connaît ni la suite ni les conséquences de chacune de ses mésaventures, ce qui permet davantage au lecteur de partager son expérience horrifiante. Alors que nous n'avons pas la possibilité de craindre l'apparition du Horla dans la première version puisque les faits survenus un an plus tôt sont racontés de manière précipitée et disséminés dans un passé imprécis, nous sommes plus directement touchés par la panique du diariste en raison de la très légère rétrospection entre l'instant où les événements sont vécus et le

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moment où ils sont transcrits. Nous réussissons à éprouver sa souffrance, car elle

appartient à un passé si récent que les effets restent intenses quand le diariste prend la

plume pour coucher sur papier ses émotions. À ce propos la critique maupassienne

demeure unanime quant à la supériorité du Horla de 1887. André Targe, qui s'est

penché sur les différences entre les deux versions de la nouvelle, considère que Maupassant a voulu renforcer la crédibilité de son narrateur en mettant en scène un diariste écrivant pour lui-même, étant donné que celle du patient de l'asile du premier récit demeurait trop faible :

Comment croire aux aventures d'un malade mental dont la confession, limitée par deux univers dévalorisants (celui de l'asile et de l'obsession) s'insère dans le cadre d'un récit objectif? [ ... ] Les explications envisagées par le malade (psychose collective, contagion des voisins) loin de le servir, prendront des valeurs de justification et entraveront notre crédulité. Son éloignement, qui le mène du présent de l'asile au passé de la peur, va même le desservir et trouvera un écho inévitable dans la distance du lecteur, peu convaincu par cette

narration suspecte22•

Il est vrai que l'orateur se doit d'user d'une rhétorique de persuasion artificielle pour

rassurer son auditoire quant à sa santé mentale. Son discours rigoureusement

construit agence avec soin des preuves de tout genre - expériences personnelles, témoignages d'un expert, coupures de journaux, - en plus d'être prononcé dans une langue parfaitement claire. Ce plaidoyer manque visiblement de naturel contrairement au discours du diariste qui, lui, porte toutes les marques d'énonciation subjective propres à l'écriture personnelle: la prédominance de la première personne et la fréquence des phrases nominales créent l'illusion d'une expression immédiate et

sans apprêt, ce qui nous permet d'octroyer à cet auteur fictif la volonté de fournir des

informations vraies auxquelles lui-même croit.

Todorov, qui soutient aussi que la seconde version demeure plus efficace, part du principe que la prise de parole par les personnages demeure suspecte, alors que les

affirmations du narrateur restent crédibles dans la mesure où celui-ci sert à

authentifier ou démentir les propos des protagonistes. Il affirme que mettre en avant-plan un personnage-narrateur rend parfaitement l'effet d'hésitation tant souhaité par

les auteurs fantastiques car, grâce à ce type de personnage à la fois sujet et objet du

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récit et en l'absence d'autres pour cautionner les faits rapportés, le lecteur est déchiré entre sa volonté de croire à l'étrange expérience décrite et la certitude qu'il existe une explication logique :

Mais dans ses meilleures nouvelles fantastiques -Lui ?, La Nuit, Le Horla, Qui

sait ? -Maupassant fait du narrateur le héros même de l'histoire. L'accent est alors mis sur le fait qu'il s'agit du discours d'un personnage plus que du discours de l'auteur: la parole est sujette à caution, et nous pouvons bien supposer que tous ces personnages sont des fous ; toutefois, du fait qu'ils ne sont pas introduits par un discours distinct du narrateur, nous leur prêtons une paradoxale confiance. On ne nous dit pas que le narrateur ment et la possibilité qu'il mente, en quelque sorte structuralement nous choque ; mais cette

possibilité existe, et l'hésitation peut naître chez le lecte~3.

De la même manière, Claudine Giacchetti, qui a étudié la structure narrative des nouvelles de Maupassant, précise que les récits doubles comme la version première du Horla, c'est-à-dire ceux qui comportent un récit englobant narré à la troisième personne et un second, le récit englobé, raconté à la première personne par un personnage, parviennent difficilement à accrocher le lecteur. Elle affirme d'une part que le récit englobant, sorte de récit anti-narratif car rien ne s'y passe, présente une

situation figée; il ne s'agit que d'un simple tableau immobile pouvant être répété à

l'infini: réunion de vieux copains, dîner de magistrats, causerie de salon, etc. D'autre part, le récit englobé, autonome et dynamique, bien qu'il soit responsable de l'évolution et du changement de signification de la nouvelle en entier, ne réussit pas à convaincre :

Le personnage chez Maupassant ne peut jamais vivre le présent de son discours. Il ne peut élaborer une instance discursive qu'en se déplaçant dans un passé qui se limite à une accumulation invraisemblable de détails, qui est

inexistant pour les interlocuteurs, et qui frise toujours le fantastique24•

En effet, parce que dans le récit enchâssé nous avons affaire à un auditoire qui n'intervient pas dans le moment fantastique, nous avons l'impression que le personnage s'écoute parler avec une complaisance narcissique. Nous lui accordons ou non une crédibilité sur sa vision d'un passé révolu, mais son histoire est achevée

et ne vient en rien modifier le présent. À l'opposé, dans le deuxième Horla qui se

présente comme une nouvelle à récit unique, le lecteur se trouve pris dans la situation

23 Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970, p. 91.

24 Claudine Giacchetti, « La structure narrative des nouvelles de Maupassant », Neophi/ologus, nO 65, janvier

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intolérable du personnage, ce qui lui permet de partager son aberration, voire son affolement. Il semble donc que la forme du journal intime convient mieux pour traduire l'extraordinaire aventure du narrateur du Horla aux pnses avec un phénomène des plus irrationnels. L'illusion d'entrer dans l'espace privé des pensées intimes de cet homme est si bien créée qu'elle réussit à communiquer le frisson de peur ressenti alors qu'il demeure impuissant, démuni devant cette chose qui l'habite.

Un journal intime truqué

Si les spécialistes n'ont cessé de juger Le Horla de 1887 supérieur au premier en raison de la forme du journal intime qui confère plus de naturel, de dynamisme et de cohérence au discours, il semble que certaines incongruités introduites dans l'oeuvre à la suite des corrections apportées leur aient échappé. D'abord, la durée du récit pose problème: l'histoire qui s'étend du 8 mai au 10 septembre correspond à une période durant laquelle le narrateur passe d'un état parfaitement sain à un état psychotique grave. Si certains critiques considèrent que la description de la maladie mentale et son évolution sont traduits avec rigueur25, nous sommes d'avis que les maux dont le personnage souffre progressent avec une rapidité exagérée. En ce sens, nous nous accordons avec Joël Malrieu, qui met en doute la possibilité qu'un être humain puisse développer en un si court laps de temps autant de symptômes de démence :

La rapidité d'évolution de cette supposée maladie n'est pas moins problématique que son apparition soudaine. L'action s'étendait sur plusieurs mois dans la première version, alors même que Maupassant laissait entendre que le narrateur était sain d'esprit; elle se réduit désormais à quatre mois qui suffisent à faire passer un homme parfaitement sensé à un état de délire paranoïaque qui aboutit à une folie meurtrière et s'achève probablement sur un suicide. Pour cet auteur qualifié de réaliste, spectateur assidu des leçons de 25 Anne-Marie Baron aborde la question de la filiation entre les discours scientifiques et la création

littéraire de Maupassant et elle est d'avis que Le Hoda présente une description convaincante des symptômes cliniques de la démence. En observant la trame narrative du récit, elle constate que l'évolution du mal se fait progressivement: l'apparence d'équilibre (attachement à la terre natale) laisse place à des signes de trouble (hypersensibilité, fièvre, tristesse, angoisse devant des mystères inexplicables) qui s'aggraveront par paliers successifs et qui aboutiront à la paranoïa finale. Elle justifie la rapidité de l'évolution de la maladie par le fait que le sujet a toujours porté en lui les germes de la démence ; il

apparaît normal au début parce que sa solitude l'a préservé de rencontres traumatisantes pouvant provoquer des crises sérieuses. Or, il ne suffit que d'une frustration pour le faire basculer dans un état de psychose interrompu par des périodes d'accalmie où le personnage devient un « cas-limite» ou borderline.

Puisque les personnes atteintes de paranoïa vivent souvent des périodes de crises intermittentes, Le Hor/a

épouse l'état d'une personne psychotique. Anne-Marie Baron, « La description clinique et l'analyse des états-limites chez Maupassant », RHLF, nO 75, septembre-octobre 1994, pp. 765-773.

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Charcot, voici une bien étrange entorse aux règles élémentaires de la vraisemblance, ou la représentation d'une psychose foudroyante qui

constituerait un cas unique dans les annales de la psychiatrie26.

De plus, la première entrée du journal datée du 8 mai plonge le lecteur in media res

au sein d'une journée en apparence tout à fait ordinaire, mais qui aura une incidence

déterminante sur le reste de sa vie. Rédigée le jour même comme en fait foi

l'expression « comme il faisait bon ce matin », la note exprime l'attachement du

diariste à sa terre natale, en plus de souligner le fait banal qu'il a passé la matinée à

regarder passer les bateaux sur la Seine, dont un trois-mâts brésilien:

Vers onze heures, un long convoi de navires, traîné par un remorqueur, gros comme une mouche, et qui râlait de peine en vomissant une fumée épaisse, défila devant ma grille. Après deux goélettes, dont le pavillon rouge ondoyait sur le ciel, venait un superbe trois-mâts brésilien tout blanc, admirablement propre et luisant. Je le saluai, je ne sais pas pourquoi, tant ce navire me fit plaisir à voir27•

Cette première donnée du journal constitue une vaste mise en scène préparant le développement d'une explication logique au sujet du phénomène-Horla venu du

Brésil. À supposer que l'apparition du navire sud-américain et la découverte

ultérieure de l'épidémie de folie ravageant la même région ne soient que pure coïncidence, comment justifier le fait que dès la seconde entrée en date du 12 mai, le narrateur soit brutalement frappé de malaise? Il demeure peu probable que l'idée de

réaliser un journal soit venue à l'esprit du narrateur purement par hasard, sans raisons

ni motifs valables, et que sa vie prenne soudainement un tout autre tournant quelques

jours plus tard. Maupassant va à l'encontre de la vraisemblance de l'écriture intimiste

en inaugurant son récit par la présentation d'un personnage parfaitement équilibré,

jouissant d'un bonheur tranquille et aucunement enclin à se poser des questions

d'ordre métaphysique. En effet, comme le souligne Françoise Simonet-Tenant,

auteure d'un ouvrage consacré à l'étude des journaux intimes, différentes

circonstances favorisent ou précipitent le déclenchement de l'entreprise d'écriture :

26 Joël Mahieu, Le Hor/a de Ct!)' de Maupassant, Paris, Gallimard, 1996, pp. 92-93.

27 Guy de Maupassant, Contes et nouvelles II, Édition de Louis Forestier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,1974, pp. 913-914.

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