J.-L. MARTINAND et É. TRIQUET éditeurs, Actes JIES XXX, 2009
Tables des matières des actes
INTRODUCTION
• Arts, sciences et technicités : un mariage à trois controversé
Éric TRIQUET, Secrétaire général des JIEST,
SÉANCES PLÉNIÈRES
1. techniques, arts, sciences - différences et convergences
• De la science fiction à la fiction en sciences : Abott, ou l’enseignement de la géométrie
Thierry DIAS, Jean Loup HÉRAUD
LEPS-‐LIRDHIST, Université Claude Bernard Lyon 1
• De la nature du rapport entre art et science dans la culture scientifique
Édouard KLEINPETER, Mélodie FAURY, Bastien LELU, Groupe TRACES,
Laboratoire C2SO, IHPST (CNRS/Université Paris 1/ENS), GHDSO (Uni. Paris-‐Sud)
• La didactique du paysage entre science et culture
Nicolas KRAMAR, Faculté des Géosciences et de l’Environnement, Université de Lausanne
2. mélanges techniques/arts/sciences
• Art et science : les médiations de l’artiste et du scientifique
Marie-‐Christine BORDEAUX, GRESEC et Université Stendhal Grenoble 3
• La conciliation des arts vivants et des sciences : la piste collaborative de « Scènes de méninges »
Florence DELAPORTE, CCSTI-‐ La Rotonde Saint-‐Étienne & Loire
• Médiation artistique de l’écologie : reconnecter le citadin avec la nature
Céline DODELIN, Artiste plasticienne
• La dialectique art-science-technicités dans la médiation scientifique : de l’instrumentalisation à la co-construction
Richard-‐Emmanuel EASTES, Groupe TRACES & Les Atomes Crochus (ENS, Paris), LDES (Université de Genève), IHPST (CNRS/Université Paris 1/ENS)
3. recherches et innovations arts/sciences/technicités
• Élaboration d’une démarche « artscience » : prétextes, tentatives et questions
Nathalie DELPRAT, Université Pierre et Marie Curie, Paris, LIMSI-‐CNRS, Université Paris-‐Sud 11, Orsay
• L’art numérique, un art pour ingénieur ? Laboratoire ARNUM - ESIEA
Claire LEROUX-‐GACONGNE, Laboratoire ARNUM, ESIEA
• Le groupe ACROE - ICA : recherche et formation en art, sciences et technologies
Olivier TACHE, Matthieu ÉVRARD, Claude CADOZ, Annie LUCIANI, Laboratoire ICA, Institut Polytechnique de Grenoble, ACROE, Ministère de la Culture et de la Communication
J.-L. MARTINAND et É. TRIQUET éditeurs, Actes JIES XXX, 2009
Synthèse et perspectives
• Arts, sciences et technicités : prolonger les échanges et les réflexions
Louis MARTINAND, Professeur émérite, UMR STEF, ENSC/INRP UniverSud Paris, Président des JIES
ATELIERS
• Aborder la consommation durable à partir de l’expression corporelle et la science
Josep BONIL, Genina CALAFELL, Marta FONODELLA et Maia QUEROL
Groupe Cómplex, Département de didactique des mathématiques et des sciences expérimentales, Universtat Autónoma de Barcelona (Espagne)
• Le dessin de fiction : source de questionnement scientifique et épistémologique en biologie
Christine BRUGUIERE, Jean-‐Loup HÉRAUD, Mohamed SOUDANI, Jean-‐Pierre ERRERA,
LEPSLRDHIST, LEPS-‐LIRDHIST, Université Claude Bernard Lyon 1
• Rencontres entre art et science dans le cadre du loisir
Ludovic CHEVALIER, Association Les Petits Débrouillards Rhône-‐Alpes,
Karine GODOT, Association Sciences et malice, erté Maths à modeler (UJF/CNRS), Anne GORRY, Université de Montréal
• Scènes de la vie scientifique… les pratiques de recherche vues par le théâtre
Mélodie FAURY, Hélène MONFEUILLARD, Claire TRUFFINET, Groupe TRACES, École normale supérieure
COMMUNICATIONS
• « Trop de traits ! » : l’évaluation spontanée de la scientificité de schémas d’expérience
Estelle BLANQUET, Université de Nice Sophia Antipolis, I.U.F.M. de Nice Célestin Freinet, Institut Robert Hooke de Culture scientifique et LDES, Université de Genève
• Les conditions d’une transposition du théâtre-forum à l’écocitoyenneté
Francine BOILLOT, Natacha CYRULNICK, Céline LACROIX, Franck DEBOS, Laboratoire I3M « Information, milieu, média, médiation »,
Universités de Nice Sophia Antipolis et du Sud-‐Toulon, Var
• Aborder le changement climatique depuis des scénarios créatifs
Josep BONIL, Genina CALAFELL, Marta FONOLLEDA et Maia QUEROL,
Groupe Cómplex, Département de didactique des mathématiques et des sciences expérimentales, Universitat Autònoma de Barcelona (Espagne)
• En tissant des représentations du monde – enseignement et physique quantique
Ana CARDOSO, Nilza COSTA, CIDTFF -‐ Universidade de Aveiro (Portugal), Mariana VALENTE, CEHFC-‐ Universidade de Évora (Portugal)
• Médiation artistique de l’écologie plasticiens et chorégraphes
Joanne CLAVEL, Médiation esthétique et théorie de la réception, Université de Liège.
• Rhinogradus, Basajun… Le Dahu réinventé
Bernard DARLEY, LACES, université Bordeaux 2 et IUFM d’Aquitaine, Patricia ROLONGEAU, École Jean Cocteau, Bordeaux
J.-L. MARTINAND et É. TRIQUET éditeurs, Actes JIES XXX, 2009
• la mise en scène du système périodique de primo levi : la science en culture
Richard-‐Emmanuel EASTES, Bérénice COLLET, Mélodie FAURY,
Les Atomes Crochus (ENS), Les Attracteurs Étranges IHPST (Paris I), C2SO (ENS-‐lsh)
• Création artistique, invention scientifique :les fruits du même processus mental ?
Anne FAUCHE, LDES, Université de Genève,
Grégoire LAGGER, Service d’enseignement thérapeutique pour malades chroniques, Hôpitaux universitaires de Genève, Suisse
• Vers une nouvelle lecture des dispositifs scripto-visuels des musées
Fabienne GALANGAU-‐QUÉRAT et Isabelle NOTTARIS, Muséum national d’histoire naturelle, Paris
• Les projets au sein de l’enseignement superieur : un dispositif de créativité. Cas du master SACIM
Gianni GIARDINO, Isabelle BRIANSO, Marie-‐Claire PERUCAUD, MECSCIA, CHCSC, Université de Versailles Saint-‐Quentin-‐en-‐Yvelines
• Interrogations sur les dispositifs multimédias des institutions artistiques : une proposition pour la base de données d’un centre d’art, Le Consortium
Séverine GIORDAN, CIMEOS -‐ CRCM, Université de Bourgogne et Centre d’art contemporain Le Consortium
• Comment motiver les élèves du secondaire par des activités scientifiques attractives et amusantes en classe
P M.G. GREGORIO, Centre de Formation des Professeurs (CEFIRE),
V. PELEGERO, Musée des Sciences Príncipe Felipe, Citée des Arts et des Sciences (CAC), J.A. LLORENS, M. EDWARDS, R. LLOPIS, Université Polytechnique (UPV),
O. LEXTRAY, Lycée Français (LFV), Valencia (Espagne)
• L’éducation scientifique et l’art : investigation et action dans la formation des maîtres
Danielle GRYNSZPAN, Angela RIBEIRO,
Laboratoire de biologie des interactions et 3e cycle en
enseignement de biosciences et santé /IOC/FIOCRUZ, Rio de Janeiro, et Júlio César DA HORA, Secrétaire à l’Éducation, État de Rio de Janeiro (Brésil)
• Danse expérimenta : bilan d’un succès
Daniel GUINET, Université Claude Bernard Lyon 1
• L’art à l’école
Miriam HERRERA-‐AGUILAR, Universidad Autónoma de Querétaro (Mexique)
• Comment je suis devenu chimiste – Les chimistes et leurs rapports à l’art
Édouard KLEINPETER, Richard-‐Emmanuel EASTES, Groupe TRACES, IHPST (CNRS/Université Paris 1/ENS)
• L’enseignement ménager (1940-1980) : entre sciences appliquées, arts ménagers et sciences du travail
Joël LEBEAUME, Jean LAMOURE,
UMR STEF ENS Cachan/INRP, UniverSud Paris
• «Mes morphogenèses » : des photographies entre histoire, épistémologie, art, science et technique
Bastien LELU, Richard-‐Emmanuel EASTES & Stéphane QUERBES, Groupe TRACES (ENS), Association Les Atomes Crochus (ENS)
J.-L. MARTINAND et É. TRIQUET éditeurs, Actes JIES XXX, 2009
• Témoignage de quelques réalisations arts et sciences
Jean LILENSTEN,
Laboratoire de Planétologie, Université Joseph Fourier, Grenoble
• L’illustration scientifique, entre art, médiation didactique et résultats scientifiques, quelle verité pour former des citoyens responsables ?
François LOMBARD,
TECFA IUFE LDES, Université de Genève
• Jardin des cimes, une course en montagne au cœur d’un jardin
Floriane MACIAN,
Centre de Recherches sur les Écosystèmes d’Altitude (CREA), Chamonix
• Entre sciences et esthétique en contexte muséal, les manières de faire des enfants dans le cadre d’un dispositif de rôle de guide
Thérèse MARTIN, Groupe d’Études et de Recherche Interdisciplinaire en Information et Communication, Université de Lille 3
• La communication scientifique implicite : quelle image de la science au cinéma ?
Matteo MERZAGORA, Hélène MONFEUILLARD, Groupe TRACES (ENS)
• Une pratique photographique autonome de l’élève en sciences – enjeux didactiques et/ou artistiques ?
Denis MICHEL, Lycée Édouard Herriot, Voiron
• Concours haïku-jardins chimiques
Hélène MONFEUILLARD, Richard-‐Emmanuel EASTES,
Groupe TRACES (ENS), Association Les Atomes Crochus (ENS)
• L’enfant, le clown et le scientifique
• Prendre la science en conte
Francine PELLAUD, Richard-‐Emmanuel EASTES,
Les Atomes Crochus & Groupe TRACES (ENS), LDES, Université de Genève
• Lectures de sciences, regards croisés entre sciences et littérature
Sylvie REGHEZZA, Service communication, Université Joseph Fourier
• Technicité à construire au-delà des conflits des rationalités technique, esthétique et éthique
Habib SADJI, IUFM Haute-‐Normandie, Université de Rouen, UMR STEF-‐ENS Cachan/INRP UniverSud Paris
• Architecture et perspectives de la culture de l’enseignant : possibilités et articulations envers la science et l’art
Gianine Maria de SOUZA PIERRO et Helena AMARAL da FONTOURA,
Faculdade de Formataõ de Professores, Université fédérale de Rio de Janeiro (Brésil)
• La danse contemporaine à l’école : techniques de danse et techniques de transmission des contenus
Sabine THOREL, UMR STEF-‐ENS Cachan/INRP UniverSud Paris
• Science et poésie, les soeurs siamoises de l’esprit
Andrée THOUMY, Université Libanaise, Beyrouth (Liban)
• Études de publics dans les musées d’art et les musées de science : pour quoi faire?
Fiorina VETULI, Marie-‐Sylvie POLI,
J.-L. MARTINAND et É. TRIQUET éditeurs, Actes JIES XXX, 2009
• Des traces de pas qui conduisent au centre de divulgation scientifique et culturelle
Christiana Andréa VIANNA PRUDÊNCIO, Denise DE FREITAS, Vânia GOMES ZUIN, Universidade Federal de São Carlos, Brésil
• Les commentaires à propos des œuvres picturales ont-ils un impact sur leur exploration visuelle ?
Alexandra WALLNER, Annick WEIL-‐BARAIS,
Laboratoire de Psychologie Processus de Pensée et Interventions,
Université d’Angers, et Hana GOTTESDIENER, Laboratoire Culture et Communication, Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse
• Science et théâtre
Ouriel ZOHAR, Théâtre du Technion, Haifa (Israël)
COMMUNICATION HORS THÈME -POSTERS
• Le palais des sciences de Monastir : projet de création des espaces
Pr Hedia BEN GHENAIA JAOUADI,
Directeur Général, Palais des sciences de Monastir (Tunisie)
• « enseigner les sciences » : un espace numérique d’échange et de formation concernant l’enseignement des sciences à l’école primaire : educascience.ning.com
Laurent DUBOIS, LDES, Université de Genève
• La robotique – Un thème innovant dans l’enseignement technologique
Silvia GARNEVSKA, Université de Plovdiv « Paissi Hilendarski » (Bulgarie)
• Caractérisation de la pratique médiatique mise en œuvre dans un atelier de pratiques scientifiques
Bénédicte HINGANT, UMR STEF ENS de Cachan/INRP UniverSud, Paris
• Habiletés offensives des arrières latéraux et l’optimisation de la performance en football
• Principes de l’apprentissage de la defense et de l’attaque chez les footballeurs du centre de
formation css
Slim KHIARI, Institut Supérieur du Sport et de l’Éducation Physique de Sfax (Tunisie)
• Phénoclim : un programme de science participative pour sensibiliser au changement climatique
Floriane MACIAN, Centre de Recherches sur les Écosystèmes d’Altitude (CREA)
• Les savoirs de médiations au centre de divulgation scientifique et culturelle – cdcc
Daniel OVIGLI et Denise de FREITAS,
Université Federale de São Carlos, São Paulo (Brésil)
• L’image et la pensée
QUEIROZ, N. M., FEDF & Université de Brasilia, Brésil CARNEIRO, M. H. S, Université de Brasilia (Brésil)
• Importance du genre du scientifique dans l’interprétation d’une controverse sur la question du changement climatique par des élèves de terminale littéraire et scientifique
INTRODUCTION
J.-L. MARTINAND et É. TRIQUET éditeurs, Actes JIES XXX, 2009
ARTS, SCIENCES ET TECHNICITÉS :
UN MARIAGE À TROIS CONTROVERSÉ
Éric TRIQUET
Secrétaire général des JIEST, UMR STEF ENSC/INRP UniverSud Paris & IUFM Université Joseph-Fourier, Grenoble
Le thème « Arts, sciences et technicités » est un thème très vaste, impossible à traiter de façon exhaustive. Il est tellement vaste que mis au pied du mur, on ne sait, comme le confie le physicien Étienne Klein par quel bout démarre l’affaire. Et de renvoyer à une métaphore montagnarde, celle d’alpinistes pris dans une passe difficile et qui essaient plusieurs prises différentes, les jaugent, les testent, jusqu’à trouver celle qui leur paraît la plus sûre.
Celles que nous utilisons ici sont empruntées à Étienne Klein, Jean-Marc Levy-Leblond, Éliane Strosberg et Jean-Claude Risset.
En préambule, pour le premier, on peut s’interroger sur la nature du lien – éventuel – qui existe entre la pratique de la physique et la pratique d’un art, bien qu’il s’agisse d’une prise fragile. Dès lors, à sa suite, on peut se demander pourquoi tous les pères fondateurs de la physique quantique étaient à la fois musiciens et mélomanes (à l’exception d’Erwin Schrödinger). Simple coïncidence ? Mise en résonance de cette activité artistique avec leur travail de physicien ? Simple écho à leurs préoccupations ? À moins qu’il ne s’agisse d’un effet partagé d’une éducation en définitive très semblable ?
Plus largement, Éliane Strosberg (1991) rappelle que des savants comme Nicolas Copernic ou Louis Pasteur étaient doués d’un savoir-faire artistique. Les correspondances ne se limitant d’ailleurs pas aux arts visuels, le nombre de scientifiques musiciens étant un fait encore plus remarquable (Euler, Schweitzer, Einstein). Mais réciproquement, souligne-t-elle, malgré l’exigence de leur art, de
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nombreux artistes parmi les plus éminents tels Léonard de Vinci et Albrecht Dürer ont démontré une compétence scientifique. Elle note au passage que pour un artiste d’aujourd’hui, devenir un scientifique est un pari difficile à tenir ; mais que le contraire n’est pas plus facile.
Une seconde prise à peine plus sûre consisterait, toujours selon Étienne Klein (2009), à examiner les « jeux de miroirs » (souvent déformants), « les échos mutuels », qui s’organisent entre les sciences et l’art. Eliane Strosberg rappelle à ce propos que depuis toujours, art et science suivent des chemins parallèles. Parfois l’un devance l’autre : la peinture, par exemple, aurait anticipé certains concepts scientifiques. C’est ainsi qu’au début du XXe siècle, rappelle-t-elle le précubisme semble avoir annoncé la théorie de la relativité. À l’inverse, note Étienne Klein, la nouvelle conception de l’espace et du temps introduite par la réalité d’Einstein a inspiré un artiste comme Marcel Ducham (Nu dans un escalier), de même que la physique atomique a semble-t-il poussé un peintre comme Kandinsky vers l’abstraction.
Dans son rapport sur le thème Art-science-technologie commandé par le ministre de l’éducation nationale, de la recherche et de la technologie Jean-Claude Risset (1998) donne plusieurs exemples de ce parcours croisés.
Les arts comme source d’inspiration des sciences :
- La notation musicale occidentale a inspiré les systèmes de coordonnées cartésiennes (selon l'historien britannique Geoffroy Hindley).
- Les machines à musique sont les premiers exemples connus de programmes enregistrés. - Les facteurs d'orgue ont mis en œuvre la synthèse additive de timbres musicaux des siècles
avant Fourier.
- Le concept d'intelligence artificielle a été énoncé pour la première fois vers 1840 par Lady Lovelace à propos de la composition musicale automatisée.
Les sciences comme source d’inspiration des artistes
- La chambre noire a déterminé l'usage de la perspective chez Alberti, Brunelleschi et les peintres de la Renaissance.
- La photographie a détourné les peintres des fonctions de représentation, ouvrant la voie à l'impressionnisme, au cubisme, à l'art abstrait et à l'hyperréalisme. Les nouveaux matériaux ont donné lieu à de nouvelles architectures.
- L'électroacoustique et le son numérique jouent un rôle important dans la création musicale d'aujourd'hui. L'enjeu proprement artistique est hautement significatif.
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De ce bref inventaire il conclut que la confrontation entre l'exigence et la capacité créatrice d’une part, la puissance analytique et technique d’autre part peuvent naître des possibilités neuves et riches.
Mais Jean-Marc Levy-Leblond (2001) nous met ici en garde contre toute tentative d’assimilation des champs en présence.
« Que le big-bang ou la non séparabilité quantique alimentent l’imaginaire d’un peintre ou d’un musicien, soit : il faut reconnaître aux créateurs le droit le plus absolu à puiser dans la recherche scientifique ce qui les intéresse, et même d’en détourner à leur gré les idées ou les images » concède-t-il. Mais d’ajouter immédiatement : « que l’on ne se demande pas à la science d’en avaliser le résultat et de garantir par son autorité la valeur ou simplement l’intérêt esthétique des œuvres ainsi conçues ».
Pour lui, si la technoscience veut se faire culture, « ce n’est pas en récupérant en arraisonnant la création artistique qu’elle y parviendra » ; et si les arts veulent avoir prise sur un monde dominé par la technoscience, « ce ne sera pas en la piagiant ou en s’y inféodant ».
Dès lors, en rupture avec une pensée souvent hâtive il milite pour la diversification de ces champs d’activité et leur autonomisation. À son sens, le projet de « réunification œcuménique », des « grandes retrouvailles de l’art et de la science », paraît relever d’une « nostalgie naïve plus que d’un projet informé ». Il en conclut que les rapports les plus intéressants entre arts et sciences sont de « l’ordre de la (brève) rencontre, de la confrontation, peut-être même du conflit – non de la (con)fusion ou d’une « nouvelle alliance ».
Il rejoint sur ce chemin Étienne Klein aux yeux duquel les rapports entre sciences et arts sont avant tout de l’ordre de « la rencontre », de la « confrontation », voire du « conflit » et nullement « d’une nouvelle alliance qu’il s’agirait de bâtir ». Car, rappelle-t-il ces liens sont toujours de nature dialectique.
ARTS, SCIENCES ET TECHNICITÉS : LA QUESTION DE L’ESTHÉTIQUE
Pour Étienne Klein, la quête éperdue de convergences entre art(s) et science(s) repose sur une conviction vite transformée en argument : il y aurait du Beau dans la science, ce qui la rapprocherait ipso facto de l’art. Innombrables sont les énoncés d’une telle idée, en général dus aux scientifiques eux-mêmes. Nombreux sont les savants, confirme Éliane Strosberg, qui décrivent la science comme une quête du beau ; des textes fondamentaux, tels que la Physique d’Aristote et L’optique de Newton séduisent d’abord par l’élégance du raisonnement.
J.-L. MARTINAND et É. TRIQUET éditeurs, Actes JIES XXX, 2009 Jean-Marc Levy-Leblond (2009) nous propose quelques exemples de ce florilège :
« Je suis de ceux qui pensent que la science a une grande beauté. » Marie Curie
« On peut s’étonner de voir invoquer la sensibilité à propos de démonstrations mathématiques qui, semble-t-il, ne peuvent intéresser que l’intelligence. Ce serait oublier le sentiment de la beauté mathématique, de l’harmonie des nombres et des formes, de l’élégance géométrique. C’est un véritable sentiment esthétique que tous les mathématiciens connaissent. » Henri Poincaré
« Quand Einstein travaillait à sa théorie de la gravitation, il ne tentait pas d’expliquer des résultats d’observation. Loin de là. Son seul but était de chercher une belle théorie (…). Il n’était guidé que par la beauté de ses équations. » Paul Adrien Marie Dirac
Puisqu’il y a une Académie des Beaux-Arts et une des Belles-Lettres, on finirait par se demander, souligne avec ici malice Levy-Leblond, pourquoi leur homologue scientifique ne porterait pas le nom d’Académie des Belles-Sciences ? Et de reconnaître que la généralité et l’emphase de telles déclarations, confinant au poncif, posent question. De quelle beauté s’agit-il donc ? s’interroge-t-il.
Belle comme l’antique ?
Sans doute aucun, c’est selon lui la beauté des temples grecs (des cités idéales de la Renaissance, de Versailles qui tient lieu de référence Les comparaisons architecturales, comme il le souligne, sont d’ailleurs fréquentes, assimilant les grandes théories scientifiques à des édifices majestueux. Mais d’après lui, c’est fameux tableau de Raphaël, L’École d’Athènes, avec son cadre monumental et son agencement scientifique des personnages et des espaces, qui illustre le plus parfaitement cette conception.
« On y trouve les mathématiciens au premier plan, regroupés autour de Pythagore à gauche et d’Euclide à droite, dans une perspective organisée avec un sens de l’ordre quelque peu écrasant, sous le regard dominateur de la philosophie, qui s’impose au centre, incarnée par Platon et Aristote ».
C’est à ce dernier, ajoute Jean-Marc Levy-Leblond, que l’on doit l’un des énoncés inauguraux de la problématique du Beau en science :
« …Ceux qui assurent que les sciences mathématiques ne traitent en rien ni du beau ni du bien sont dans l’erreur (...). Les formes les plus importantes du beau sont l’ordre, la symétrie, la délimitation, et c’est là ce que font apparaître surtout les sciences mathématiques. »
J.-L. MARTINAND et É. TRIQUET éditeurs, Actes JIES XXX, 2009 Mais d’autres lui ont emboîté le pas.
« Les mathématiques ne possèdent pas seulement la vérité, mais la beauté suprême — la beauté froide et austère de la sculpture. » (Bertrand Russell)
« Dans mon travail, j’ai toujours tenté d’unir le Vrai et le Beau ; et quand il m’a fallu choisir entre l’un et l’autre, j’ai le plus souvent choisi le Beau. » (Hermann Weyl)
Nul doute possible donc pour Jean-Marc Levy-Leblond que c’est de ce Beau à l’antique qu’il s’agit dans la formulation convenue de la beauté scientifique. Et souvent, plus spécifiquement encore, du Beau platonicien — à preuve, l’association constante entre le Beau et le Vrai qui s’exprime dans ces assertions.
S’ouvre ici, pour cet auteur, la question du partage du sentiment esthétique dans la science. Comme il le dit justement, n’y a-t-il pas quelque paradoxe à voir physiciens et mathématiciens proclamer la beauté de leurs équations et tenter d’en convaincre les profanes, alors même que le contenu de leurs théories et la signification des formules qui les expriment restent largement ésotériques ?
Il ajoute, pour appuyer son propos : « vous trouvez qu’il est beau pour le carbone d’être tétravalent et pour l’azote d’être tri ou pentavalent ? Vous trouvez qu’il est beau que, parmi les cotons-poudre, les uns soient solubles dans l’éther et que les autres ne le soient pas ? ».
Qu’en conclure, sinon selon lui, que cette idée classique de la beauté scientifique, aussi noble soit-elle et sans doute féconde ou à tout le moins rassurante pour certains esprits, est « d’un fondement assez fragile et d’une portée plutôt limitée ».
Pourtant, souligne-t-il les milieux scientifiques n’ont guère hésité à suivre, sinon à précéder, les médias sur ce terrain et à livrer au regard profane des clichés sélectionnées plus pour leur intérêt visuel que scientifique, cela en vue provoquer une « fascination visuelle » propre à compenser l’« ésotérisme croissant des contenus scientifiques » source de désaffection. Pour lui donc, les sites d’images des grandes institutions scientifiques — la NASA et le CNES pour l’espace, serimédis pour les sciences médicales, CNRS-Images, etc. — illustrent parfaitement l’ambiguïté de l’iconographie scientifique contemporaine. Et plus encore les nombreuses d’expositions estampillées du label « Art et science » qui invitent le grand public à s’extasier devant les panneaux en fausses couleurs d’images astronomiques ou microscopiques détournées de leur sens.
Mais la persistance de cette revendication laisse finalement à penser à cet auteur que le Beau ici cache d’autres caractéristiques de la science, mal identifiées par ses protagonistes mêmes. Deux
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notions selon lui semblent alors pouvoir rendre compte avec plus de spécificité que celle de beauté de la sensibilité esthétique des scientifiques devant leur travail.
La première est celle de « pertinence ».
Ce que les scientifiques trouvent beau, remarque-t-il, ce sont en général des résultats qui donnent ou ajoutent du sens à des connaissances acquises, en les unifiant, en les hiérarchisant, en les structurant, bref, en les replaçant dans un cadre plus général qui les mette en perspective. Il cite sur ce point précis les propos de Gian-Carlo Rota :
« Nous déclarons un théorème beau quand nous percevons sa juste place, et comment il éclaire le domaine autour de lui (…) ».
Étienne Klein, pour la physique met en avant l’idée quelque peu ambiguë d’« harmonie ».
Il souligne que cette idée, « parfois subjective, mais toujours assise sur des critères esthétiques, a joué un rôle majeur en physique ». Dans l’histoire de la physique, l’harmonie a toujours été perçue comme un gage d’universalité et d’exactitude, ou comme une garantie contre l’incohérence et l’arbitraire. Il donne là quelques exemples fameux :
- Galilée et l’unification du mouvement - Einstein et la relativité générale. Mais surtout :
- Kepler et l’harmonie des sphères, lequel, en rattachant les orbites planétaires dans le système solaire aux solides platoniciens, pensait avoir pénétré les secrets du Créateur.
La seconde notion serait ainsi celle de puissance.
Pour Jean-Marc Levy-Leblond, il s’agirait d’une appréciation, non tant de la subtilité d’une idée que de sa force.
Devenu, ou croyant devenir, « grâce à la science, comme maître et possesseur de la Nature » (Descartes), mais plus ou moins conscient des lourdes responsabilités éthiques qui en découlent, le scientifique, revenant inconsciemment à la trinité platonicienne, produirait le Vrai, mais invoquerait le Beau pour garantir le Bien.
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Synthèse introductive : Éric TRIQUET réalisée à partir de :
- Klein, E. (2009). La physique et l’art, La physique et l’art, (www.groupe-compas.net/wp-content/uploads/.../klein.pdf).
- Levy-Leblond, J.-M. (2001). In N. Witkowski (dir.), Dictionnaire culturel des sciences, édition du Regard.
- Levy-Leblond, J.-M. (2009). Les trois beautés de la science. Alliage, 63, Culture – science – technique.
- Risset, J.-C. (1998). Art-science-technologie. Rapport de mission, Ministère de l’éducation nationale, de la recherche et de la technologie.
SÉANCES PLÉNIÈRES
1. techniques, arts, sciences - différences et convergences
J.-L. MARTINAND et É. TRIQUET éditeurs, Actes JIES XXX, 2009
DE LA SCIENCE FICTION À LA FICTION EN SCIENCES :
ABOTT, OU L'ENSEIGNEMENT DE LA GÉOMÉTRIE
Thierry DIAS, Jean Loup HÉRAUD
LEPS-LIRDHIST,Université Claude Bernard Lyon 1
MOTS-CLÉS : CONCEPTUALISATION – FICTION – GÉOMÉTRIE – MONDE POSSIBLE –
SCIENCE FICTION
RÉSUMÉ : Le roman de science-fiction Flatland montre comment une fiction littéraire peut
engendrer un questionnement épistémologique sur l’espace géométrique de mondes parallèles. Il aborde une question didactique : est-il possible pour un sujet de construire une géométrie à 3 dimensions en partant d’un monde à deux dimensions ?
ABSTRACT : The science-fiction novel Flatland shows how a literary fiction can lead to a
questioning of the epistemological space geometry parallel worlds. It addresses a question teaching : is it possible for a subject to construct a 3-dimensional geometry from a two-dimensional world ?
J.-L. MARTINAND et É. TRIQUET éditeurs, Actes JIES XXX, 2009
INTRODUCTION
On examinera dans cette contribution le rôle de la fiction dans l’élaboration des connaissances
scientifiques : la fiction artistique adresse un questionnement épistémologique au monde réel,
interrogeant nos connaissances sur le monde réel, et interrogeant celui-ci pour savoir ce qu’il est.
« J’appelle notre monde Flatland, non point parce que nous le nommons ainsi, mais pour vous aider à mieux en saisir la nature, vous, mes heureux lecteurs, qui avez le privilège de vivre dans l’Espace. » (Trad. p. 10). Le Carré, personnage principal de ce roman de fiction épistémologique
qu’est Flatland (Abbott, 1884) comprend très vite que le monde à deux dimensions qui est le sien ne peut s’expliquer, comme lui suggère son dialogue avec la Sphère, que dans le cadre d’une géométrie à trois dimensions, encore inconnue de lui et invérifiable dans son expérience.
Nous retenons de cet ouvrage deux questions principales :
• Comment se construit épistémologiquement (par les ressources mathématiques de la géométrie de l’espace) un monde possible concevable à partir du monde physique à trois dimensions, qui est celui du lecteur ? Cette première partie de l’ouvrage est plutôt « exotique ».
• Comment un sujet construit-il épistémiquement la connaissance d’un monde possible à partir des cadres de connaissance de notre monde ? Cette seconde partie présente un véritable panorama des problèmes didactiques rencontrés dans l’enseignement de la géométrie dans les classes.
1. DE LA SCIENCE À LA FICTION : LE MONDE POSSIBLE DE FLATLAND
Selon la « sémantique des mondes possibles » (Kripke, 1982) la fiction qui énonce une proposition fausse sur notre monde peut être vraie dans un monde contrefactuel, « alternatif » au nôtre, qui nous est rendu « accessible » par l’art. On verra que les possibilités ouvertes à l’imagination, ici littéraire, seront strictement délimitées par les exigences mathématiques de l’espace géométrique.
Quel est le monde physique et humain qui résulte du changement de structure géométrique ? L’intérêt de l’exercice est de reconstruire, sur la base du changement d’un paramètre essentiel de notre monde, un monde qui conserve l’ensemble des autres propriétés cognitive, affective, sociale, familiale et politique de notre monde. Mais comment ?
Pour obtenir les types d’individus sous forme de figures planes, Abott utilise les correspondances suivantes : ligne droite = femme ; triangles isocèles plus ou moins ouverts = soldat et ouvrier ; triangle équilatéral = marchand ; carré = profession libérale ; pentagone = un gentilhomme ; un hexagone = un noble ; puis les polygones pour les classes supérieures à x côtés de plus en plus petits jusqu’au cercle ; un cercle = un grand prêtre. Il y a une correspondance stricte entre le typede
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figures géométriques et les êtres sociaux, selon un principe de hiérarchie qui renvoie de façon critique à la société victorienne de l’époque de Abbott.
Deux règles géométriques centrales gouvernent l’organisation et la vie de ce monde comme celle, symétriquement, des événements du récit : celles d’angle et celle de figure régulière. a/ La notion
d’angle définit une ouverture plus ou moins grande qui mesure par exemple l’amplitude du cerveau,
dont il en résulte la hiérarchie des capacités intellectuelles, donc les évolutions éducatives possibles, et la hiérarchie des places sociales et des fonctions politique. Un triangle isocèle est d’une valeur inférieure à un triangle rectangle ; de même, une figure qui comporte le maximum de côtés et de régularité a plus de valeur ; b/ La régularité est le second principe : « à Flatland, toute la vie sociale
repose sur un principe fondamental… selon lequel toutes les Figures doivent avoir les côtés égaux » (p. 44). Dans un tel monde, la femme et les soldats sont des êtres inférieurs. Dénuées
d’angle, les femmes sont géométriquement « par là même dénuées de cérébralité, incapables de
réflexion, de pensée, de jugement, presque de souvenir… ». Imprévisibles et invisibles du fait de
leur pointe rigide invisible. Elles sont dangereuses dans leurs déplacements qui peuvent être mortels pour les autres espèces de figures, car dans un tel pays, où toutes les figures sont vues comme des lignes droites, l’extrémité d’une droite « femme » peut n’être qu’un point indiscernable
Abbott décrit aussi une société de concurrence féroce marquée par des inégalités radicales, mais régulée par une course des individus à l’ascension sociale, interdite aux femmes et aux soldats. Bref une société d’airain gouvernée par le caractère inexorable des lois mathématiques.
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2. DE LA FICTION À LA SCIENCE : DE L’ESPACE DE FLATLAND À CELUI DE SPACELAND
La seconde partie décrit une quasi-situation d’enseignement : la Sphère qui intervient dans le monde plan du carré imagine au moins trois stratégies didactiques différentes pour amener le Carré à comprendre ce qu’est l’espace à 3 dimensions qui n’est pas le sien en le construisant sur des repères qui sont les siens : le changement de registre (numérique/géométrique), l'ostension et l'analogie. Or ces trois stratégies échoueront à apprendre au Carré la géométrie d’un autre monde que le sien et une quatrième stratégie sera nécessaire, disons-le, qui consistera à changer de monde pour connaître son propre monde.
Cette seconde partie est une partie épistémique, elle n’a plus pour objet la genèse des mondes parallèles entre eux, mais la question cognitive et didactique du sujet. Nous sommes ici dans les modalités du raisonnement fictionnel. Ce qui est un monde réel pour la sphère est en effet un monde possible pour le Carré : comment représenter quelque chose de possible que je ne connais pas encore à partir du monde qui est le mien et de ce que j’en sais ? Quelles en sont les conditions épistémiques ?
2.1 La stratégie du changement de registre
Lors du changement de dimension il est nécessaire d'étudier la rupture ou la continuité de la définition des objets mathématiques et de leurs relations. En prenant la référence de Flatland, c'est la grandeur « surface » qui sert de repère. La grandeur de référence change avec la dimension : la longueur en dimension 1 et le volume en dimension 3. Ces changements d’espace dimensionnel (à un, deux, trois, voir x dimensions) peuvent être associés à des écritures arithmétiques :
De l’arithmétique à la géométrie, peut-on engendrer, induire ou déduire arithmétiquement une géométrie à moins de 2 dimensions, à plus de 2 dimensions ? C’est paradoxalement le petit Hexagone qui pose le problème : « Vous m’avez enseigné [dit le petit Hexagone, petit-fils du Carré]
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33 n’a aucun sens en Géométrie, lui répondis-je car la Géométrie n’a que 2 dimensions (nous soulignons] » (p. 88)
L’enfant argumente contre l’adulte ! Et il conclut imparablement : « il s’ensuit qu’un Carré ayant 3
pouces de côtés, en se mouvant parallèlement à lui-même (mais je ne vois pas comment) doit former quelque chose d’autre (mais je ne vois pas quoi) qui… sera représenté par 33 » [nous soulignons] (p. 89). Se trouve ici introduite l’approche de la notion d'espace par la mesure du volume : la notion
de parallèle est la condition proprement géométrique qui donnerait corps à la possibilité conceptuelle d’un espace à trois dimensions.Ce que refuse l’adulte pourtant mathématicien ! « Cet
enfant est stupide : 33 ne peut avoir aucune signification en géométrie ». Aussitôt j’entendis distinctement une réponse [la Sphère intervient alors dans le dialogue] : « Cet enfant n’est pas stupide ; et 33 a une signification géométrique évidente]. » (p. 89)
Si l’espace n’est donc pas une entité numérique, mais physique, y a t’il un univers d’objets dans lequel 33 puisse s’interpréter et acquérir une consistance physique ?
2.2 L'ostension
D’où la nécessité maintenant pour la Sphère de devoir prouver au Carré par l’expérience sensible l’existence de cet espace : « Un simple exposé des faits, suivi d’une démonstration oculaire, devrait
suffire » (97), L'expérience va consister pour la Sphère à se présenter au Carré sous la forme d’un
cercle en mouvement sur le plan fixe, en venant traverserle plan qui définit Flatland. Il s'agit de montrer les sections parallèles successives d'une sphère par rapport à un plan.
Une fois encore, le Carré est en échec : il est dans l’impossibilité de se représenter comme équivalent le mouvement horizontal du cercle sur le plan et le mouvement vertical de la sphère. Pourquoi ? « … Mais j’avais beau voir les faits, les causes restaient aussi obscures que jamais pour
moi. Tout ce que je retenais, c’était que le cercle avait diminué, puis disparu, et qu’il venait de réapparaître en s’élargissant rapidement. » (p. 99)
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Autrement dit, l’expérience mathématique proposée n’a rien de naturel, car elle suppose d’une part une interprétation préalable par un schéma, un diagramme, d’autre part une interprétation correcte de la dimension de hauteur en terme d’élévation de haut en bas et pas seulement de translation.
De la figure au solide, il ne peut y avoir de connaissance qui soit seulement conceptuelle. C'est l'échec de l'ostension : montrer peut permettre d'enseigner mais ne conduit pas systématiquement à l'apprentissage.
2.3 L'analogie
« Il ne me reste plus qu’une ressource, si je veux éviter de recourir aux actes. Il faut essayer la méthode de l’Analogie » (99). Puisqu’il n’y a pas de construction possible de la hauteur dans
l’espace à 2 D, comment faire ? La Sphère tente alors de la construire imaginativement dans le registre de la représentation virtuelle, instaurant alors ce qu’on peut appeler une véritable expérience de pensée, déconnectée de l’expérience sensible et libérée des limites de celle-ci : « La
Sphère : Maintenant, faites un petit effort d’imagination et représentez-vous, à Flatland, un carré qui se meut parallèlement à lui-même vers le haut ; Moi : Quoi ? Vers le Nord, La sphère : Non pas vers le Nord ; vers le haut, qui sort complètement de Flatland. » (p. 100)
On se retrouve ici dans le premier cas de figure, désormais acceptable et représentable analogiquement : construire le solide sur le principe de la figure plane, le cube au moyen du carré, en multipliant le nombre de ses « points terminaux » : en transformant les angles en sommets (3 côtés ou plus). Mais ce qui est concevable est-il supportable et acceptable pour le Carré ? Nullement ! « Le Cube que vous engendrez – dit la Sphère- sera borné par six côtés, c’est-à-dire
par six de vos entrailles. Maintenant tout est bien clair dans votre esprit ? » Monstre, hurlais-je… L’un de nous doit périr » (103)
Nouveau constat d’échec : l’expérience de pensée est vécue par le Carré non comme un espace de variation mais comme une transgression.
Comment voir la vérité de son propre monde sans changer ce qu’il est ? Il est une dernière solution : « Mais à présent, je ne sais plus comment vous convaincre. Ah ! J’ai trouvé. Ce sont des actes, et
non des paroles, qui proclameront la vérité » (104). Le carré est cette fois-ci précipité malgré lui
par la Sphère dans l’espace à 3 D : « Vous voyez à présent, j’en suis certain que seule mon
explication s’adapte aux phénomènes. Les choses que vous appelez solides sont en réalité superficielles ; ce que vous nommez l’Espace n’est qu’une grande Surface Plane. Je suis dans l’Espace, et je contemple l’intérieur des choses dont vous ne voyez que l’extérieur. » (105).
On ne peut générer épistémologiquement l’espace en 3 D de l’intérieur de l’espace 2 D : il faut le voir, le toucher de l’extérieur pour en construire une vision de l’intérieur : « Il s’agit en réalité d’un
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3. CONCLUSIONS : PREUVE ET ÉPREUVE DES OBJETS
À l’issue de ce parcours didactique dans ce roman de fiction, deux conclusions dominent : La conceptualisation est corollaire de l’expérience des objets de connaissance eux-mêmes. Mais l’expérience en jeu est spécifique des objets de connaissance en ce qu’elle les construit comme des artefacts, du fait qu’ils n’ont pas d’existence naturelle : « Je construis un solide en plaçant un grand
nombre de Carrés parallèlement les uns aux autres… il est aussi haut que long que large ; nous l’appelons un cube. » (p. 115)
Comment préciser le rôle épistémologique de la fiction ? On ne peut penser un monde que par rapport à un autre, car ils sont interdépendants (monde à 2 D et monde en 3 D sont complémentaires et nécessaires l’un à l’autre) : le monde possible sert à reconstruire la vérité du monde réel d’un autre point de vue et sous une autre perspective.
BIBLIOGRAPHIE
Abbot, E. A. (1884, trad. e book). Flatland : A romance of Many Dimensions
Brugière, C., & Hérault, J.-L. (2007). Mondes possibles et compréhension du réel : la lecture d’un album comme source de questionnement scientifique au cycle 2 de l’école primaire, Aster, 44, 69-106.
Dias, T. (2009). La dimension expérimentale en mathématiques, un exemple avec la situation des polyèdres. Grand N, 83, 63-83
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DE LA NATURE DU RAPPORT ENTRE ART ET SCIENCE DANS
LA CULTURE SCIENTIFIQUE
Edouard KLEINPETER*, Mélodie FAURY, Bastien LELU
Groupe TRACES, Laboratoire C2SO, IHPST (CNRS/Université Paris 1/ENS), GHDSO (Uni. Paris-Sud),
MOTS-CLÉS : EXPÉRIENCE – ESTHÉTIQUE – CONTEXTUALISATION –
EXPLICITATION – DÉMARCHE CRÉATRICE – COMPRÉHENSION
RÉSUMÉ : L'objectif de cette communication est de proposer une nouvelle entrée possible pour
l'étude du rapport entre art et science dans la culture scientifique. Il s’agit ici de mettre en avant l’émotion qui peut naître de la compréhension de la démarche du chercheur ou de l’artiste. Apparaît alors un lien bien plus intime entre ces deux facettes de l’imaginaire humain, nourrissant de nouvelles perspectives quant à la réflexion sur la médiation et l’enseignement.
ABSTRACT : The aim of this communication is to provide new insights in studies of the relation
between art and science in scientific culture. The matter here is to put forward the emotion provided by an understanding of the creative process performed by the researcher or the artist. Here appears an intimate link between these two facets of the human imagination, and brings new prospects for research in communication and éducation
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1. INTRODUCTION
Chercher l’art dans la science ou la science dans l’art, sont-ce les deux seules entrées selon lesquelles envisager un rapport « art et science » ? Le lien entre ces deux manifestations de la créativité humaine ne pourrait-il pas reposer sur un mécanisme commun plus profond ? Et, si c'est le cas, comment peut-on envisager d'illustrer ce mécanisme dans le cadre d'une pratique de médiation ? Au cours de cette communication, nous explorerons ces quelques questions avec un objectif relativement modeste. Nous n’espérons pas, en effet, saisir l’intégralité ni la complexité des rapports entre les arts et les sciences, mais simplement proposer, par le biais d’une réflexion à la fois conceptuelle et ancrée dans une analyse de cas précis, une nouvelle façon d’envisager la nature de ce rapport et quelques perspectives d’application dans le cadre de situations de médiation scientifique. L’idée centrale de notre propos est de comparer la situation d’un non initié, qui face à une œuvre d’art abstraite, qui face à un résultat scientifique. Nous argumenterons qu’une des voies possibles pour lui permettre de saisir le sens de ce qu’il a sous les yeux consiste à lui rendre explicite la démarche de l’artiste ou du scientifique ainsi que le contexte de production de l’œuvre ou du résultat.
Nous allons commencer par présenter et pointer les limites de ce que nous appelons la « conception classique » du rapport entre art et science dans la médiation scientifique et qui consiste essentiellement en la saisie par un des domaines d’un objet du champ d’expertise du second.
2. LA CONCEPTION CLASSIQUE
Notre étude de corpus porte sur 53 articles du magazine de vulgarisation scientifique Pour la
Science1, et nous permet de mettre en évidence un certain nombre de modalités différentes sous lesquelles le rapport entre art et science peut être envisagé dans une revue scientifique mensuelle. Ces articles peuvent ainsi être répartis en deux catégories principales, en proportions quasi égales dans le corpus, l'une regroupant les cas où l'art « apporte quelque chose à la science », l'autre ceux où la science « apporte quelque chose à l'art » (voir les résultats dans le tableau 1). Sur les articles analysés, la répartition entre ces deux cas de figure est d'environ 50-50 avec une prédominance, dans le premier cas, pour une fonction illustrative des œuvres d'art, qui peuvent également servir la
1 L'étude porte, plus précisément, sur les chapôs et titres des articles de Pour la Science publiés dans une rubrique spécifique de ce magazine intitulée « Art et science » et datés de janvier 2005 à mai 2009, complétés par une analyse approfondie de quelques-uns de ces articles.
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science en révélant des éléments du passé (témoignage historique). Dans le second cas, la tendance montre que la science se saisit fréquemment des œuvres d'art en tant qu'objets du monde physique pour les analyser en tant que telles, ou que l'art peut emprunter à la science ses produits et leur appliquer une démarche purement esthétique (voir la figure 1 pour un exemple de ce type de démarche).
Tableau 1. Résultats de l’analyse de l’articulation art-science dans 53 articles de la rubrique « Art et Science » du magazine Pour la Science de janvier 2005 à mai 2009
Figure 1. (à gauche) Photographie d'un fragment de l'organe de Corti par microscope optique à haute résolution (Dept of Physiology, Univ. of Bristol)_. (à droite) La même image fixée en tant qu'œuvre
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Dans une part importante des articles de la première catégorie2, l’art agit comme un révélateur, donne accès à des données et des faits qui auraient été inaccessibles sans lui : la représentation artistique a valeur de témoignage historique, notamment pour les disciplines scientifiques essentiellement basées sur l’observation (biologie naturaliste par exemple). Il est possible d’identifier d’autres modalités du rapport, lorsque l’art illustre fidèlement des théories scientifiques, ou qu’il contribue à l’avancée des connaissances scientifiques, et où l’artiste est engagé, parfois malgré lui et sans qu'il en ait conscience, dans un processus de recherche, auquel il donne une dynamique nouvelle3. Enfin, l’art constitue parfois un moyen de faire l’éloge de la science ou de scientifiques ; l’artiste rend alors délibérément un hommage4.
La seconde catégorie, qui regroupe les cas où « la science apporte quelque chose à l’art »5, nous a également permis d'identifier différentes modalités. Ainsi, un certain nombre d'articles présentent les œuvres artistiques comme des sujets-objets d’étude potentiels de la science ; il s’agit de comprendre le contexte de production de l'œuvre, de percer les techniques employées par l'artiste ou d'en apprendre davantage sur lui6. Souvent, par ailleurs, la science fournit des sujets aux artistes, qui s’en emparent et les interprètent, en prenant des libertés vis-à-vis de l’exactitude scientifique : la science et ses résultats constituent alors une source d’inspiration7. Enfin, et de temps en temps, la
science peut fournir des techniques, des outils pour la production d’œuvres artistiques, et parfois ouvrir de nouvelles dimensions esthétiques, rendre accessible de nouvelles sources d’admiration de l’œuvre8.
Comme cette étude de corpus l'indique, une des utilisations classiques principales du rapport entre art et science en médiation consiste donc à « expliquer », ou à « élucider », par la méthode scientifique, une œuvre en particulier. Autrement dit, il s'agit de faire de l'art un objet d'étude scientifique. Cette approche, bien qu'elle puisse présenter un intérêt certain, nous semble limitée pour au moins deux raisons. La première est qu'elle ne s'inscrit pas dans la perspective d'un
2 Un peu moins de 50 % des articles de la catégorie « l’art apporte quelque chose à la science ».
3 Chacune de ces catégories représente environ un cinquième des articles du groupe intitulé « l’art apporte quelque chose à la science ».
4 Un sixième des articles du groupe intitulé « l’art apporte quelque chose à la science ».
5 Cette formulation peut sembler discutable dans certains cas ; en effet, peut-on dire que la science apporte quelque chose à l’art quand celui-ci est ramené au statut d’objet d’étude ? La science apporte en quelque sorte des informations nouvelles sur l’œuvre. On pourrait cependant penser que c’est dans ce cas de nouveau l’art qui « apporte quelque chose à la science », en lui donnant de la matière à étudier. Les limites de notre classification primaire sont ici sensibles : comme tout travail de catégorisation, celui-ci tire son principal intérêt de « l’aide à penser » qu’il fournit.
6 Cette approche de l’art par la science correspond à environs 40 % de notre seconde catégorie principale. 7 Environ 40 % des articles de la catégorie « la science apporte quelque chose à l’art ».
8 Ces deux derniers cas représentent environ 10 % des articles de la catégorie « la science apporte quelque chose à l’art ».
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dialogue, voire d'une co-construction9 de connaissances, mais consiste uniquement à déployer la méthode scientifique sur un domaine spécifique. La seconde est qu'elle ne nous éclaire nullement sur la nature de l'art, ni même de l'œuvre particulière à laquelle elle s'applique. Dans d’autres cas, la science peut nous éclairer sur la nature du sentiment que nous ressentons devant une œuvre. Par exemple, la théorie de l'évolution peut certainement expliquer que nous trouvions certaines formes ou structures naturelles plaisantes à regarder10, mais elle ne saurait rendre compte de l'interprétation que l'artiste a fait de ces formes et structures ce qui, souligne le directeur artistique de la Calouste
Gulbekian Foundation de Londres Siân Ede, définit l'essence même de la démarche artistique11.
Figure 2. (à gauche) L’Homme blessé de Gustave Courbet (1854). (à droite) La radiographie aux rayons X du tableau qui révèle la présence
d’un autre personnage que le peintre avait choisi de cacher.
Il arrive fréquemment que la science puisse nous éclairer sur certains aspects d'une œuvre d'art qui sont néanmoins indépendants de la démarche créatrice de l'artiste lui-même. Un premier exemple, assez parlant, est celui de l'autoportrait du peintre Gustave Courbet intitulé L'Homme blessé (1854, figure 2). L'artiste se représente adossé à un arbre, les yeux clos, une épée dans la main et une tâche sanguinolente sur la poitrine. Une radiographie aux rayons X a révélé que l'œuvre a en fait été réalisée en deux temps : dix ans plus tôt, Courbet avait peint le corps d'une femme allongé sur le sien, qu'il enlaçait avec passion. Il s'agissait de l'amante du peintre qui, l'ayant quitté quelque temps après la réalisation du tableau, l'avait conduit à modifier ce dernier. Dans ce cas, la science a permis de divulguer un aspect de la réalisation de l'œuvre que Courbet avait intentionnellement choisi de
9 Pour une étude sur un rapport de co-construction possible entre l’art et la science, voir dans ces actes : EASTES R.-E., La dialectique art-science en médiation scientifique in Actes JIES XXX (J.-L. Martinand, E. Triquet éd.) - 2009.
10 De nombreux travaux, remontant jusqu'à Aristote, vont dans ce sens. Pour en avoir un compte rendu détaillé, on peut consulter l'article du philosophe Denis DUTTON, Aesthetics and Evolutionary Psychology in. The Oxford Handbook for Aesthetics (Jerrold Levinson ed.). ed. Oxford University Press – 2003
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cacher, entrant ainsi en conflit direct avec les intentions de l'artiste. D'autres révélations de ce type, comme le strabisme divergent du peintre Rembrandt12 ou la malformation congénitale de la main du guitariste Django Reinhardt, permettent certes de mieux comprendre le contexte de production d'une œuvre mais peuvent sembler interférentes quant à la compréhension de la démarche créatrice de l'auteur.
Une simple utilisation d'un domaine par l'autre, qu'il s'agisse de faire d'un résultat scientifique un objet de contemplation esthétique ou d'expliquer scientifiquement une œuvre, bien que menant bien souvent à des conclusions intéressantes, nous semble néanmoins incomplète pour quiconque chercherait un rapport plus profond entre eux.
3. PROBLÉMATIQUE D'UNE NOUVELLE APPROCHE DU RAPPORT ART-SCIENCE
Comment, dès lors, dépasser ce clivage apparent dans l'utilisation classique du rapport entre art et science en médiation scientifique ? En sciences, il arrive qu'un mathématicien déclare admirer la « beauté d'une formule », ou qu'un chimiste parle de la « beauté d'un mécanisme réactionnel ». Pour le profane, ces objets ne peuvent, au mieux, que susciter une émotion de nature esthétique « brute », comme s'il regardait une œuvre d'art sans en saisir le sens. De même, lorsqu'un expert en art prétend déceler la beauté dans une œuvre abstraite et absconse13, le profane en est réduit au même type d'émotion qui, dans un cas comme dans l'autre, ne peut être que faible. Or, il est clair que ce n'est pas à ce type de beauté que le scientifique et l'expert en art font référence.
Dans le cadre de notre étude, la référence à l'art moderne abstrait nous semble particulièrement pertinente. En effet, ce dernier peut parfois sembler au moins aussi opaque au non initié que le seraient des résultats scientifiques présentés sous une forme brute. Nous n’affirmons pas que l’art abstrait soit la seule forme d’expression artistique qui convienne à notre propos mais elle nous semble la plus symptomatique. En effet, la rupture fondamentale suscitée par l'art moderne abstrait vient de ce que les artistes ont cessé de considérer leur pratique comme l'explicitation d'un message délivré dans le cadre d'un système de croyances d'ordre supérieur (en général de nature divine, idéologique ou politique). L'art est devenu l'expression d'une démarche individuelle et libre de toute contrainte objective ; il a cessé d'être un outil de propagande pour devenir subversif. Dès lors, le message qu'il délivre n'est plus aussi aisément déchiffrable que lorsqu'il pouvait n'être vu que
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comme un simple écho d'un ensemble de normes universellement connues et acceptées. Dans la plupart des cas, lorsqu'on regarde une œuvre contemporaine, l'émotion esthétique « brute » ou « immédiate » (i.e. non médiée) passe souvent au second plan ou, tout du moins, ne constitue qu'une partie du sens que l'auteur a voulu lui donner. De la même manière, en sciences, les formules ne sont pas belles en elles-mêmes. Il existe plusieurs critères qui conduisent le scientifique à affirmer qu'un résultat est beau : l'élégance de la démonstration, la simplicité du mécanisme, l'économie ontologique de la théorie, etc. Aucun d'eux ne se réfère à une quelconque esthétique immédiate mais tous ont trait au sens qui se « cache » derrière le résultat. Dans sa Critique de la faculté de
juger (1790), Emmanuel Kant, après avoir établi que le jugement de goût esthétique ne peut être
que subjectif, affirme que la recherche d’un idéal de la beauté ne peut être que celui d’une beauté intellectualisée, et non celui d’une émotion sensorielle brute (sentiment qu’il qualifie alors d’« agréable »). L’expérience du beau, chez Kant, suppose une action rationnelle de la part du sujet sur un objet imaginaire (par exemple, en prenant en compte la finalité de l’objet contemplé). Cette distinction entre émotion sensorielle et véritable expérience esthétique, où une certaine forme de compréhension de l’objet contemplé intervient de façon centrale, nous permet de mieux saisir les dires des scientifiques ou des critiques d’art abstrait qui affirment voir la beauté d’une formule ou d’une œuvre a priori absconse.
La science et l'art sont deux produits de l'imagination et de l'ingéniosité humaines. Leurs émanations publiques, que sont les œuvres et les résultats, ne peuvent être véritablement comprises que comme aboutissement de ce processus créatif. Même s'il est clair qu'il ne saurait s'agir d'un critère définitif d'appréciation dans l'un comme dans l'autre domaine, le concept de créativité est leur dénominateur commun14. Dans la perspective d'une approche renouvelée de l'utilisation du
13 Du 24 février au 24 mars 2009 était par exemple présentée au musée Beaubourg de Paris une exposition intitulée « Vides, une rétrospective » dans laquelle le visiteur traversait neuf salles vides aux murs blancs. Cette exposition retraçait les travaux d'artistes qui, depuis Yves Klein en 1958, s'intéressent à l'application du concept de vide dans l'art. 14 La notion de créativité en sciences est, nous en sommes conscients, bien loin d'être simple ou univoque. Toutefois, plusieurs arguments peuvent être avancés dans ce sens. Tout d’abord, une première possibilité est de revenir à la vision que les premiers concernés (les scientifiques) ont de leur propre pratique. Nombreux sont ceux qui ont sincèrement l’impression d’adopter une démarche créative, où l’imagination, l’intuition et l’inventivité interviennent de façon déterminante. Un second argument consiste à adopter une définition relativement « faible » de la créativité, telle qu’exprimée par le psychologue américain Joy Paul Guilford (1897-1987) comme « Des capacités d'invention, de conception, d'ingéniosité et de planification possédées à un degré élevé ». Sans doute peut-on alors affirmer sans grand danger que le travail scientifique fait intervenir au moins une certaine dose de créativité. Enfin, un troisième type d’argument consiste à étudier un cas précis. Prenons les mathématiques. Dans la pratique courante du mathématicien, au moins trois types d’activités qui font intervenir une certaine créativité peuvent être déterminés : le premier est la démonstration de théorèmes, le second la création de nouveaux objets et le troisième les interrogations sur le système dans lequel le mathématicien travaille et sur la pertinence éventuelle d’ajouter, d’inventer ou de rejeter certains axiomes. Si l'on peut éventuellement ergoter quant à la nécessité de faire intervenir la créativité dans le premier cas (par exemple en soulignant que les machines aussi savent démontrer des théorèmes), il paraîtrait malhonnête de le faire pour les deux suivants et, là encore, nous affirmons que le travail mathématique fait intervenir une certaine forme de créativité qui suffit à notre propos.