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Une constellation de méthodes

Dans le document Jusqu'à épuisement des stocks (Page 49-58)

Maintenant que j’ai établi mes points de repère conceptuels, soit les éléments qui constituent ce que j’appelle ma constellation de concepts, j’aimerais faire le même exercice avec les éléments de méthode les plus importants. Ici aussi, il y a lieu de préciser que, bien que la représentation que j’en fais soit fixe, pour moi, les éléments de méthode sont en mouvement, en transformation. Parfois, deux éléments se fondent l’un dans l’autre, et parfois, l’un d’eux éclipse tous les autres. J’aimerais également préciser que tous les

éléments dont je vais parler dans cette dernière partie de mon essai agissent dans des registres différents, parfois plus conceptuels, parfois plus pratiques.

D’abord, je travaille en trois dimensions parce que c’est un rapport aux objets et à l’espace dans lequel je suis naturellement à l’aise. J’ai une grande facilité à me représenter les choses, à visualiser leurs structures. Cela influence beaucoup mes méthodes. J’utilise parfois la modélisation par ordinateur, mais la majorité du temps, je crée mes œuvres en manipulant ma matière de façon directe. Pour reprendre des idées que j’ai déjà abordées, je suis à l’affût de rencontres entre les formes, de moments qui se présentent d’eux-mêmes.

Dans ce contexte, l’un des éléments de méthode qui est particulièrement actif est mon utilisation de la couleur. Dans la très grande majorité des cas, la seule couleur utilisée est celle déjà présente dans les objets et les matériaux que je manipule, le rose du panneau de

styrofoam ou le bleu du câble réseau, par exemple. Il est très rare que j’ajoute du pigment.

En fait, la seule fois où j’ai dérogé à cette façon de travailler, c’est lors de la création du corpus d’œuvres de l’exposition « Plat de résistance ». Pour la première fois, j’ai fait intervenir dans ma démarche diverses couleurs de peinture en aérosol pour évoquer une nourriture fraîche et appétissante. Sur cette question de la couleur, je vois aussi des liens à tracer avec certains de mes concepts de prédilection, comme ceux de système et de

technologie. C’est que bon nombre des objets qui captent mon attention sont des objets

ayant des couleurs vives qui font souvent référence à une fonction précise que l’objet doit remplir. Le rouge vif des alarmes sur le traversier facilite le repérage et évoque le sérieux d’une situation d’urgence. Les brins multicolores d’un câble de réseautique rendent possibles des branchements multiples sans erreurs. Le orange réfléchissant d’un panneau de signalisation assure une communication visuelle optimale. Les exemples sont nombreux. Pour que les systèmes fonctionnent, on a besoin que chaque élément remplisse son rôle de façon optimale, et la couleur est souvent mise à contribution. Lorsque je m’approprie ces objets, ils ont la plupart du temps fini de remplir leur rôle, mais ils demeurent chargés de significations et de références, avec lesquelles je travaille.

J’aimerais ici faire un petit aparté. Ce que mon utilisation de la couleur révèle, c’est la dimension de composition à l’œuvre dans ma démarche. Je trouve fascinant de constater que je travaille très souvent à la manière d’un peintre. J’organise des masses de couleurs entre elles, je trace des lignes dans l’espace, je crée des motifs qui se répètent, etc. Il y a toutefois une opposition intéressante, parce que si le peintre se trouve dans un rapport de frontalité avec le tableau, moi, je travaille des objets qui ne peuvent être ramenés à un seul plan. Mon objet d’art ne se laisse pas saisir dans son ensemble à partir d’un seul point de vue. Les structures de sphère ou de monticule récurrentes dans mon œuvre forcent à appréhender chaque objet selon une diversité de points de vue. C’est donc une expérience très différente de la frontalité picturale que je construis, tout en m’appropriant certaines composantes qui lui sont souvent attribuées, dont la plus évidente est l’utilisation de la

couleur. Autre différence intéressante à souligner, dans ma démarche, la couleur est intrinsèque aux matériaux utilisés, elle n’est pas appliquée comme c’est le cas généralement en peinture. Fin de cet aparté, revenons maintenant à ma constellation de méthodes.

Imitant les procédés industriels de travail à la chaîne et de reproduction en série, je crée souvent dans mes œuvres des séquences de gestes, des motifs que je répète un grand nombre de fois. C’est une façon pour moi de réduire une œuvre à l’état d’une somme de matière et d’énergie. J’aime l’idée de mobiliser une quantité importante d’énergie, parfois avec d’autres personnes, à l’occasion de corvées par exemple, afin de créer des objets qui ne remplissent aucune fonction d’usage, mais qui sont chargés de sens. J’y vois une sorte de reprise de pouvoir de la main, du geste artisanal dans un monde où le manufacturé est omniprésent. C’est également une façon de résister au discours qui veut que l’amélioration de notre existence passe nécessairement par la croissance économique, et que si quelque chose n’est pas rentable, cela ne peut pas être bon.

Autre chose qui caractérise mes méthodes, j’aborde un problème à partir de ce qui est disponible, en prenant en compte les contraintes spécifiques à une situation. Il s’agit clairement là d’un héritage provenant de mon passé de designer qui se transpose dans ma démarche artistique. Pour que je puisse créer, j’ai besoin d’un ensemble de contraintes, d’un cadre de départ. Ce peut être un contexte, un lieu, un objet particulier, mais je définis toujours des paramètres à l’intérieur desquels mon processus évolue. Ces contraintes peuvent changer en cours de route, mais elles ne disparaissent jamais complètement.

La dernière méthode est la circulation des formes et de l’énergie. Je conçois mes œuvres comme des écosystèmes qui entrent en relation les uns avec les autres. Il n’est pas rare que je fasse circuler un objet d’une œuvre à une autre, que je recycle mes œuvres de projet en projet. Les voitures de cartons créées d’abord pour « Le modèle de l’année » ne cessent de refaire surface dans mes œuvres. Au cours de ma maîtrise, je les ai utilisées dans plusieurs études et dans des œuvres installatives éphémères.

Mon travail est donc en mutation perpétuelle, et les choses ne restent figées que pour des temps plus ou moins courts. Cela a pour conséquence que, régulièrement, je fais entrer dans mes œuvres des gabarits, des outils et des objets ayant servi à la création d’autres œuvres. Par exemple, les pochoirs ayant servi à identifier la boîte de transport d’une de mes

œuvres se sont retrouvés dans une autre. Aussi, tous les objets en surplus dans mon atelier ont été les matériaux avec lesquels j’ai créé l’œuvre in situ « Placement de produits ».

L’accumulation, la manipulation directe des objets, la composition à partir des couleurs, la répétition en série des formes et des motifs, l’établissement de contraintes de création, le geste artisanal et la transformation perpétuelle de mes œuvres sont donc les principaux éléments qui constituent la constellation de méthodes que j’utilise dans mon travail artistique. Ces méthodes viennent se superposer sur une constellation de concepts, et c’est en tissant librement des liens à l’intérieur et entre ces deux réseaux, ainsi qu’entre ces réseaux et des objets en construction, que se constitue véritablement le cœur de ma démarche. C’est au niveau de ces liens en transformation constante que se situe l’art dans mon travail. Pas dans le concept, pas dans la méthode, pas dans l’œuvre, mais bien quelque part en mouvement au milieu de tout ça.

CONCLUSION

Dans ce mémoire, j’ai tenté d’offrir une pluralité de points de vue sur cet objet aux contours poreux et flous, cette chose en mouvement et en transformation perpétuelle qu’est ma démarche artistique. J’ai tenté d’en saisir les différents enjeux, de mettre en évidence les éléments qui la composent et les dynamiques qui s’y opèrent.

Tout au long de cette réflexion, j’ai cherché à exprimer que ma démarche est bien davantage qu’un simple discours sur l’actualité du monde. C’est une posture faite tantôt de contemplation (d’absorption) du réel, tantôt de résistance, tantôt d’expérimentation. En ce sens, elle s’inscrit en phase avec ce que Michel Onfray décrit comme un art qui « … est un laboratoire pour l’expérimentation de nouvelles façons d’être, de vivre, d’agir, de penser ou de considérer son corps, sa vie et sa singularité. 6»

Le cœur de ma recherche n’est donc pas seulement de produire des objets, mais bien de transformer le réel par des objets qui résistent, qui ne se laissent pas aisément réduire à l’état de message par exemple. Si je ne sais jamais à l’avance quelles formes prendront mes œuvres, je sais en contrepartie à partir de quoi je travaille.

Je travaille à partir de matériaux et objets divers qui peuplent mon quotidien, à partir d’idées que je puise dans le champ discursif de l’art contemporain, sans pour autant prétendre régler le cas de l’art. Je travaille à partir des œuvres d’autres artistes. Je travaille à partir de mon expérience de vie, entre autres largement à partir de mes expériences de designer industriel et de musicien. Je travaille également à partir de mes préoccupations sociales et d’un imaginaire de fin du monde.

En circulant à travers tout cela, je cherche à réconcilier une série de tensions entre des positions contraires, par exemple entre une méthode de création intuitive et une méthode de création cérébrale, ou encore entre une approche dont la finalité est prédéterminée et une dont la finalité est indéterminée. Parmi ces tensions, la plus incontournable est sans contredit celle entre le désir de créer une œuvre « témoin du monde », et celui d’offrir l’expérience autonome d’une œuvre non instrumentalisable.

Certes, il y a quelque chose de tragique dans l’impossibilité de résoudre ces conflits, mais du même souffle, leur non-résolution a une véritable puissance, et c’est bien là le plus important.

C’est cette puissance qui rend ma démarche possible.

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