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Entre parenté et unicité : étude des personnages féminins dans les œuvres de Nicolas Dickner

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Academic year: 2021

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Entre parenté et unicité : étude des personnages

féminins dans les œuvres de Nicolas Dickner

Mémoire

Gabrielle Caron

Maîtrise en études littéraires

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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Résumé du mémoire

Ce mémoire porte sur trois œuvres de l'auteur québécois contemporain Nicolas Dickner : son recueil de nouvelles, L'encyclopédie du petit cercle, ainsi que ses deux romans Nikolski et Tarmac. Nous nous intéressons aux personnages féminins de ces œuvres, puisqu'elles présentent des similitudes propres à l'écriture de leur auteur. Pour le démontrer, nous analysons la manière par laquelle ces protagonistes sont mises en scène et comment elles agissent dans le texte. Ceci nous permet d'identifier les caractéristiques physiques, psychologiques et actionnelles que partagent les trois protagonistes féminines de Dickner et qui en font des personnages typiques de ses œuvres. Puis, nous cherchons à établir ce qui rend chaque protagoniste originale et unique en observant l'influence réciproque de celles-ci et de l'organisation textuelle des œuvres à l'étude. Nous pouvons ainsi proposer de nouvelles pistes interprétatives et poser un regard nouveau sur l'écriture de Dickner.

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Table des matières

RÉSUMÉ DU MÉMOIRE ... III TABLE DES MATIÈRES ... V REMERCIEMENTS ... VII

INTRODUCTION ... 1

CHAPITRE I : DÉFINITION D'UNE IDENTITÉ, MISE EN PLACE DES PERSONNAGES ... 9

PARTIE 1 :PRÉSENTATION DE KARYNE DE L'ENCYCLOPÉDIE DU PETIT CERCLE, PERSONNAGE AU STATUT PROBLÉMATIQUE ... 13

1.1 : L' « Avant-propos » ... 14

1.2 : Récurrence du prénom dans le recueil ... 18

PARTIE 2:PRÉSENTATION DE JOYCE DE NIKOLSKI, ANONYMAT DANS LE MONDE FICTIONNEL ... 23

2.1 : Absence et solitude au cœur de sa famille ... 23

2.2 : L'effacement dans la métropole ... 26

2.3 : Par rapport aux autres protagonistes ... 28

PARTIE 3:PRÉSENTATION DE HOPE DE TARMAC, POÉTIQUE DE LA DESTRUCTION ... 30

3.1 : Thématique de la fin du monde ... 30

3.2 : Soumission à une lourde tradition familiale ... 33

3.3 : Développement du personnage dans un nouvel environnement ... 35

CONCLUSION PARTIELLE ... 37

CHAPITRE II : VERS UNE PRÉCISION DE LA FIGURE FÉMININE CHEZ DICKNER ... 39

PARTIE 1:STATUT DE PERSONNAGE RENVERSÉ ... 47

1.1 : Distinction du personnage principal ... 47

1.2 : Se définir à travers l'action dans le récit ... 53

PARTIE 2:EFFET DE L'ACTION SUR LES AUTRES PERSONNAGES ... 59

2.1 : Actions des narrateurs ... 59

2.2 : Actions des personnages secondaires ... 66

CONCLUSION : LA FIGURE FÉMININE TYPE ... 75

CHAPITRE III : LA FIGURE TYPE AU SERVICE DES STRATÉGIES NARRATIVES ... 77

PARTIE 1 :LES EFFETS DE LA TRAME NARRATIVE SUR LES PERSONNAGES FÉMININS ... 78

1.1 : Diffraction textuelle dans L'encyclopédie du petit cercle ... 79

1.2 : Diffraction textuelle dans Nikolski ... 87

PARTIE 2 : LES PERSONNAGES FÉMININS À L'INTÉRIEUR DE L'UNIVERS FICTIONNEL ... 93

2.1 : Instabilité des lieux dans Tarmac ... 94

2.2 : La symbolique des déchets dans Nikolski ... 101

CONCLUSION PARTIELLE : ... 105

CONCLUSION : LE PERSONNAGE FÉMININ COMME SIGNATURE ... 109

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Remerciements

Je tiens tout d'abord à remercier mon directeur de maîtrise, René Audet, pour ses précieux conseils, son écoute, ses lectures attentives et pour le partage de ses connaissances. Je tiens également à lui témoigner ma sincère gratitude pour les opportunités de travail qu'il m'a offertes et qui ont grandement enrichi mon expérience de recherche. Je remercie d'ailleurs mes collègues des deux dernières années pour leur sympathie, leur compréhension, leurs recommandations et, surtout, pour leur humour et leur esprit parfois un peu tordu...

Je souhaite aussi remercier mes professeurs de séminaires, Andrée Mercier, Marie-Andrée Beaudet et Richard Saint-Gelais, qui m'ont donné confiance en mes capacités et en mon projet de recherche. Leurs conseils avisés et leurs connaissances ont su alimenter ma réflexion.

Ce mémoire n'aurait pas non plus été possible sans le support financier du Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH), du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ), ainsi que de la Faculté des lettres et des sciences humaines de l'Université Laval.

Je remercie également Nicolas Dickner pour son esprit fascinant et son écriture à la fois simple et riche. Malgré d'innombrables lectures et relectures, ses œuvres demeurent pour moi de véritables plaisirs et continuent de me surprendre.

Finalement, je me dois de remercier tout spécialement mes proches : mes parents, Sylvie et Luc, mon amoureux, Félix, ma famille et mes amis. Votre soutien constant, vos encouragements et votre confiance m'ont été d'une aide inestimable. Je vous aime avec la force de 860 655 mégacitrons!

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INTRODUCTION

Le personnage est un élément textuel qui a longtemps été tenu pour acquis par les études littéraires. En effet, ce n'est qu'au cours du XXe siècle qu'il est devenu une notion théorique

à part entière. Du modèle canonique des classiques à la remise en question du personnage par le Nouveau roman, en passant par les études psychanalytiques, formalistes et sémiologiques, différentes écoles de pensée ont proposé des manières d'appréhender le personnage et de l'étudier. Toutefois, au début du XXIe siècle, le personnage semble

s’éloigner des conceptions plus traditionnelles et la critique peine à circonscrire ses manifestations et ses déroutes. La difficulté de son étude du personnage tient à ce que le personnage ne représente rien de tangible, il ne possède pas de référent en dehors du texte. Matériellement, il est insaisissable, c'est un être de papier créé de toutes pièces par un auteur qui assemble des mots pour constituer une figure, en bâtir une image et lui offrir des traits psychologiques, un passé et un présent. Pourtant, bien que les nouveaux romanciers aient tenté durant les années 1970 de prouver le contraire, il s'agit d'un élément central d'une fiction narrative. En effet, à la suite de la lecture d'un roman, ce ne sont que rarement les mots qui nous restent en tête, ou même l'histoire, mais plutôt les personnages et l'image d'eux que nous nous sommes créée mentalement. Voilà pourquoi certains lecteurs peuvent proposer des « fanfictions » en s'inspirant des personnages d'œuvres qu'ils apprécient et à qui ils tentent de faire vivre de nouvelles aventures. C'est également pourquoi certains enfants peuvent « jouer » à Harry Potter ou à Batman, par exemple, en s'inventant des histoires impliquant les mêmes protagonistes. Cet attachement et cette reconnaissance ne se produisent pas de façon systématique et ils nécessitent une mise en scène et une mise en action efficaces, qui donnent vie au personnage.

Au-delà de l'appréciation de l'œuvre par le lecteur, le personnage peut également occuper de nombreuses fonctions : il peut être porteur d'un discours, d'un message; il peut illustrer un trait de société ou un trait typique d'une classe; il peut dénoncer ou se moquer d'un phénomène, etc. Bref, le personnage représente une notion littéraire au potentiel considérable qu'il ne faut surtout pas négliger. De plus, certains personnages peuvent devenir typiques à un auteur. Pensons, par exemple, aux personnages lâches et ratés de

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François Blais que l'on retrouve dans la plupart de ses œuvres, telles que Document 11 ou Nous autres ça compte pas2. Ces personnages marquent le style littéraire de leur auteur et

illustrent avec humour quelques travers de notre époque. Ou encore, pensons aux personnages tendus, anonymes, malheureux et névrosés des romans de Régis Jauffret qui offrent un regard dérangé et cruel sur certains aspects de la vie comme l'amour, la famille et le bonheur. Ainsi, nous observons que les personnages ne se limitent pas nécessairement au roman ou au récit auquel ils appartiennent. Ils ont la capacité de marquer l'œuvre générale d'un écrivain. Étudier les personnages d'un auteur pourrait donc permettre de mieux saisir les particularités d'écriture de ce dernier. Dans la littérature québécoise, la récurrence de personnages types se manifeste chez plusieurs écrivains, dont Nicolas Dickner, jeune auteur contemporain, connu pour son style humoristique et intelligent.

Nicolas Dickner a acquis une notoriété dans le domaine littéraire québécois au cours des années 2000 en publiant plusieurs œuvres de fiction, dont un recueil de nouvelles à L'Instant même et deux romans chez Alto, ayant connu une belle popularité. Son recueil s'est d'ailleurs mérité les prix Adrienne-Choquette et Jovette-Bernier et son premier roman a reçu plusieurs prix, dont le Prix littéraire des collégiens et le prix Anne-Hébert. Situant généralement ses récits au Canada (et souvent au Québec) des années 1990 et 2000, Dickner développe des univers narratifs contemporains reconnaissables. Toutefois, il perturbe la représentation de ces lieux fictionnels en y intégrant certains personnages particulièrement marginaux.

En effet, nous remarquons que, autant dans L'encyclopédie du petit cercle3 (son recueil de

nouvelles) que dans Nikolski4 et dans Tarmac5 (ses romans), le nœud de l'intrigue se

construit autour de l'arrivée d'une figure féminine en décalage avec le milieu où elle se situe. Ces personnages féminins possèdent tous certaines similarités indéniables dans leur présentation et leur constitution : il s'agit de personnages qui partagent l'œuvre avec au

1 François Blais, Document 1, Québec, L'instant même, 2012, 179 p.

2 François Blais, Nous autres ça compte pas, Québec, L'instant même, 2007, 177 p.

3 Nicolas Dickner, L'encyclopédie du petit cercle, Québec, L'instant même, 2000, 107 p. Désormais, les

renvois à cette édition seront signalés, dans le corps du texte, par la seule mention EPC – suivie du numéro de la page.

4 Nicolas Dickner, Nikolski, Québec, Alto, 2005, 325 p. Désormais, les renvois à cette édition seront signalés,

dans le corps du texte, par la seule mention N – suivie du numéro de la page.

5 Nicolas Dickner, Tarmac, Québec, Alto, 2009, 271 p. Désormais, les renvois à cette édition seront signalés,

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moins un personnage-narrateur masculin; ce sont des femmes difficiles à saisir, qui provoquent une fascination chez les narrateurs des œuvres; elles proviennent de familles marginales et sont animées par une quête, le désir d'un départ. Selon nous, Dickner se démarque dans la littérature québécoise à travers son traitement des personnages, puisqu'il développe une manière bien personnelle de les mettre en scène et de les utiliser. L'originalité de son écriture se situe notamment dans l'interaction entre le narrateur masculin et la figure féminine, ainsi que dans le statut actantiel de celle-ci.

Notre mémoire vise donc, dans un premier temps, à définir cette figure féminine type qui semble se dessiner d'une œuvre à l'autre. Pour ce faire, nous procèderons à l'analyse de deux aspects fondamentaux des personnages : leur « être » et leur « agir », c'est-à-dire la façon dont ils sont inscrits au cœur des œuvres et la manière dont ils avancent et posent des actions dans leur cadre fictionnel. Puis, nous souhaitons, dans un second temps, analyser les stratégies narratives mises en place dans chacune des œuvres et le rôle qu'y jouent les personnages féminins – puisque, si une figure féminine typique semble se dessiner dans les textes de Dickner, la manifestation des personnages féminins et les œuvres auxquelles ils appartiennent, elles, demeurent bien différentes. Cette approche permet de dévoiler la richesse de cette figure féminine et les possibilités narratives qu'elle offre. Pour notre analyse, nous nous intéresserons aux trois premières œuvres de fiction de l'auteur, soit

L'encyclopédie du petit cercle, Nikolski et Tarmac. Nous voulons ainsi montrer comment la

présence d'une figure partagée entre les fictions de Dickner contribue à éclairer les usages singuliers d'un type de personnage et leurs incidences narratives.

Depuis les années 2000, plusieurs articles, mémoires et thèses concernant les œuvres de Dickner ont été publiés. Les mémoires de maîtrise de Geneviève Cousineau, « L'espace/temps dans Nikolski : une écriture de l'identité »6, de Kellie-Anne Samuel,

« Témoins d'une génération : les effets de réel dans trois romans québécois contemporains »7, et de Candide Proulx, « La représentation de l'espace contemporain et le

6 Geneviève Cousineau, « L'espace / temps dans Nikolski : une écriture de l'identité », mémoire de maîtrise en

lettres françaises, Ottawa, Université d’Ottawa, 2007, 104 f.

7 Kellie-Anne Samuel, « Témoins d'une génération : les effets de réel dans trois romans québécois

contemporains », mémoire de maîtrise en lettres et humanités, Rimouski, Université du Québec à Rimouski, 2008, 127 f.

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statut de l'écrit dans Nikolski de Nicolas Dickner »8, abordent le roman Nikolski et

s'intéressent entre autres à la quête identitaire qui s'en dégage. De plus, L’encyclopédie du

petit cercle constituait, avant que le recueil ne soit publié, la partie créative du mémoire de

maîtrise de Nicolas Dickner. La section réflexive du mémoire, intitulée « Brève poétique de la délégation »9, représente ainsi une excellente source d’informations relatives au péritexte

et à la façon d’unifier le recueil. Cet essai nous éclairera d'ailleurs lorsque nous procèderons à l'analyse du récit liminaire, de la récurrence de personnages et des épigraphes. Certains articles ou parties de monographie mentionnent également Tarmac et apportent des éléments intéressants à la réflexion, notamment en ce qui concerne la généalogie de Hope, personnage féminin central dans le roman, qui est abordée dans l'article « “De qui tu voudras je serai la fille” »10 de Martine-Emmanuelle Lapointe. Un article de Pascal

Riendeau, « De la nostalgie d'un monde possible à la possible fin du monde »11, et le tome

trois de Logiques de l’imaginaire12 de Bertrand Gervais traitent plutôt de la thématique de

la fin du monde.

Du côté de l’étude du personnage, il existe une grande variété d'écoles de pensée : psychanalyse, formalisme, structuralisme, narratologie, sémiotique, théories de la lecture, etc. Les théories les plus pertinentes pour notre analyse sont toutefois celles de Vincent Jouve, de Philippe Hamon et de Michel Erman. Vincent Jouve13, pour sa part, offre de

considérer le personnage sous l'angle de sa réception et de son effet sur le lecteur. Il traite notamment des théories de la lecture, de l’esthétique, de la psychanalyse et de l’anthropologie. Si les perspectives de Jouve ne nous conviennent pas toutes, le regard que celui-ci pose sur les façons dont le lecteur peut appréhender un personnage et ce que cela change à la lecture et à l’interprétation d’une œuvre sauront nourrir notre réflexion, qui portera entre autres sur la constitution de la figure féminine chez Dickner.

8 Candide Proulx, « La représentation de l'espace contemporain et le statut de l'écrit dans Nikolski de Nicolas

Dickner », mémoire de maîtrise en études littéraires, Montréal, Université du Québec à Montréal, 2009, 96 f.

9 Nicolas Dickner, « L’encyclopédie du petit cercle, suivi d’une Brève poétique de la délégation », mémoire

de maîtrise en création littéraire, Québec, Université Laval, 1996, 130 f.

10 Martine-Emmanuelle Lapointe, « "De qui tu voudras, je serai la fille" », dans Liberté, vol. LIII, n° 1 (293)

(2011), p. 66-71.

11 Pascal Riendeau, « De la nostalgie d'un monde possible à la possible fin du monde », dans Voix et Images,

vol. XXXV, nº 1 (nº 103 – automne 2009), p. 120-125.

12 Bertrand Gervais, « Chapitre I. En quête de signes », dans L'imaginaire de la fin : temps, mots et signes. Logiques de l'imaginaire - tome III, Montréal, Le Quartanier (Coll. Erres Essais), 2009, p. 23-49.

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De son côté, Philippe Hamon, sémioticien, considère le personnage comme une construction progressive du texte. Dans son article « Pour un statut sémiologique du personnage14 », il affirme qu'« en tant qu'unité d'un système, le personnage peut, en une

première approche, se définir comme une sorte de morphème doublement articulé, manifesté par un signifiant discontinu, renvoyant à un signifié discontinu et faisant partie d'un paradigme original construit par le message ». (Hamon, 1972 : 96) Il considère ainsi le personnage comme un signe faisant partie d'un système et ne se révélant complètement qu'à la fin d'une œuvre. Il propose également un modèle d'analyse sémiotique qui sera intéressant pour l'étude des personnages de Dickner et pour cerner la figure féminine type que notre mémoire souhaite approfondir.

La conception du personnage littéraire que propose Michel Erman15 implique que le

personnage possède un « être » et un « agir ». Erman s'inspire donc du schéma actantiel de Greimas et de Ricœur, ainsi que de la vision sémiotique de Hamon pour montrer que le personnage est essentiel au roman, puisqu'une action ne représente rien sans un être pour agir. Il apportera une perspective pertinente et complémentaire pour l'étude des fonctions narratives et des actions des personnages féminins de Dickner.

Notons que notre mémoire s'inscrit dans la continuité de travaux consacrés au personnage romanesque contemporain. Un numéro complet de la revue L'esprit créateur, une revue américaine s'intéressant aux études culturelles françaises et francophones, porte d'ailleurs sur le « Roman contemporain au détriment du personnage16 », au printemps 2014.

L’originalité de notre analyse repose sur une approche théorique multiple et sur l’étude très pointue d’un corpus spécifique. Notre étude apportera de nouvelles pistes sur les interactions des personnages romanesques. De plus, elle servira à l’approfondissement des connaissances sur les œuvres de Dickner. Bien que les études d'envergure sur ses écrits éclairent de façon éloquente le travail de structure fragmentaire de son premier roman, ainsi que la représentation du parcours à travers l’Amérique, elles se restreignent à Nikolski. Pourtant, nous verrons que le reste de la production de Dickner propose lui aussi une

14 Philippe Hamon, « Pour un statut sémiologique du personnage », dans Littérature, vol. VI, n° 6 (1972), p.

86-110.

15 Michel Erman, Poétique du personnage de roman, Paris, Ellipse (Coll. Thèmes & études), 2006, 143 p. 16 René Audet et Nicolas Xanthos [dir.], « Le roman contemporain au détriment du personnage », dans L'esprit créateur, vol. LIX (printemps 2014), 149 p.

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matière riche pour une meilleure compréhension des enjeux de la prose narrative contemporaine. Notre mémoire portant sur Nikolski, mais également sur L’encyclopédie du

petit cercle et sur Tarmac, apporte donc un éclairage original sur la production littéraire

québécoise et s'inscrit dans l'esprit des travaux sur le personnage littéraire contemporain. Comme nous l'avons déjà mentionné, l'étude du personnage ne fait pas l'objet d'un modèle théorique unique. Il a ainsi fallu choisir un point de vue, une conception, un angle particulier avant de s'engager dans ce type d'analyse. Nous souhaitons appréhender le personnage comme un être construit par le texte, mais agissant sur son univers narratif. Nous envisageons le personnage comme un être influençant son univers fictionnel à travers sa constitution, son agir et son positionnement actantiel. Nous le voyons comme un catalyseur qui nourrit l'œuvre. Nous croyons que le protagoniste peut ainsi s'implanter à plusieurs niveaux dans le texte grâce à diverses stratégies, ce qui lui confère un rôle central. Cette vision du personnage et l'étude que nous nous apprêtons à en faire nécessitent donc l'apport de plusieurs théories. Le choix de propositions complémentaires parmi celles-ci nous permettra d'analyser le personnage et ses influences à plusieurs niveaux du texte et de la diégèse. Nous expliquerons brièvement ces théories au fur et à mesure de leur mobilisation dans le mémoire.

Dans le premier chapitre, nous présenterons les trois personnages à l'étude. Pour nous éclairer, nous pourrons nous appuyer sur les théories de la lecture de Vincent Jouve. Nous nous interrogerons sur le statut problématique du personnage de Karyne qui ne peut être considéré comme un seul personnage traversant différentes nouvelles à cause d'inadéquations dans certains textes. Nous verrons en quoi ceci influence grandement l'appréhension de ce personnage que l'on pourrait décrire comme multiple. Puis, nous nous attarderons à la manière dont est mise en scène Joyce, personnage qui tente de garder l'anonymat, de se fondre dans le paysage pour mener à bien sa quête. Cette propension à se cacher imprègne ses descriptions, le regard du narrateur et la façon dont le lecteur la conçoit. Nous observerons ensuite comment la mise en récit d'un personnage peut également le lier à une thématique. Il s'agit du cas de Hope, que le narrateur décrit souvent à l'aide de termes ou d'images relevant de l'apocalypse ou de bombes nucléaires. Grâce aux théories de Jouve, nous pourrons bien saisir les personnages à l'étude et commencer à tisser des liens entre eux.

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Le deuxième chapitre vise à définir la figure type du personnage féminin chez Dickner à travers l'étude de ses actions. Pour ce faire, nous nous servirons des travaux de Philippe Hamon, « Pour un statut sémiologique du personnage », et de Michel Erman, Poétique du

personnage de roman. Nous nous intéresserons davantage à l'action des protagonistes, mais

également à leurs intentions et à leur manière d'agir. Nous nous questionnerons sur le statut de personnage principal ou d'héroïne des trois personnages féminins. Puis, nous tenterons de positionner les personnages à l'étude par rapport aux autres personnages des œuvres en observant leurs rôles actantiels. Nous analyserons aussi l'effet des trois protagonistes féminines sur les narrateurs de chaque œuvre et leurs interactions avec les personnages secondaires. Nous verrons ainsi quel rôle les protagonistes féminines jouent dans leur texte respectif. Nous établirons alors les caractéristiques typiques du personnage féminin chez Dickner.

Pour le dernier chapitre, nous n'aurons pas de cadre théorique unique. Nous ferons plutôt appel à plusieurs articles et ouvrages traitant de différentes notions littéraires. Nous pourrons alors nous interroger sur la manière dont les personnages féminins types, se présentant et agissant de façon similaire au cœur du texte, peuvent contribuer au développement de trois œuvres très différentes. Nous nous intéresserons ainsi à la diffraction narrative et formelle, à l'étude des lieux fictionnels et des objets, ainsi qu'à l'analyse des thématiques. Nous verrons donc l'apport du personnage féminin type aux stratégies narratives et nous analyserons comment le milieu fictionnel, la forme du récit et les protagonistes féminines s'influencent réciproquement.

Au cours de notre étude, nous souhaitons démontrer que le style d'écriture de Dickner et son traitement des personnages tendent à faire naître un type de personnage féminin qui lui est unique et particulier. Nous croyons que la protagoniste de chaque œuvre possède des caractéristiques bien spécifiques qui marquent son appartenance à l'univers de l'auteur. Toutefois, nous voulons également mettre de l'avant l'unicité de chaque œuvre, puisqu'il nous apparaît évident que ces caractéristiques typiques offrent de multiples possibilités. Ceci permettrait à Dickner de recomposer à chaque fois un nouveau personnage indépendant des autres et évoluant de façon distincte dans son univers fictionnel propre. À travers le parcours de cette analyse, nous serons donc amenée à poser un regard nouveau et original sur l'écriture particulière de Nicolas Dickner.

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CHAPITRE I : DÉFINITION D'UNE IDENTITÉ, MISE EN

PLACE DES PERSONNAGES

L'étude des personnages nécessite que nous nous intéressions à deux aspects fondateurs de ces derniers : leur façon d'être et d'agir dans le texte. Nous souhaitons d'abord présenter chacun des trois personnages à l'étude en nous attardant à la façon dont ils sont mis en scène dans les œuvres auxquelles ils appartiennent. Nous verrons de quelle manière les trois personnages sont intégrés à l'univers fictionnel et présentés au lecteur. Ceci nous permettra de bien cerner la composition des personnages féminins chez Dickner et de démontrer les premiers liens de parenté entre eux. Après avoir expliqué brièvement les théories de Vincent Jouve sur la réception du personnage romanesque, nous démontrerons de quelle manière la présentation du personnage de Karyne dans le recueil de nouvelles

L'encyclopédie du petit cercle lui confère un statut problématique. Puis, nous examinerons

l'effacement du personnage de Joyce dans Nikolski et le lien entre le personnage de Hope dans Tarmac et la fin du monde. Nous nous intéresserons ainsi à la poétique des œuvres et à la manière d'être des personnages.

Comme nous l'avons mentionné précédemment, Vincent Jouve intègre le lecteur dans sa conception du personnage, puisque « les figures construites par le texte ne prennent sens qu'à travers la lecture. » (Jouve, 2001 : 13) Dans l'introduction de son ouvrage

L'effet-personnage dans le roman17, Jouve affirme qu'une œuvre peut être lue de différentes

façons. Toutefois, il insiste sur le fait qu'elle ne peut pas pour autant être lue de n'importe quelle façon, car « la construction des signifiés, si elle appartient bien au destinataire, se fait sur la base des indications textuelles. » (Jouve, 2001 : 15) Le texte dicterait donc, à travers certaines stratégies textuelles, la représentation de l'univers narratif et des personnages que le lecteur devrait se faire au cours de sa lecture. Il serait ainsi possible de dégager ces codes du texte. Puisque la réception d'une œuvre n'est pas uniforme, Jouve propose d'analyser l'effet18 du personnage sur un lecteur qu'il nomme implicite (selon la terminologie de W.

17 Vincent Jouve, L'effet-personnage dans le roman, Paris, Presses Universitaires de France, 2001, 271 p. 18 Jouve utilise la distinction que H.R. Jauss fait entre la réception et l'effet : « Ce sont les deux composantes

de la concrétisation ou élément constitutif de la tradition ; l'une – l'effet – est déterminée par le texte, et l'autre – la réception – par le destinataire ». (Jouve, 2001 : 20)

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Iser19) ou virtuel (selon sa propre terminologie). Dans les deux cas, il s'agit d'un lecteur qui

n'existe pas physiquement, mais qui constitue plutôt un destinataire supposé par le texte. C'est à ce lecteur que s'adressent les stratégies et les indications textuelles mises en place par l'œuvre pour décrire son univers et ses personnages et pour conditionner sa lecture. Nous pensons qu'il est pertinent de nous arrêter à ces indices textuels puisque nous croyons, à l'instar de ce qu'affirme Jouve, que la vision que nous nous faisons d'un personnage dépend, avant la simple énumération de ses caractéristiques physiques et psychologiques, de la manière dont il nous est présenté et de la façon dont ses caractéristiques sont nommées.

La première partie de l'ouvrage L'effet-personnage dans le roman, « Perception », propose une grille d'analyse de la caractérisation du personnage s'intéressant autant aux informations que le texte offre qu'à celles qu'il retient. Jouve distingue d'abord deux types de personnage : ceux ayant un modèle dans notre monde (par exemple, Ronald Reagan) et ceux qu'il nomme, selon la terminologie d'Umberto Eco, « surnuméraires », qui n'ont pas de correspondant dans notre réalité (Jouve, 2001 : 29). Notons que les protagonistes de Dickner qui nous intéressent (Karyne, Hope et Joyce) sont tous surnuméraires par rapport à notre monde. Jouve ajoute au sujet de ce type de personnage que, « sans correspondants dans le monde de référence, ils ne sont identifiables qu'à travers les relations qui les lient les uns aux autres. » (Jouve, 2001 : 30) En plus de ces relations nécessaires entre les personnages, Jouve affirme que le texte propose des lieux d'indétermination, volontaires ou non, c'est-à-dire que le texte ne dévoile pas tout ce qu'il y a à savoir sur les personnages, laissant au lecteur le loisir d'interpréter ce manque ou de le combler avec ses connaissances et sa propre réalité. Il demeure toutefois évident que cette indétermination tend à se restreindre avec l'avancée du texte, puisque le lecteur en apprend graduellement davantage sur un personnage à propos duquel il ne pouvait savoir que très peu d'entrée de jeu.

À partir du texte et des espaces d'indétermination, le lecteur est amené à construire ce que Jouve nomme l'image-personnage en se servant de ce qu'il connaît de son propre monde de référence (tenant du registre extratextuel) et de son expérience de lecteur (tenant du registre intertextuel). À cet égard, Jouve affirme que « L'intertextualité du personnage est d'autant

19 Le lecteur implicite que W. Iser définit dans son ouvrage L'acte de lecture est décrit par Jouve comme étant

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plus intéressante qu'elle a un champ d'action très large. Elle peut faire intervenir dans la représentation non seulement des personnages livresques (romanesques ou non), mais aussi des personnages fictifs non livresques (personnages de cinéma, par exemple), voire des personnages “réels”, vivants ou non, appartenant au monde de référence du lecteur. » (Jouve, 2001 : 48) Notons que Nicolas Dickner ancre ses œuvres dans des univers contemporains en utilisant, entre autres, des personnages historiques connus, comme le président des États-Unis, Ronald Reagan, des événements historiques réels et documentés, tels que la bombe d'Hiroshima, ou des lieux comme Sainte-Foy et Rivière-du-Loup. Tous ces éléments extratextuels travaillent à bâtir une représentation des personnages qui évoluent dans ces milieux. De plus, les œuvres de Dickner partagent certaines thématiques et les personnages ont des intérêts communs d'un texte à l'autre. L'intertextualité entre les œuvres pourrait ainsi contribuer à la construction de l'image des personnages par le lecteur. Jouve ne s'arrête pas qu'aux relations révélatrices entre les personnages surnuméraires d'une œuvre, il traite également de la relation entre le personnage et la structure du texte : « lorsque des personnages n'existent qu'à l'intérieur de l'univers narratif (Rocambole, Fabrice Del Dongo), ils sont perçus, on le sait, à travers les liens – inévitablement signifiants – qui les unissent aux autres éléments du récit […] Le personnage est donc perçu simultanément à travers des structures narratives, génériques et discursives. » (Jouve, 2001 : 60-61) Il évoque ensuite des théories du linguiste roumain Thomas Pavel sur les trois niveaux20 de saisie des mondes fictionnels pour élaborer une méthode d'analyse de la

perception se basant sur la détermination des frontières du personnage (par rapport au réel), de sa distance, de ses dimensions et de son incomplétude.

La première partie de cette méthode vise à déterminer le rapport du personnage aux frontières du réel et de l'irréel. Jouve propose d'abord d'analyser les frontières du personnage à travers « 1 /son éventuelle parenté avec des figures mythiques; 2 /la mise en évidence de son caractère fictionnel; 3 /son degré de réalité. » (Jouve, 2001 : 66) Établir la parenté du personnage et du mythe est une étape plutôt simple. Par contre, la réalité fictionnelle nécessite une échelle de détermination plus précise : « reconnaissance explicite

20 Pavel décrit trois niveaux de saisie des mondes fictionnels: sémantique, structural et pragmatique. Comme

les saisies structurale et pragmatique sont liées à la réception, Jouve ne s'intéresse qu'à la saisie sémantique, qui envisage l'univers fictif d'un point de vue ontologique (Jouve, 2001 : 65-66).

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du caractère fictionnel du personnage (adresse directe du narrateur au lecteur)[,] reconnaissance implicite (absence de sérieux dans la présentation du personnage)[,] non-reconnaissance (neutralité de l'instance narratrice)[,] dissimulation (narration autodiégétique où le personnage se confond avec la figure du narrateur). » (Jouve, 2001 : 67) Le degré de réalité, lui, peut se définir selon trois termes : certain (dans le cas d'un personnage historique), probable (dans le cas d'un personnage type) ou possible (dans le cas d'un personnage qui évolue adéquatement dans le monde « réel »).

La deuxième partie de la méthode permet d'évaluer la distance qui sépare le monde fictionnel, présenté dans l'œuvre, du monde du lecteur (Jouve, 2001 : 68). Jouve s'attarde à la distance objective pour déterminer l'éloignement ou la proximité culturelle. La tonalité de l'œuvre est également un facteur révélateur; une écriture plus soutenue augmente la distance, alors qu'un style familier la diminue. Puis, Jouve s'intéresse à la lisibilité, c'est-à-dire à la manière, insaisissable ou saisissable, dont la narration présente le monde.

Lorsqu'il traite des dimensions du personnage dans la troisième partie de sa méthode d'analyse, Jouve aborde la densité référentielle (Jouve, 2001 : 69-70). Pour l'élaborer, il faut en déterminer quatre paramètres. D'abord il est nécessaire d'observer si la saisie du personnage nécessite des connaissances extratextuelles, une érudition particulière. Puis, nous devons nous intéresser à l'encombrement narratif, c'est-à-dire à la complexité de l'orchestration narrative (présence d'intrigues annexes ou secondaires), ainsi qu'au rapport entre le récit proprement dit (descriptions et actions racontées, qui augmentent la densité du texte) et les scènes (dialogues et actions mises en scène, qui diluent plutôt le texte). Il faut également remarquer la détermination « du faire du personnage » et de ses actions (il peut se voir surdéterminé par une finalité narrative forte ou comme composant d'un récit redondant).

La dernière étape consiste à s'interroger sur l'incomplétude de l'univers fictionnel dans lequel le personnage évolue. Jouve affirme que l'incomplétude est inévitable, car il serait impossible de donner toutes les informations à propos d'un personnage et de son environnement fictionnel. D'une œuvre à l'autre, cette incomplétude peut être compensée ou soulignée. La compensation se réalise, comme dans le cas des romanciers tels que Balzac, en intégrant des procédés mimétiques et des descriptions détaillées qui pallient le manque d'informations et rapprochent le plus possible l'univers fictionnel de l'univers réel. Par

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contre, certains auteurs préfèrent plutôt souligner l'incomplétude de leur œuvre en employant des procédés antimimétiques et en assumant les lacunes des personnages et de leur environnement.

À l'aide de cette méthode en quatre étapes, présentée par Jouve, nous croyons être en mesure de mettre en place adéquatement les personnages à l'étude et de commencer à tisser des liens entre eux. Nous amorcerons la présentation des personnages à l'étude par celui de Karyne de L'encyclopédie du petit cercle, puisqu'il appartient à une œuvre de forme différente des deux autres et qu'il nous apparaît nécessaire de mettre au point, d'entrée de jeu, la pertinence de son analyse en regard des théories de Jouve.

Partie 1 : Présentation de Karyne de L'Encyclopédie du petit cercle, personnage au statut problématique

Comme nous l'avons déjà mentionné, cette œuvre est un recueil de nouvelles. La théorie de Jouve, elle, porte sur les personnages de roman. Par contre, l'auteur explique dans son avant-propos le choix de son corpus et nous croyons que les qualités littéraires qu'il attribue aux personnages romanesques s'appliquent également dans le cas de Karyne et, ainsi, rendent cohérent notre recours aux théories de Jouve, même dans le cas d'un recueil. Il écrit :

Le personnage de roman se caractérise en effet par son appartenance à un écrit en prose (se distinguant par là du personnage de théâtre qui ne s'accomplit, lui, que dans la représentation scénique), assez long (ce qui donne une « épaisseur » que ne peuvent avoir les acteurs de textes plus courts comme le poème ou la fable), et axé sur une représentation de la « psychologie » (à l'inverse, donc, de récits plus « événementiels » comme le conte ou la nouvelle). (Jouve, 2001 : 22)

L'encyclopédie du petit cercle propose des textes en prose, assez longs pour satisfaire les

deux premiers points soulevés par Jouve. Pour ce qui est de la représentation psychologique, plutôt qu'événementielle, il faut d'abord se rappeler que L'encyclopédie du

petit cercle est une œuvre particulière, puisque plusieurs éléments structurels et diégétiques

le rapprochent du roman. D'ailleurs, dans l'essai critique intitulé Brève poétique de la

délégation21 inclus dans son mémoire de maîtrise, Dickner suggèrait plusieurs techniques

qui permettent d'unifier un recueil en se concentrant principalement sur le texte et le péritexte. La résistance générique de l'ouvrage est notamment provoquée par la récurrence

21 Nicolas Dickner, « L'encyclopédie du petit cercle, suivi d'une Brève poétique de la délégation », mémoire

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d'un personnage prénommé Karyne, qui est introduit dès l'avant-propos du recueil. La perception de ce personnage se complexifie au cours de la lecture des nouvelles, puisque plusieurs textes mettent en scène des Karyne aux caractéristiques parfois changeantes. Il s'agit, selon la terminologie employée par René Audet dans son ouvrage Des textes à

l'œuvre22, d'une pseudo-identité, c'est-à-dire d'« une identité trompeuse, où malgré le

partage de certaines données, d'autres éléments incompatibles viennent peu à peu infirmer l'hypothèse d'identité des [personnages]. » (Audet, 2000 : 94) Ce caractère contradictoire participe à faire de Karyne un personnage au statut problématique, notamment en raison de l'ambiguïté de son identité. Nous croyons que la récurrence du prénom apporte un approfondissement des personnages et de leurs relations réciproques, offrant ainsi une représentation psychologique développée d'un texte à l'autre. Ceci nous mène à penser qu'il nous sera possible d'analyser le personnage de Karyne avec la même méthode que les personnages des romans de Dickner. Comme l'affirme Jouve, un personnage ne se révèle totalement qu'à la fin d'un ouvrage, quand plus rien ne peut être ajouté à son portrait. Le personnage de Karyne ne fait pas exception, puisque sa représentation change constamment au cours du recueil; nous déterminerons d'ailleurs plus loin si nous devons traiter Karyne comme un seul ou comme plusieurs personnages.

Nous émettons l'hypothèse que la Karyne de l'avant-propos serait décomposée en plusieurs versions d'elle-même, lesquelles seraient mises en scène à travers les nouvelles. La fragmentation du personnage par son support, le recueil, permettrait donc, d'une certaine manière, d'unifier les textes. Nous souhaitons dresser le portrait de cette figure développée sur plusieurs niveaux de fiction et analyser, à l'aide des théories de Vincent Jouve, les codes de présentation du personnage dans les textes les plus révélateurs.

1.1 : L' « Avant-propos »

La première occurrence du personnage de Karyne a lieu avant la lecture de la première nouvelle, dans ce qui est présenté comme un « Avant-propos » du recueil. Il s'agit d'un court texte qui raconte comment l'auteur aurait rencontré une jeune femme prénommée Karyne et de quelle manière cette dernière serait partie sans prévenir, emportant avec elle

22 René Audet, Des textes à l'œuvre : la lecture du recueil de nouvelles, Québec, Éditions Nota bene (Coll.

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trois tomes de la mystérieuse Encyclopédie du petit cercle, également évoquée dans ce texte liminaire. Karyne y est introduite en ces termes : « Une semaine plus tard, je rencontrais Karyne au Festival d'été. Elle revenait d'une amorce de tour du monde en voilier, mal organisé, qui l'a épuisée et ruinée. » (EPC – 10) Déjà, elle est dépeinte comme une aventurière, navigatrice, qui serait malheureusement très déçue de son dernier voyage. La description de Karyne se poursuit et se précise :

Grande voyageuse devant l'Éternel et docteure en anthropologie de l'Université nationale autonome de Mexico – quoiqu'elle prétendît parfois avoir étudié l'égyptologie à Lisbonne –, était de surcroît une sacrée palabreuse : elle me conta ses voyages en Terre de Feu, d'invraisemblables légendes apprises en Tunisie, les étés de la Basse-Côte-Nord. Elle en mettait plus que moins et se contredisait sans cesse, rétorquant à mon scepticisme qu'elle se préoccupait fort peu de mener une vie vraisemblable, qu'elle ne savait pas mentir – et qu'est-ce que je pouvais bien en savoir après tout ? (EPC – 10-11)

À l'aide de cette première présentation du personnage, il est possible d'identifier les informations pertinentes pour la perception de Karyne par le lecteur. Nous pouvons voir que le personnage est assez près du monde référentiel. L'avant-propos suggère des lieux, certes hétéroclites et épars, mais connus, tels que le Mexique, Lisbonne, la Tunisie et la Basse-Côte-Nord, imposant une certaine proximité culturelle avec le lecteur. De plus, le ton du narrateur, sans tomber dans un style familier, suggère de l'humour et présente le personnage dans un style simple. Quant à ce que Jouve appelle la densité référentielle, c'est-à-dire la quantité d'informations portées et divulguées par un personnage, nous observons que Karyne ne nécessite pas d'érudition particulière pour être perçue. Elle s'intègre à une orchestration narrative simple et linéaire et se présente sous un mode plus diégétique que mimétique, puisque le personnage n'a pas encore réellement posé d'action. De ce point de vue, il ne s'agit pas d'un personnage particulièrement dense.

Le narrateur de l'avant-propos qualifie également Karyne de « mythomane en cavale » et affirme qu'elle se prend pour une Joséphine Violon ou une Marie-Sophie Magnifique. Il fait probablement référence ici aux personnages de conteurs Jos Violon, de Louis Fréchette, et Solibo le Magnifique, de Patrick Chamoiseau. Selon Vincent Jouve, ces simples comparaisons intertextuelles sont révélatrices de la double appartenance du personnage au réel et à l'irréel. En liant Karyne à ces deux personnages connus, le narrateur crée une parenté avec un mythe : celui du conteur et de la légende. Ses caractéristiques de conteuse et d'aventurière rapprochent donc Karyne d'un personnage type connu.

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De plus, avant même que le personnage de Karyne ne soit mentionné, le narrateur du texte trace en partie la frontière entre le réel et l'irréel. En effet, l'histoire de l'avant-propos est précédée d'une sorte de mise en contexte : « Où l'auteur esquisse, par pure malice et en

guise de faux repentir, les circonstances ayant présidé à la genèse de ce qui suit, ainsi que les mauvais prétextes pour lesquels d'aucuns n'auraient abouti, à leur insu, dans des pages un rien indiscrètes. » (EPC – 9) Cet extrait construit une figure d'auteur qui raconterait

elle-même d'où lui est venue l'inspiration pour la fiction que le lecteur s'apprête à lire. Il suggère également l'existence d'une Karyne réelle dans le monde référentiel. La fin de l'avant-propos appuie d'ailleurs l'effet de la mise en contexte : « Alors voilà : témoignage oblige, je dois préciser que les événements et personnages présentés dans ce recueil souffrent parfois d'un manque flagrant de maquillage; toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant, ayant existé ou qui existeront ne saurait être autre chose que pure préméditation. » (EPC – 11) Nous pouvons voir dans ces deux extraits que l'on propose une figure d'auteur qui aurait la volonté de donner une origine à son recueil et, ainsi, de lui imposer, avant même que la lecture ne commence, un certain sens, une certaine interprétation. C'est d'ailleurs ce que Dickner explique dans son essai Brève poétique de la

délégation : « Sur le plan diégétique, l'avant-propos fait office de prologue, dessinant

brièvement le trajet que suivra Karyne (ou, pour être plus exact, que suivront une série de personnages se nommant tous Karyne) au cours de plusieurs nouvelles du recueil. » (Dickner, 1996 : 113) Cette adresse du narrateur/auteur prévient le lecteur que des personnages fictionnels seront mis en scène dans les textes qui suivront et que ces personnages seront inspirés de ceux présents dans l'avant-propos, donc principalement de Karyne. L'avant-propos possède donc un statut référentiel ambigu : dans les usages, il est hors de la fiction, mais dans l'œuvre de Dickner, il est en quelque sorte le premier texte du recueil. Il agit ainsi comme un faux contrat de lecture, où le lecteur comprend que la fiction littéraire est sortie des limites du cadre des nouvelles. Jan Baetens23 écrit d'ailleurs, à

propos de la subversion de l'avertissement traditionnel que l'on retrouve ici et dans les œuvres modernes, que

La grande force du péritexte est évidemment le fait de se situer en quelque sorte hors du texte. Par rapport au texte, dont l'énonciation est prise en charge par une ou plusieurs

23 Jan Baetens, « Le péritexte : Du paradigme au syntagme », dans Neophilologus, vol. LXXXI, no 2 (avril

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instances fictives, les informations péritextuelles sont immédiatement crédibles, puisqu'elles jouissent d'une proximité absolue avec l'instance énonciative à l'origine du livre, à savoir l'auteur. Dans la littérature contemporaine, toutefois, la séparation du texte et du péritexte se fait de plus en plus problématique, et cette tendance profonde ne reste pas sans conséquences sur la lecture des divers aspects péritextuels. (Baetens, 1997 : 215)

En effet, une des conséquences de ce décloisonnement scriptural du texte et du péritexte est que, en chapeautant le recueil, l'avant-propos lie Karyne aux prochains personnages qui porteront son nom. Toutefois, il souligne également la différence entre eux, puisque la position de l'avant-propos et son statut de prologue par rapport aux nouvelles placent ces personnages sur un niveau de fiction différent et instaurent pour ainsi dire une hiérarchie entre la Karyne de l'avant-propos et les prochains personnages qui porteront son nom, plaçant la première à un niveau de fiction supérieur et influençant la lecture. Ce caractère contradictoire participe à faire de Karyne un personnage au statut problématique. En effet, bien que plusieurs éléments mènent à croire que les nouvelles mettent en scène le même personnage, rien ne peut le certifier. De plus, la récurrence de Karyne provoque un déplacement de son personnage à travers différents niveaux de fiction et de narration. Notons également que, inévitablement, l'univers fictionnel proposé par l'avant-propos, comme toute fiction, demeure incomplet24. Le lecteur n'a, par exemple, aucune idée de ce à

quoi ressemble Karyne. Par contre, Jouve écrit que : « en règle générale, le personnage, lors de sa première occurrence, est l'objet d'une représentation très approximative, fortement marquée par l'imagination du lecteur. » (Jouve, 2001 : 50) Toutefois, l'incomplétude de la description physique du personnage de Karyne et de celle de son univers est compensée par des descriptions de ses actions et des comparaisons suffisamment efficaces pour que le lecteur soit capable de percevoir la psychologie et le caractère du personnage. De plus, l'omission volontaire de caractéristiques physiques fait en sorte que la reconnaissance du personnage repose entièrement sur son prénom et son mystérieux passé. Ceci renforce la valeur des quelques informations offertes au lecteur, puisque ce sont elles qui permettront de reconnaître les ressemblances et divergences entre les personnages portant le même

24 Jouve emprunte les termes d'Umberto Eco dans Lector in fabula pour expliquer l'impossibilité pour le texte

narratif de créer un univers fictionnel complet : « L'univers induit par un roman se caractérise, en effet, par une absence d'autonomie dans la mesure où 1/ d'un point de vue formel, le texte ne peut décrire exhaustivement un monde ; 2/ d'un point de vue sémiotique, il est inimaginable a/ d'établir un monde alternatif complet, b/ de décrire comme complet le monde “réel”. Les univers narratifs, incapables de constituer par eux-mêmes des mondes possibles, sont obligés d'emprunter certaines de leurs propriétés au monde de référence du lecteur. » (Jouve, 2001 : 27)

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prénom. Comme l'avant-propos représente le point de départ de l'œuvre, la présentation qu'on y fait de Karyne a nécessairement des répercussions sur la perception que le lecteur a des autres Karyne du recueil.

1.2 : Récurrence du prénom dans le recueil

La représentation du personnage de Karyne se complexifie dès que nous entrons dans le cœur du recueil, dans le niveau de fiction que représentent les nouvelles. En effet, plusieurs textes mettent en scène des personnages portant le prénom de Karyne. Toutefois, leurs caractéristiques changent quelque peu. Leur âge, leurs occupations, leurs fréquentations et les relations qu'ils entretiennent avec les autres semblent différents. C'est qu'il ne s'agit plus de la Karyne de l'avant-propos, mais plutôt de personnages inspirés par elle. Dans Brève

poétique de la délégation, Dickner se sert de l'exemple de Karyne pour expliquer que

« l'usage récurrent d'un nombre restreint de noms […] permet également une unification des personnages, et ce même si un seul nom à l'échelle du recueil ne renvoie pas nécessairement à un seul personnage. » (Dickner, 1996 : 105) Cet extrait signale le statut problématique de Karyne, laissant encore planer l'idée que les Karyne sont indépendantes, mais inévitablement liées. Sans analyser les codes de présentation du personnage dans toutes les nouvelles du recueil, nous examinerons brièvement les Karyne mises en scène dans les textes les plus révélateurs. Nous pourrons ainsi montrer que la stratégie unifiante employée par Dickner tend à développer, à travers chaque Karyne, une personnalité possible du personnage original présenté rapidement dans l'avant-propos. Nous croyons que cette pluralité du personnage permet, au-delà de la fragmentation du texte, de raconter ce protagoniste et de revenir à la Karyne du départ.

Absente de la première partie du recueil, Karyne apparaît dans la deuxième partie, intitulée « Dans les limbes ». Elle se retrouve dans cinq nouvelles, toutes narrées à la troisième personne par un narrateur hétérodiégétique. Les deux nouvelles qui nous semblent les plus pertinentes dans la seconde partie du recueil sont « Le temps perdu » et « Dans les limbes », puisqu'elles varient considérablement les points de vue sur le personnage de Karyne. Dans « Le temps perdu », le lecteur retrouve le caractère aventurier de Karyne, qui se ruine pour acheter un voilier dans le but de faire un tour du monde. Ce voyage la déçoit et la sépare de son amoureux, François-Luc (remarquons ici une ressemblance

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événementielle avec le personnage de l'avant-propos). La particularité de cette nouvelle est qu'elle donne pour la première fois la parole au personnage féminin sous la forme d'extraits de son journal de bord, éparpillés à travers la narration hétérodiégétique du texte, dans lesquels elle devient la narratrice autodiégétique de son périple. La grande différence entre la manière dont le personnage est présenté dans cette nouvelle et celle de l'avant-propos se loge dans les dimensions du personnage. L'orchestration narrative à laquelle Karyne est intégrée se complexifie et le mode de présentation passe du diégétique au mimétique. Ainsi, les actions de Karyne sont plus définies et son portrait s'enrichit. Le texte s'ouvre sur la phrase : « Et la voici plantée sur le ponton, les bras ballants devant Cybèle [le voilier], follement amoureuse. » (EPC – 47) L'attention est centrée sur elle. Le lecteur ne la découvre plus à travers les yeux d'un narrateur homodiégétique fasciné par elle, comme dans l'avant-propos, mais plutôt à travers ceux d'un narrateur hétérodiégétique. Ce texte offre un nouveau point de vue sur les relations que le personnage entretient avec ceux qui l'entourent : « François-Luc revient sur ses pas et regarde Karyne, incapable comme toujours de deviner ses pensées. Il la prend par la taille et tente de lui donner un baiser dans le cou, mais elle se dégage distraitement pour aller inspecter la coque de plus près. » (EPC – 48) Fascinée par le bateau et son rêve de faire le tour du monde, Karyne s'éloigne de son amoureux. Comme le narrateur de l'avant-propos, François-Luc se fait abandonner par elle au nom de son désir d'aventure et de découverte, qu'elle décrit elle-même dans son journal de bord : « J'hésitais encore, malgré la perfection du voilier, à faire le saut… C'est en inspectant la cabine que, pour mon malheur, mon regard s'est arrêté sur l'horloge, sur son superbe cadran de laiton numéroté de 1 à 24 et sa fine trotteuse rouge cerise. Je l'ai délicatement remontée, j'ai écouté son tic tac sec et précis, l'oreille collée au verre, le cœur battant. L'appel que je ressentais était inexplicable, absurde, idiot. » (EPC – 49) La figure type de l'aventurière ne reculant devant rien ni pour personne est encore une fois évoquée par cette mise en scène. Toutefois, la fin de la nouvelle vient remettre en question cette figure : « Je nous ai affranchies, Cybèle [le voilier] et moi, de ceux qui se croyaient nos propriétaires respectifs; j'ai pris soin de nous; je nous ai apprêtées à toute vitesse pour le tour du monde – et voici qu'à la veille du départ, j'hésite et je balbutie. Il me semble l'avoir déjà accompli, ce voyage, comme si j'avais devancé la course des années, penchée sur mes cartes. Le temps n'est peut-être pas une maladie incurable, après tout… » (EPC – 55)

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L'aventurière n'est donc pas aussi solide que le mythe le voudrait. Une fragilité et une profondeur supplémentaires du personnage se créent. C'est également le constat qui se dégage de la seconde nouvelle qui nous intéresse, intitulée « Dans les limbes ».

Cette fois-ci, un nouveau personnage prénommé Karyne est présenté au lecteur par le biais de sa sœur Annie. Elle est mentionnée pour la première fois après l'explication de la mort de sa famille presque entière : « Seules Annie et sa petite sœur Karyne ont survécu à cette hécatombe – quoique Karyne, après maints voyagements en Amérique latine et en Afrique du Nord, s'est exilée dans le Grand Nord, d'un exil dont elle ne semble déterminée à revenir que sous forme de lettres régulièrement postées à Annie. » (EPC – 64) Contrairement à la nouvelle précédente, l'attention n'est pas centrée sur Karyne. En fait, elle n'apparaît pas du tout physiquement dans l'histoire, elle en est absente. Exilée dans le Grand Nord, Karyne prend la parole à travers des extraits de lettres destinées à sa sœur, encore une fois éparpillées à travers la narration hétérodiégétique. Nous pouvons observer que le mythe de la voyageuse est encore exploité. Karyne est portée par un besoin de découverte et de liberté. Dans sa première lettre, elle demande à sa sœur : « M'en veux-tu encore, grande sœur, d'être montée me perdre ici? Me reproches-tu toujours mes innombrables départs? […] Tu aurais aimé que je reste un peu plus longtemps cette fois-ci, mais je ne pouvais déjà plus supporter mon minuscule bureau sans fenêtre, pris en étau entre les voûtes et la chambre froide du département. » (EPC – 65) Encore une fois, l'appel du départ est plus fort que le personnage et elle abandonne à nouveau un proche. Par contre, contrairement à son décevant voyage en voilier, ce départ vers le Grand Nord calme l'aventurière et l'enracine dans une tradition qu'elle fait sienne. Dans une autre lettre, Karyne écrit :

Je me découvre moins blanche que je ne le croyais, Annie, malgré le silence moqueur des Inuits du village face à l'hypothétique nordicité d'une Quallunat. Comment faire admettre notre métissage à qui que ce soit, coincés que nous sommes au confluent des Latins, des Anglo-Saxons et des Amérindiens? Les uns nous le refusent comme une honte, et les autres tel un titre dont nous ne serions pas dignes, et de cela ne demeure que notre silence d'inclassables bâtards à peau blanche. (EPC – 68)

Se dessine dans cet extrait une motivation aux actions de Karyne : la quête identitaire. Tout comme le lecteur, ce personnage est confus quant à sa définition. Le statut problématique de Karyne se reflète ainsi à l'intérieur même du personnage qui ne sait plus à quel peuple il appartient. Elle est coincée au confluent de plusieurs peuples, mais aussi de plusieurs histoires. Personnage fuyant, « inclassable », elle traverse les niveaux diégétiques de

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l'avant-propos aux nouvelles, elle explore son univers fictionnel à la recherche de ses origines et de sa propre personne.

La troisième et dernière partie du recueil se compose de deux nouvelles dont la narration est autodiégétique. Les personnages se trouvent ainsi présentés d'une manière complémentaire. La dernière nouvelle, « Reconquista », s'avère la plus claire et la plus pertinente quant à la présentation du personnage, puisqu'elle amène le lecteur à comprendre l'origine du caractère aventurier de la protagoniste et de sa recherche de soi. « Reconquista » met en scène une Karyne enfant, fascinée par Madagascar. Elle raconte au tout début du texte : « Comme à chaque soir, je serre dans mes bras le vieil atlas vert et je peste conte l'engeance des cartographes qui s'entêtent à me signifier, en invoquant quelques poignées de tristes chiffres, que Madagascar ma Belle est une tout autre île. Quel genre d'image cette bande d'empêcheurs de rêver en rond prétendent-ils donner de la planète ? » (EPC – 83) La protagoniste n'a que bien peu à faire de la réalité et elle l'affirme haut et fort, venant ainsi proposer un écho au caractère fictionnel du texte. La jeune Karyne fait la rencontre d'une autre enfant, Aïcha, qui devient instantanément son âme sœur. Elles se ressemblent énormément et se reconnaissent l'une dans l'autre : « (qui es-tu donc, ma sœur de Siam, mon second moi, mon ange gardien, que tu m'arraches ainsi à moi-même? Quel sang nous est secrètement commun malgré mes racines et tes plumes? Je ne te connais que depuis le matin et déjà ma vie ne vaut plus cher sans toi.) » (EPC – 99) Comme Karyne, Aïcha est elle aussi une sorte de personnage composite, mélangeant plusieurs origines et passant d'un pays à l'autre, se réinventant d'une certaine manière à chaque fois. Après leur rencontre, l'identité de Karyne se modifie, au point où elle ne se reconnaît plus auprès de son ancienne amie, Louise : « elle lui ressemble comme deux gouttes d'eau, pourtant, cette fille debout devant moi, mais ce n'est plus ma Louise. Ou alors c'est moi qui ne suis plus moi. » (EPC – 101) Karyne devient un personnage complet auprès d'Aïcha. Elle ne ressent plus le besoin de partir vers Madagascar, puisque son imaginaire l'amène partout avec son amie. Aïcha doit toutefois quitter la ville et la nouvelle se termine sur une tentative désespérée de la jeune Karyne de se construire des ailes pour planer jusqu'à Madagascar ou Montréal pour rejoindre son amie. Elle se blesse, mais affirme que rien ne compte plus que la promesse de Madagascar. Ce texte final présente ainsi l'origine de la figure type de

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l'aventurière et de la fragmentation du personnage. Il présente une Karyne qui a perdu une partie d'elle-même et qui ressent le besoin de la retrouver.

Les personnages de Karyne nous apparaissent ainsi comme autant d'hypothèses sur la façon d'incarner le personnage original de Karyne. Comme nous l'avons montré, L'encyclopédie

du petit cercle met en place son personnage féminin en deux temps : d'abord de façon

générale dans un récit-cadre expliquant l'existence du recueil, puis de façon approfondie à différents degrés, au cours des nouvelles modulant le personnage selon le contexte. Nous avons vu que l'avant-propos permet de présenter un personnage mystérieux et très incomplet tout en offrant suffisamment d'indices et d'instructions pour que le lecteur reconnaisse dans les nouvelles suivantes certaines versions de Karyne inspirées par la figure féminine originale. Chacune d'elles approfondit certains aspects de la personnalité de la protagoniste de l'avant-propos.

À travers le recueil, plusieurs modes de présentation sont repérables : Karyne est parfois personnage principal, puis secondaire ou même figurant. La narration des textes la mettant en scène varie également, passant d'homodiégétique, à hétérodiégétique, puis à autodiégétique. Cette manière de présenter le personnage, comme le souhaitait Dickner, unit le recueil en proposant une potentielle correspondance entre les différentes Karyne qui n'est, par contre, jamais explicitée. La parenté entre les personnages de Karyne semble rapprocher le recueil du roman et peut donner envie au lecteur de l'interpréter comme une histoire anachronique. Ce qui demeure intéressant, toutefois, est que cette stratégie, tout en unifiant l'œuvre, fragmente, d'une certaine manière, le personnage de Karyne et l'éloigne du personnage romanesque traditionnel. La présentation du personnage demeure en quelque sorte à l'image de son support, et inversement : Karyne maintient le flou générique entre le recueil de nouvelles et le roman. Elle remet en question leur définition et son appartenance à l'un ou à l'autre. L'écriture par fragments semble une pratique courante chez Dickner, puisque son premier roman, Nikolski, est lui-même divisé en trois trames narratives distinctes se touchant légèrement à quelques reprises. Nous verrons d'ailleurs de quelle manière cette structure du récit donne lieu à de nouvelles stratégies de présentation de personnage et comment Joyce, personnage solitaire, tend à l'effacement dans son monde fictionnel.

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Partie 2 : Présentation de Joyce de Nikolski, anonymat dans le monde fictionnel Le roman Nikolski possède une structure narrative particulière : divisé en cinq parties représentant chacune une année (1989, 1990, 1994, 1995 et 1999), il propose trois diégèses évoluant en parallèle et mettant en scène trois personnages. Ceux-ci sont rattachés par un lien de parenté, inconnu des protagonistes, mais déduit par le lecteur. Le premier personnage mis en scène est un narrateur autodiégétique, qui reconnaît explicitement son statut de personnage. Il intègre parfois à sa narration des indices de sa conscience, comme : « Nous voilà presque à la fin du prologue. » (N – 26) Ceux-ci ont pour effet de briser l'immersion fictionnelle du lecteur et d'installer une tonalité familière dans la narration. Le narrateur est le fils d'une Montréalaise et d'un certain Jonas Doucet. N'ayant jamais connu son père et venant tout juste de perdre sa mère d'une maladie, le jeune homme mène une vie solitaire de libraire. Ce premier chapitre est suivi par le récit de Noah, jeune nomade, enfant d'une mère amérindienne et du même Jonas Doucet. Un narrateur hétérodiégétique raconte brièvement que Noah, après une enfance sur la route dans la fourgonnette familiale, a pris la décision de quitter sa mère pour étudier l'anthropologie à Montréal. Puis, c'est au tour de l'histoire de Joyce, adolescente orpheline qui s'enfuit vers Montréal à la recherche d'une certaine Leslie Lynn Doucette, pirate informatique. C'est à ce dernier récit, lui aussi raconté par un narrateur hétérodiégétique, que nous nous intéresserons pour la prochaine partie de l'analyse. Au cours du roman, les trois diégèses sont rapportées sous forme de fragments de longueur variable, entrecoupés. Contrairement à ce que nous retrouvions dans

L'encyclopédie du petit cercle, la fragmentation du texte n'entraîne pas de confusion quant

au statut du personnage de Joyce. Toutefois, nous croyons que les indices textuels participant à la représentation du personnage tendent à créer son effacement diégétique. Nous observerons, en analysant quelques chapitres plus significatifs, la mise en place de Joyce à travers sa famille, sa profession de pirate et les yeux du narrateur autodiégétique pour montrer que, étant animée par une importante quête identitaire, Joyce est caractérisée à plusieurs niveaux par son isolement et son anonymat.

2.1 : Absence et solitude au cœur de sa famille

Joyce Kenty est présentée au lecteur dans le troisième chapitre du roman, « Tête-à-la-Baleine ». Le récit débute lorsqu'elle s'enfuit de la maison de son oncle. Une analepse

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ramène ensuite le lecteur à l'époque où Joyce avait six ans et entretenait une fascination pour les cartes marines de son père. Son personnage est alors raconté au lecteur par la description de ses liens avec sa famille. Comme l'a écrit Jouve, le personnage romanesque se livre beaucoup dans ses relations avec les autres personnages qui l'entourent. Or, Joyce n'entretient presque aucune relation. Sa mère étant prétendument décédée peu après sa naissance et son père demeurant seul, Joyce est laissée à elle-même depuis le début de sa vie. Elle est entourée d'une très nombreuse famille paternelle, mais elle ne ressent aucun sentiment d'appartenance à son égard et ne se reconnaît chez personne : « Joyce intervenait rarement dans les discussions. On ne demandait rien à cette petite cousine bizarre et, pour tout dire, on s'apercevait à peine de sa présence. » (N – 63) L'absence de relation peut toutefois s'avérer très révélatrice. En effet, ce court extrait nous apprend que Joyce paraît bizarre, marginale, et qu'elle n'attire pas l'attention. Bien au contraire, elle semble plutôt isolée. Le caractère solitaire qui cause cette exclusion chez sa famille paternelle influence également la perception du personnage par le lecteur. En présentant le personnage à l'aide des regards de sa famille qui « s'apercevait à peine de sa présence », le narrateur livre peu d'information sur la jeune fille. Le monde fictionnel de Joyce demeure ainsi très incomplet. Elle ne semble apparaître qu'en filigrane dans sa propre histoire, comme si elle en était absente. Cette lacune est toutefois compensée par l'histoire des aïeux maternels de la protagoniste.

Le grand-père maternel, Lysandre Doucet, joue un rôle important dans la définition du personnage de Joyce. En effet, cet homme lui apprend qu'elle est la descendante d'une longue lignée de pirates : « le grand-père de Joyce prétendait même que Jean Lafitte, le légendaire pirate louisianais, aurait été un lointain petit-cousin. Joyce n'avait jamais entendu parler de Jean Lafitte, mais elle était toute disposée à se laisser impressionner. » (N –58) Bien que Joyce n'ait aucune idée de qui est ce Jean Lafitte, l'impression qu'il a sur elle est parlante. D'ailleurs, à partir de ce moment, les indices textuels concernant Joyce sont liés à la flibuste. À mesure que le chapitre avance, le personnage de Joyce se révèle et se définit graduellement. Des descriptions plus précises permettent au lecteur de la saisir davantage :

Digne descendante de ses aïeux, elle avait développé un caractère solitaire qui donnait à son visage une maturité précoce et inquiétante. Elle semblait toujours ailleurs, absorbée dans ses pensées. Elle souffrait par ailleurs de claustrophobie, un problème sans doute naturel lorsque l'on

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