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Jusqu'à épuisement des stocks

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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JUSQU’À ÉPUISEMENT DES STOCKS

Mémoire

Guillaume Tardif

Maîtrise en arts visuels

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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RÉSUMÉ

Ce mémoire est le fruit d’une réflexion portant sur la pulsion qui m’habite de sans cesse créer de nouveaux objets, ainsi que sur les rapports que j’entretiens avec mes objets d’art et les objets manufacturés qui nous entourent. Elle s’est construite peu à peu, dans un aller-retour entre production à l’atelier et retour critique. Au cours des deux dernières années, j’ai cherché, par l’entremise de sculptures et d’œuvres installatives, à comprendre ma fascination pour le fait de vivre dans une société dont l’activité fondamentale semble être une transformation constante d’énergie et de matière.

Dans un premier temps, j’y dresse plusieurs constats relatifs à mon positionnement comme artiste face aux différents discours sur l’art. Essentiellement, je développe l’idée que je n’ai pas besoin de régler le cas de l’art, d’un point de vue théorique, pour faire de l’art. Dans la seconde partie, je réfléchis sur différentes caractéristiques de ma démarche : le fait que je cherche à créer des objets qui s’insèrent et se comportent dans le réel comme des anomalies, que ma démarche est perméable à tout ce qui constitue mon expérience de vie, ou encore que j’active en manipulant de façon intuitive du matériel chargé de significations multiples. Dans un troisième temps, je présente la nature de l’imaginaire qui m’habite et explique la façon dont ce dernier influence ma manière de faire de l’art et la morphologie de mes œuvres. Vient ensuite un chapitre dans lequel je me penche sur mon passé de designer industriel et de musicien, dans lequel j’illustre la façon dont ces deux expériences de création, bien que fort différentes de l’art contemporain, influencent ma pratique actuelle. Finalement, je ferai une représentation schématisée des concepts, des méthodes et des dynamiques à l’œuvre dans mon processus créatif.

Cette multitude de regards différents sur ma pratique permettra de faire ressortir, tout au long de ce mémoire, que ma démarche est nourrie par une série de tensions que je cherche à réconcilier, sans vraiment y parvenir, et que c’est cette impossibilité qui me pousse constamment à créer des nouvelles œuvres.

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Bien que mes œuvres soient souvent interprétées comme des commentaires sur l’actualité, le présent mémoire n’a pas comme point central l’actualité, mais bien mon travail de création, la façon dont il fonctionne, ce à quoi il est relié, etc. Je ne me pose pas la question « pourquoi et comment transformons-nous l’énergie et la matière? », mais plutôt « comment puis-je transformer le monde en transformant autrement l’énergie et la matière? »

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TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ ... III TABLE DES MATIÈRES ... V LISTE DES FIGURES ... VII

INTRODUCTION ... 1

CHAPITRE 1 À PROPOS DE MON ART ET DE LA THÉORIE SUR L’ART ... 3

1.1 Faire de l’art sans avoir à fixer la notion d’art ... 3

1.2 Se donner des repères ... 4

1.3 Réfléchir sur le processus de l’intérieur ... 5

1.4 Avant tout, faire de l’art ... 8

CHAPITRE 2 RÉFLEXIONS DIVERSES À PROPOS DE MA DÉMARCHE ... 11

2.1 Des objets qui s’insèrent dans le monde en tant qu’anomalies ... 11

2.2 Du caractère perméable de ma démarche ... 12

2.3 Activer du matériel de façon intuitive ... 13

2.4 Des œuvres chargées de significations multiples ... 15

CHAPITRE 3 MON ART EST UN BIDONVILLE ... 19

3.1 Un imaginaire de fin du monde ... 19

3.2 Faire avec… ... 21

CHAPITRE 4 L’INFLUENCE DE MES AUTRES PRATIQUES DE CRÉATION SUR MA DÉMARCHE EN ARTS VISUELS ... 23

4.1 Dynamique de tension entre design industriel et arts visuels ... 23

4.2 Retour sur le passé ... 25

4.3 Des préoccupations sociales qui se transforment ... 28

4.4 Me laisser porter par le processus ... 29

CHAPITRE 5 À PROPOS DE LA STRUCTURE DE MA DÉMARCHE ... 33

5.1 Schématisation de ma pratique ... 33

5.2 Tracer des constellations ... 33

5.3 Une constellation de concepts ... 35

5.4 Une constellation de méthodes ... 37

CONCLUSION ... 43

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LISTE DES FIGURES

Figure 1 Guillaume Tardif, Catacombes, 2008 p. 6

Figure 2 Guillaume Tardif, Une tête avec des éclisses dedans, 2012 p. 7

Figure 3 Guillaume Tardif, Plat de résistance (vue partielle de l’exposition), 2014 p. 9

Figure 4 Guillaume Tardif, Dans le bon vieux temps, 2013 p. 11

Figure 5 Guillaume Tardif, Une canette qui s’envole, 2012 p. 12

Figure 6 David Altmejd, Le spectre et la main, 2012 p. 14

Figure 7 Guillaume Tardif, Le modèle de l’année V.2, 2013 p. 18

Figure 8 Guillaume Tardif, Des strates de matière (étude), 2014 p. 20

Figure 9 Le groupe GO inc.,Vélo pliant GoBike, 2000 p. 22

Figure 10 Guillaume Tardif, Sans titre, 2014 p. 23

Figure 11 Guillaume Tardif, Sans titre (étude de suspension), 2013 p. 25

Figure 12 Guillaume Tardif, Poste de rassemblement (vue de détail), 2013 p. 29

Figure 13 Guillaume Tardif, Sans titre (fragile), 2013 p. 37

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« Tous les éléments de cette esthétique précaire étaient pourtant là, sous mes yeux : l’encombrement, voire la saturation; le recours à des matériaux pauvres; l’indifférenciation entre le rebut et l’objet de consommation, le comestible et le solide; le refus d’un principe de composition fixe au profit d’installations d’allure

nomadique et indéterminée. »

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INTRODUCTION

« Jusqu’à épuisement des stocks » est un classique en publicité. On l’utilise à la télévision et à la radio pour faire la promotion d’un modèle de voiture ou dans les circulaires des grandes surfaces pour mousser la vente de tel ou tel produit. C’est la promesse de LA bonne affaire qu’il ne faut pas laisser passer. C’est le coup de feu sur la ligne de départ d’une compétition qui vise à établir qui sera le plus rapide, qui pourra se procurer la marchandise tant convoitée et ainsi saisir l’occasion de prouver qu’il vaut mieux que les autres.

Pour moi, « Jusqu’à épuisement des stocks » est une phrase porteuse d’autres significations. D’abord, je trouve qu’elle évoque à merveille certains des enjeux les plus importants et les plus représentatifs de l’état de notre monde en ce début de XXIe siècle. Je pense entre autres à la course frénétique à la mondialisation des marchés, à l’épuisement rapide de nombreuses ressources naturelles devant l’explosion démographique mondiale et à l’immobilisme des états les plus puissants devant la menace des changements climatiques, pour ne donner que quelques exemples. À un autre niveau, en tant qu’artiste visuel travaillant principalement la sculpture et l’installation, « Jusqu’à épuisement des stocks » parle de mon rapport à toute cette matière qui nous entoure, tous ces objets manufacturés qui occupent et souvent encombrent nos vies. C’est l’évocation d’une pulsion qui me pousse sans cesse à transformer ce qui me tombe sous la main, dans une sorte de quête impossible pour créer du sens à partir du chaos du monde.

De ces interprétations personnelles émerge l’enjeu principal de ma démarche artistique, soit la tentative de réconcilier deux positions contradictoires : d’un côté le désir de témoigner de l’état du monde, de l’autre la volonté de générer quelque chose de libre et d’indéterminé, qui agit dans le monde et le transforme autrement qu’à partir d’une critique ou d’un commentaire sur l’actualité.

Si, après quelques années de pratique autonome, j’ai entrepris des études de maîtrise, c’était pour plonger au cœur de cette relation ambiguë et complexe que j’entretiens avec les objets que je côtoie au quotidien, qu’ils soient manufacturés, artisanaux ou œuvres d’art. J’ai voulu réfléchir sur ce que signifie pour moi le fait de faire de l’art. J’ai voulu

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comprendre ce besoin puissant qui m’habite, celui de créer des objets, et comprendre pourquoi je n’arrive pas à m’en abstenir alors que du même souffle, j’ai le sentiment que la dernière chose dont le monde ait besoin, c’est que l’on ajoute à notre encombrement matériel.

Le présent mémoire est le fruit d’une réflexion construite au cours des deux dernières années. Il rend compte de différents constats à l’égard de ma démarche artistique qui se sont peu à peu imposés à moi par le travail d’atelier, la lecture et les nombreux échanges que j’ai eu avec mon directeur, Alexandre David. Ces idées se sont développées d’une façon très organique, et le lecteur pourra constater que cela se répercute dans la structure même du texte. Les différentes sections se font écho les unes aux autres, créant un objet en rhizome davantage qu’un texte linéaire passant de A, à B, à C.

Dans les pages qui suivent, je présente une série de réflexions, de constats et de balises qui aident à situer ma pratique, sans pour autant la contraindre à des positions rigides ou à des frontières strictes. Afin de faciliter la lecture, ces réflexions sont regroupées en cinq chapitres. J’y aborde tour à tour le rapport entre mon art et la théorie sur l’art, diverses caractéristiques propres à ma démarche, certaines références culturelles qui influencent mon regard sur le monde et ma façon de considérer le geste artistique, l’influence sur mon art de mes expériences de designer industriel et de musicien, et enfin différentes représentations schématisées des dynamiques, des concepts et des méthodes à l’œuvre dans ma démarche.

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CHAPITRE 1

À PROPOS DE MON ART ET DE LA THÉORIE SUR L’ART 1.1 Faire de l’art sans avoir à fixer la notion d’art

En tant qu’artiste, je me situe en partie en réaction à quelque chose d’envahissant dans le monde de l’art, soit l’apparente nécessité de définir l’art en général pour s’autoriser à commenter la spécificité d’une pratique singulière, la mienne dans le cas présent. J’en arrive à ce constat suite à une démarche réflexive au cours de laquelle j’ai cherché à construire un modèle théorique capable d’expliquer de façon pragmatique et rigoureuse ma conception de l’art. Dans les premiers temps de mes études de maîtrise, j’avais l’impression que pour légitimer ma démarche, je devais établir ma conception générale de l’art et construire une sorte de manuel pour ensuite y placer mes œuvres et ainsi prouver que ce que je fais est de l’art, et que je suis par extension un artiste. Au cours de ce processus plutôt laborieux, j’ai ressenti à de nombreuses reprises un décalage entre ma façon de faire de l’art et ma façon de « justifier » que c’est bien de l’art. L’explication de cet inconfort repose selon moi en grande partie sur le fait que le « point de mire » de ma réflexion n’était pas au bon endroit. Plutôt que de réfléchir SUR ma pratique À PARTIR de ma pratique, je réfléchissais sur l’art, à partir de divers textes et théories appartenant au champ discursif de l’art contemporain, avec l’intention de venir y insérer ma pratique par la suite. À partir de petits fragments tirés ici dans un texte d’Adorno et là dans un film documentaire sur le travail d’Edward Burtynsky, par exemple, je m’efforçais de construire un édifice théorique complet et autonome qui épouserait parfaitement les contours de ma pratique artistique. Or, comme on pourra le constater à la lecture de ce mémoire, celle-ci possède une forme très organique dont les contours, les surfaces de contact avec le réel sont bien davantage poreuses que lisses et étanches. Quand je m’arrête à en imaginer la forme, les images qui me viennent en tête sont celles d’objets difficiles à mettre en boîte comme un nuage flottant au vent ou un récif de corail. Une telle entreprise était donc vouée à l’échec et j’ai bien dû me rendre à l’évidence, l’édifice que j’espérais construire avait davantage en commun avec un abri de fortune fait d’éléments théoriques disparates maintenus ensemble par les moyens du bord. Une sorte de construction minimalement fonctionnelle, certes, mais dont

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l’arrimage avec ma pratique était largement déficient, pour ne pas dire impossible. Bien que je me sois enlisé dans cette tentative de théoriser l’art, cela m’a permis de réaliser qu’il n’était pas pertinent pour moi de chercher à justifier mon travail en décortiquant ses diverses composantes théoriques. Il n’est pas possible (j’irais même jusqu’à dire souhaitable) de le réduire ou d’en exprimer l’essence par une équation du type : « contient 50 % de Bourriaud, 25 % d’Adorno, 20 % de Marx et des traces de Baudrillard » par exemple. Cela ne fait pas de mon art de l’art. Mon art existait bien avant que je découvre Nicolas Bourriaud, et mon incapacité à synthétiser l’ensemble de sa pensée, comme celle de dizaines d’autres théoriciens d’ailleurs, n’empêche en rien mon art de se produire.

1.2 Se donner des repères

Cela étant dit, je ne voudrais pas laisser l’impression que je considère que ma démarche fonctionne en vase clos. Bien au contraire, je constate que mon art fonctionne en phase avec certaines conceptions de l’art, certaines idées à propos de la structure de l’art contemporain qui sont élaborées par divers théoriciens de l’art. Sans dire que ces idées permettent de synthétiser mon art ou que mon art se limite à ces idées, celles-ci m’apparaissent comme des points de repère intéressants, des références qui permettent de situer ma démarche à travers la multitude des pratiques artistiques. J’aimerais en donner deux qui vont dans le même sens.

D’abord, j’aimerais citer Nicolas Bourriaud qui a écrit que « Dans la marée culturelle contemporaine, les vagues ne se recouvrent plus l’une l’autre avec force, dessinant des creux et des crêtes; à l’inverse, une infinité de vaguelettes échouent sur la grève d’une actualité où toutes les tendances cohabitent sans animosités ni antagonismes… 1» Ce qu’il décrit ici, c’est une rupture avec le modernisme typique de la première moitié du XXe siècle. Aujourd’hui, on ne se trouve plus dans une situation où les mouvements se forment les uns après les autres comme à l’époque des avant-gardes, sur un horizon de plusieurs années, en remettant en cause les conceptions des mouvements passés avant d’être à leur tour mis à mal par de nouvelles approches. Dans le contexte actuel de l’art, on assiste à une

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gigantesque mise à plat. Toutes les sources d’inspiration, tous les sujets, tous les médiums, tous les mélanges, l’approche la plus conventionnelle comme la plus innovatrice, tout cela coexiste à l’intérieur d’un seul et même champ d’activité : celui de l’art contemporain. Dans ce contexte, le travail de l’artiste consiste à tisser des liens nouveaux entre des éléments déjà existants, et j’estime que ma démarche fonctionne très souvent de cette manière.

Dans le même ordre d’idée, Pascal Gielen écrit : « The mass accumulation of the creative artist generates a polyphony of singularities and idiosyncratic meanings alongside and in opposition to each other. The art world today is a field full of paradoxical meanings that constantly contradict, undermine and invoke each other 2.» Je trouve ce concept du murmure particulièrement éclairant pour représenter la structure et la nature de l’art contemporain, qui est un lieu dont les contours sont impossibles à délimiter avec précision, comme le bruit d’une foule bouillonnant de milliers de voix, mais dont on ne peut en isoler aucune clairement. Cet exemple illustre bien comment pour moi, ce qui est le plus intéressant et le plus porteur dans l’art contemporain, est cet état de brouillage et le potentiel illimité qu’il recèle.

1.3 Réfléchir sur le processus de l’intérieur

Il existait donc dans ma démarche, dans les premiers temps de ma maîtrise, un décalage entre ma façon de faire de l’art et ma façon de « justifier » que c’est de l’art. Plus j’y réfléchis, plus il m’apparaît normal que mes réflexions aient été déphasées par rapport à ma pratique même. Le cœur du problème ici, c’est que je me suis contraint à adopter une position EN DEHORS de ma pratique pour la réfléchir, faisant ainsi abstraction du fait que, en ma qualité d’artiste, je faisais partie de l’équation. Je ne peux pas être à la fois dans le processus créatif et à l’extérieur de celui-ci. Lorsque je réfléchis ma pratique, il m’est impossible de faire abstraction de ma position particulière face aux œuvres, de mon vécu, de mes expériences, etc. Par exemple, lorsqu’une de mes œuvres contient une de ces pièces rouillées de système d’échappement que j’utilise si souvent, la pièce évoque d’abord pour

2 Gielen, Pascal, 2009. The Murmuring of the Artistic Multitude – Global Art, Memory and Post-Fordism.

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moi la désuétude, mais elle contient aussi la pulsion qui m’a poussé à la ramasser pour l’ajouter à l’inventaire de matières et de matériaux qui s’entasse dans mon atelier.

Comme cette pièce, chaque élément de cet inventaire vient, à mes yeux, avec son bagage de références, d’histoires et de significations qui agissent en continu dans mon processus de création.

Il n’y a donc pas en moi deux états bien distincts qui alternent à la façon d’un code binaire. L’artiste qui crée l’œuvre, une fois le travail complété, ne fait pas place à un théoricien qui observe à distance et extrait de l’œuvre certains constats pour les articuler dans un discours théorique. Dans le contexte de ma démarche artistique, je suis partie prenante d’une dynamique où création et réflexion sont intimement liées. Pour moi, faire de l’art est une expérience où deux modes, deux façons d’aborder l’œuvre sont actifs en tout temps. Lorsque je suis à l’atelier en train de créer, je passe continuellement d’un à l’autre, à presque chaque geste que je pose. J’agis sur l’œuvre en ajoutant une pièce de plastique noir,

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puis je change de mode (de créateur, je deviens critique) pour observer la chose. « Est-ce que cela me plaît? Que se passe-t’il? » « Tiens, la patine salie du plastique répond à l’usure de tel morceau de bois… » Une sorte de dialogue, donc, mais non pas comme je le concevais au départ entre un artiste intérieur et un théoricien intérieur, mais plutôt entre moi-même en tant que créateur et moi-même en tant que spectateur. C’est moi en train de réfléchir sur mon expérience face aux œuvres (comment est-ce que je me sens?) et sur l’expérience de l’autre (comment le spectateur se sentira-t’il?), mais toujours à travers la lentille de ma propre expérience de vie.

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1.4 Avant tout, faire de l’art

Le champ de l’art comme objet d’étude théorique ne m’intéresse que très peu. Ce qui m’intéresse, c’est de FAIRE de l’art. Dans mon rapport à l’art, il existe clairement une hiérarchie entre produire des objets physiques et produire de la théorie. Pour moi, ce qui est fondamental, c’est la production de mes œuvres, des objets dont la matérialité et la présence se découvrent par les sens et qui créent des effets dans le réel. Je ne nie pas l’importance de la théorie dans le développement de l’art dans une perspective d’ensemble, je constate simplement qu’à l’échelle de ma pratique, je ne fais pas, et je n’ai pas besoin de créer de la théorie pour faire de l’art. Le développement d’une théorie de l’art n’est tout simplement pas un enjeu, ni un moteur dans ma démarche.

Par contre, ce que je crée et que j’alimente, parfois au cœur, parfois en périphérie de mes oeuvres, c’est un discours sur mon art. Il existe là une distinction très importante que je me représente ainsi. Là où une théorie s’emploie à expliquer, en tout ou en partie, le fonctionnement de certains mécanismes ou enjeux de l’art, mon discours se contente d’être un commentaire sur mon expérience personnelle de la pratique artistique. Ce discours, qui se construit et se transforme au fur et à mesure que se développe ma démarche, vient s’ajouter à la multitude des discours existants dans le vaste champ discursif de l’art. Pour reprendre un concept de Pascal Gielen dont il était question quelques pages plus tôt, j’ajoute en quelque sorte ma voix dans le « murmure ».

En plus de contribuer à cette infinité de discours, j’y puise divers éléments qui viennent nourrir ma pratique et ma réflexion. De la même manière qu’il absorbe des éléments formels ou matériels provenant de n’importe quelle sphère de mon expérience de vie, mon art a la capacité d’absorber d’une façon très libre des éléments de discours puisés ici et là. Ceux-ci me permettent de confronter mes a priori, de me bousculer, de vérifier au fur et à mesure des gestes que je pose, ce qui semble vouloir s’imposer comme effet, comme énergie dans l’œuvre. Les nombreux discours sur l’art me permettent d’adopter des points de vue différents sur ma manière de créer et de constater avec quelles grandes idées ma démarche entre en résonance.

Différents discours, le mien comme celui des autres, se trouvent donc à traverser mon art de part en part. Parfois ils nourrissent ma réflexion en amont, parfois ils se matérialisent

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dans une forme ou dans un geste, parfois ils accompagnent la diffusion d’une œuvre. Bien qu’on y retrouve à l’occasion des fragments de théories, le discours que je produis dans et à propos de mon art ne constitue pas une théorie en soi.

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CHAPITRE 2

RÉFLEXIONS DIVERSES À PROPOS DE MA DÉMARCHE 2.1 Des objets qui s’insèrent dans le monde en tant qu’anomalies

Ce qui me préoccupe, c’est d’amener dans le réel des objets qui déstabilisent ou transforment le cours normal de la vie quotidienne. Ce fut le cas dans le cadre de l’exposition « Plat de résistance », présentée de mai à août 2014, dans le restaurant le Tiers Temps de la coopérative Méduse, à Québec. Pour cette exposition, j’ai réalisé une série de sculptures intégrées au lieu, comme si l’espace était soudainement pris d’assaut par des objets semblant dotés d’une vie propre. Une œuvre donnait l’impression de sortir des tuiles du plafond, une autre répandait sur les murs et le bar des sortes de spores, d’autres semblaient littéralement sortir des murs, etc. De plus, ces œuvres faisaient écho à la cuisine du chef Éric Melbardis, entre autres par l’utilisation d’une palette de couleurs rappelant celles des aliments, ainsi que par des formes ayant un caractère appétissant. Il a résulté de cette exposition un effet très intéressant d’aller-retour entre un sentiment d’étrangeté et une impression de cohérence. Les œuvres étaient clairement des « intrus » dans le lieu, en ce sens qu’on ne s’attend habituellement pas à voir au restaurant des objets abstraits pendre du plafond ou s’accrocher bien en vue aux montants des fenêtres.

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Pourtant, dans le cas présent, ces formes envahissantes semblaient tout à fait à leur place. Elles agissaient sur un registre de perturbation, d’énigme, un registre beaucoup plus riche et intéressant artistiquement que la simple décoration à laquelle on est habitué dans l’espace d’un restaurant.

2.2 Du caractère perméable de ma démarche

Mon travail est perméable à tout ce qui constitue mon vécu, les discours et les pratiques artistiques, les diverses disciplines de création dans lesquelles je suis actif comme la musique et le design industriel, mes rencontres avec des artistes de toutes sortes d’horizons et ainsi de suite. Toutefois, ce n’est pas pour autant que tout ce qui est absorbé se trouve renvoyé dans le monde. Mon art n’est pas un processus de synthèse, une sorte de procédé qui extrait et concentre la substance du monde. Le résultat qui découle de mon art n’est pas un témoin du monde, c’est un objet doté d’une puissance propre, d’un potentiel qui va bien au-delà du simple commentaire. Ce qu’une œuvre comme « Placement de produits » (voir Figure 14) porte d’important, ce n’est pas un message comme « La société de consommation a des effets négatifs sur l’environnement ». Ce qu’elle propose, c’est davantage une affirmation de l’ordre de « voici ce qui peut exister, ce qui peut parvenir dans le monde à partir de mon expérience du monde ». Il y a donc ici quelque chose qui ressemble à un commentaire, mais il s’agit d’un commentaire actualisé dans l’objet, pas juste véhiculé par l’objet. C’est en ce sens que je parle d’une affirmation. L’œuvre existe dans le monde, mais sa présence affirme quelque chose de plus.

Au moment où je les crée, je sais que mes œuvres vont agir, mais je ne sais pas précisément comment elles le feront. Il y a presque toujours une forme de résistance à cette tendance que de nombreux spectateurs ont de vouloir réduire les choses à leur dimension sémantique, à n’aborder mes œuvres que par la compréhension d’un « message ». Il y a également souvent en trame de fond une recherche d’efficacité dans mon art, un désir qu’il réussisse à déstabiliser quelque chose. Je ne sais jamais trop ce que je cherche, mais je sais avec quoi je travaille. Pour moi, ça passe généralement par la composition, la couleur, les accumulations et la tension entre le construit et l’arbitraire. Je reviendrai sur ces éléments de ma démarche de façon plus détaillée dans la dernière partie de ce mémoire.

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2.3 Activer du matériel de façon intuitive

Un autre mécanisme en action dans ma démarche s’est précisé au cours de ma maîtrise. Il s’agit du fait que j’active des connexions parce que je travaille intuitivement avec un matériel chargé de références. Lorsque je crée des œuvres, je le fais spontanément, dans un rapport de manipulation directe de la matière, bien davantage que dans un rapport cérébral. Concrètement, à l’atelier, je passe la majeure partie de mon temps à chercher des façons de mettre en relation des objets disparates, par exemple en agençant le volume d’une lampe-torche avec celui d’une poutre de bois, ou en faisant se rencontrer le brillant d’un objet au fini chromé avec l’orange d’une vieille corde, etc. Les seuls critères qui conditionnent ma prise de décision et les gestes que je pose sont mon intuition et mes sens. Je me plonge dans une sorte d’état de contemplation où je me laisse guider par mes

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impressions, où je désactive la partie cartésienne de mon esprit pour laisser la place au plaisir des sens.

Pourquoi manipuler un objet plutôt qu’un autre? Généralement parce qu’il est chargé de poésie ou de vécu. Par leurs procédés de fabrication ou leurs matériaux, les divers objets qui constituent la matière première de mes œuvres laissent des indices, des pistes vers des liens multiples que je peux activer dans mes créations. J’ai par exemple un grand intérêt pour les patines vieillies et les traces d’usure. Je suis également très porté vers ce que j’appelle des « formes confuses », des objets ou des fragments d’objets dont on décode qu’il faisait partie d’un ensemble, sans qu’on puisse nécessairement identifier l’ensemble en question. C’est le cas, par exemple, des retailles de matériaux divers que j’utilise souvent dans mes œuvres. Lorsque je produis des pièces, il arrive régulièrement que je

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génère des retailles toutes plus ou moins semblables. Fidèle à moi-même, il n’est pas rare que je conserve ces objets en série quelque part à l’atelier. On reconnaît le motif répété, on se doute que ces morceaux, par leurs formes, leur « air de famille », ont tous été produits au cours du même processus, sans que l’on puisse dire en quoi ce processus consistait et quel en a été le résultat précisément. Par exemple, j’ai déjà conservé des retailles que j’avais générées en fabriquant de grosses sphères de styrofoam pour une œuvre. Ces « restants » ont plus tard été assemblés et mis en dialogue avec d’autres objets variés et sont devenus à leur tour une œuvre à part entière.

2.4 Des œuvres chargées de significations multiples

Je constate que mes œuvres répondent le mieux à mon désir d’amener des anomalies dans le cours normal des choses lorsqu’elles sont constituées d’une variété d’éléments reconnaissables par le spectateur (un volume, une texture, une couleur, etc.), mais que ces derniers sont toujours mis en forme avec le souci d’éviter soigneusement de représenter un sujet dans son ensemble ou de façon trop directe. Je considère parfois que mes œuvres agissent sur le réel d’une façon analogue aux mutations qui surgissent dans l’ADN des différentes espèces, des sortes d’« erreurs » qui s’immiscent dans le cours normal des choses simplement pour voir les effets qu’elles peuvent provoquer. Mes œuvres sont des variations personnelles créées à partir de certains éléments puisés dans le réel (très souvent dans le registre des biens de consommation ou de la désuétude, par exemple), que je transforme librement pour en faire des objets dotés d’une cohérence qui leur est propre. Je définis cette cohérence comme le moment où, en tant que créateur, je me trouve devant un objet que je n’arrive pas à cerner. Je dis parfois de mes œuvres qu’elles sont des « moments de densité », des objets à l’intérieur desquels sont concentrées une grande quantité de matières et de significations hétéroclites, qui doivent être abordées par le spectateur dans leur complexité, par la circulation entre les différents niveaux de sens. Je vois ici une dynamique analogue à celle décrite par le sculpteur David Altmejd lorsqu’il parle ainsi de ses intentions : « I try to build an object that's gonna become complex enough, have enough

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layers, have enough references and energy to start feeling like it’s alive, that it's developing the capacity of generating its own meaning3. »

Cela illustre bien que, de mon point de vue, la valeur d’une oeuvre réside dans le fait qu’elle constitue une expérience réelle, ou, pour reprendre les mots de l’artiste Éric Cardinal, que « … l'œuvre est envisagée telle quelle, c'est-à-dire désengagée de message ou de discours, dans son surgissement4. »

En anglais, on dirait de mon travail qu’il est object based. Je n’ai pas trouvé de traduction satisfaisante, mais ce qualificatif fait référence au fait qu’il y a toujours quelque chose de produit, de matériel, de concret dans mon art. Dans mon travail, la condition principale, c’est la construction et la mise en circulation d’un ou de plusieurs objets matériels, généralement sous forme de sculptures et parfois d’installations. À mon sens, cette présence physique de l’objet constitue un des fondements de mon travail. Par cette caractéristique, ma démarche s’inscrit selon moi en continuité avec des pratiques comme celle de Tony Cragg, particulièrement ses œuvres des années 1970 et 1980, avec certaines

3 Entretien avec David Altmejd, « Boundaries », art21, PBS, 2001-2012.

www.pbs.org/art21/artists/david-altmejd , consulté le 14 décembre 2012.

4 Cardinal, Éric. 2008. L’œuvre en tant qu’œuvre : une approche de l’expérience (Mémoire de maîtrise,

Université Laval, Québec, Québec). p.2. Repéré à http://www.theses.ulaval.ca/2008/25642/

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œuvres performatives récentes de Raphaëlle De Groot, ou encore avec plusieurs œuvres faites à partir d’objets trouvés de Gabriel Orozco, je pense par exemple au projet Asterisms. Dans tous ces exemples, l’œuvre implique une accumulation de matière (très souvent d’objets du quotidien) réorganisée par l’artiste selon une structure ou une logique nouvelle, ce qui charge l’œuvre de sens et d’effets. Pour que ceux-ci s’actualisent, l’œuvre doit être mise en circulation dans le monde. Ce sont les liens qui se développent entre les œuvres, les lieux et les spectateurs qui constituent le cœur de l’expérience artistique. À mon sens, cela rejoint le concept de « coefficient d’art » développé par Marcel Duchamp qui permet d’expliciter cette « relation arithmétique entre “ ce qui est inexprimé mais était projeté ” et “ ce qui est exprimé inintentionnellement ” ». Mes œuvres, comme celles des artistes que je viens de nommer, se présentent un peu comme des énigmes pour lesquelles il n’existe pas une, mais une infinité de solutions qui varient en fonction du contexte de présentation et de la personne qui la regarde. Bien qu’il ne s’agisse pas ici d’une position très novatrice, je constate que ce phénomène est à l’œuvre dans ma manière de faire de l’art.

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CHAPITRE 3

MON ART EST UN BIDONVILLE

« Une chose qui me frappe, c’est que la classe moyenne passe aujourd’hui une bonne partie de son temps de loisir devant son écran LCD, à regarder le monde se faire attaquer par des extraterrestres ou heurter par des météorites, ravager par des épidémies mortelles ou piétiner par des monstres géants, être anéanti par des bombes nucléaires ou déconcrissé par des übertsunamis. 5»

3.1 Un imaginaire de fin du monde

La grande majorité du temps, ma matière de prédilection, c’est n’importe quel objet ou fragment d’objet manufacturé. Ce sont généralement des objets de consommation ordinaires, ou encore des matériaux destinés à un usage quelconque que j’accumule au fil du temps. Je les sélectionne généralement parce qu’ils exercent une fascination sur moi en raison de leurs qualités esthétiques ou de leur récurrence dans mon environnement. Par exemple, au cours des derniers mois, je me suis intéressé aux morceaux de plastique souple qui servent au transport des canettes de bière et aux gobelets de café dont les parois sont recouvertes de carton ondulé. Habitant au centre-ville, je croise ces objets presque quotidiennement et j’ai décidé de les ramasser, sans trop savoir ce que j’allais en faire. C’est toujours plus ou moins le même scénario. Un objet m’intrigue, je le collectionne, et éventuellement, je me mets à manipuler les caractéristiques qu’il renferme et les aborde tels qu’ils sont. Cela donne lieu à une sorte de va-et-vient entre la matière et l’objet, entre l’œuvre et ce dont elle est faite. Une catégorie d’objets, ceux tombés en désuétude, m’inspire particulièrement. Les textures usées, la rouille, les couleurs salies, les fragments d’objets, les éclats de plastique, tout ce qui évoque l’usure, la déchéance, la fin de la vie « utile » attire généralement mon attention. Les plaques de systèmes d’échappement rouillées que je ramasse depuis des années en sont d’ailleurs le meilleur exemple.

Ce qui est en trame de fond ici, c’est que j’active très souvent des référents qui appartiennent à un univers plutôt pessimiste, à une sorte d’imaginaire de fin du monde. Celui-ci est constitué de catastrophes naturelles, d’épidémies, de systèmes qui défaillent et

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des excès de la société de consommation, et il se matérialise dans mon travail tantôt par l’esthétique délibérément précaire de mes œuvres, tantôt par des motifs récurrents en lien avec l’actualité, comme le motif du conteneur ou celui de la voiture accidentée, comme dans la série de sculptures « Le modèle de l’année ».

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3.2 Faire avec…

Je ne sais pas si cela relève de la culpabilité, mais ma démarche revient souvent à l’idée de prendre ce que j’ai à portée de main, et d’en faire « quelque chose », poussé par une sorte de désir utopique d’optimisation. Je sais pertinemment que cela est irrationnel et que l’impact réel de jeter ou non un morceau de bois est quasi nul, mais au fond de moi, c’est en quelque sorte une question de principe. J’arrive très difficilement à me résoudre à jeter des matériaux ou des biens qui pourraient encore servir, même si cela est peu probable, et avec le temps, mon atelier se remplit, les matériaux et les objets divers s’accumulent et envahissent progressivement l’espace, à la manière d’une crue lente mais constante, comme une catastrophe en devenir. À la manière d’un sinistré qui s’active à empiler des sacs de sable devant sa maison, j’essaie tant bien que mal de faire face aux éléments. Je fais des tas, je classe, je déplace, mais ces efforts restent futiles et, immanquablement, je me retrouve envahi, croulant sous les objets qui pourraient devenir une œuvre, mais qui trop souvent ne le deviennent pas.

Dans ce contexte, l’atelier devient un réservoir de potentiel, comme peut l’être un barrage hydroélectrique. Lorsque je fais de l’art, je me retrouve dans une position où j’ai besoin de cette masse de matière pour créer, mais du même coup, j’aimerais paradoxalement lui régler son cas en trouvant la bonne place, le bon usage pour chaque chose. Très souvent, le ressort qui propulse ma démarche vers l’avant consiste à chercher la réponse à la question « que vais-je faire de toute cette matière? »

Une des notions importantes autour de laquelle ma démarche prend son sens est donc celle du faire avec. Dans cet esprit, je trouve que la figure du bidonville est une belle métaphore de ma démarche, et encore une fois, ici, je demeure dans le registre de cet imaginaire pessimiste. Lorsque l’on met côte à côte toutes mes œuvres, on se trouve devant un portrait hétéroclite, comme les habitations de fortune qui poussent par nécessité en périphérie de grandes métropoles comme Johannesburg, à la façon de champignons. Dans ma démarche comme dans un bidonville, il n’y a pas de plan directeur, de chemin par lequel toutes les œuvres doivent passer, mais il existe malgré tout un ordre, une structure dictée par la disponibilité des matériaux, les besoins, les contraintes des lieux, etc. Je considère que ma démarche artistique se développe, qu’elle se déploie dans le temps et

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l’espace de la même manière. Comme chaque habitation d’un bidonville, chacune de mes œuvres peut être abordée séparément, comme un monde en soi, sans avoir besoin des autres œuvres de ma production pour justifier sa cohérence. Malgré cela, si on prend un pas de recul et qu’on les aborde comme un tout, on constate, comme dans un bidonville, une véritable cohérence d’ensemble. C’est parce qu’elles partagent toutes une caractéristique fondamentale commune, celle d’être la cristallisation dans un moment et un lieu de ce qui était là, à portée de main, sous mes yeux, dans ma tête, de l’épave de voiture au tas de planches, du combiné de téléphone à la boîte de vis.

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CHAPITRE 4

L’INFLUENCE DE MES AUTRES PRATIQUES DE CRÉATION SUR MA DÉMARCHE EN ARTS VISUELS

4.1 Dynamique de tension entre design industriel et arts visuels

Dans le cadre de ma pratique artistique, il m’est arrivé à plusieurs reprises de ressentir un décalage entre mon intention, ce que je dis vouloir faire, et ce que je fais en réalité. Ce qui m’apparaît comme l’explication de ce décalage, c’est le fait que je suis en constante négociation avec moi-même afin de faire cohabiter des méthodes de création fondamentalement différentes à travers mon travail. Il existe principalement deux oppositions à l’œuvre dans ma démarche. Une première entre finalité déterminée du processus de création et finalité indéterminée, une seconde entre approche cérébrale et approche intuitive.

En raison de mon expérience de vie, je porte en moi une tension entre d’un côté, la création d’objets selon les normes et les procédés du design industriel (que j’ai apprise dès l’âge de 17 ans dans le cadre d’études techniques), et de l’autre la création d’objets selon le paradigme (ou plutôt selon certaines conceptions paradigmatiques) propre à l’art contemporain.

Le nœud dans cette dualité, c’est la question de la finalité du processus de création. Dans le cadre de référence du design industriel, cette finalité est connue, le designer a déjà en tête la cible qu’il tentera d’atteindre lorsqu’il se lance dans la création d’un objet. Il est à la recherche de la solution optimale en fonction d’un ensemble de contraintes données, qu’elles soient techniques, financières, esthétiques, etc. Par exemple, dans mon premier emploi en design, j’ai travaillé longtemps sur un projet de vélo pliant, le GoBike. Celui-ci devait être plus compact que les autres, offrir de meilleures performances, un meilleur confort et avoir un prix de détail de 1200 $. Il existe donc, dans ce type de processus, un caractère objectif, quantifiable. Il est possible, en raison des critères préétablis, de mesurer si l’objet conçu atteint la cible, s’il correspond ou non à la finalité définie avant la mise en route du processus de création.

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Il en va bien autrement dans le contexte de plusieurs pratiques en arts visuels dont j’estime que ma démarche fait partie, là où il n’existe pas de finalité préexistante au processus de création de l’objet. On se trouve plutôt en présence d’un phénomène dynamique qui se construit au fur et à mesure des divers gestes posés par l’artiste, et dont la fin n’existe pas tant que l’artiste ne prend pas la décision que l’œuvre est terminée, que le processus est arrivé à son terme.

C’est ici qu’intervient la seconde opposition, celle entre approche cérébrale et approche intuitive. Contrairement aux critères quantifiables qui balisent la création en design, ici, les critères qui influencent la forme de l’œuvre sont (presque toujours) d’ordre subjectif. Il s’agit d’impressions face à ce qui se passe entre mes mains, d’émotions que je ressens, de souvenirs qui remontent lorsque je manipule certains objets, de références culturelles et personnelles qui s’activent à la vue d’une texture, d’une matière, etc. Dernièrement, par exemple, j’ai découvert par hasard une mousse polyuréthane d’un orange très riche destinée à la rénovation résidentielle. Simplement parce que sa couleur et son comportement imprévisible me plaisaient, cette mousse a fait bifurquer mon travail vers une série d’expérimentations autour de ses qualités plastiques.

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4.2 Retour sur le passé

J’aimerais maintenant poser un regard sur mon passé de créateur afin d’expliquer d’où proviennent les oppositions en jeu dans ma démarche actuelle. Lorsque je fais le bilan de mon parcours académique et professionnel des dernières années, je constate que j’ai considéré pendant longtemps ces approches de nature différentes comme étant en rupture. D’abord, dans le cadre de mes premières études techniques en design industriel, j’ai appris à créer en prenant en compte l’ensemble des contraintes relatives à un problème spécifique. À cette époque, je ne connaissais pas encore les arts visuels et je posais un regard condescendant sur les artistes et leur travail, adoptant un discours trop souvent entendu de « On ne comprend rien, c’est du n’importe quoi! » Après ma technique, j’ai travaillé quelques années dans un bureau de design spécialisé dans le vélo et les articles de sport. Dans le cadre de cet emploi, j’ai pu observer le fonctionnement de l’industrie des biens de consommation de l’intérieur, entre autres en participant à plusieurs foires commerciales et en visitant certains fournisseurs directement à Taiwan.

À la suite d’expériences décevantes dans l’industrie du vélo, j’ai progressivement ressenti le besoin de créer autre chose que des biens de consommation et je me suis laissé gagner par une énergie qui cherchait à se matérialiser en gestes artistiques. C’est le désir de donner de l’espace à cette pulsion qui m’a amené à m’intéresser aux arts visuels et à

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entreprendre un baccalauréat. Au moment de ce retour aux études, en 2003, j’avais l’impression d’être en train de rompre avec une discipline au service de l’économie de marché et de faire définitivement une croix sur le design industriel. La balance penchait désormais du côté de l’art, le design étant mort et enterré. Je me sentais comme si je venais de découvrir une nouvelle façon de vivre.

Onze ans plus tard, alors que je termine des études de maîtrise en arts visuels, je suis obligé d’être honnête envers moi-même et d’admettre que le design fait encore et toujours partie de moi, et que ma démarche s’est nuancée. Je réalise qu’il n’existe pas fondamentalement une incompatibilité entre ces deux approches qui partagent de nombreuses frontières poreuses. Le travail avec les formes, la transformation de la matière, les dimensions symbolique et émotive des objets ne sont que quelques exemples de notions que je prends en considération, peu importe le contexte de création. Le hic, c’est que la culture tend à générer des oppositions qui deviennent normatives (on apprend à se définir par le rejet de certains groupes, de certaines idées) et c’est probablement pour cela que j’y ai vu pendant longtemps un conflit, que je ressentais l’obligation de me positionner d’un côté ou de l’autre de ce front qui n’existe pas.

Cependant, lorsqu’on regarde ce qui se passe dans mes œuvres telles que je les crée aujourd’hui, on constate que la formation de celles-ci nécessite une harmonisation entre une approche intuitive et une approche plus cérébrale, et entre une finalité déterminée et indéterminée, au point où ce que je considérais auparavant comme des oppositions ne tiennent plus la route. Ce qui en émerge et qui se manifeste dans mes œuvres, c’est une tension, une énergie. On ne peut pas expliquer précisément la nature ou la logique de ce à quoi on assiste, mais on comprend que cela existe et on constate que cela agit. Même si, à première vue, on ne voit que des rencontres au hasard entre les objets, la séquence des gestes posés et une certaine structure d’ensemble finissent par apparaître clairement. Telle pièce de métal a d’abord été martelée en demi-sphère, puis attachée avec de la corde et des attaches de plastique à un noyau constitué de fragments de plastique chromés, etc. On se retrouve devant un événement qui relève à la fois de l’ordre et du chaos, du tout et des fragments.

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Avec le temps, et de façon accélérée au cours de ma maîtrise, c’est donc ma conception même de ce qu’est l’acte de création qui s’est transformée. J’ai cessé de concevoir ma démarche comme une lutte entre design industriel et arts visuels dont je dois impérativement trouver l’issue, la solution. J’accepte maintenant que cette tension fait partie de moi et je la considère plutôt comme un moteur qui me permet de créer. Je me nourris désormais de ces mouvements d’aller-retour entre processus déterminé et indéterminé, entre approche cérébrale et approche intuitive. Comme sur une pile, ces pôles de natures apparemment incompatibles génèrent l’énergie à partir de laquelle ma création devient possible. C’est le fait d’essayer de traduire cette énergie, de chercher à les réconcilier dans des objets dont j’ignore la forme et la nature précise qui alimente toute ma production.

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4.3 Des préoccupations sociales qui se transforment

Comme je l’ai fait en orientant ma réflexion sur la finalité du processus plutôt que de m’en tenir au lien entre arts visuels et design industriel, une réflexion analogue à propos de la dimension politique dans ma démarche m’a permis de réaliser que mes préoccupations sociales ont changé de place et de fonction dans ma pratique. En effet, on peut établir le même genre de tension, le même genre de rapport entre une œuvre qui veut dire « quelque chose », qui a une finalité politique, et une œuvre qui n’en a pas. Pour comprendre ce changement, je vais maintenant aborder une autre facette de mon expérience de vie, ma pratique musicale dans le milieu punkrock, afin d’éclaircir certains aspects de mon art.

Lorsque j’ai commencé à créer des œuvres à l’Université en 2003, mes préoccupations sociales étaient l’aboutissement, la fin de mes œuvres. Mes créations contenaient « un message » et le but était de le faire passer. La fonction principale de mon art était donc, en quelque sorte, de faire adhérer le public à ce message, de le convaincre que mon point de vue était le bon. Selon toute vraisemblance, cette manière d’aborder l’acte de création comme un geste militant, un vecteur de transformation de certaines situations me vient en grande partie de mon bagage de musicien punkrock. De 1995 à 2008, j’ai été saxophoniste et auteur-compositeur-interprète dans le groupe MAP, un groupe qui était bien connu dans la scène alternative québécoise pour son énergie brute et ses propos revendicateurs. Au cours de ces treize années, j’ai toujours abordé la création comme une façon de proposer un contrepoids à certaines situations sociales qui me touchaient ou avec lesquelles j’étais en désaccord. Il m’apparaît donc normal, lorsque j’analyse la situation avec du recul, que mon rapport à la création à mes débuts en arts visuels se soit modelé sur cette expérience. À cette époque, pour moi, l’art était engagé pour autant qu’il véhiculait un propos à caractère social en lien avec l’actualité, et c’était là son principal intérêt. Cette posture assez rigide s’est peu à peu émoussée par la découverte, dans le cadre de ma maîtrise, du travail de nombreux artistes qui m’étaient encore inconnus jusqu’à récemment, et dont les pratiques remettent en question la nature et la fonction de l’art. Je pense entre autres à des artistes comme Francis Alÿs, Thomas Hirschhorn ou David Hammons par exemple, des artistes qui m’ont bouleversé par leur manière de travailler avec des matériaux pauvres et leur façon d’utiliser l’espace public comme partie intégrante de l’œuvre. En

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découvrant leurs démarches, j’ai compris que l’art peut agir dans le réel autrement, et parfois de façon plus efficace, que par un discours politique. Bien que ce changement avait déjà commencé à s’opérer avant le début de mes études, les choses se sont accélérées au cours des deux dernières années, et lorsque j’analyse l’état de mon travail actuel, je constate que je suis très loin de cette approche, de l’état d’esprit plutôt punk dans lequel je me trouvais il y a quelques années. Aujourd’hui, je cherche à créer des œuvres qui tendent à poser des questions bien davantage que de fournir des réponses.

Pourtant, je constate du même souffle que ces préoccupations sociales font toujours partie de moi et que mes valeurs n’ont pas changé radicalement. C’est donc dire que ce qui s’est produit est plutôt un changement dans la fonction que mes préoccupations sociales occupent à l’intérieur de ma démarche. Elles ont cessé d’être la finalité de mes œuvres et sont devenues quelque chose de beaucoup plus informe, mais d’encore plus important : une sorte de motivation, de moteur de création. Elles demeurent au cœur de mon processus de création, mais elles ne sont plus à l’avant-plan. Plus importantes mais moins visibles, elles font en quelque sorte partie du terreau qui rend ma création possible.

4.4 Me laisser porter par le processus

Comme je l’ai déjà mentionné, il y a souvent dans mon travail un décalage entre mon intention et ce que je fais concrètement. C’est lorsque je crée spontanément que j’arrive aux résultats les plus féconds, aux œuvres les plus riches. En tant qu’artiste, j’ai à composer avec un vieux réflexe qui me pousse trop souvent à concevoir mes œuvres avant de les réaliser. Mes cahiers de croquis contiennent d’ailleurs de nombreux exemples de ces « concepts qui feraient une bonne œuvre ». Le problème, c’est que ces idées préconçues s’avèrent la plupart du temps stériles artistiquement, l’objet résultant du processus de création se révélant n’être qu’une simple illustration de l’idée de départ. On voit l’objet, on comprend l’idée… et puis rien.

Or, je suis depuis peu à un stade de ma pratique où je vois désormais ces ornières se dessiner à mesure que je m’y enfonce, et c’est en les contournant que j’arrive à des créations porteuses d’effets, de poésie et d’interprétations multiples. Je réalise que j’ai toujours besoin, pour amorcer mon processus de création, d’établir un certain canevas de départ, et que celui-ci prend la plupart du temps la forme de ce vieux réflexe, soit une idée

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d’œuvre que j’imagine et que je souhaite réaliser. Toutefois, j’arrive maintenant à détecter ce réflexe lorsqu’il survient et à le reconnaître à sa juste valeur, soit celle d’un déclencheur qui met en branle mon processus de transformation de la matière. Ces idées n’ont pour réel intérêt artistique que de me permettre d’amorcer une série de manipulations intuitives, de lancer la machine. En cours de processus, quelque chose se produira et c’est ce quelque chose qui est le plus fécond.

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Pour illustrer cette idée, je vais donner en exemple le projet que j’ai réalisé à l’été 2013 dans le cadre du tournage d’une émission de la série « Rendez-vous » présentée sur Art TV. En collaboration avec la chorégraphe Karine Ledoyen, j’ai été invité à créer une œuvre à mi-chemin entre la danse et l’installation sur l’un des traversiers qui fait la navette entre Québec et Lévis. Fidèle à moi-même, mes premières actions ont été de réaliser un repérage, d’observer les éléments caractéristiques du lieu et de réaliser des essais en maquettes de ce que l’œuvre pourrait être. L’idée que j’avais en tête consistait à utiliser certains éléments présents sur le bateau (les bancs, les sonnettes d’alarme, les tuyaux, etc.), de les reproduire en grand nombre et de les réassembler de façon inhabituelle dans des sortes d’amas. Ces tentatives se sont assez rapidement avérées convenues, sans grand intérêt poétique. Elles étaient des illustrations exactes de l’idée que j’avais en tête, sans plus. À ce stade, je me suis retrouvé dans cette situation typique, dont je parlais plus tôt, et j’étais sur le point de basculer dans mes ornières. Pour briser cet état, j’ai fait intervenir dans le projet des éléments extérieurs, à priori sans aucun lien avec l’univers du bateau. Ces éléments, je les avais accumulés dans mon atelier avec le temps et au cours de divers projets, les conservant en raison de considérations esthétiques sans savoir exactement ce que j’allais en faire. En ayant en tête l’idée de bouées et de mines sous-marines, je me suis mis à les assembler les uns aux autres de façon spontanée, utilisant les moyens que j’avais

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sous la main, de la ficelle, des tie-wraps, des cordes, créant des sortes de noyaux difficiles à catégoriser, n’ayant l’apparence ni d’une bouée, ni d’une mine. Pourtant, ces créations se sont rapidement révélées à moi comme des sculptures très réussies. Lors de l’installation du projet sur les lieux, j’ai appliqué le même procédé en improvisant sur place la mise en espace de ces sculptures. Je les ai mis en relation avec les amarres, ces grosses cordes bleues qui servent à fixer le bateau au quai, avec les bancs, les escaliers, et j’ai ainsi créé un monde poétique très intéressant auquel je ne serais jamais parvenu si j’avais essayé de le concevoir à l’avance.

Comme dans l’exemple que je viens de décrire, lorsque je me retrouve dans ce genre de phase de création, des accidents surviennent en manipulant la matière et ce sont ces accidents qui sont le plus souvent chargés de poésie et qui s’imposent en tant qu’œuvres. Ces accidents prennent parfois du temps à se révéler à moi comme des œuvres entières ou en devenir, parce que je ne sais jamais trop comment les aborder, quoi en penser, comment les catégoriser. Or, c’est justement là l’indicateur principal que je suis en train de créer un objet d’art. Quand celui-ci m’échappe, c’est parce qu’il est porteur d’une multitude d’interprétations que je ne contrôle pas. Dans le cas des sculptures réalisées pour le projet du traversier, elles ont activé tout un champ de références allant de l’idée de l’ancre à celle des rebuts de plastique que l’on retrouve toujours le long des cours d’eau ou à la dérive, des

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idées avec lesquelles je n’avais pas prévu travailler. Pourtant, à la fin, elles étaient là et elles étaient beaucoup plus fortes, plus pertinentes que ma « bonne idée » de départ.

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CHAPITRE 5

À PROPOS DE LA STRUCTURE DE MA DÉMARCHE 5.1 Schématisation de ma pratique

J’aimerais maintenant schématiser ma démarche afin de mettre en lumière la logique qui la structure. Il y a d’abord ce « terreau », qui est constitué d’un ensemble de choses disparates dont la théorie sur l’art, mon vécu, le contexte historique et politique, etc., et à l’intérieur duquel mes considérations sociales occupent une place importante.

À partir de ce terreau, je mets en relation deux réseaux distincts à travers lesquels je circule et je tisse librement des liens : une constellation de concepts et une constellation de méthodes. Les deux sections qui suivent préciseront ce qui compose chacun de ces réseaux. De façon générale, retenons simplement que je fais intervenir à la fois une série d’idées, soit les concepts, et une série de gestes, soit les méthodes.

Le fait de circuler dans ce terreau en tissant des liens me nourrit et m’inspire, et c’est de cette façon que j’en viens à créer de façon intuitive.

Mes œuvres, lorsqu’elles sont vues ou ressenties par le spectateur, créent un rapport au réel. Ces rapports au réel vont entraîner une multitude d’effets, certains poétiques, d’autres de l’ordre de la réflexion sociale, qui vont à leur tour nourrir le terreau et devenir un moteur de création qui me mènera vers de nouvelles œuvres.

Cette représentation schématique me permet d’illustrer qu’il y a au cœur de ma démarche un processus dynamique. Je suis engagé dans un processus ouvert, mouvant, dont l’une des clés est une circulation très libre entre des idées, de la matière, des gestes et des formes.

5.2 Tracer des constellations

Lorsque je m’arrête à penser à toutes les idées qui sont exprimées dans le champ discursif de l’art contemporain, j’éprouve toujours une sorte de vertige. Il est tout simplement impossible de synthétiser l’ensemble des discours, des écrits et des théories qui

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y sont exprimés. Je me sens comme lorsque j’observe le ciel, la nuit, dans un lieu isolé, et que je reste sans mot devant l’étendu du spectacle qui s’offre à moi. En tant qu’artiste, lorsque j’essaie de mettre des mots sur le monde de l’art et de le définir, il se produit un peu la même chose. Une partie de moi aimerait pouvoir le saisir dans son ensemble et régler la question, mais je sais que cela ne se peut pas. Mais parce que je travaille dans le milieu de l’art, que je fais partie de cet univers et que j’y évolue, j’ai quand même besoin de certains points de repère pour me positionner.

À la manière des navigateurs des siècles passés qui se guidaient en observant le ciel étoilé, dans les prochaines sections, je vais identifier, pour reprendre la métaphore, les étoiles les plus brillantes, soit les éléments qui se démarquent à travers la somme des discours et des pratiques en art, et qui sont les plus pertinents pour baliser ma démarche. L’auteur Nicolas Bourriaud, lors d’une conférence à laquelle j’ai assisté, affirmait que les artistes contemporains créent, au sein de leur démarche, des constellations de sens. Si Bourriaud utilise l’image de la constellation pour représenter le fonctionnement de la démarche de nombreux artistes (je considère d’ailleurs que cette représentation est tout à fait cohérente avec ma démarche), j’aimerais ici lui emprunter le concept et l’appliquer plutôt à la structure du cadre théorique de ma pratique artistique.

Dans les sections qui suivent, je vais développer ma pensée à l’égard de deux réseaux, une constellation de concepts et une constellation de méthodes. Contrairement à la façon dont on les conçoit habituellement, je ne considère pas ces constellations comme étant côte à côte, mais plutôt l’une à travers l’autre. Comme je l’ai déjà écrit, c’est en circulant à travers ces constellations et en tissant des liens librement que ma démarche artistique se construit et que j’en arrive à créer des œuvres. Ma démarche ne peut pas être réduite à ces deux réseaux, ce sont davantage des ensembles de pôles autour desquels s’articule ma pratique. À tout moment, de nouveaux concepts et de nouvelles méthodes peuvent s’ajouter dans l’équation et d’autres peuvent disparaître. Pour les besoins de l’explication, je les représente comme fixes, mais il faut plutôt les imaginer comme des nuages de points se mouvant dans l’espace. Dernière précision importante, ces concepts et méthodes varient également d’importance ou d’envergure dans le temps et d’une œuvre à l’autre.

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5.3 Une constellation de concepts

Il y a donc, à un premier niveau, une constellation de concepts. Pour moi, lorsque je parle de concepts en lien avec ma démarche artistique, il s’agit surtout de grandes idées qui permettent de réfléchir la mécanique du monde, le fonctionnement entre elles des diverses pièces qui composent le réel. Les concepts qui se retrouvent au cœur de ma réflexion sont pour la plupart reliés d’assez près à mes considérations sociales, dont je disais plus tôt qu’elles agissent comme une sorte de moteur dans ma création. Je vais ici faire la liste des concepts qui me semblent les plus importants et donner des exemples au fur et à mesure des liens que je tisse et de leur impact sur la forme de mes œuvres. Certains des concepts que je vais aborder sont de natures différentes. Par exemple, foisonnement des formes et

technologie fonctionnent sur deux registres distincts. Dans le même esprit, parfois ils sont

plus structurés, parfois ils sont plus souples, plus proche d’une notion.

Bien qu’il en ait été question à de nombreuses reprises au cours de ma première année de maîtrise, le concept d’industrie a perdu beaucoup d’importance dans ma réflexion, principalement parce que je le trouvais trop fourre-tout. J’ai préféré le décomposer en trois concepts distincts : l’objet marchandise, la production en série et la technologie.

Puisque la très vaste majorité des objets qui meublent notre quotidien sont issus de moyens de production industriels et qu’ils nous parviennent à travers les mécanismes de l’économie de marché, je considère fondamental dans ma réflexion de faire intervenir le concept d’objet marchandise. Je trouve fascinant de constater à quel point ceux-ci se sont immiscés dans toutes les sphères de nos vies, jusque dans les recoins les plus intimes. Le fait de faire intervenir dans mes œuvres des objets de la vie quotidienne est un exemple de l’influence de ce concept dans la forme que prennent mes œuvres. À d’autres occasions, c’est plutôt en essayant de créer des œuvres d’art spécifiquement dans le but de les vendre, je pense ici aux « Paysages de poche », que j’ai activé le concept d’objet marchandise. Voilà deux exemples différents du genre de lien que je tisse, dans ce cas-ci à partir d’un seul concept.

Le deuxième concept que j’extrais en fractionnant l’industrie, c’est celui de la

production en série. L’interchangeabilité des pièces, la standardisation des processus de

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exemple, se manifestent dans mon travail par la répétition de motifs. Comme je vais le décrire un peu plus loin, cette répétition du motif est un élément de méthode important dans mon travail. Le meilleur exemple en est la série de sculptures « Le modèle de l’année », réalisée à partir de petites voitures en carton empilées les unes sur les autres, de manière à former des tas. Il s’agit ici d’un bel exemple de lien entre concept, méthode et forme.

Finalement, le troisième concept dérivé de l’industrie est celui de technologie. Je trouve important de le nommer, car j’ai une grande fascination pour le progrès technologique. Chaque avancée nous arrive avec ses pour et ses contre, transformant notre réalité quotidienne et les objets qui lui sont essentiels. En plus d’en changer la forme, la technologie transforme parfois complètement notre rapport aux objets existants. À titre d’exemple, pensons simplement à ce que voulait dire utiliser un téléphone il y a 50 ans et à ce que cela veut dire aujourd’hui. Le fossé entre ces deux situations est très profond. En tant qu’artiste, je m’intéresse également d’assez près au potentiel esthétique de certaines technologies industrielles, cherchant à voir comment celles-ci peuvent être intégrées dans la création artistique. Dans cet esprit, je m’intéresse de plus en plus aux logiciels de modélisation et aux imprimantes en trois dimensions.

Un autre concept important dans ma recherche est le foisonnement des formes. Sur cet enjeu, je fais surtout intervenir le travail d’autres artistes comme David Altmejd, Éric Cardinal ou encore Philip Beesley, plutôt que des théoriciens. Pour moi, le foisonnement évoque l’idée d’un écosystème et de diverses formes de vie qui se développent en relation les unes aux autres. Les artistes que je viens d’énumérer créent tous des œuvres qui semblent dotées d’une vie propre et dont les divers éléments semblent en évolution, en mutation. J’aime l’idée que mes œuvres soient assez complexes dans leurs formes et que cela provoque une multiplication des niveaux de lecture et des interprétations possibles chez le spectateur.

Le concept de système est également crucial dans ma réflexion. Ici, je m’intéresse beaucoup à Nicolas Bourriaud qui propose, entre autres avec son essai « Radicant », une nouvelle façon de concevoir l’art dans le contexte actuel mondial en développant son esthétique de la globalisation. Ma réflexion sur le concept de système est aussi alimentée par l’essai « Kulturindustrie » de Theodor Adorno. Son analyse des mécanismes de

Figure

Figure 1 Guillaume Tardif, Catacombes, 2008
Fig. 2 Guillaume Tardif, Une tête avec des éclisses dedans, 2012
Figure 6 David Altmejd, Le spectre et la main, 2012
Fig. 7 Guillaume Tardif, Le modèle de l’année V.2, 2013
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