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Triple nature de la métaphore esthétique en Chine

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Triple nature de la métaphore esthétique en Chine

Véronique Alexandre Journeau

To cite this version:

Véronique Alexandre Journeau. Triple nature de la métaphore esthétique en Chine. Langarts. Mé-taphores et cultures : en mots et en images, pp.209-228, 2012. �halshs-01987172�

(2)

TRIPLE NATURE DE LA MÉTAPHORE

ESTHÉTIQUE EN CHINE

Véronique Alexandre Journeau

Les métaphores chinoises, en particulier dans le domaine de l’appréciation artistique, conjuguent les aspects techniques, esthétiques et philosophiques d’une œuvre entre des idées génériques et leurs applications particulières. Dans les niveaux qui coexistent en elles, certains sont d’accès plus aisé – ne serait-ce que parce que ces métaphores appartiennent au patrimoine commun partagé par une culture donnée – alors que d’autres semblent réservés aux initiés. Nous prendrons nos exemples, d’une part en calligraphie, avec les aphorismes collectés par 朱 关 田 Zhu Guantian et d’autre part en peinture, avec le catalogue d’aspects de la fleur de prunier (梅

花喜神譜 meihua xishen pu) de 宋伯仁 Song Boren parce que, dans les deux

cas, ils mettent en œuvre ces différents niveaux métaphoriques sous l’apparence d’un énoncé simple. Au préalable, nous commenterons un exemple de chacun des trois types de métaphores (比喻 biyu1) retenus par

亦真 Huang Yizhen2 : 明喻 mingyu (métaphore claire), 借喻 jieyu (métaphore

par emprunt) et 隱喻 yinyu (métaphore au sens caché).

PRÉLIMINAIRE

Les procédés métaphoriques signalés par 黃 亦 真 Huang Yizhen proviennent de son étude des chapitres 33 (知音 zhiyin) et 48 (聲律 shenglü)

du premier traité de littérature de la Chine, le 文心雕龍Wenxin diaolong (Au

Cœur de l’écriture, sculpture de dragons) de劉勰Liu Xie3 :

La métaphore claire, 明喻 mingyu

Le comparatif « 如ru » y est souvent présent comme dans l’exemple

donné par黃亦真 Huang Yizhen mais ce n’est pas une simple comparaison :

1

bi comparaison et yu métaphore. Voir, entre autres, l’article supra de Toroptsev, p. 90.

2

文心雕龍比喻技巧研究 Wenxin diaolong biyu jiqiao yanjiu, 學海出版社 Xuehai chubanshe, 臺

北, Taipei, 1991. Huang Yizhen, linguiste, étudie les styles de discours des textes anciens.

3 Voir 文心雕龍 Wenxin diaolong, (commenté par) 范文澜 Fan Wenlan, 人民文學出版社

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210 MÉTAPHORES ET CULTURES : EN MOTS ET EN IMAGES

聲轉於吻,玲玲如振玉 / 辭靡於耳,纍纍如貫珠

Sheng zhuan yu hu, ling ling ru zhen yu / ci mi yu er, lei lei ru guan zhu

Les sons passent sur les lèvres, [comme] des tintements du jade frappé ; Les mots flattent l’oreille, en enfilade [comme] sur un collier de perles4.

Au cours de la traduction, j’ai le sentiment, en effet, que cette métaphore sur la musicalité de la voix et des enchaînements de sonorités pour la qualité du discours est familière. En effet, l’association du jade et du collier de perles évoque un vers plein d’émotion de 白居易Bo Juyi dans la célèbre « Ballade du pipa » (琵琶行Pipa xing) :

(嘈嘈切切錯雜弹 / 大珠小珠落玉盤)

cao cao jie jie cuo za tan / da zhu xiao zhu luo yu pan

Sons graves et sons aigus alternent dans le jeu, comme de grosses et de petites perles tombant sur un plateau de jade5.

Le « jade » est lui-même à connotations multiples : frappé, il est une allusion au lithophone de jade qui produit des sons dits « célestes », connotation alors double parce que ce matériau est réservé à l’empereur ; cependant, « jade » sert aussi de métaphore pour signaler une présence féminine (un doigt de jade, par exemple, est celui d’une femme) ; dans le premier cas, « jade » signifierait plutôt la puissance du discours et dans le second sa séduction. Si l’on remplace le plateau de jade par un vase de jade, c’est alors une métaphore du gynécée6.

黃亦真 Huang Yizhen donne un autre exemple musical : 宮商大和,譬諸吹籥,翻回取均,頗似調瑟

gong shang da he / pi zhu chui yue / fan hui qu jun / po si diao se Gong-shang, c’est la grande harmonie,

Métaphore pour souffler dans la double flûte Transcrire en retour le jun [d’harmonie] Alors comme accord de la cithare se7

4 Sauf mention contraire, les traductions sont les miennes.

5 J’ai traduit ce poème dans mon mémoire Inalco : Le jeu musical (instrumental) vu et entendu

par les poètes de la dynastie Tang, p. 104.

6 Voir, entre autres, le 6e poème «

典雅» (Élégance classique) de 司空图 Sikong Tu (837-908), dans L’Art poétique de Sikong Tu, « 二 十 四 詩 品 » 司 空 图, 24 poèmes traduits et

commentés par Véronique Alexandre Journeau, Paris, You-Feng, 2006, p. 19.

7 La métaphore n’est pas évidente pour un non-musicien car il faut savoir que le

jun est un

dénominateur commun pour trois modes (en pentatonique) ou trois systèmes (s’accordant avec l’heptatonique et le chromatique) ; le 宮商 gong-shang est le ton (unité de mesure), qui détermine plusieurs modes (pentatoniques) possibles à partir de la position du gong dans le repère fixe des sons 律吕lülü (douze tubes musicaux étalons) ; la position de ce

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TRIPLE NATURE DE LA MÉTAPHORE ESTHÉTIQUE EN CHINE 211

Il est fait appel ici à deux niveaux métaphorique car la référence est double, musicale et historique : la première, atemporelle dans son principe avec 宮 商 gong-shang et he (harmonie), fait cependant appel à des

instruments antiques disparus (double flûte 籥 yue, cithare se) et situe donc la période (la plus faste de la dynastie Zhou, au début du 1er millénaire avant notre ère) ; la seconde pourrait être suggérée par des éléments autres que musicaux (mention d’un événement, d’un personnage, …) or宮 gong signifie aussi « souverain » et shang « ministre »8. Il est visiblement

souhaité d’en appeler à deux niveaux pour cette métaphore « claire », l’un prenant une valeur symbolique (harmonie) et l’autre une valeur allégorique (les souverains fondateurs). C’est sans doute un poème du 詩經 Shijing (Livre des Odes)9 qui explique que cette métaphore soit considérée comme

claire : il appartient au patrimoine commun des Chinois et indique que les éléments du discours doivent être dans une relation telle que celle qui donne le ton (gong-shang) en musique, par celui qui en a le mandat (double flûte), pour que l’ensemble fonctionne en harmonie avec un accord bien établi (jun et accord de la cithare maître). Ce poème (à lire à l’ancienne, verticalement de droite à gauche) explique comment se fait l’harmonie entre trois systèmes musicaux (cloches, cithares, vents et autres percussions) :

以 以 笙 鼓 鼓

籥 雅 磬 瑟 鐘

不 以 同 鼓 欽

僭 南 音 琴 欽10

Frapper la cloche sur ordre impérial [deux fois], Jouer les cithares grande et petite,

Les orgues à bouche et pierres sonores en accord sur ce son, Comme pour les rois Wen et Wu, pour les ducs Zhou et Zhao, Pour [une célébration] des doubles flûtes11, sans usurpation12.

gong et la direction de shang (ascendante ou descendante) fait de l’ensemble gong-shang le vecteur directeur du système musical, va s’élaborer un mode heptatonique possible qui renvoie un choix des supplémentaires (notes mobiles) pour le pentatonique.

8 Voir, entre autres, la relation établie dans le Livre de musique de l’antiquité chinoise, inséré

comme chapitre du Livre des rites (禮記 Liji), disponible dans : Le Livre de musique de

l’antiquité chinoise, « 樂 記 Yueji », configuré et traduit par Véronique Alexandre

Journeau, Paris, You-Feng, 2008, p. 14-15.

9

《詩經•小雅•鼓锺》 (Shijingxiao Ya, n°208 : « Gu zhong »).

10 Transcription pinyin : gu zhong yin yin / gu se gu qin / sheng qing tong yin / yi ya yi nan / yi

yue bu jian.

11 Utilisées dans l’orchestre pour le culte des ancêtres (choix de la graphie

龠), terme

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212 MÉTAPHORES ET CULTURES : EN MOTS ET EN IMAGES

Cette interprétation est basée sur le parallélisme entre les termes 雅 ya

et 南 nan d’une part et avec les couples (瑟琴 se-qin, 笙磬 sheng-qing)

d’instruments d’autre part, dans le même et double rapport au sein de ces couples et entre ces couples, à savoir par ordre de parenté et succession13. Ce

sont les fondements de la civilisation chinoise par la musique et les rites. Dans un rapport de jumeaux (égalité mais avec un léger décalage), à la cloche (frappée deux fois : 欽欽 yin yin) du Fils du ciel (nom pris par le souverain qui reçoit le mandat du ciel) correspond la flûte double antique (籥

yue)14. Le dernier terme jian est mis là pour justifier la légitimité du

mandat céleste bien que celui-ci résulte d’un combat des 周 Zhou contre la dynastie en possession légitime du mandat (商殷 Shang-Yin). Le niveau musical théorique et technique est peu accessible au commun des mortels chinois mais les niveaux symbolique et allégorique lui sont familiers.

La métaphore par emprunt (借喻 jieyu) 黃亦真 Huang Yizhen donne l’exemple suivant :

凡操千曲而後曉聲,觀千劍而後識器,故圓照之象,務先博觀

fan cao qian qu er hou xiao sheng / guan qian jian er you shi qi / gu yuan zhao zhi xiang / wu xian bo guan

S’exercer sur mille airs puis connaître les sons [musique],

Observer mille épées puis avoir conscience de l’instrument [calligraphie] Ce qui nous intéresse plus spécialement dans cet exemple repose non seulement sur la correspondance qui peut être établie entre les deux arts cités ici (j’ajoute cette précision entre crochets) mais aussi sur la transposition aux arts du domaine littéraire. Nous reviendrons plus loin à cette métaphore qui parle de l’acquisition de la maîtrise de son art, par l’oreille et par la vue, pour susciter la réflexion sur la façon de progresser dans l’art littéraire. Du « Un » et du « multiple », de l’universel et du singulier : un principe générique se décline différemment selon les domaines auxquels il s’applique mais la

12 Il s’agit de légitimer le nouveau souverain dans cette continuité-renouvellement et la double

flûte (en principe yin-yang d’opposition-complémentarité) sert à indiquer l’accord de ce règne avec le précédent.

13

ya mis pour « 大雅 da Ya » et « 小雅 xiao Ya », odes du 詩經 Shijing qui énoncent

l’octroi du mandat du ciel au roi 文 Wen (le roi civilisateur) puis au roi 武 Wu (le roi guerrier) ; 南 nan pour les « 周南 Zhou nan » et « 朝南 Chao nan », odes du 詩經 Shijing sur les ducs Zhou puis Chao. La cithare 琴 qin est apparentée comme fille de la cithare

se. L’orgue à bouche et le carillon élargissent des « soies » aux tubes et pierres sonores.

14 La graphie du caractère a évolué dans le temps mais, à cette époque, c’était la flûte double

(6)

TRIPLE NATURE DE LA MÉTAPHORE ESTHÉTIQUE EN CHINE 213

métaphore tisse une trame transversale qui permet dans un domaine d’emprunter à un autre.

La métaphore au sens caché (隱喻 yinyu) 黃亦真 Huang Yizhen dans :

洪鐘萬鈞,夔曠所訂

hong zhong wan jun / Kui Kuang suo ding

Une grande cloche de 3000 livres15, commandée par Kui et Kuang16.

Cette métaphore peut être considérée comme « cachée » au sens où, en dehors du fait qu’il s’agit d’une cloche et de sa taille17, aucune interprétation

musicale seconde n’est apparente si ce n’est la mention des prestigieux maîtres de musique de l’antiquité. Il s’agit en fait de la légende de création des douze tubes musicaux et de leur relation avec les cloches ‒ narrée notamment dans le 呂氏春秋 Lüshi chunqiu (Printemps et Automnes de Lü Buwei, ca. 291-235)18. La grande cloche correspond au 黄鍾 Huangzhong

sur lequel sont fondés tous les sons, de même que tout dans le royaume a l’empereur pour référence. Il s’agit, dans un texte littéraire, d’avoir une telle base génératrice et la puissance qui en découle. La métaphore est également calligraphique, mais avec un autre instrument, celui du tir à l’arc qui met l’accent sur la pensée du geste, de l’impulsion à donner ; elle est utilisée par Dame Wei (衛鑠) pour un trait combiné (横弯钩 hengwangou ou 斜钩

xiegou) : ‴une arbalète de 3000 livres en action‴.

APHORISMES MÉTAPHORIQUES EN CALLIGRAPHIE

朱 关 田 Zhu Guantian énonce 22 sentences calligraphiques19 d’ap-préciation de différents auteurs, chacune versifiée en un distique de deux fois quatre caractères (dans le style ancien), qui sont des appréciations métaphoriques sur l’art calligraphique. La saveur de ces aphorismes20 réside dans le fait qu’ils utilisent les trois procédés traditionnels en poésie

15 Le jun est une ancienne unité de mesure de poids équivalente à 15 kg. 萬鈞 = 1500 kg. 16 Maîtres de musique de l’empereur Shun et de l’époque des Printemps et Automnes Chunqiu. 17 Les cloches de différentes tailles étaient utilisées comme instruments de mesure (grains) et

réciproquement : la connaissance de ces mesures servaient à leur fabrication.

18 Voir ma traduction dans « Musique de l’antiquité : la théorie grecque au regard de l’antique

cithare chinoise qin », Archiv Orientalni 75/4, Prague, 2007, p. 513-534.

19 中 國 書 法 史 隋唐 五 代 Zhongguo shufa shi Sui Tang Wuda (Histoire de la calligraphie

chinoise : Sui, Tang et Cinq dynasties), 江苏教育出版社,Nanjing, 1999, p. 311-312.

20 Un aphorisme est un énoncé concis résumant une théorie, une série d’observations ou

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214 MÉTAPHORES ET CULTURES : EN MOTS ET EN IMAGES

(description 賦 fù, comparaison bǐ, stimulation ou incitation xìng)21,

mais qu’ils présentent aussi les trois niveaux de métaphores (比喻 bǐyù)

signalés par 黃亦真 Huang Yizhen : 明喻 mingyu (métaphore claire), 借喻

jieyu (métaphore par emprunt) et 隱喻 yinyu (métaphore au sens caché).

L’ensemble des aphorismes n’est lui-même qu’un échantillon de la critique esthétique de l’art du pinceau, aussi mon propos n’est-il lui-même que l’esquisse d’une approche de la voie métaphorique dans les langages artistiques. Les sentences sélectionnées par 朱 关 田 Zhu Guantian sont versifiées en un distique de deux fois quatre caractères22 (style ancien) sur le

modèle du premier aphorisme de la liste (梁昇卿Liang Shengqing, ca. 723) : « 惊波往来,巨石前却 jing bo wang lai ju shi qian que (Surprise l’onde va et

vient, devant l’énorme rocher elle renonce) »23. La formulation de la plupart

d’entre elles dévoile, à travers des métaphores poétiques, une correspondance du geste calligraphique (et pictural) avec le geste musical et, au-delà, une idée d’ordre philosophique. Nous proposons de décrypter certains de ces aphorismes.

Premier exemple : l’aphorisme 11 (颜真卿Yan Zhenqing, 709-785) 绝锋劍摧,惊花逸勢

jue feng jian cui / jing hua yi shi

Tranchant hors pair de l’épée pour briser, les fleurs frissonnent, en fuite La première partie de la métaphore correspond au tracé du trait long descendant vers la gauche et c’est une métaphore claire du point de vue de l’utilisation courante de l’épée comme référence visuelle pour l’acte du calligraphe avec la métaphore ‴利劍裁斷犀象之角牙 li jian cai duan xi xiang

zhi jue ya‴ (Tranchant d’une épée qui coupe une corne de rhinocéros ou

d’éléphant) de 歐陽詢 Ouyang Xun (556-641)24. On peut l’apprécier en comparant un modèle courant de calligraphie de ce trait dans les manuels et une épée réelle [Fig. 1].

21 Ces procédés traditionnels sont présentés dans ce même ouvrage par les auteurs des articles

sur la poésie chinoise : Sergey Toroptsev, Frank Kraushaar et Olga Lomova.

22朱关田 Zhu Guantian, op. cit., p. 311-312.

23Une explicitation de cette métaphore est proposée dans ma communication au 2e congrès du

Réseau Asie : « L’art du dire chinois sur l’art : le cas des aphorismes métaphoriques », Correspondances entre les arts et avec les lettres en Asie : le cas de la métaphore entre musique, calligraphie-peinture et poésie-littérature (en ligne sur le site, congrès 2005).

24 « 八 訣 Bajue », dans 历 代 書 法 論 文 選 Lidai shufa lunwenxuan (Anthologie de traités

calligraphiques des dynasties passées), 上海書 畫出 版 社 Shanghai shuhua chubanshe, Shanghai, 1998 (3e édition, 1re éd. en 1979), p. 98.

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TRIPLE NATURE DE LA MÉTAPHORE ESTHÉTIQUE EN CHINE 215

Fig. 1 : Trait long descendant vers la gauche (manuels de calligraphie) et épée (劍jian) de l’empereur Qianlong (1736-1796)25

La seconde partie de la métaphore est moins directe : elle suscite l’idée que pour équilibrer un tel trait, la présence de points légers et voltigeant comme des fleurs ballotées par le vent est idéale. Le caractère présenté ci-après [Fig. 2] montre un équilibre savamment construit puisqu’il y a une double recherche d’équilibre : d’une part, entre les deux traits longs descendant vers la gauche et des points comme ces fleurs et, d’autre part, entre de nombreuses obliques résultant de cette harmonie élaborée entre le trait « épée » et les points « fleur » et deux autres traits, l’un vertical et l’autre horizontal, qui contribuent à l’harmonie du tout en lui donnant une assise, dans cette complémentarité yin-yang illustrée par « montagne et eaux »26. Or ce caractère (hui) veut justement dire « remettre en état »,

« rééquilibrer ».

Fig. 2 : Caractère 恢hui en style régulier (manuel de calligraphie) 27

25 Catalogue de l’exposition La Cité interdite, Musée du Petit Palais, Paris, Paris

Musées-AFAA/Actes Sud, 1996, p. 144. La continuité de l’image associée à l’idée du trait long descendant vers la gauche est ainsi visible.

26 Voir à ce sujet : « Trois moments de la vie d’une œuvre », dans Musique et effet de vie,

Véronique Alexandre Journeau (dir.), L’Harmattan, « L’univers esthétique », 2009, p. 106-107.

27

常用字字帖 Changyongzi zitie (Caractères courants calligraphiés dans les 5 styles), 上海書畫

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216 MÉTAPHORES ET CULTURES : EN MOTS ET EN IMAGES

Cette vibration de vie avec recherche d’équilibre, c’est aussi le mouvement de vie porté par une métaphore poético-picturale pour le vibrato de la main gauche à la cithare qin.

Texte poétique Indication technique

« Fleurs tombées voguant au gré des flots » Des fleurs tombées sur l’eau, au gré du courant, escortent les ondes vives, souhaitant résister sans pouvoir du fait de leur intensité ; Se servir de la métaphore pour capter l’idée et

spontanément la faire comprendre.

pouce, majeur, ou annulaire yóu yín

signifie que le doigt appuyé flotte en voyageant avec vibrato, en débordant du blason soit un peu

soit de plus de la moitié.

Fig. 3 : ‴落花流水‴, métaphore du vibrato voyageur (遊吟 youyin)28

Cet aphorisme peut être illustré par une séquence de la pièce, pour cithare qin, 秋風詞 Qiufeng ci (Poème chanté au vent d’automne) [Fig. 4a] aussi bien qu’avec un dessin associé à un poème chanté sur le thème de l’eau (水調歌頭 Shuidiao getou) attribué à 蘇軾 Su Shi (1037-1101) [Fig. 4b].

Les feuilles en chutant se dispersent et se rassemblent

Fig. 4a : 秋風詞 Qiufeng ci, extrait29, en tablature et sur portée30

28 風宣玄品 Fengxuan xuanpin [1539], 中國古代琴譜匯刊 Zhongguo gudai qinpu huikan, 全國

新華書店, Beijing, 2006, Vol.2, f. 103v-104r.

29 梅庵琴譜 Mei’an qinpu, 王燕 Wang An, Taipei, 1931, p. 69.

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TRIPLE NATURE DE LA MÉTAPHORE ESTHÉTIQUE EN CHINE 217

Fig. 4b : Illustration31 d’un poème à chanter sur l’air 水調歌頭 Shuidiao getou

Dans ces deux exemples, c’est la seconde partie de l’aphorisme qui est directement lisible alors que la première partie l’est moins : l’application de l’aphorisme se fait en considérant que l’acte de l’épée est sous-entendu parce que antérieur à la représentation de l’effet. Il peut s’agir d’un acte de société (guerre ou autre) aussi bien que d’un acte naturel (le vent rompt l’attache de la feuille à l’arbre). Dans le cas de 一詞一華 yi ci yi hua (Un poème chanté, une image), c’est l’idée du principe de l’eau qui est donnée : l’eau n’est qu’indirectement représentée, par les nuages (un état transformé de l’eau, postérieur) et par son principe de fluidité, un flux de fleurs elles-mêmes symbolisant des gouttelettes ou éclaboussures. Dans le cas du poème chanté au vent d’automne (秋風詞), les notes structurantes correspondent aux mots du poème et elles sont ornées de façon à faire ressentir un ballottement (vibrato large), des envols (vers le sol) et retombées (au ré). Ces imbrications sont des signes sur l’univers chinois des métaphores.

Le fait qu’il y ait plusieurs applications possibles à la lecture d’un aphorisme à partir de son application dans un des arts suscite l’hypothèse d’une pensée philosophique globale guidant la considération particulière et

31松林 Song Lin, 一詞一畫 yi ci yi hua, 未來出版社 Weilai chubanshe, Xi’an, 1987, Vol. 2,

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218 MÉTAPHORES ET CULTURES : EN MOTS ET EN IMAGES

dont le fondement s’avère être la pensée du Un et du Multiple et du principe d’opposition-complémentarité du yin et du yang.

Deuxième exemple : l’aphorisme 18 (鄔彤Wu Tong, s.d., Tang) 寒鴉栖林,平崗走兔

han ya xi lin / ping gang zou tu

Dans le froid, un corbeau se perche en forêt, sur un pont plat passe un lièvre

Dans la fraîcheur, un corbeau revient se percher et tressaille

Fig. 5 : 秋風詞 Qiufeng ci, extrait32, en tablature et sur portée

Dans ce cas, le texte du premier vers du distique aphoristique existe en poème chanté, il est donc directement illustré musicalement avec une évolution des notes figurant le vol puis un repos sur le do répété trois fois [Fig. 5] ; alors que le texte du second vers de ce distique reste un peu hermétique si ce n’est un éclairage sur l’intention sous-jacente par la voie poétique sur la calligraphie (le lièvre dont les poils sont utilisés pour faire des pinceaux) et par la voie picturale (le pont et le corbeau), honorant ces échos entre arts. S’y ajoute, de façon presque systématique dans ces aphorismes (complémentarité yin-yang), le jeu des saisons, ici le corbeau en saison froide et le lièvre en saison chaude. Le lien entre les deux vers du distique est établi justement par ce do répété trois fois du corbeau qui s’immobilise, ouvrant la possibilité du pont. Un poème sous-jacent pourrait être celui de 白 局 易 Bo Juyi : 紫 毫 筆 Zi hao bi (Pinceaux aux poils pourpres)33 où le pont34 représenterait le passage chaque année :

32 梅庵琴譜 Mei’an qinpu, ibid.

33 朱关田 Zhu Guantian, 中国書法史隋唐五代Zhongguo shufa shi, Sui Tang Wudai (Histoire

de la calligraphie chinoise : Sui, Tang et Cinq dynasties), op. cit. p. 239.

34 Pont présent aussi dans le «

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TRIPLE NATURE DE LA MÉTAPHORE ESTHÉTIQUE EN CHINE 219

紫毫筆 zi hao bi

尖如锥兮利如刀 jian ru zhui xi li ru dao

江南石上有老兔 jiang nan shi shang you lao tu

吃竹飲泉生紫毫 chi zhu yin quan sheng zi hao

宣城之人采為筆 xuan cheng zhi ren cai wei bi

千萬毛中揀一毫 qian wan mao zhong jian yi hao

毛虽輕 功甚重 mao sui qing … gong shen zhong

管勒工名充歲貢 guan le gong ming chong sui gong

每歲宣城進筆時 mei sui xuan cheng jin bi shi

紫毫之價如金貴 zi hao zhi jia ru jin gui

Pinceaux aux poils pourpres,

Pointu comme un poinçon ’ coupant comme un couteau ; Au sud du fleuve sur les rochers, de vieux lièvres,

Croquant des bambous, buvant à la source, engendrant des poils pourpres ; Les gens de Xuancheng les ramassent pour les pinceaux,

Sélectionnant sur des millions les poils pour un pinceau ; Les poils bien que légers,…, ont un effet de poids ;

Les serrer dans le tube au nom de l’ouvrier est un privilège de l’âge, Chaque année à Xuancheng arrive le temps du pinceau ;

Les poils pourpres ont la préciosité de l’or.

La peinture d’un anonyme des 宋 Song35, 寒鴉圖卷 (Corbeaux dans le froid), qui présente dans son arrière-plan également un pont symbolisant un passage (pour le lièvre plus tard dans l’année), est une explicitation du Un (générique) par le Multiple (succession de situations/contextes) tant pour le règne végétal que pour le règne animal. Il contribue à l’idée d’un principe générique de la métaphore chinoise avec des applications particulières. Il contribue aussi à l’idée de la perpétuation de métaphores qui ne seraient pas seulement conventionnelles ‒ du moins le seraient-elles partiellement ‒ mais aussi « cachées », « par emprunt », « célestes », etc., en tout cas jamais vraiment « usées » en art en raison de leur vocation pédagogique ‒ avec l’idée de transmission de génération en génération pour accompagner l’enseignement oral de maître à disciple : car si elles sont d’abord émises à la réception de réalisations artistiques, elles suscitent des intentions artistiques ultérieures (comme le musicien qui donne vie à son vibrato par l’idée de la métaphore des fleurs tombées sur l’eau).

35 Peinture titrée « Fin d’hiver » dans D’où jaillit le chant, la voie des fleurs et des oiseaux

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220 MÉTAPHORES ET CULTURES : EN MOTS ET EN IMAGES

D’une manière générale, ces aphorismes sont formés de deux vers en opposition-complémentarité entre eux et les aphorismes sont sélectionnés par 朱关田 Zhu Guantian également selon ce principe d’ordonnancement du monde par opposition-complémentarité, en particulier pour ce qui nous intéresse : de cette opposition-complémentarité structurante de l’art, de la langue et de la philosophie en Chine. L’image fait l’idée comme l’idée fait l’image. En Chine, les images mentales qui sont au cœur de l’appréciation artistique ont cette dualité d’être à la fois la représentation d’une réalité extérieure juste et vraie et, par suite, belle en soi et la compréhension de l’essence du phénomène qui conduit à l’idée ou au symbole et rejoint un imaginaire susceptible de créer une autre représentation, idéelle, du phénomène. L’apport de démarches telles que celle de 朱关田 Zhu Guantian par un choix structuré d’aphorismes sur la calligraphie et celle de 黃亦真 Huang Yizhen sur les types de métaphores n’est pas seulement dans la perpétuation pour l’une et le renouvellement pour l’autre de la pensée chinoise de l’ordonnancement du monde ; il est dans une possible prise de conscience en Occident que le concept générique de métaphore, actuellement en débat, devrait tenir compte de cette différence, inhérente à la nature du langage de part et d’autre, consistant à superposer plusieurs niveaux de signification dans une seule expression et de l’apport non négligeable d’une langue dont l’écriture est, par nature, imagée.

MÉTAPHORES ET FLEUR DE PRUNIER

La compilation 宛委別藏 Wanwei biecang (Collection privée Wan

Wei)36 est de grande ampleur37. Elle commence avec le livre canonique des

Zhou (周 易 Zhouyi) et continue avec les grandes œuvres classiques de chaque dynastie, tous textes assortis de leurs commentaires. Le 71e volume

comprend, outre les deux tomes du 梅花喜神譜 meihua xishen pu, catalogue des aspects de la fleur de prunus (ca. 1271) de 宋伯仁 Song Boren étudié ici, des notes additionnelles au Canon des documents (書經 Shujing) en cinq tomes (74 pages) et le 琴操 Qincao (Jeu du qin) de蔡邕 Cai Yong (132-192), haut fonctionnaire lettré, poète, calligraphe et musicien de la dynastie des Han postérieurs, en deux tomes (54 pages). C’est dire en quelle estime est tenue l’œuvre que nous évoquons ici. Pourtant l’auteur de cette série en

36宛委 Wanwei est un nom de montagne qui avait été gravie par Yu le grand (mentionnée

dans le 史記 Shiji) puis par des poètes où se trouve du jade, sommet d’un massif à 18 kilomètres au sud-est de 曾稽縣 (District de Cengji).

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TRIPLE NATURE DE LA MÉTAPHORE ESTHÉTIQUE EN CHINE 221

variations sur les fleurs de prunier est peu connu : les dictionnaires biographiques ne le mentionnent que pour cette œuvre mais sans dates ni relations. On sait seulement qu’il vivait sous la dynastie 宋 Song, époque fertile pour la peinture de prunier.

C’est une approche impressionniste au sens où 宋伯仁 Song Boren a voulu observer tous les instants de la vie d’une fleur de prunier. Pour cela, il a cultivé beaucoup de pruniers pour observer et peindre du matin au soir les différentes configurations des fleurs. D’un corpus initial de 200 dessins, il en a conservé la moitié, fragmentation en 100 aspects de la vie d’une fleur depuis le bourgeonnement jusqu’à la tombée du dernier pétale, chacun donnant lieu à un poème qui fonctionne sur une double évocation par analogie : une interprétation directe de l’image (position/mouvement) de la fleur de prunier et une pensée philosophique. S’y ajoute, fréquemment, des allusions aux autres arts. Du petit bourgeon à la chute du dernier pétale, Song Boren retrace la vie des fleurs de prunier et philosophe sur ce thème du cycle « émergence-floraison-épanouissement-disparition » de tout être vivant et de toute période d’une civilisation, par les poèmes qu’il appose aux diverses configurations de la fleur sur la branche. Il les regroupe en plusieurs épisodes comme suit :

• 蓓蕾四枝 Boutons de fleurs (4) • 小蕊一十六枝 Étamines (16) • 大蕊八枝 Floraison (8) • 欲開八枝 Épanouissement (8) • 大開一十四枝 Flétrissement (14) • 爛漫二十八枝 Dépouillement (28) • 欲謝一十六枝 Adieux (16)

• 就實六枝 Approche des fruits (6)

Ces grands titres de rubriques annoncent un thème cyclique avec l’emboîtement d’une vie dans une autre vie, donnant une issue à la mort d’un élément par la vie d’un autre avec qui il est en relation dans le processus de transformation à l’œuvre dans le monde.

Les métaphores utilisées sont à connotations multiples, chaque aspect peut susciter maints commentaires et je ne propose ici qu’un parcours initiatique sur quelques-uns de ces poèmes-aspects38, afin de montrer

38 Voir, sur le thème des instruments de musique, dans Véronique Alexandre Journeau, La

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222 MÉTAPHORES ET CULTURES : EN MOTS ET EN IMAGES

comment fonctionne l’entrelacs métaphorique selon l’angle d’approche, car c’est le principe adopté par l’auteur que de susciter plusieurs niveaux de lecture de l’œuvre.

La cithare 瑟 se

Le choix des mots du poème associé est celui d’un fin lettré car on peut lire en calligraphe comme en cithariste. Le « 點 dian (point) » est le point du calligraphe et c’est aussi le point (sur la cithare, main gauche) créant la note de musique ; dans les deux cas, d’autres « points » suivent et se combinent, en principe harmonieusement (« euphonie »), avec le terme « 鏗 keng » qui est une onomatopée tintement-cliquetis imitant le son d’une cithare. Puis le terme « 峰 feng », qui signifie « pic » ou « crête », représente à la fois les pics des chevalets sur la cithare et les crêtes des vagues sur le fleuve (comme celles que l’on apprend aussi à faire en peinture). Enfin, la rivière 湘 Xiang évoque cet endroit célèbre où l’empereur 舜Shun trouva la mort, et, par suite le célèbre air pour cithare 湘 妃 怨 Xiangfei yuan (complainte de la déesse de la Xiang)39.

Fig. 6 : Song Boren, 梅花喜神譜meihua xishen pu

(Catalogue des aspects de la fleur de prunus), 瑟 se, 宛委別藏, Vol. 71, n°69

39 Présentée, traduite et transcrite en notation musicale occidentale dans La Cithare chinoise

qin : Texte-Image-Musique, Véronique Alexandre Journeau (Thèse de Doctorat 2003, Paris-Sorbonne), p. 426-435.

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TRIPLE NATURE DE LA MÉTAPHORE ESTHÉTIQUE EN CHINE 223

Traduction du poème apposé :

La cithare se

Un point en engendre deux puis trois Euphonie dispensée et active Sur le fleuve nombre de crêtes

L’esprit de la Xiang seul est calme et silencieux

Tout terme de ce poème est potentiellement métaphorique, y compris le fleuve associé à crête, évocateur de la vie et de ‴montagnes et eaux‴40.

L’instrument à percussion (caisse-râcle) 祝 zhu

Le 26e aspect de la fleur de prunier évoque à nouveau la recherche

d’harmonie mais aussi du rythme (collectif) par la fonction de ce type d’instrument ‒ le 柷 zhu qui est un ancien instrument de musique en bois, percuté et raclé ‒ dont le rôle est de ponctuer le déroulement de la musique rituelle (par la suite, du théâtre / opéra) : les trois coups du 敔 yu (instrument en forme de tigre couché dont le dos comporte trois séries juxtaposées de neuf arêtes, chacune sculptée en dents de scie, et que l’on racle avec une baguette) signifiant la fin du morceau. La forme de la fleur de prunier est ici une forme de tambour (mais de la catégorie « bois », c’est-à-dire sans « peau »).

Fig. 7 : Song Boren, ibid., zhu, n°26

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224 MÉTAPHORES ET CULTURES : EN MOTS ET EN IMAGES

Traduction du poème apposé :

Le Zhù

Dans des lieux éloignés, sert à régler le rythme Des frappes pour accorder la musique On arrête la musique en râclant le yu [tigre de bois]

Du début à la fin, savoir en prendre conscience41

Le papillon 蝴蝶 hudie

Le 82e aspect de la fleur de prunier témoigne de la philosophie taoïste

de l’auteur par l’évocation de Zhuang Zhou (莊子Zhuangzi, maître Zhuang) errant dans la vastitude spirituelle, plus orientée que le vers « 莊生曉夢迷蝴 蝶Zhuangzi dans un rêve matinal se crût papillon » du poème 锦 瑟 jin se (La cithare ornée de brocart) de李商隱Li Shangyin42.

宋伯仁Song Boren se moque aussi de lui-même, comme en écho des commentaires du’il a dû entendre sur cette œuvre) tout en donnant la réponse avec « ruses » (métaphore « cachée »), indiquant par là que les fleurs et les branches ne sont pas seulement un ornement, qu’au-delà de leur apparence, même si celle-ci est révélatrice, c’est un modèle de vie et d’adaptation selon le processus de la nature et un enseignement pour qui sait les observer.

Fig. 8 : Song Boren, ibid., 穿花蝶 chuan hua die, n°82

41 jue est aussi signe de l’éveil (bouddhisme) consistant à réaliser la nature des choses, la

connaissance de l’Ainsité (ou Ainséité).

42 cf. Le Jeu musical (instrumental) vu et entendu par les poètes de la dynastie Tang,

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TRIPLE NATURE DE LA MÉTAPHORE ESTHÉTIQUE EN CHINE 225

Traduction du poème apposé :

Un papillon s’infiltre dans la fleur Un rêve partagé entre tous les hommes

Un vent d’est souffle sans éveiller Zhuangzi est dans les profondeurs abyssales

Pourquoi se passionner pour les ruses des branches et des fleurs ?

Il relie ici son enseignement ‒ par la stylisation des postures qu’il attribue chaque fois à la fleur relativement au thème (ici ailes du papillon déployées, précédemment tambour rembourré) ‒ à celui de 莊子 Zhuangzi pour indiquer que la même profondeur, abyssale, est contenue dans un discours, une apparence, simple. C’est un thème également suggéré par司空 图Sikong Tu dans son 24e poème 流動 liu dong (Flots sans fin)43 :

夫豈可道, 假體如愚, [...] 返返冥無, 來往千載, 是之謂 乎

fu qi ke dao /jia ti ru yu [...] fan fan ming wu / lai wang qian zai / shi zhi wei hu

Serait-ce une voie possible, des apparences factices comme une duperie ? [...] s’élever sans cesse dans les lumières de l’esprit, revenir sans cesse des profondeurs sans fond, venir et aller pendant mille ans.

De même, est présente l’idée ‒ interprétée par le papillon si léger, si éphémère, et qui subit une métamorphose (raison pour laquelle il est le sujet rêvé pour 莊子 Zhuangzi) ‒ que l’extraordinaire n’est pas là où on le cherche mais dans les plus simples choses.

Fig. 9 : ‴籸蝶浮花‴, métaphore du jeu en notes harmoniques (泛 fan)44

43 Voir mon ouvrage : L’Art poétique de Sikong Tu, op. cit., p. 59.

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226 MÉTAPHORES ET CULTURES : EN MOTS ET EN IMAGES

Traduction du poème apposé au geste pour le jeu en harmoniques : Papillon poudré émergeant des fleurs

Le papillon poudré émerge des fleurs, ailes légères mêlées aux pétales Il désire partir sans partir, semble rester sans rester

Capter l’idée de la métaphore afin que le balancement du doigt Pour l’harmonique, descende jusqu’à flotter légèrement

La métaphore pour le jeu de la cithare qin relève du même esprit car il s’agit de cette dimension philosophique que de nombreux poètes s’adonnent à retranscrire constamment : être dans le monde sans y être. C’est aussi toute la séduction de la note harmonique qui flotte juste au-dessus de la terre (symbolisée ici par la cithare 琴 qin, étendue horizontalement). Le texte nous dit aussi qu’il faut savoir « capter » l’idée de la métaphore, ce qui est justement la problématique de lecture du manuel de 宋伯仁 Song Boren. La mante religieuse 螳螂 tanglang

Fig. 10 : Song Boren, ibid., 螳螂怒飛 tanglang nufei, n°92

Traduction du poème apposé :

La mante religieuse vole avec férocité Mon bras n’est pas ferme Capturer la cigale n’est pas commode

Un son du qin violent pour la cigale L’oiseau jaune guette les hautes branches.

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TRIPLE NATURE DE LA MÉTAPHORE ESTHÉTIQUE EN CHINE 227

Le 92e aspect de la fleur de prunier évoque cette fois deux métaphores

pour le doigté à la cithare 琴 qin. Dans le premier vers, on comprend que, pour attaquer la cigale, la mante religieuse45 doit trouver le geste approprié

puisque ses pattes sont maigres ; dans le second vers, le poète cite le geste pour la cithare qin (齊撮 qicuo) – effectivement non timide puisque vif et féroce. Cette métaphore est utilisée à la cithare qin pour exprimer un son sec (掐 qia où l’on tire la corde avec l’ongle de la main gauche) et sonore en dichorde avec resserrement des doigts (挑 tiao la 5e corde, donc vers la 4e et 打 da la 3e donc aussi vers la 4e, ensemble) ce qui donne de la puissance et permet ce claquement sec attendu.

Fig. 11 : ‴螳蜋捕蟬‴, métaphore du jeu 齊撮qicuo46

Traduction du poème apposé :

La mante religieuse capture une cigale La cigale est par nature solitaire,

Son long chant exprime la joie

Une mante religieuse brandit son membre antérieur, Une fois en avant une fois en arrière

Qicuo, c’est ce mouvement d’aller avec retour à l’inverse,

Cherchez à imiter son apparence47.

45 La mante religieuse est un insecte verdâtre, brunâtre ou jaunâtre, dans les tons des arbres, et,

ainsi peu visible, elle guette sa proie. Ici le terme « oiseau jaune » du dernier vers est symbolique car il est valable à la fois pour la mante religieuse dont c’est la posture et pour, derrière, le hibou qui la guette dans la même posture : en effet, ce terme et ce geste-éclair renvoient à Huangdi, l’empereur jaune, qui naquit d’un éclair sur un mont dont l’animal sacré était un hibou appelé l’oiseau jaune (cf. Marcel Granet, La Civilisation chinoise, Paris, Albin Michel, 1994, p. 222).

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228 MÉTAPHORES ET CULTURES : EN MOTS ET EN IMAGES

La recommandation « cherchez à imiter son apparence » se retrouve dans l’emblème de la boxe dite 螳螂拳 Tanglang quan, signe de la puissance

de cette métaphore pour ce geste rapide comme l’éclair en aller-retour. L’homme imite le geste de la mante religieuse, geste caractéristique de son ainsité comme l’indique le poème de 宋伯仁 Song Boren, fonctionnement mimétique renforcé par l’image du singe qui suit l’homme sur le dessin et est bien connu pour ses facultés d’imitation, suscitant une autre métaphore par laquelle certains courtisans sont constitués en une catégorie « singe ». Chacun imite l’autre et le souverain se doit d’être vertueux car il est imité par ses hauts dignitaires eux-mêmes imités par le peuple.

CONCLUSION

Il serait possible de continuer avec d’autres aspects dévoilant ce type de rapport entre un art (pictural) et un autre (musical) qui ont pour vocation commune de perpétuer les valeurs fondatrices de la civilisation chinoise mais cela risque de dépasser le cadre limité d’un article en nous faisant pénétrer dans un entrelacs infini qui est un véritable labyrinthe métaphorique dont nous n’avons parcouru qu’un des chemins possibles : du lien entre la métaphore « claire » dans un domaine « empruntée » par un autre ; « cachée » lorsque le domaine est restreint aux initiés ou « mixte » quand plusieurs niveaux coexistent (protégeant parfois un dire secret) ; « élargie » quand le regard d’un moment-position particulier est démultiplié par l’auteur lui-même ou parce qu’il est mis en perspective-complémentarité du regard d’autrui ou encore quand il rejoint une vastitude d’ordre « céleste », etc., dans un processus d’oscillations entre le réel et l’imaginaire nourri des transformations perpétuelles à l’œuvre dans la nature et dans l’esprit. Cette recherche de correspondances a néanmoins permis de rendre visible une trame sous-jacente à l’œuvre, composée d’analogies directes et de corréla-tions symboliques : les premières se font transversalement d’un domaine à un autre par le jeu sur des mots qui sont signifiants différemment dans plusieurs domaines et les secondes verticalement en remontant de la signification particulière au signe, les unes et les autres étant des reflets, projections, de l’ordonnancement du monde.

47 Les aspects techniques du jeu de la cithare qin, d’abord le doigté qicuo puis yin et zhu, sont

détaillés dans ma thèse La Cithare chinoise qin : Texte-Image-Musique, op.cit., p. 185 et 212.

Figure

Fig. 1 : Trait long descendant vers la gauche (manuels de calligraphie)  et épée ( 劍  jian) de l’empereur Qianlong (1736-1796) 25
Fig. 4a :  秋風詞 Qiufeng ci , extrait 29 , en tablature et sur portée 30
Fig. 4b : Illustration 31  d’un poème à chanter sur l’air  水調歌頭  Shuidiao getou  Dans ces deux exemples, c’est la seconde partie de l’aphorisme qui est  directement lisible alors que la première partie l’est moins : l’application de  l’aphorisme se fait en
Fig. 5 :  秋風詞  Qiufeng ci, extrait 32 , en tablature et sur portée
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