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ARTheque - STEF - ENS Cachan | Brève incursion dans la littérature pour introduire le séminaire

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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P

ROBLÈME

(

S

)

ET TECHNOLOGIE

B

RÈVE INCURSION DANS LA LITTÉRATURE POUR INTRODUIRE LE SÉMINAIRE

Pierre Vérillon

PROBLÈME ET DYNAMIQUE COGNITIVE

Étymologiquement, le terme « problème » (du grec p r o b l e m a , proballein : jeter devant) renvoie à une réalité qui s’interpose inopinément entre un projet et sa réalisation. Ce peut être un obstacle matériel qui interrompt une progression ou entrave un plan - ainsi à l’origine problema désignerait, entre autres significations [Fabre, 1999], le bouclier c’est-à-dire ce qui intercepte et bloque le coup porté. Ce peut aussi être une question, une interrogation, un doute qui surgit et exige impérativement une réponse, et l’on peut penser à l’énigme que le sphinx adresse au voyageur, interrompant celui-ci dans son trajet. Il y a donc une dimension à la fois spatiale et temporelle à la situation problématique [Caparros-Mencacci, 2000] :

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 d’une part, le sujet se trouve devant un problème, confronté ou face à un obstacle qui s’intercale entre lui et le but poursuivi et qui l’empêche de l’atteindre ;

 d’autre part, le problème oblige à la suspension plus ou moins prolongée de l’action qui était en cours et qu’il a interrompue. Enfin, l’irruption de l’inattendu, de l’imprévu dans la réalisation du projet, ainsi que l’interruption de l’action qui en résulte, ont un effet perturbateur, déstabilisant.

La recherche d’une solution au problème peut être comprise comme un mouvement de réadaptation à la situation, au sens où l’entend Piaget (1975) dans son modèle de l’équilibration des structures cognitives. S’il s’agit de poursuivre et de mener à terme cette action – donc de restabiliser la situation – il faut en effet résoudre le problème, c’est-à-dire trouver une solution qui fasse disparaître l’aspect résistant de l’obstacle qui le constitue. Cette solution peut prendre plusieurs voies : élaborer les moyens permettant d’annuler, en la modifiant, la réalité résistante, modifier le but poursuivi, par exemple en élaborant de nouveaux sous-buts (conduite de détour), modifier la conception générale de l’action poursuivie (changement de cadre).

L’idée de problème, avec son effet déstabilisateur, évoque celle, proche, de difficulté. Mais problème et difficulté ne sont pas équivalents. Ce qui caractérise une situation réellement problématique par rapport à une situation simplement difficile, c’est que face à la première, le sujet ne dispose pas dans son répertoire des moyens matériels et/ou intellectuels qui lui permettraient de la résoudre alors que, par rapport à la seconde, il possède ces moyens mais peine à les mettre en œuvre. Ainsi, l’effort et/ou un gain en habileté permettent tôt ou tard de venir à bout de la difficulté. La résolution de problème, en revanche, exige nécessairement une certaine mesure de création : invention de nouveaux moyens ou utilisation inédite de moyens existants, mais aussi parfois, changement radical de point de vue, réorganisation des connaissances.

PROBLÈME ET PÉDAGOGIE

Il y a donc une motricité, une dynamique cognitive du problème : les problèmes peuvent être à l’origine d’élaborations matérielles et

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conceptuelles nouvelles et aboutir ainsi lorsqu’ils sont résolus à un dépassement de l’état antérieur (idée d’équilibration majorante chez Piaget). À ce titre ils intéressent depuis longtemps les pédagogues qui cherchent à comprendre ce processus et à en tirer parti dans l’enseignement. Les activités de résolution de problèmes occupent un rôle traditionnellement important en éducation formelle (scolaire et professionnelle) et non formelle (les jeux, rébus, devinettes…, proposés aux enfants). D’une part, sous une forme générique, on attend d’elles un effet de développement des capacités intellectuelles des formés : les problèmes stimulent et exercent l’intelligence. D’autre part, la résolution de problèmes spécifiques à un champ donné constitue une voie de formation des novices dans ce champ : par exemple, l’intégration sociale et professionnelle des ouvriers comme des scientifiques passe par une période plus ou moins longue de confrontation à des problèmes ayant été historiquement posés et résolus par leurs prédécesseurs dans ce champ. Dans le champ éducatif, la littérature est assez abondante sur ce sujet : les travaux piagetiens et ceux plus récents liés au développent des sciences cognitives (Bastien, Hoc, Richard, Inhelder et Céllerier, Vergnaud, Weil-Barrais) proposent aux éducateurs un éclairage psychologique sur les processus de résolution de problèmes chez l’enfant. De même, la popularisation des travaux d’épistémologie et d’histoire des sciences (Bachelard, Canguihem et Kuhn, notamment) ont apporté aux enseignants des modèles rendant compte, à l’échelle historique des processus d’émergence et de résolution de problèmes dans les domaines scientifiques et mathématiques. Souvent, en didactique, ces deux approches – psychologique et épistémologique – dialoguent et convergent, ce qui contribue à conférer à la résolution de problèmes un rôle privilégié dans l’analyse et la gestion des apprentissages disciplinaires.

PROBLÈME ET TECHNIQUE

Néanmoins, force est de constater dans ces travaux, l’absence singulière de référence aux problèmes relevant du champ de la technique. La remarque de David Layton (1991) est toujours d’actualité : « Bien que l’on ait conduit de nombreuses recherches sur la résolution de problème

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impliquant la science, rares sont celles liées à des problèmes technologiques ou renvoyant à l’action pratique. »

Les situations de résolution de problèmes techniques s’accommoderaient-elles mal des cadres psychologique et épistémologique ayant fait preuve de leur pertinence en sciences ? C’est le point de vue que nous développons ici en pointant du coup l’existence d’un déficit de réflexion théorique empêchant de penser adéquatement les techniques et la technologie. Nous rejoignons en cela des auteurs qui ont déploré le désintérêt – voire l’évitement1 – historique manifesté par la sphère savante à l’égard du champ des techniques. Sauf cas marginaux, cette indifférence aux techniques a pu être globalement reprochée à la philosophie (Simondon, Stiegler), aux sciences humaines (Sigaut, Godelier) ou à la psychologie (Weil-Barrais). On peut alors penser avec Perrin que la représentation actuellement dominante de la technologie comme « une application des sciences de la nature à la fabrication d’artefacts » vient combler ce vide conceptuel. Pour Lecourt (1994), cette idée de technologie comme science appliquée est contemporaine du positivisme d’Auguste Comte pour qui la technique entretiendrait avec la science un triple rapport « de postérité, d’imitation et de subordination ». Pour Sigaut (1991), elle remonte à Bacon et elle postule qu’au fond, « il n’y a pas de différence entre technique et science ; la technique est science non encore théorisée (mais appelée à l’être)… à la limite, il n’y a pas de technique, seulement des applications qui ne sont chacune qu’une sous-rubrique de la spécialité scientifique correspondante (p. 76) ».

On comprend que, pour les tenants de cette conception, il n’y ait pas de spécificité des problèmes techniques. Puisque, comme le souligne Layton, dans cette optique, « l’acte d’application n’est rien moins que non-problématique et routinier (p. 48). », les seuls problèmes qui puissent surgir relèvent de la phase d’élaboration scientifique. En réalité, cette vision des réalisations techniques comme étant in fine des applications dérivées de savoirs scientifiques n’est tenable ni face à l’histoire des techniques ni face à l’analyse d’activités techniques réelles. Même si, depuis l’avènement de la science moderne, sciences et techniques entretiennent des liens réels, la compréhension des approches

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scientifiques et techniques ne gagne rien à ce que celles-ci soient confondues. Aussi, pour mieux situer les situations problématiques dans chacune, on peut tenter de les distinguer selon trois dimensions : leur projet, leur rapport au réel et leur régime de connaissance2.

PROJET DE LA SCIENCE, PROJET DE LA TECHNIQUE

Communautés scientifique et technique se différencient d’abord en fonction de leur projet : la science vise à développer l’intelligibilité du monde alors que la technique recherche la production d’avantages matériels. Selon Skolimowski (1966), la science a une visée cognitive : elle produit des connaissances. Elle s’intéresse à ce qui est (au réel). Le moteur de la production scientifique, c’est le développement théorique ; en conséquence, le progrès scientifique se mesure à l’ajustement de plus en plus fin des théories aux données empiriques dont elles cherchent à rendre compte.

Par contraste, la technique (technology) a une visée pratique : elle s’intéresse à ce qui devrait ou pourrait être. Elle crée de la réalité (les artefacts) selon un dessein3. Le moteur de la production d’artefacts, c’est le développement d’effets intéressants, de sorte que le progrès technique se mesure en terme d’efficacité – celle des artefacts à produire les effets attendus. Ainsi, pour Skolimowski, chaque champ technique se caractérise par la valorisation d’un effet privilégié, d’une visée dominante, qui rend compte de l’activité et de « la structure de pensée » des acteurs dans le champ (parfois à leur insu). Par exemple, dans le domaine du génie civil et militaire, c’est la recherche de la durabilité qui structure les pratiques, les normes et la technicité des communautés engagées. De même, le souci du rendement anime les mécaniciens, la précision taraude les cartographes, etc…4. D’autres critères sont bien entendu pris en compte dans un champ – coût, sécurité, esthétique, par

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On s’inspire notamment ici du travail de la SHOT (Society for the history of technology) sur ces questions et des synthèses de Staudenmaier et Frey.

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Skolimowski reprend ici la distinction que faisait Aristote entre art et science. L’art fait advenir quelque chose qui pourrait ne pas advenir et qui trouve son origine non dans la chose mais dans l’idée de son concepteur alors que la science s’intéresse à des réalités qui existent nécessairement et indépendamment de la volonté du savant.

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Cette visée dominante rend compte également de l’histoire passée et présente du champ. Pour l’auteur, c’est le « fil d’Ariane » de l’historien des techniques.

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exemple – mais toujours relativement au facteur qui domine le champ et qui est de fait le plus instrumental dans la production de l’avantage recherché. Jarvie (1966) relativise la position de Skolimowski : pour lui, la visée dominante (overriding aim) qui oriente et structure une solution technique donnée « est toujours déterminée par un problème socialement posé et non par le champ technologique ». Mais qu’est-ce qu’un champ technologique sinon un champ constitué historiquement autour d’une classe de problèmes techniques socialement posés.

RAPPORT AU RÉEL EN SCIENCE ET EN TECHNIQUE

Science et technique partagent un point de vue réaliste sur le monde. Ensemble elles postulent l’existence d’une réalité objective possédant des propriétés relativement stables et manifestant des comportements prévisibles, de sorte qu’il est possible d’agir sur elle en anticipant les effets de l’action exercée. C’est ce commun accord sur la réalité et la régularité d’un monde qu’elles prennent toutes les deux pour objet qui suggère la vision de la technologie comme science appliquée. Mais leur projet respectif détermine des rapports différenciés à cette réalité : comme l’affirme Frey (1991), la science considère le monde comme un objet à connaître alors que la technique le considère comme un objet à utiliser. Dans sa quête d’une connaissance non biaisée, la science s’efforce de développer un rapport neutre et désintéressé à la réalité, notamment en se défendant des points de vue subjectifs et des jugements de valeur. Pour la même raison, elle n’exclut a priori aucun aspect du réel comme étant indigne d’investigation scientifique ; toute réalité peut légitimement prétendre à être objet de connaissance.

La technique en revanche voit le réel comme une ressource à exploiter ou un obstacle à vaincre. Selon la visée technique du moment tel aspect du réel sera valorisé, tel autre sera considéré comme négatif, tel autre encore sera ignoré. Par exemple, sur un même engin de transport, les phénomènes de frottement constituent conjointement un atout à maximiser (dans les phases de freinage) et un obstacle à minimiser (phases de mouvement). Le rapport technique au monde varie donc en fonction de l’avantage recherché, du contexte et du moment. Cette dépendance à l’égard des situations caractérise la technique et favorise la

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disposition à l’opportunisme et la ruse (la métis, l’intelligence des situations) qui constitue la marque du technicien (ingénieur, médecin, militaire…) et le distingue assez fortement du scientifique.

Science et technique entretiennent ensemble un rapport actif au monde : toutes deux procèdent en provocant des transformations du réel. Mais ces transformations n’ont pas le même statut. En se référant à Cellérier (1979), on peut distinguer des transformations épistémiques et des transformations pragmatiques. Les premières renvoient aux activés de détection (cf. les opérations de sondage en navigation ou en études d’opinion) ou des opérations « pour voir » (cf. les manipulations enfantines ou les expérimentations scientifiques). Elles ont pour but de mettre en évidence une propriété du réel : sous la transformation en question, il s’agit de faire apparaître un aspect invariant ou systématiquement variationnel du réel. Elles caractérisent l’investigation savante.

Les transformations pragmatiques, en revanche, visent à produire des états ou des configurations du réel qui sont jugés intéressants en eux-mêmes pour le profit qu’ils procurent. La cuisson d’un aliment, la fabrication d’un outil ou d’un abri, la synthèse d’un matériau ou d’un OGM sont des exemples de telles transformations qui confèrent à la matière des propriétés souhaitées et donc une valeur nouvelle. Elles caractérisent les activités techniques. On remarque que ces transformations produisent des artefacts : la manipulation et le réarrangement pragmatique d’invariants (physico-chimiques, biologiques) aboutit à des êtres artificiels dotés de caractéristiques inédites mais anticipées.

RÉGIME DE CONNAISSANCE EN SCIENCE ET TECHNIQUE

Transformations épistémiques et pragmatiques n’entretiennent pas un rapport identique à la connaissance. Les premières sont conçues pour réduire des incertitudes relatives au monde, donc pour produire de l’information et de la connaissance ; ici, l’action est au service de la connaissance. Les secondes mobilisent des constats d’invariance relatifs à la réalité pour produire un effet intéressant, un état avantageux, ou un artefact utile ; la connaissance est au service de l’action.

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La connaissance au service de l’action présente-t-elle les mêmes caractéristiques que la connaissance à visée descriptive et explicative ? On peut distinguer savoirs théoriques et savoirs d’action. Les savoirs théoriques visent à établir des corpus articulés de propositions tenues pour vraies sur le réel et susceptibles d’être soumises à une vérification empirique. Ces corpus tendent à la cohérence, la non-contradiction, l’exhaustivité, la généralisation. Ils permettent de dériver des questions et des conjectures nouvelles qui à leur tour sont susceptibles d’être validées ou réfutées. Dans la mesure où ils ont une validité empirique, les savoirs scientifiques sont en principe mobilisables pour un projet utilitaire. Mais comme le montre Layton à propos de l’industrie chimique, la mise en œuvre dans une production de grande échelle de résultats de recherche obtenus en laboratoire soulève des problèmes pratiques redoutables.

Les savoirs pratiques constituent, comme les savoirs savants, des prises de position sur des constats d’invariance du réel. Comme eux, ils permettent de fonder des conjectures. Cependant l’enjeu de ces conjectures n’est pas l’établissement d’une vérité, mais la réussite ou l’efficience d’une action : en technique, « la preuve c’est que ça marche ». Selon Bunge (1985), les connaissances scientifiques s’énoncent sous forme nomologique, c’est-à-dire sous forme d’une assertion qui peut être jugée vraie ou fausse. Les savoirs techniques, les savoirs d’action en général, s’expriment en revanche sous forme nomopragmatique, dont l’archétype est la recette : « pour obtenir tel effet, effectuer telle action ». Une telle proposition n’appelle pas un jugement de véridicité mais d’efficacité. En outre, contrairement au caractère impersonnel de la proposition nomologique, la proposition monopragmatique renvoie implicitement à l’existence un agent (humain ou artefact).

D’une assertion nomologique vraie (« l’eau gèle à 0°C ») on peut dériver des propositions nomopragmatiques efficientes (« pour empêcher l’eau de geler, la maintenir à une température supérieure à 0°C »). L’inverse n’est pas vrai : par exemple, la règle appliquée par les frères Montgolfier (« pour obtenir l’ascension d’un ballon, le gonfler avec la fumée d’un feu de paille ») pour s’être révélée efficiente, repose sur un théorème en acte faux (« la fumée et autres vapeurs ont un pouvoir de lévitation. »). Mais, contrairement au physicien Charles, leur contemporain qui théorisera le

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phénomène, la motivation des Montgolfier n’était pas l’intelligibilité, mais seulement l’obtention de l’effet. Cette situation d’un savoir efficace fondée sur une conception erronée est relativement fréquente, y compris dans la technologie de pointe [Vincenti, 1990].

QU’E S T-CE QUI CONSTITUE UN PROBLÈME EN SCIENCE ET EN TECHNIQUE ?

De ce qui précède, on pourrait dégager pour chacun de ces deux domaines d’activités humaines deux classes de problèmes : d’une part, des problèmes de fond qui constituent des défis à la visée dominante du domaine et, d’autre part, des problèmes dérivés posés au cours du processus de résolution des problèmes fondamentaux.

Le projet de la science est épistémique ; il est de rendre intelligibles des régularités constatées dans le monde à travers des théories qui établissent des relations significatives et vérifiables entre le connu et le non encore connu. Dans ce contexte, il y a fondamentalement problème quand apparaissent de l’inintelligible, des phénomènes dont on ne peut pas rendre compte, des « énigmes » au sens de Kuhn (1983). Selon cet auteur, en régime « normal » de la science, ces énigmes sont résolues par la communauté concernée par ces phénomènes, en mettant en œuvre les connaissances et les procédures disponibles dans le champ (les problèmes dérivés seraient alors les problèmes – conceptuels, méthodologiques, expérimentaux… – soulevés à cette occasion). Il arrive cependant que les connaissances disponibles soient partiellement déstabilisées par l’énigme et nécessitent un réajustement, un raffinement théorique. Dans ce cas, une fois ce réajustement effectué, la structure cognitive globale – ce que Kuhn nomme le paradigme – s’en trouve enrichie, confortée et renforcée. Sous ce régime normal, la science se développe de manière cumulative.

Mais parfois une énigme résistante – le plus souvent, un ensemble d’énigmes – révèle une « anomalie » profonde du paradigme : le cadre conceptuel existant ne permet plus de penser certains observables. Les descripteurs habituels eux-mêmes paraissent inadéquats. Seule une « révolution scientifique », imposant un renouvellement des concepts et de la phénoménographie – et donc un changement de paradigme, permet alors de résoudre la crise. Pour Kuhn, ces révolutions scientifiques se

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distinguent du régime normal en ce qu’ils constituent des « épisodes non cumulatifs de développement ». À ces épisodes, Kuhn associe un certain nombre de savants : Copernic, Lavoisier, Newton, Einstein…

Le projet de la technique est de procurer des avantages. Si l’on restreint la technique au sens qu’elle a dans la sphère industrieuse5, les avantages qui la caractérisent renvoient à la satisfaction des besoins matériels, au sens où Braudel parle de « civilisation matérielle ». La technique réalise son projet en concevant et réalisant des artefacts qui contribuent à réduire « l’état de besoin » : auxiliaires matériels et sémiotiques de l’action, protections contre les phénomènes agressifs, aménagements de la nature, etc…

Il y a donc un problème de fond pour une technique lorsque les artefacts – ou systèmes d’artefacts – existants ne permettent pas la réalisation d’un avantage anticipé. En suivant Laudan (1984), on peut distinguer plusieurs catégories de situations problématiques6 :

 lorsqu’un artefact qui permettrait de procurer un avantage pressenti fait défaut (vaccin contre une maladie actuellement incurable, énergies de remplacement) ;

 lorsqu’un artefact existant manifeste des insuffisances fonctionnelles (transports urbains, logiciels de traduction) ;

 lorsqu’on soupçonne que les propriétés d’un artefact existant pourraient avoir des applications avantageuses dans un autre contexte (extension des usages du téflon, de la carte à puce) ;

 lorsqu’il y a contradiction entre les avantages et inconvénients d’un artefact (coût prohibitif, pollution, sécurité, incompatibilité avec d’autres artefacts) ;

 lorsqu’il y a anticipation qu’un artefact actuellement satisfaisant connaîtra dans l’avenir des limites (moteurs à carburants non renouvelables).

Vincenti souligne que ces problèmes peuvent être approchés sous plusieurs points de vue : conception, fabrication, usage.

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Weber affirme que chaque sphère d’activités humaines – religieuse, artistique, scientifique, etc. dispose d’une base technique propre.

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En gardant à l’esprit que ces situations peuvent être rencontrées au niveau macro du système, au niveau méso de l’artefact ou au niveau micro d’un sous-ensemble.

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Simondon (1967) rappelle que l’objet technique réalise un couplage entre deux réalités hétérogènes : organisme et milieu. Il soulève donc trois sortes de problèmes : de relation de l’artefact au milieu, de relation de l’artefact à l’utilisateur et de relation de l’artefact à lui-même (problème de l’organisation interne de ses composants). Pour l’auteur, les problèmes de médiation, c’est-à-dire de relation aux extrêmes, se résolvent par adaptation progressive et continue. Les problèmes de cohérence interne et d’auto-corrélation des composants ne sont par contre résolus que par des actes inventifs, nécessairement discontinus. Le progrès technique présente donc un caractère oscillatoire : les progrès de médiation en s’accumulant soulèvent des problèmes d’auto-corrélation qui, une fois résolus, permettent à nouveau des perfectionnements aux extrêmes.

Constant (1980) a tenté de généraliser à l’univers de la technique le modèle de Kuhn. Une innovation technique majeure – la machine à vapeur, l’avion, le réacteur nucléaire – lorsqu’elle s’avère viable socialement et économiquement, constitue une révolution technique (technological revolution) et génère une communauté industrieuse d’ingénieurs, de techniciens, d’ouvriers, d’administratifs qui détectent et gèrent les problèmes de mise en œuvre et de développement de la solution technique. L’ensemble des objectifs, des pratiques, des conceptions, des instruments partagés par cette communauté constitue selon l’auteur un paradigme technique (technological paradigm). Tant que les problèmes rencontrés peuvent être résolus dans le cadre du paradigme, on est en régime de technique normale (normal technology). Vincenti précise que ces problèmes peuvent concerner, d’une part, le « principe opératoire » de l'artefact qui définit la façon dont ses composants constitutifs concourent fonctionnellement à la réalisation de sa finalité7 et, d’autre part, sa « configuration normale », c’est-à-dire la morphologie générale ou de l'arrangement structurel communément admis comme étant l'incarnation la meilleure du principe opératoire. Pour lui, c’est l'association d'un principe opératoire et d'une configuration normale qui constitue, une fois qu’une innovation est stabilisée, la « technique normale » au sens de Constant. Le travail de (re)conception « normal » consiste à améliorer un dispositif existant ou à l'adapter à des

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Un principe opératoire définit une classe d'artefacts et la distingue d'une classe fonctionnant sur un autre principe (avions versus hélicoptères, par exemple).

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conditions plus contraignantes ou inédites. Un travail de (re)conception « radical » aboutit soit à s'écarter de la configuration normale soit à modifier le principe opératoire.

Constant distingue deux types d’anomalies, qui peuvent conduire à une révolution technique : la défaillance paradigmatique (paradigmatic failure) lorsqu’une solution technique établie manifeste des limitations fonctionnelles graves et l'anomalie par présomption (presumtive anomaly) lorsque, sans qu'il y ait défaillance du dispositif ou système existant (la propulsion à hélice, par exemple), des considérations scientifiques permettent de penser soit que, dans des conditions ultérieures, ce système connaîtra des limites, soit qu'un système radicalement différent pourra le remplacer avantageusement. Selon Constant, la crise n’apparaît cependant que si un paradigme alternatif est envisageable.

On peut néanmoins s’interroger sur la charge révolutionnaire des anomalies techniques par rapport aux anomalies scientifiques. La tentative de Constant est intéressante mais de nombreux travaux montrent que contrairement à ce que l’on constate en sciences, des paradigmes techniques concurrents dans un même champ ne sont pas fondamentalement incompatibles et peuvent coexister longtemps : la traction hippomobile, la marine à voile, les moteurs hydrauliques ont longtemps coexisté avec la machine à vapeur. Staudenmaier (1985) souligne qu’une solution technique peut se maintenir longtemps du fait de sa prégnance culturelle, de la persistance des avantages qu’elle procure, de sa longévité matérielle, et des investissements notamment financiers que son acquisition a représentés. D’autre part, comme le fait remarquer Vincenti, si la communauté scientifique constitue le destinataire principal de ses propres productions (les scientifiques sont sur ce plan essentiellement leurs propres usagers), la communauté technique est indissociablement liée en aval aux utilisateurs des artefacts qu’elle produit. Il y a donc un ancrage social plus large des paradigmes techniques qui leur confère une plus grande inertie.

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RÉFÉRENCES

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Références

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