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Discours sur l'État de la nation : pensée d'État, esprit du capitalisme et nationalisme dans la construction de la Bolivie, 1880-1905

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Texte intégral

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Université de Montréal

Discours sur l'État de la nation

Pensée d'État, esprit du capitalisme et nationalisme dans la

construction de la Bolivie, 1880-1905

Par

Guillaume Tremblay

Département d’histoire, Faculté des Arts et sciences

Thèse présentée à la faculté des Arts et sciences en vue de l’obtention du grade de Docteur (Ph.D) en histoire

Janvier 2016

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Université de Montréal Faculté des Arts et sciences

Cette thèse intitulée :

Discours sur l'État de la nation.

Pensée d'État, esprit du capitalisme et nationalisme dans la construction de la Bolivie, 1880-1905

Présentée par : Guillaume Tremblay

a été évaluée par un jury composé des personnes suivantes :

Dr. David Meren, Université de Montréal, président-rapporteur Dre. Cynthia E. Milton, Université de Montréal, directrice de recherche

Dr. Daviken Studnicki-Gizbert, Université McGill, membre du jury Dr. Maurice Demers, Université de Sherbrooke, évaluateur externe Dr. James Cisneros, Université de Montréal, représentant du doyen de la FES

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Résumé

La guerre du Pacifique (1879-1884) qui opposa la Bolivie et le Pérou au Chili s’est principalement inscrite dans la mémoire nationale bolivienne comme un moment d’humiliation, comme une fracture dans l’intégrité territoriale du pays, comme une amère défaite. Cette défaite, si elle laissa un goût âcre dans la bouche des patriotes boliviens, marqua toutefois aussi la transition effective (qui dura plusieurs décennies) du pouvoir militaire vers la gouvernance civile au sein du pays andin. En fait, alors que la Bolivie est marquée, au XIXe

siècle, par une lenteur dans son développement politique, économique et social, ce qui peut être perçu comme un retard lorsqu’on la compare à ses voisins, la guerre du Pacifique marque le moment où le frêle État amorce une solidification significative. C’est ce contexte belliqueux que nous considérons comme le point tournant du développement de l’État bolivien, et qui s’avère le prime ancrage de la présente thèse.

En nous penchant sur le quart de siècle qui s’amorce avec la guerre du Pacifique et qui culminera dans les procès suivant la guerre Fédérale (1898-1899), nous suggérons, dans un premier temps, qu’au cours de cette période, se déploie une solidification de l’État bolivien qui s’exprime principalement par un renforcement formel des institutions républicaines (partis politiques, élections, etc.), mais surtout par le développement d’une forte pensée d’État qui suit les lignes de la démocratie capitaliste libérale moderne. Ainsi, l’État qui émerge à la fin du XIXe siècle apparaît comme une démocratie républicaine très restrictive au sein de laquelle s’imbrique une économie de nature capitaliste grâce au développement d’un « esprit du capitalisme » chez l’élite créole.

Dans un deuxième temps, nous avançons que cet État républicain capitaliste permettra l’émergence d’un nationalisme bolivien – jusque là pratiquement inexistant – porté par l’élite créole. En retour, ce nationalisme servira d’outil de légitimation culturelle de l’État bolivien dont la fonction principale demeure le maintien et le renforcement du pouvoir de l’élite créole.

Cette histoire du développement de l’État et de la nation n’est toutefois pas une histoire de l’évolution institutionnelle de l’État nation – au sens matériel du terme. Il s’agit plutôt d’une

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étude du développement des idées qui permettent l’émergence de ces institutions et leur imposition. Il s’agit, en d’autres mots, d’une histoire intellectuelle des idées politiques inscrites dans le social. En nous concentrant sur les discours politiques (discours électoraux, pamphlets, manifestes, littérature scientifique, plaidoiries, etc.) mobilisés et déployés au sein de l’élite créole dans le dernier quart du XIXe siècle, ce ne sont donc pas les institutions spécifiquement qui sont étudiées, mais les mentalités qui les accompagnent, les portent : pensée d’État, esprit du capitalisme, nationalisme.

Sans nier l’agentivité réelle et effective des populations autochtones et de leurs communautés dans les transformations politiques, économiques, culturelles et sociales qui marquèrent l’histoire bolivienne, l’idée centrale qui soutient la présente thèse est que c’est l’État qui, ultimement, dicte l’agenda politique, social et économique du pays. Notre travail vise à repositionner l’État comme la force maîtresse de changement en Bolivie au tournant des XIXe et XXe siècles. Par ses institutions, par son monopole de la violence légitime, par la pensée d’État qui l’accompagne et la porte, l’État place toutes les autres forces de la société bolivienne qui se trouvent au sein de ses réseaux de pouvoir dans une position réactive, réactionnaire. Malgré les résistances qui l’amènent à changer, malgré les oppositions qui le forcent à plier, l’État demeure la première et dernière force de changement dans la Bolivie de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle. La présente thèse vise à démontrer comment se développa cet extraordinaire appareil de pouvoir.

Mots clés : Bolivie, État, capitalisme, nationalisme, république, démocratie, patriotisme, guerre du Pacifique, guerre Fédérale, Aniceto Arce.

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Abstract

Opposing Bolivia and Peru to Chile, the War of the Pacific (1879-1884) stands in Bolivia’s national memory as a humiliating moment, a fracture in the country’s territorial integrity, a bitter defeat. If this defeat left a pungent taste in Bolivian patriot’s mouth, it also signified the effective transition (that would last for decades) from military to civilian government. In fact, while nineteenth century Bolivia is characterized by a slow political, economic and social development – which can be perceived as lagging behind in comparison to its closest neighbors – the War of the Pacific marks a turning point as the weak State starts to grow significantly stronger. We consider this bellicose context as a critical juncture in the development of the Bolivian State, and it represents the starting point from which our thesis commences.

Looking back at the quarter of century that begins with the War of the Pacific and that runs until the juridical aftermaths of the Federalist War (1898-1899), we first suggest that this period witnesses a strengthening of the State structured around a formal reinforcement of republican institutions (political parties, elections, etc.). This consolidation is especially evidenced by the development of a powerful pensée d’État expressed along the lines of a modern liberal capitalist democracy. Hence, the State emerging at the end of nineteenth century presents itself as a very restrictive republican democracy in which meshes an economy of capitalist nature – such harmonization becoming possible with the development of a “spirit of capitalism” among the Creole elite.

Secondly, we argue that this capitalist republican State allows the emergence of a Bolivian nationalism – mostly inexistent until then – supported by the Creole elite. This nationalism will serve, in return, as a legitimizing cultural tool for the State for which stabilizing and reinforcing the Creole elite’s power remains its chief function.

This history of State and national development is not however a history of the institutional evolution of the nation-State in the material sense of the word. It is rather a study of the development of the ideas that allow these institutions to emerge and to be imposed. It is, in

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other words, an intellectual history of political ideas inscribed in the social. Focusing on the political discourses (electoral speeches, pamphlets, manifestos, scientific literature, pleas, etc.) mobilized and deployed among the Creole elite during the nineteenth century’s last 25 years, it is not specifically the institutions that are studied but the mentalités that support them: pensée d’État, spirit of capitalism, nationalism.

Without denying the real and effective agency of the indigenous groups and communities regarding the political, cultural, economic and social transformations that have marked Bolivia’s history, the central idea that supports our thesis is that it is ultimately the State that dictates the country’s political, social and economic agenda. Our work aims to reposition the State as the main changing force in Bolivia at the turn of the nineteenth and twentieth centuries. Through its institutions, its monopoly of legitimate violence, and the pensée d’État that supports it, the State commands all of Bolivia’s society other forces that gravitates in its web of power to adopt a reactive or reactionary position. Despite resistances that lead it to change, despite oppositions that coerce it to bend, the State remains the first and last force for change at the end of nineteenth century and the beginning of the twentieth. This thesis intends to show how this remarkable and singular power apparatus came to life and evolved.

Keywords: Bolivia, State, capitalism, nationalism, republic, democracy, patriotism, War of the Pacific, Federal War, Aniceto Arce.

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Table des matières

Résumé ... i Abstract...iii Table des matières ...v Liste des tableaux ...vii Liste des figures et des cartes ...viii Figures ...viii Cartes...viii Liste des abréviations ...ix Remerciements ...xi Avant-propos...xv Note sur les traductions ... xv Introduction ... 1 Présentation de la l’argument central... 4 Cadre théorique ...11 L’État... 11 Nation (et nationalisme) ... 17 Race et catégorisation raciale ... 20 Méthodologie et sources ...26 Approche méthodologique... 27 Nature et traitement des sources ... 29 Plan de la thèse...33 Chapitre 1 – Survol historique et historiographique ...36 La naissance de l’État républicain et son inspiration libérale ...39 Stagnation, caudillisme, mercantilisme : un long hiatus avant la « renaissance » républicaine libérale ...49 Les communautés indigènes et l’État...52 De la guerre du Pacifique à la guerre Fédérale : l’institutionnalisation conflictuelle de la démocratie libéral capitaliste ...60 La guerre Fédérale et les nouvelles modalités du nationalisme...63 Conclusion...68 Chapitre 2 – Démocratie et république : une construction rhétorique...71 Aniceto Arce, un long chemin vers le pouvoir ...75

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vi La guerre du Pacifique et la Convention de 1880 : la Vice-présidence étriquée d’Arce...81 Discordes patriotiques, le chemin vers l’exil...88 Conclusion...98 Chapitre 3 – Démocratie et république : structuration d’une communauté politique...100 L’émergence des partis politiques et la transition vers un système « démocratique »...103 La « pugna del cheque contra el cheque » ...111 La route vers la présidence d’Arce : l’avènement de la violence démocratique ?...120 Les élections de 1888 ...125 Un saut dans le temps : les élections de 1904 ...139 Conclusion...145 Chapitre 4 – Capitalisme ...147 Transformations économiques de la Bolivie au XIXe siècle ...152 Évolution de l’industrie minière argentifère à l’époque républicaine... 153 La question agraire : privatisation des terres, « libre » marché ... 159 Guerre et paix : composantes morales du rapport au capital en contexte patriotique ...163 Les prémices de la Convention de 1880 ... 165 L’exil d’Arce et l’essence du débat guerre vs paix ... 168 L’abandon de l’État aux mains des capitalistes ou la nature discursive du développement capitaliste bolivien à la fin du XIXe siècle...179 La pugna del cheque contra el cheque comme activation du capital dans la sphère politique 180 Travail, production, capital : constitution discursive de l’État capitaliste... 184 Une conception lockéenne du travail ?... 190 Conclusion : la naissance de l’État capitaliste bolivien...194 Chapitre 5 – Nationalisme...198 La guerre Fédérale et l’alliance libérale aymara ...205 L’alliance entre Libéraux et communautés aymaras... 207 Les procès Peñas et Mohoza... 210 La justice comme théâtre étatique ...215 De Katari à Peñas et Mohoza : changement de sens dans l’acte officiel de rendre justice ... 219 Bautista Saavedra, acteur central du théâtre national... 223 Espace et public : le deuxième procès Mohoza... 231 Rendre justice : retour sur la mise en relation de Katari, Peñas et Mohoza... 237 Du patriotisme au nationalisme ...239 Conclusion : la création de l’officiel – le nationalisme comme légitimation de l’État...244 Conclusion...247 Bibliographie ...257 Archives consultées...257 Sources publiées...257 Monographies, articles, thèses ...258 Chapitres d’ouvrages collectifs ...272

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Liste des tableaux

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Liste des figures et des cartes

Figures

Figure 1 : Statue d’Eduardo Abaroa (La Paz)………..2 Figure 2 : Membres de l’armée aymara ayant participé à la guerre Fédérale ………66

Figure 3 : Aniceto Arce ……….77

.

Figure 4 : José Manuel Pando………...200

Figure 5 : Haut commandement de l’armée et du gouvernement de Pablo Zárate

Willka………...200 Figure 6 : Discours d’Evo Morales à propos d’un accès à la côte pacifique………248

Cartes

Carte 1 : Carte de la Bolivie actuelle………..5 Carte 2 : Carte de l’Amérique ibérique à la veille des indépendances (1780)…………..40 Carte 3 : Évolution du territoire bolivien depuis l’indépendance……….61 Carte 4 : Parties des départements de La Paz et Oruro………...202

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Liste des abréviations

ABNB : Archivo y Biblioteca Nacional de Bolivia (Sucre) AMBPC : Alfred Montalvo Bolivian Pamphlets Collection

BAVB : Biblioteca y Archivo de la Vicepresidencia del Estado Plurinacional de Bolivia (La Paz)

CULDC : Cornell University Library Digital Collection HCL : Harvard College Library

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À mes fils, qui héritez de notre avenir et donc, de notre histoire

nous ne serons jamais plus des hommes si nos yeux se vident de leur mémoire Gaston Miron

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Remerciements

Cette thèse, ça commence à faire longtemps qu’elle fut amorcée. Et je ne pousse pas cette phrase avec le dernier souffle du marathonien au bout de lui-même. Non, s’il y eut bien les quelques incontournables moments de souffrance, cette période de ma vie que fut le doctorat est plutôt à ranger du côté de la sérénité et du plaisir que de la douleur et de l’épuisement. Si j’évoque les années qui se sont écoulées depuis les premiers séminaires il y a de ça plus de six ans, c’est afin de m’excuser, d’une certaine manière, auprès de celles et ceux que j’oublierais de remercier ; ces personnes, qui auraient pourtant droit à leur place, ici, en noir sur blanc, mais que le poids des années a poussé bien malgré moi entre les lignes. Mais voilà que je commence cette page non pas avec un merci que j’offre, mais avec un pardon que je demande… Vous avez raison, faisons les choses comme elles se doivent : merci !

Merci à toutes celles et tout ceux qui ont fait en sorte que je puisse mener à terme ce doctorat. En écrivant cette dernière phrase, je constate qu’elle exprime mal ce que je souhaite dire. Si je suis heureux de déposer ma thèse, si j’en retire une certaine fierté, ce qui me rend le plus heureux ne relève pas de la finitude, mais de l’état dans lequel je me suis trouvé tout au long des dernières années. Un des aphorismes new age qu’on nous ressasse jusqu’à plus soif suggère que ce n’est pas la destination qui importe, mais le voyage. Ce genre de lieu commun tend généralement à me donner la nausée, mais j’avoue qu’il s’applique étrangement bien, aujourd’hui, à ce que je souhaite exprimer. Merci à toutes et à tous qui m’avez permis de faire mon doctorat. À vous qui m’avez permis de réfléchir par et pour moi-même, d’avoir la plus grande des libertés qui soit sur le temps, sur mon temps, qui m’avez permis de lire toutes ces choses que je n’aurais autrement jamais même connues et qui aujourd’hui font de moi qui je suis, vous qui m’avez permis de discuter dans le détail de choses qui semblent en tout point extérieures à la concrétude du quotidien, mais qui finissent par l’éclairer, parfois à des années de distance, d’une lumière par moment si vive qu’elle fait pleurer, je vous dis merci. Les années de doctorat furent les plus belles de ma vie et je vous les dois en partie.

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années. Près de 13 années se sont maintenant écoulées depuis notre première rencontre – je sais, ça ne nous rajeunit pas ni l’un ni l’autre. Ce sont d’abord tes cours, sans doute plus que tout, qui ont fait germer en moi cette attirance un peu mystérieuse pour l’Amérique latine, pour son histoire, qui m’ont poussé à la comprendre davantage. C’est aussi toi qui m’a guidé dans mes premières recherches, corrigeant les failles évidentes, excusant les accrocs mineurs, et partageant toujours une curiosité, une passion pour une histoire que l’on se conte encore trop peu dans notre coin du monde. Au doctorat, tu m’as accompagné avec le même enthousiasme et tu m’as offert une autonomie sans laquelle je n’aurais pu m’épanouir en tant que chercheur. Tu as constamment cru en moi, en ce que je pouvais faire, souvent bien plus que moi-même j’ai l’impression. Mais tu as toujours compris et respecté mes choix qui, plus souvent qu’autrement, allaient à l’encontre de la logique académique, de la carrière académique, et c’est beaucoup pour ce respect et pour cette liberté que tu m’as accordés tout au long de ces années que je te remercie.

Cette thèse n’existerait pas sans Matthew Gildner. Non pas qu’elle n’existerait pas dans la forme qu’elle a, elle n’existerait pas, littéralement. Jamais je ne l’aurais complétée sans la présence de Matt. Je n’aurais tout simplement pas survécu à la Bolivie. Ta présence, ton amitié, lors de ces longs mois en Bolivie, ont été un ancrage solide dans ce qui autrement aurait pu n’être qu’errance. Toujours enclin à partager tes réflexions, ton savoir, disposé à m’orienter vers les ressources qu’il me fallait, à discuter de mes problèmes et fantasmes historiens, en plus d’un ami tu auras été un mentor. Merci pour tout (sauf peut-être pour les deux doubles martinis en 20 minutes juste avant que je rencontre Florencia Mallon) !

À l’amorce de mes recherches en archives, Luis Oporto Ordóñez aura été mon premier contact significatif. Vous m’avez accueilli dans vos archives à bras ouverts, m’avez placé dans des réseaux de chercheurs, m’avez appuyé dans mon projet bien que nous nous connaissions pas encore. Un immense merci pour votre générosité.

En Bolivie, j’aurai eut la chance de rencontrer plusieurs chercheurs et chercheuses qui contribuèrent, chacun et chacune à leur manière, à faire évoluer mes idées, à faire avancer mes recherches. Erick D. Langer, Tristan Platt, Yeri Lopez, Jorge Derpic, Nancy Eagan, Elena Clare McGrath ont tous et toutes, directement ou non, transformé cette thèse.

Toujours en Bolivie, mais de manière un peu plus anonyme, je dois remercier l’ensemble du personnel des Archives de l’Archivo y Biblioteca Nacional de Bolivia à Sucre,

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ainsi que de la Biblioteca y Archivo de la Vicepresidencia del Estado Plurinacional de Bolivia et de la Casa de la Cultura à La Paz. Vous faites en sorte que l’histoire puisse s’écrire. Merci.

À mon sens, la production d’une thèse est autant recherche que rédaction. Si de nombreuses idées émergent avant et pendant la recherche, si la thèse prend indéniablement forme durant cette prime période passée auprès des sources, il ne fait aucun doute à mes yeux que l’intelligibilité du propos se constitue à la rédaction. C’est dans l’écriture qu’apparaît la véritable substance de la thèse. Et cette longue période d’écriture est indissociable pour moi de mon réseau québécois, des gens que je côtoie en ce lieu où j’écris.

Un immense merci à Anahi Morales et à Philippe Dufort. Vous avez, chacun à votre manière, été d’une aide cruciale lorsque ma thèse s’est tranquillement orientée vers une histoire de la pensée politique. Vos commentaires, vos lectures attentives, votre générosité intellectuelle furent un véritable cadeau. Et cette générosité intellectuelle n’a d’égale que celle que vous déployez en amitié. Je vous aime. Merci pour tout.

Un merci incommensurable à Flavie Léger-Roy, Alexis Vaillancourt Chartrand, Catherine Laurent Sédillot, Steven Légaré, Yannick Marcoux et Virginie Paquet. Non seulement êtes vous des amis précieux, au cœur de ma vie et de mon bonheur, mais vous êtes le plus spectaculaire comité-de-révision-des-coquilles-en-mode-blitz-plus-dernière-minute-que-ça-t’es-en-retard du monde ! Je vous aime profondément.

Écrire une thèse, c’est entre autres constater à quel point les gens autour de soi peuvent être généreux. On assiste à un partage comme il est rare de le voir. Nombreuses sont les personnes qui, ayant partagé une référence, une idée, une discussion, on fait évoluer mon travail. La liste n’est surement pas complète, mais merci à Guillaume Martel-Lasalle (tes références sur le théâtre ont rendues possible l’existence de mon chapitre 5), Xavier Lafrance (meilleur cours d’histoire du capitalisme 101 qu’ait connu ma salle à manger), Geneviève Dorais, Marie-Christine Dugal, Steve Lamarche, Nicolas Rodriguez, Jean-Mathieu Nichols, Jonathan Martineau, François Tougas, Maxime Raymond-Dufour, Claire Garnier, Hélène Rompré, Marie Léger St-Jean, André Bilodeau, François-Xavier Charlebois, Étienne De Sève, Nicolas Desplanches.

Dans la foulée de cette aide qui peut parfois paraître anodine, je tiens à dire un gros merci, bien que leur rôle soit davantage périphérique à mon travail, à toutes les femmes qui

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font fonctionner le département d’histoire. Merci spécialement à Giuseppina D’Angelo, Gabrielle Vidal et Valérie Cauvin. Merci également à toutes ces personnes invisibles du monde académiques qui rendent la vie institutionnelle possible, plus simple. À ce niveau, un merci des plus sincère au personnel de la BLSH, et tout particulièrement à ceux et celles du service de prêts entre bibliothèques.

Enfin, je ne serais rien sans ma famille, le support constant qu’elle m’apporte, la confiance aveugle qu’elle place en moi. Mes parents, Ginette Tremblay et Claude St-Hilaire, vous êtes d’un support incomparable. Votre générosité n’a d’égale que l’amour que vous portez à tous ceux et celles qui vous entourent. Je me considère privilégié de vous avoir dans ma vie et dans celles de Léonard et Gustave. Merci pour tout.

Estelle, ma petite grande sœur. Docteurs en même temps, ou presque, qui l’eut cru ? Tu es ma meilleure amie, toujours là ; au championnat du monde des frères et sœur, on gagnerait ! Merci de faire partie de ma vie comme personne d’autre ne le pourrait.

Noémie, merci pour tout. Vraiment, tout. Tu m’as supporté dans tous les sens possibles, même si ça voulait parfois dire de me mettre une pression dont je ne voulais pas, mais dont j’avais peut-être, au fond, besoin. Tu as plus que quiconque contribué à cette thèse en me libérant de tellement de contraintes que je n’aurais pu surmonter autrement. Je ne crois pas qu’il soit complètement faux de dire que cette thèse, c’est nous deux qui la déposons. Mais plus encore que ce support, je te dis merci simplement pour être présente dans ma vie. Léonard, Gustave et toi donnez le plus beau des sens qui soit à ma vie, vous faites de moi une meilleure personne, vous me donnez envie de vivre chaque jour et à chaque jour. Je vous aime plus que tout. Merci.

Finalement, cette thèse eut été impossible sans le soutien financier dont j’ai pu bénéficier au cours de ces années. Merci au Fonds de Recherche du Québec – Société et Culture, au département d’histoire de l’Université de Montréal, à la Maison internationale de l’Université de Montréal et à la Chaire de recherche du Canada en histoire de l’Amérique latine. Souhaitons que le financement des sciences humaines et sociales perdurent (et augmente).

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Avant-propos

Note sur les traductions

Bien qu’ils s’agissent d’une thèse doctorale et qu’il soit donc normal de s’attendre à ce que le lectorat soit à l’aise avec les langues associées aux communications scientifiques (anglais) et à l’objet d’étude (espagnol), j’ai préféré, par souci d’homogénéité, traduire en français l’entièreté des sources secondaires citées dans le texte. Lorsque j’avais à ma disposition des documents déjà traduits en français, j’ai privilégié cette option, sinon, toutes les traductions me sont attribuables. Pour diverses raisons, parmi lesquelles la difficulté d’accès à certains documents, j’ai parfois privilégié de traduire vers le français des documents originellement en espagnol, mais déjà traduit en anglais. Dans tous les cas, la référence présente en bas de page permet d’identifier la langue originale du document consulté.

En ce qui a trait aux sources primaires, je suis également entièrement responsable de leur traduction, sauf dans de rares exceptions où j’ai utilisé des sources déjà citées et traduites présentées dans d’autres sources secondaires. Dans tous les cas, lorsque la traduction fut effectuée depuis le document original (ou une copie de ce document), j’ai reproduit en note de bas de page l’entièreté de la citation originale. Cela permet aux lecteurs de prendre note des écarts pouvant existés entre la citation originale et la traduction. J’ai effectivement privilégié une traduction qui soit la plus fidèle possible aux idées véhiculées plutôt qu’à la forme exacte du texte original. Ainsi certaines erreurs grammaticales, orthographiques ou syntaxiques qui obscurcissaient le sens du propos furent corrigées afin de rendre plus intelligible les idées à l’étude. Il me semblait conséquemment important, par rigueur scientifique et par souci d’honnêteté, de laisser une trace des versions originales citées.

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Introduction

La ville de La Paz apparaît endormie les dimanches. Délestée de sa population étant allée chercher le repos dans l’intimité des foyers ou sous le soleil des campagnes avoisinantes, la ville présente un autre visage au marcheur qui s’y aventure. Sillonnée des mêmes rues serpentines, enveloppée de la même éclatante lumière, du même air cristallin, la ville n’en demeure pas moins distincte des autres jours de la semaine. L’œil du promeneur ne se porte plus sur les gens qui l’habitent, mais sur la géographie qui la constitue, les lieux qui la forment. Monuments, fresques, plaques commémoratives, l’immense tableau qu’est La Paz apparaît soudainement comme une peinture à numéros dont les chiffres ont été remplacés par des lieux de mémoire.

On dirait qu’à bien des égards, la ville s’est déchargée du devoir de se souvenir en inscrivant sa mémoire dans une matérialité qui s’oublie au quotidien. Comme si, en adoptant une forme matérielle, les événements et personnages du passé devenaient aussi futiles que les édifices qui les côtoient dans le présent. Une impression de paradoxe ressort des fresques et monuments qui tapissent la ville lorsqu’on s’attarde à les confronter à l’histoire des luttes qui ont pourtant marqué le pays à toutes les époques. Pourquoi l’éternel statue de Colomb sur l’Avenida 16 de Julio – artère la plus passante de la ville ? Pourquoi cette constante valorisation de l’indépendance ? Pourquoi Bolívar, Abaroa, Santa Cruz ? Dans un pays façonné par une résistance transhistorique des diverses populations indigènes vis-à-vis du pouvoir colonial, puis de l’État créole, que suggèrent ces lieux de commémoration, quelle mémoire construisent ces espaces ?

Ces questions constituent en quelque sorte le point de diffraction du projet doctoral à l’origine de cette thèse. Ce dimanche paceño, cette marche, ce regard nouveau porté sur cette ville momentanément si différente apparaissent à rebours comme le point de départ des orientations que prendrait notre recherche dans les mois et les années à venir. Alors que notre projet s’articulait initialement autour de l’exploration d’une conscience nationale indigène se structurant au cours des conflits importants marquant la deuxième moitié du XIXe siècle, cette déambulation dans les rues de la capitale, à travers une certaine mémoire étrangement

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actualisée, allait semer le germe d’une nouvelle réflexion, d’un nouvel axe de recherche. Si d’autres éléments, pratiques et théoriques, allaient infléchir les orientations de la thèse, c’est sans doute là et à ce moment, dans l’urbanité contemporaine, que le passé commença à se révéler à nous autrement.

Figure 1 : Statue d’Eduardo Abaroa, symbole héroïque de la nation, mort dans les premiers moments de la guerre du Pacifique (1879-1884). Photo prise par l’auteur.

À tord ou à raison, ce que semblait montrer cette glorification démultipliée dans l’espace public des héros créoles du XIXe siècle, était la toute puissance de l’État. Non pas la puissance de l’État bolivien à proprement parler, dont la faiblesse aux XIXe et XXe siècle est historiographiquement reconnue, mais plutôt, plus largement, de l’État comme entité politique. Une des choses qu’exprime la présence de tels lieux de mémoire dans le contexte bolivien est que, en reprenant le jeu de mot intraduisible de Philip Corrigan et Derek Sayer, « States […] state »1 ou, si l’on traduit avec les mots de Bourdieu, l’État énonce l’officiel.2 En d’autres

1 Corrigan, Philip et Derek Sayer, The Great Arch. English State Formation as Cultural Revolution, Cambridge,

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mots, une des choses que nous montre l’érection de tels monuments et leur maintien en place, dans le temps et l’espace, est la capacité qu’a l’État de construire puis d’imposer des discours, des idées, des récits.3

À l’instar de Hobsbawm, nous partageons l’idée que c’est le nationalisme qui forge les nations et non l’inverse.4 Or qu’est-ce que le nationalisme sinon une série d’actions, mais surtout de discours articulés dans l’objectif de faire advenir et/ou maintenir vivante une nation ? En mettant cette idée en relation avec celle, précédemment énoncée, de l’État en tant qu’énonciateur de l’officiel, en tant que générateur de discours officiels, une question émerge : la nation peut-elle précéder l’État ? Ou ne requière-t-elle pas plutôt cette entité qu’est l’État qui lui confèrera une matérialité, un espace à l’intérieur duquel se manifester ?

Dans notre projet initial, nous cherchions, d’une certaine manière, à comprendre l’impact des communautés indigènes dans l’émergence et le développement de la nation bolivienne. Cette problématique supposait l’existence d’un projet national se structurant dans la foulée des indépendances. Ce projet national se développait peut-être un peu plus tardivement en Bolivie que dans les pays voisins en raison de la faiblesse de l’État conséquente de la dureté et de la durée de la guerre sur le territoire, mais il émergeait tout de même quelque part au tournant des années 1860 et 1870. En creusant cette question, nous avons fini par comprendre que nous prenions le problème à l’envers. Les luttes, conflits, enjeux qui ponctuent la deuxième moitié du XIXe siècle et que nous croyions être l’espace de construction de la nation s’avéraient plutôt être le cadre au sein duquel se développait et se solidifiait l’État bolivien. L’enjeu central de la seconde moitié du siècle, et qui se manifesterait encore plus vivement dans le dernier quart du siècle, n’était pas un enjeu identitaire relevant de la négociation des conditions d’appartenance à une communauté nationale, mais plutôt celui d’une lutte de pouvoir au sein de l’élite créole afin de déterminer les modes d’exercice

2 Bourdieu, Pierre, Sur l’État. Cours au Collège de France (1989-1992), Paris, Raisons d’agir/Seuil, 2012, p. 60. 3 Pour une discussion plus approfondie des concepts d’État et de nation, voir la section cadre théorique du

présent chapitre.

4 « "[…] il est plus fructueux de commencer par la conception de ‘la nation’ (c’est-à-dire par le « nationalisme »)

que par la réalité que recouvre cette notion". Car, "la ‘nation’ telle qu’elle est conçue par le nationalisme peut être reconnue à titre prospectif, alors que la ‘nation’ réelle ne peut être reconnue qu’a posteriori." » ; dans Eric J. Hobsbawm, « Some Reflections on Nationalism », p.387, cité dans Eric J. Hobsbawm, Nations et nationalisme

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4

du pouvoir étatique. C’est désormais là que ce situait le point de départ de notre recherche dont la présente thèse est l’aboutissement.

Présentation de l’argument central

Cette thèse s’articule en deux temps. En nous penchant grosso modo sur les 25 années qui suivent l’amorce de la guerre du Pacifique (1879-1884) nous suggérons, dans un premier temps, qu’à partir de ce conflit, l’État bolivien qui s’était maintenu frêle depuis les lendemains de l’indépendance amorce une solidification. Si cette solidification s’exprime entre autres par un renforcement formel des institutions républicaines – surtout exprimé à travers l’émergence du système de partis politiques –, c’est principalement à travers le développement d’une pensée d’État forte qu’elle se manifeste. Cette pensée d’État se présente suivant la logique de ce que John Dunn nomme la « démocratie capitaliste libérale moderne. »5 Ainsi, l’État qui se définie dans les dernières décennies du XIXe siècle suit les lignes d’une démocratie républicaine – soit un système de représentation politique propre à une communauté restreinte, mais à prétention universelle, dont les critères d’appartenance sont définis sur les bases de la citoyenneté – au sein de laquelle s’imbrique l’économie capitaliste.

Dans un deuxième temps, nous avançons que c’est l’établissement somme toute stable de cet État républicain capitaliste qui permettra, en définitive, l’émergence d’un nationalisme bolivien porté par l’élite créole. Et en retour, ce nationalisme servira d’outil de légitimation culturelle de cet État dont la fonction principale demeure le maintien et le renforcement du pouvoir de l’élite créole.

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5 Carte 1 : Carte de la Bolivie actuelle.6

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C’est donc une histoire du développement de l’État et de la nation que nous nous proposons de faire. Cette histoire prend toutefois la forme d’une histoire intellectuelle du politique inscrit dans le social. Ce qui nous intéresse n’est pas tant le développement institutionnel de l’État nation – au sens matériel du terme –, mais plutôt le développement des idées qui permettent l’émergence de ces institutions et leur imposition. En nous concentrant sur les discours politiques (discours électoraux, pamphlets, manifestes, littérature scientifique, plaidoiries, etc.) mobilisés et déployés au sein de l’élite créole dans le dernier quart du XIXe siècle, ce ne sont donc pas les institutions spécifiquement qui sont étudiées, mais les mentalités qui les accompagnent, les portent : pensée d’État, esprit du capitalisme, nationalisme.

Il existe un consensus historiographique quant au fait que la guerre du Pacifique constitue un tournant important dans l’histoire de l’État bolivien. En fait, les années 1879-1880 sont certes marquées par l’entrée en guerre de la Bolivie aux côtés du Pérou contre leur ennemi chilien, mais elles voient également survenir très rapidement la défaite officieuse du pays lors de ce conflit. Cette défaite marque une transformation importante au sein de la vie politique, soit l’émergence des partis politiques et la fin du « système » de caudillos tel qu’il orchestrait l’espace politique bolivien pratiquement depuis l’indépendance. Ce changement apparaît comme l’amorce d’une nouvelle ère dans l’histoire du pays, comme en font foi les nombreuses études à prendre ces années pour point de départ de l’histoire de phénomènes variés.7 Toutefois, si une forte majorité de chercheurs considèrent ce moment comme un point tournant de l’histoire étatique nationale de la Bolivie, peu ont cherché à l’inscrire à l’intérieur d’une histoire du développement de l’État à proprement parler.

7 En guise d’exemples, voir : Dunkerley, James, Orígenes del poder militar. Bolivia 1879-1935, La Paz, Plural,

2003 (1987) ; Gotkowitz, Laura, « Within the Boundaries of Equality: Race, Gender and Citizenship in Bolivia (Cochabamba, 1880-1953) », The University of Chicago, Thèse doctorale, 1998 ; Gotkowitz, Laura, A Revolution

for Our Rights. Indigenous Struggles for Land and Justice in Bolivia, 1880-1952, Durham et Londres, Duke

University Press, 2007 ; Irurozqui Victoriano, Marta, « Elites en litigio. La venta de tierras de comunidad en Bolivia, 1880-1899 », Institutos de Estudios Peruanos, Documento de trabajo no. 54, Serie Historia no. 9, 1993 ; Irurozqui, Marta, La armonía de las desigualdades: Elites y conflictos de poder en Bolivia, 1880-1920, Madrid, Consejo Superior de Investigaciones Científicas, 1994 ; Irurozqui, Marta, « “Democracia” en el siglo XIX. Ideales y experimentaciones políticas: el caso boliviano (1880-1899) », Revista de Indias, vol. 60, no. 219, 2000, pp. 395-419 ; Klein, Herbert S., Parties and Political Change in Bolivia, 1880-1952, Londres, Cambridge University Press, 1969 ; Langer, Erick D., Economic Change and Rural Resistance in Southern Bolivia,

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En fait, il est important de mentionner d’emblée que le XIXe siècle bolivien, et plus spécifiquement encore sa seconde moitié, n’est pas une période qui fait courir les masses historiennes. Davantage tournés vers l’époque coloniale, parfois vers le moment de l’indépendance, mais surtout vers la révolution de 1952 et ce qui gravite autour, les historiens ont somme toute négligé le XIXe siècle. Plusieurs facteurs permettent d’expliquer en partie ce détournement de l’attention, au devant desquels on doit placer la difficulté d’accès et le piètre état des sources et archives portant sur cette période.8 Il existe tout de même une historiographie de grande qualité concernant ce moment de l’histoire. À l’image de ce qui s’est écrit à propos d’autres régions latino-américaines9, cette historiographie s’est toutefois davantage préoccupée, lors des 40 à 50 dernières années, des rapports entre communautés amérindiennes et État nation, ainsi que de transformations régionales, que du développement général de l’État à proprement parler.10 En fait, il serait faux de dire que l’État ne s’est pas trouvé directement interpellé dans les travaux historiens des dernières décennies. Cela dit, lorsque que l’État fut convoqué, c’était soit de manière périphérique, soit pour en explorer le

8 Voir Oporto Ordoñez, Luis, Historia de la archivística boliviana, La Paz, PIEB : Biblioteca y Archivo Histórico

del Congreso Nacional, 2006.

9 À titre d’exemple, voir : Clark, A. Kim et Mark Becker (dir.), Highland Indians and the State in Modern

Ecuador, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 2007 ; Grandin, Greg, The Blood of Guatemala. A History of Race and Nation, Durham et Londres, Duke University Press, 2000 ; Méndez, Cecilia, The Plebeian Republic: the Huanta Rebellion and the Making of the Peruvian State, 1820-1850, Durham, Duke University Press, 2005 ;

Sanders, James E., Contentious Republican: Popular Politics, Race and Class in Nienteenth-Century Colombia, Durham, Duke University Press, 2004 ; Walker, Charles, Smoldering Ashes: Cuzco and the Creation of

Republican Peru, 1780-1840, Durham, Duke University Press, 1999.

10 Pour une discussion plus détaillée de la question, voir le chapitre suivant. Parmi les exemples classiques, on

note : Gotkowitz, Laura, A Revolution for Our Rights… ; Irurozqui, Marta, « The Sound of the Pututos. Politicisation and Indigenous Rebellions in Bolivia, 1826-1921 », Journal of Latin American Studies, Vol. 32,

No. 1, Andean Issue, Février 2000, pp. 85-114 ; Irurozqui, Marta, « “La Guerra de civilización” La participación indígena en la revolución de 1870 en Bolivia », Revista de Indias, vol. 61, no. 222, 2001, pp. 407-432 ; Irurozqui Victoriano, Marta, « Tributo y armas en Bolivia. Comunidades indígenas y estrategias de visibilización ciudadana, siglo XIX », Mundo Agrario, vol. 13, no. 25, 2012 ; Langer, Erick D., Economic Change… ; Larson, Brooke, Cochabamba, 1550-1900. Colonialism and Agrarian Transformation in Bolivia, Durham et Londres, Duke University Press, 1988 (1998, édition élargie) ; Larson, Brooke, Trials of Nation Making. Liberalism, Race,

and Ethnicity in the Andes, 1810-1910, Cambridge, Cambridge University Press, 2004 ; Mendieta Parada, Pilar,

« Caminantes entre dos mundos: los apoderados indígenas en Bolivia (siglo XIX) » dans Revista de Indias, vol. 64, no. 238 (2006), principalement les pp. 762-763 ; Mendieta Parada, Pilar, Entre la alianza y la confrontación:

Pablo Zárate Willka y la rébellion indígena de 1899 en Bolivia, La Paz, Plural, 2010 ; Morales, Ramiro

Condarco, Aniceto Arce. Artíficie de la Extensión de la Revolución Industrial en Bolivia, La Paz, Fondo Editorial de los Diputados, 2002 (1985) ; Platt, Tristan, Estado boliviano y ayllu andino. Tierra y tributo en el Norte de

Potosí, Lima, Instituto de Estudios Peruanos, 1982 ; Platt, Tristan, « The Andean Experience of Bolivian

Liberalism, 1825-1900: Roots of Rebellion in 19th-Century Chayanta (Potosí) » dans Steve J. Stern (dir.),

Resistance, Rebellion, and Consciousness in the Andean Peasant World, 18th to 20th Centuries, Madison,

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développement institutionnel.11 Très rarement l’État fut-il abordé dans toute sa complexité, traité comme une réalité plurielle et englobante.12 En d’autres mots, si les partis politiques ou

la justice, par exemple, furent étudiés, rarement l’État fut-il abordé en tant que phénomène structurel et structurant.

Il existe peut-être deux exceptions à ce constat. Marta Irurozqui, qui s’est montrée incroyablement prolifique durant les années 1990 et 2000 a, de manière fragmentaire (en privilégiant les articles variés à des ouvrages offrant une synthèse regroupée), exploré les transformations marquant l’État dans les dernières décennies du XIXe siècle. Son travail, qui fait une large place aux dynamiques entre l’État et les communautés indigènes dans le contexte de transformation agraire qui marque la période, effectue tout de même une réflexion riche sur l’articulation et la mobilisation des idées à l’origine des changements, autant au niveau des structures démocratiques13 qu’au niveau des modalités régissant la citoyenneté.14 Il manque toutefois à son travail, et c’est peut-être attribuable à la forme dispersée de celui-ci,

11 Par exemple : Antezana S., Alejandro, Estructura agraria en el siglo XIX. Legislación agraria y

transformación de la realidad rural de Bolivia, La Paz, Centro de Información para el Desarrollo, 1992 ;

Barragán, Rossana, Asambleas Constituyentes. Ciudadanía y elecciones, convenciones y debates (1825-1971), La Paz, Muela del Diablo, 2006 ; Dunkerley, James, Orígenes del poder militar… ; Klein, Herbert S., Parties and

Political Change… ; Klein, Herbert S., Haciendas & ‘Ayllus’. Rural Society in the Bolivian Andes in the Eighteenth and Nineteenth Centuries, Stanford, Stanford University Press, 1993.

12 L’intérêt pour une étude de la complexité multifactorielle de l’État s’est cependant manifesté ailleurs en

Amérique latine au cours des vingt dernières années. De telles études ne font certes pas légion, mais elles compensent cette rareté par la grande qualité de la recherche menée. Bien qu’on y retrouve une insistance, comme pour le cas bolivien, sur l’impact des groupes subalternes (plus souvent qu’autrement indigènes) dans le développement de l’État et de la nation, certaines de ces études parviennent à présenter la grande complexité de l’État, tout en exposant les limites de sa puissance et de son imposition. Parmi les ouvrages majeurs, deux font figure de précurseurs quant aux questions articulées, mais font également classe à part en raison de l’impressionnante qualité du travail effectué : Joseph, Gilbert M. et Daniel Nugent (dir.), Everyday Form of State

Formation. Revolution and the Negotiation of Rule in Modern Mexico, Durham et Londres, Duke University

Press, 1994 ; Mallon, Florencia E., Peasant and Nation: The Making of Postcolonial Mexico and Peru, Berkeley, University of California Press, 1995. L’ouvrage de Mallon apparaît tout particulièrement fondamental en raison des enjeux théoriques soulevés qui permettent d’entrer en discussion avec des situations autres que celles de ses deux cas d’étude (Mexique et Pérou). Par sa mobilisation de la notion d’hégémonie empruntée à Gramsci, mais adaptée au contexte latino-américain du XIXe siècle, Mallon parvient à exposer la structure discursive – dialogique et dialectique – qui unie mouvements populaires et élites, et qui contribue à forger les structures politiques des États. Notons aussi les ouvrages suivants qui, à des échelles différentes, ont contribué à un approfondissement significatif de notre compréhension du développement de l’État en Amérique latine : Annino, Antonio et François-Xavier Guerra (dir.), Inventado la nación. Iberoamérica. Siglo XIX, México, Fondo de cultura económica, 2003 ; Thurner, Mark, From Two Republics to One Divided: Contradiction of Postcolonial

Nationmaking in Andean Peru, Durham, Duke University Press, 1997.

13 Irurozqui, Marta, « “Democracia” en el siglo XIX… »

14 Irurozqui, Marta, « ¿Ciudadanos armados o traidores a la patria? Participación indígena en las revoluciones

bolivianas de 1870 y 1899 », Revista de Ciencias Sociales, no. 26, septembre 2006, pp. 35-46 ; Irurozqui Victoriano, Marta, « Tributo y armas en Bolivia. Comunidades indígenas y estrategias de visibilización ciudadana, siglo XIX », Mundo Agrario, vol. 13, no. 25, 2012.

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une sorte de cohérence interne qui viendrait exprimer l’État comme un tout dépassant la somme de ses parties.

Également, Marie-Danielle Demélas offre une analyse de l’État qui témoigne de la volonté de considérer cette entité comme un phénomène spectral. Son travail, un peu plus ancien, témoigne d’une érudition et d’une exhaustivité impressionnante. Dans son livre L’invention du politique, Demélas propose un regard croisé sur la construction étatique au XIXe siècle en comparant les cas de l’Équateur, du Pérou et de la Bolivie.15 Avec un angle d’approche résolument créole, l’historienne montre les croisements existants entre les institutions, les idées et les pratiques qui sont constitutives de l’évolution de l’État au cours de la période. Demélas prend soin d’exposer la tension perpétuelle entre les communautés amérindiennes et l’État, mais son insistance sur les structures mises de l’avant par l’élite créole témoigne d’une compréhension de l’État en tant qu’outil du pouvoir spécifique à ce groupe. Si la description et l’analyse des cas abordés sont très détaillées et exhaustives, et que la perspective comparative enrichie assurément l’étude, il manque peut-être toutefois une volonté de faire dialoguer ces situations avec la théorie. Si Demélas mobilise immanquablement des éléments conceptuels afin de décortiquer les événements et phénomènes décrits, elle ne s’engage toutefois pas dans une analyse discursive qui permettrait d’entrevoir plus distinctement les mécanismes de la pensée d’État. En d’autres mots, elle ne touche pas à ce qui relève de l’universel dans la nature et la construction de l’État. De plus, si les enjeux de nature économique (entre autres en ce qui a trait à l’émergence d’une oligarchie dans la deuxième moitié du siècle) sont assurément présents, il manque, et c’est à notre avis la principale faille de son travail, une confrontation directe avec la nature capitaliste du système qui se met en place à cette époque. Se faisant, elle oblitère une part significative permettant de comprendre les changements majeurs qui s’opèrent à l’époque en Bolivie.

La présente thèse s’inscrit donc à l’intérieur de ce qui peut globalement être considéré comme un vide historiographique quant au développement structurel de l’État et, plus spécifiquement de la pensée d’État en Bolivie. Notre travail suit à bien des égards la ligne

15 Demélas, Marie-Danielle , L’invention politique. Bolivie, Équateur, Pérou au XIXe siècle, Paris, Éditions

Recherche sur les Civilisations, 1992. Voir également Demélas, Marie-Danielle, Nationalisme sans nation ? La

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tracée par les recherches d’Irurozqui et de Demélas et bénéficie assurément de leur riche contribution. Il cherche toutefois, d’une certaine manière, à les dépasser en établissant d’abord une cohérence d’ensemble quant aux multiples facettes du processus de formation de l’État, et ensuite, en articulant solidement les éléments de notre recherche à divers enjeux d’ordre théorique, mais qui demeurent ancrés dans la réalité historique. Ceci est particulièrement explicite par la mobilisation des notions de pensée d’État et d’esprit du capitalisme.

Ce faisant, nous nous inscrivons un peu à contre courant de la tendance observée au cours des 30 à 40 dernières années dans l’historiographie bolivienne qui cherchait (et cherche encore) à présenter les communautés indigènes comme une force incontournable du développement de l’État et de la nation en Bolivie au XIXe siècle.16 L’idée n’est pas de nier l’agentivité autochtone, bien au contraire. Il ne fait aucun doute, et nombreuses sont les études à l’avoir habilement démontré, que les communautés indigènes de Bolivie ont, par leurs actions conscientes et souvent concertées tout au long du XIXe siècle et au XXe siècle également, contribué à définir l’État nation bolivien en s’opposant, en s’immisçant, en transformant le projet mis de l’avant par l’élite créole.17 L’idée est plutôt de repositionner l’État comme la force principale et ultime de changement en Bolivie au tournant des XIXe et XXe siècles. Par ses institutions, par son monopole de la violence légitime, par la pensée d’État qui l’accompagne et la porte, l’État place toutes les autres forces de la société bolivienne qui se trouvent au sein de ses réseaux de pouvoir dans une position réactive, réactionnaire. L’idée maitresse qui porte la présente thèse est que c’est l’État qui, en définitive, dicte l’agenda politique, social et économique du pays. Malgré les résistances qui l’amènent à changer, malgré les oppositions qui le forcent à plier, l’État demeure la première et dernière force de changement dans la Bolivie de la fin du XIXe siècle et du début du XXe

siècle. La présente thèse vise à démontrer comment se développa cet extraordinaire appareil de pouvoir.

16 Pour un survol des ouvrages majeurs, voir l’essai bibliographique qui clôt l’ouvrage synthèse de Brooke

Larson : Larson, Brooke, Trials of Nation Making…, pp. 255-264.

17 À commencer par l’ouvrage pionnier de Tristan Platt en 1982 et jusqu’aux ouvrages plus récents de Gotkowitz,

Kuenzli, Larson ou Mendieta. Platt, Tristan, Estado boliviano… ; Gotkowitz, Laura, A Revolution for Our

Rights… ; Kuenzli, E. Gabrielle, Acting Inca. National Belonging in Early Twentieth-Century Bolivia, Pittsburgh,

University of Pittsburgh Press, 2013 ; Larson, Brooke, Trials of Nation Making… ; Mendieta Parada, Pilar, Entre

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11 Cadre théorique

L’argument central de la thèse est que les 25 années qui suivent le déclenchement de la guerre du Pacifique sont marquées par une solidification de l’État suivant le développement d’une pensée d’État cohérente au sein de l’élite créole, et que cette solidification de l’État permet l’émergence d’un nationalisme servant à légitimer ce même État. Une telle énonciation rend explicite les concepts clés de notre travail, soit l’État et la nation. Or, s’il est question dans notre recherche de comprendre et donc, en partie, de définir ce que sont la nation et l’État spécifiquement boliviens – pris comme des concepts distincts, mais qui finiront par s’unir –, notre thèse n’implique pas pour autant un questionnement ontologique sur la nature de l’État et de la nation. Pour le bien de notre démarche, nous emprunterons donc à la riche littérature portant sur ces deux concepts les éléments théoriques nécessaires à notre enquête historique. Dans les deux cas, il s’agit d’adopter des modèles hybrides issus du croisement des idées de multiples auteurs aux traditions variées (de Runciman à Bourdieu, en passant par Weber, Tilly ou Gramsci pour l’État ; d’Anderson à Mallon et Lomnitz, en passant par Duara ou Chatterjee pour la nation) afin qu’ils soient opérationnels pour l’étude de l’histoire bolivienne.

Bien qu’il ne s’agisse pas d’un concept concrètement mobilisé dans le cadre de la présente thèse, il nous semble essentiel de présenter également une discussion des enjeux liés à la structure raciale de la société bolivienne. À l’exception du dernier chapitre abordant la question du nationalisme, notre étude cible essentiellement l’élite créole en tant que principal groupe dépositaire du pouvoir au sein de la société. Or, pour comprendre cette position dominante et l’impact qu’elle a sur le développement de l’État et de la nation, il apparaît nécessaire d’en expliciter la place au sein de la structure hiérarchique bolivienne sur la base des catégories, rapports et identités raciales construites en Bolivie.

L’État

L’État est une idée. C’est une manière de penser et d’appréhender le monde (social) qui s’est instituée, dans sa forme moderne, quelque part au Moyen Âge et qui s’est disséminée, presque globalement à l’échelle du monde, à travers les diverses vagues d’échanges, de

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rencontres, de colonisation. L’État est souvent pensé à travers l’amalgame des institutions qui lui sont associées. Mais cette manière de le considérer est non seulement réductrice, ramenant l’État à une bureaucratie, aussi complexe soit-elle, elle est également trompeuse. L’État est en fait, et sans doute plus que tout autre chose, pensée d’État : c’est-à-dire le conditionnement d’un consentement à un certain ordre de pouvoir.

Jouant un peu le jeu de la provocation, le politologue David Runciman pose la question à savoir si l’État n’est pas au fond qu’une simple fiction.18 Runciman suggère que l’État est une association qui ne peut être identifiée à (au sens d’« incarné par ») ses membres, sa constitution, ses pouvoirs ou ses fonctions. « En droit, de telles associations sont connues en tant que fictions. »19 Mais, comme l’écrit le politologue, « […] les États sont, certainement, vrais. »20 De là, nous sommes à même de poser la question : qu’est donc cette fiction ô combien réelle ?

Dans un article maintes fois cité, Michael Mann tente d’expliquer la nature autonome du pouvoir de l’État en rapport à la société civile. Pour se faire, le sociologue part de ce qu’il considère comme « […] l’habileté unique qu’a l’État de fournir une forme d’organisation centralisée territorialement. »21 Ce faisant, il rappelle un élément essentiel de l’aspect concret de la « fiction » qu’est l’État, soit son ancrage territorial. Du même coup, Mann nous entraine vers ce qui est devenue la définition classique de l’État moderne et dont Max Weber avait jeté les bases à la fin des années 1910.22 Charles Tilly synthétise d’ailleurs ainsi cette définition : ce que l’on nomme États (ou comme l’écrit Tilly, États nations) sont « […] des organisations différenciées, relativement centralisées, dont les fonctionnaires revendiquent avec plus ou moins de succès le contrôle des principaux moyens concentrés de contrainte sur la population dans un territoire vaste et continu. »23 Ce sont donc des organisations « différenciées » en ce

sens quelles sont distinctes du foyer ou des groupes de parenté et qu’elles détiennent une

18 Runciman, David, « The Concept of the State: the Sovereignty of a Fiction », dans Skinner, Quentin et Bo

Stråth (dir.), States and Citizens. History, Theory, Prospects, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, pp. 28-38.

19 Runciman, David, « The Concept of the state… », p. 29. 20 Runciman, David, « The Concept of the state… », p. 29.

21 Mann, Michael, « The Autonomous Power of the State: Its Origins, Mechanisms and Results » dans European

Journal of Sociology, Vol. 25, No. 2, Novembre 1984, p. 109.

22 Cette définition wébérienne est d’abord posée lors d’une série de conférences desquelles serait tiré le livre Le

savant et le politique. Weber, Max, Le savant et le politique, Paris, La découverte, 2007 (1959).

23 Tilly, Charles, « La guerre et la construction de l’État en tant que crime organise », dans Politix, Vol. 13, No.

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priorité nette devant les autres organisations d’un territoire donné.24 La caractéristique principale de ces organisations est leur prérogative sur la coercition de la population ou, selon l’expression consacrée, le monopole qu’elles détiennent sur la violence physique légitime (via des appareils comme la police ou l’armée). De cette prime définition découle donc l’idée que l’État serait une entité – la principale entité – régissant les rapports collectifs ou, de manière plus précise, comme l’écrit Charles S. Maier, « […] l’institution à laquelle les communautés humaines ont confié le pouvoir coercitif qu’elles trouvent nécessaire pour la régulation légale de la vie collective. »25

Ce que l’on pourrait appeler la définition wébérienne de l’État a l’avantage, dans un premier temps, de constituer une forme de cadre venant délimiter l’espace d’action de l’État, et dans un deuxième temps, d’expliciter la principale fonction de cette entité au sein des rapports collectifs. Toutefois, elle déconsidère l’expression concrète des activités de l’État. Pour Mann et Tilly, ces activités peuvent être regroupées en quatre catégories. Les deux auteurs s’entendent sur les trois premières, mais divergent en ce qui a trait à la quatrième. Ainsi, globalement, l’État sert à la conduite de la guerre, au maintien de l’ordre à l’intérieur des frontières et à l’impôt (Tilly parle de « prélèvement » tandis que Mann parle de « redistribution économique »).26 Selon Mann, dont la compréhension de cette entité jouie d’un préjugé beaucoup plus favorable que pour Tilly, l’État sert également au maintien des infrastructures de communication, tandis que pour Tilly, la quatrième fonction de l’État est de former l’État lui-même, soit d’éliminer ou neutraliser les rivaux des agents de l’État sur leur propre territoire.27 Qu’on abonde dans le sens d’un auteur ou de l’autre, ces quatre ou cinq fonctions sont « […] nécessaires, soit à la société entière ou à des groupes d’intérêt en son sein. »28 Ces diverses fonctions permettent, d’une part, le maintien d’une souveraineté, d’un

contrôle territorial par l’État, mais elles expliquent, d’autre part, la nécessité de l’encrage territorial et de la centralisation pour qu’existe l’État.29 Ceci dit, ces préceptes omettent deux

24 Tilly, Charles, Coercion, Capital, and European States, AD 990-1990, Cambridge, Basil Blackwell, 1990, p. 1. 25 Maier, Charles S., Leviathan 2.0. Inventing Modern Statehood, Cambridge et Londres, The Belknap Press of

Harvard University Press, 2012, pp. 6-7.

26 Tilly, Charles, « La guerre et la construction de l’État … », pp. 111-112 ; Mann, Michael, « The Autonomous

Power of the State… », pp. 120-121.

27 Tilly, Charles, « La guerre et la construction de l’État … », p. 111 ; Mann, Michael, « The Autonomous Power

of the State… », p. 121.

28 Mann, Michael, « The Autonomous Power of the State… », p. 121. 29 Mann, Michael, « The Autonomous Power of the State… », pp. 134-135.

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éléments importants : comment l’État se constitue-t-il ? comment advient-il ? qu’est-ce qui explique – en dehors de l’usage de la violence physique qui n’est pas ubique, après tout – la capacité qu’il a de se maintenir et de se reproduire ?

L’État a à ce point pénétré l’existence quotidienne des collectivités et des individus – en Occident d’abord, puis ailleurs dans le monde – que l’on a l’impression qu’il a historiquement toujours été présent. Or, l’État moderne tel que nous le connaissons est une invention somme toute récente dont l’origine remonte quelque part au Moyen âge et qui s’est développée et étendue dans les siècles qui ont suivis pour arriver jusqu’à nous.30 L’idée ici n’est toutefois pas d’établir la généalogie de la construction de l’État, mais plutôt de se rappeler qu’il s’agit justement d’une construction, et conséquemment d’extraire les éléments de cette mise en œuvre qui nous éclairent quant aux formes prises subséquemment par l’État. En ce sens, Pierre Bourdieu, dans l’imposant cours qu’il donna au Collège de France sur la question de l’État, souligne cet encrage historique, puis établit le lien entre ce dernier – une certaine genèse de l’État – et les impacts sur la nature subséquente et bien spécifique de cette entité. Il note

[…] qu’il y a un certain nombre d’agents sociaux – parmi lesquels les juristes – qui ont joué un rôle éminent [dans la construction de l’État], en particulier les détenteurs de ce capital de ressources organisationnelles qu’était le droit romain. Ces agents ont construit progressivement cette chose que nous appelons l’État, c’est-à-dire un ensemble de ressources spécifiques autorisant leurs détenteurs à dire ce qui est bien pour le monde social dans son ensemble, à énoncer l’officiel et à prononcer des mots qui sont en fait des ordres, parce qu’ils ont derrière eux la force de l’officiel. La constitution de cette instance s’est accompagnée de la construction de l’État au sens de population comprise dans des frontières.31

Bourdieu souligne ici la double nature de l’État, soit l’État en tant que population inscrite sur un territoire et l’État en tant qu’amalgame d’institutions destinées à définir et imposer les normes régissant la vie collective. Ce faisant, il rejoint certes, par la bande, la définition

30 Tilly fixe le début du développement de l’État moderne aux alentours de 990 ce que corroborent à quelques

décennies près Philip Corrigan et Derek Sayer. Tilly, Charles, Coercion, Capital, and European States…, p. 4. ; Corrigan, Philip et Derek Sayer, The Great Arch…, chapitre 1. Pour une étude qui malgré pratiquement ses 50 ans demeure toujours juste quant aux origines médiévales de l’État moderne, voir Strayer, Joseph R., On the

Medieval Origins of the Modern State, Princeton et Oxford, Princeton University Press, 2005 (1970).

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wébérienne telle que nous l’avons présentée avec les ajouts développés par Mann et Tilly, mais il ouvre une autre dimension extrêmement importante de ce qu’est l’État.

Ainsi, Bourdieu indique que l’État n’est pas simplement une capacité coercitive exprimée à travers le monopole de la violence physique, il est également porteur d’une violence symbolique immense qui est à la base de la création de l’officiel.32 Maier abonde dans le même sens, lorsqu’il suggère que, si les États ont fréquemment été identifiés à la personne qui en exerce la gouverne, ils génèrent toutefois une idéologie permettant l’existence légitime en tant que communauté. À ce sujet Maier écrit, « [l]es États affirment opérer sur la base de lois générales et de normes […], et ces règles sont à la base de la légitimité qu’ils revendiquent – soit le fait qu’ils méritent la loyauté des citoyens et la reconnaissance des étrangers allant au-delà du simple exercice du pouvoir coercitif. »33 On se retrouve dans une certaine logique circulaire, alors que les lois et les règles sont énoncées par l’État lui-même qui les utilisent en retour pour légitimer sa propre existence : l’État crée l’officiel. Ainsi, on peut dire, avec le langage marxiste de Corrigan et Sayer que « [p]lus qu’un processus de contrainte, [l’État] est un processus d’intériorisation par la “basse société” des formes sociales des classes dominantes (la “Société”). »34

Cet aspect de l’État que développent indépendamment Bourdieu et Maier touche en partie à la notion d’hégémonie telle qu’elle s’exprimait chez Gramsci. En termes gramsciens, l’hégémonie émerge de la classique dichotomie entre coercition et consentement. Pour le penseur italien, la domination d’un groupe ou d’une classe sur un autre se manifeste de deux manières, soit par domination/coercition ou bien à travers un leadership moral ou intellectuel. C’est cette deuxième forme qui constitue l’hégémonie. Interprétant Gramsci, Joseph Femia suggère que le contrôle social peut prendre deux formes : l’une agit depuis l’extérieur, via des récompenses ou des châtiments, tandis que l’autre affecte le sujet social intérieurement, en forgeant les convictions personnelles sur le modèle des normes prévalentes. Un tel contrôle social est basé sur l’hégémonie qui, en ce sens, « […] fait référence à un ordre au sein duquel est parlé un langage socio-moral commun, au sein duquel une conception de la réalité est

32 À propos de la violence symbolique, voir Pierre Bourdieu, « Sur le pouvoir symbolique » dans Annales.

Économie, sociétés, civilisations, 1977, vol. 32, no. 3, pp. 405-411.

33 Maier, Charles S., Leviathan 2.0.…, p. 7.

34 L’écuyer, Gabriel, « Chapitre 5 : Derek Sayer », dans Martineau, Jonathan (dir.), Marxisme anglo-saxon :

Figure

Figure 1 :  Statue  d’Eduardo  Abaroa,  symbole  héroïque  de  la  nation,  mort  dans  les  premiers  moments  de  la  guerre du Pacifique (1879-1884)
Figure 2 :  Membres  de  l’armée  aymara  ayant  participé  à  la  guerre  Fédérale  aux  côtés  des  troupes  libérales
Figure 3 :  Aniceto Arce. Photo non datée, probablement au milieu des années 1880.
Tableau I : Présidents de la Bolivie – 1876-1909

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