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Résistance et nouveauté : une interprétation de la défense adornienne de Schönberg

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Université de Montréal

Résistance et nouveauté

Une interprétation de la défense adornienne de Schönberg

par Maxime Fortin-Archambault

Département de Philosophie Faculté des arts et sciences

Mémoire présenté

en vue de l’obtention du grade de Maîtrise en Philosophie

option recherche

24 avril 2019

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Résumé

Ce mémoire s’enracine dans de l’idée dialectique selon laquelle les concepts esthétiques de nouveauté et de résistance sont les deux moments du processus plus général par lequel l’œuvre d’art s’autonomise des normes et exigences externes qui sévissent sur sa production et sa réception. Sur la base de cette idée, nous interrogeons la philosophie de la musique de Adorno. Nous examinons d’abord son travail contenu dans sa posthume Théorie esthétique pour exposer ce que sont, selon lui, une œuvre d’art en général, une œuvre autonome, et ces normes et exigences externes desquelles auxquelles l’œuvre autonome résiste. Nous plongeons ensuite dans les analyses et interprétations que le théoricien critique francfortois propose des musiques de Schönberg et de Stravinsky, notamment dans sa Philosophie de la nouvelle musique, pour y découvrir l’autre penchant de la dialectique qui occupe ce projet : la nouveauté esthétique et son lien avec ces normes et exigences extérieures en tant qu’elles en sont venues à se présenter comme naturelles et essentielles à l’œuvre d’art.

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Abstract

This thesis takes its point of departure in the dialectical idea according to which aesthetic concepts such as “the new” and resistance are both moments of the more general process by which an artwork becomes autonomous from external norms and requirements. Based on this idea, we inquire into Adorno’s philosophy of music. We firstly look at his posthumous Aesthetic

theory in order to expose what are, for him, the work of art in general, the one that is said to be

autonomous, and those external norms and requirements to which the artwork resists. We then take a close look at Adorno’s analyses and interpretations of Schönberg and Stravinsky’s music, such as those contained in his Philosophy of Modern Music, to discover the second moment of the dialectic in which this project is interested : “the new” in his relationship with the external norms and requirements as they have come to present themselves as a part of nature, as something essential to the artworks.

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Table des matières

Résumé ... 2

Abstract ... 3

Table des matières... 4

Remerciements ... 6

1. Introduction ... 7

2. Résistance : la position sociale de l’art ... 14

2.1. Une « définition » de l’art ... 14

2.1.1. Un concept critique ... 14

2.1.2. Le caractère double de l’art ... 17

2.2. L’industrie culturelle ... 19

2.2.1. La production des marchandises culturelles ... 20

2.2.2. La relation entre les individus et les marchandises culturelles ... 23

2.3. L’autonomisation comme résistance à l’hétéronomie ... 28

2.3.1. L’art engagé et l’art pour l’art... 30

2.3.2. L’aporie de l’art autonome ... 34

3. Nouveauté : entre nature et histoire ... 40

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3.2. Nature sonore et histoire compositionnelle... 45

3.2.1. Werkmeister, Bach et la naturalisation du matériau sonore ... 46

3.2.2. Le regard saturnien de Beethoven... 51

3.3. Qu’y a-t-il de nouveau dans la Nouvelle musique ? ... 58

3.3.1. Igor Stravinsky ... 60

3.3.2. Arnold Schönberg ... 71

4. Conclusion ... 81

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Remerciements

Mes premiers remerciements vont à la Spuk, sur laquelle le soleil ne se couche véritablement jamais, pour le support et les parties de ping-pong verbal. Merci au GROS pour le crash course en recherche. À Iain pour l’amitié et la direction. À Gab et Karl pour les lectures et l’écoute. À Firmin pour les pastas, l’hummus et le gros fun. À Nico pour les maths, la logique et les mardis soir. À Will pour les idées et les discussions. À Sam et Thierry pour les bonnes questions. Aux Duss-Holstein pour l’enthousiasme et à Rémi pour le son. Merci à ma mère et à mes sœurs pour les encouragements et tout ce qui d’elles est inconditionnel. Merci, finalement, à Jeanne pour la présence, la patience et la rigueur, pour les rires et pour le grand amour.

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1. I

ntroduction

Quiconque aborde la production intellectuelle de Theodor W. Adorno au sujet de la musique se frappe à maintes difficultés. Déjà, l’ampleur de son érudition musicale — tant théorique que concernant son histoire — est impressionnante. On le sait ancien étudiant d’Alban Berg1, lui-même l’un des protégés d’Arnold Schönberg et membre de la seconde école de Vienne. Il a également étudié, toute sa vie durant, auprès d’Eduard Steuermann, pianiste et interprète d’office des compositions de la seconde école de Vienne2. À l’image de la musique de Schönberg qui, plus « elle donne aux auditeurs, moins elle est complaisante à leur égard3 », Adorno respecte son lecteur « en ne lui faisant aucune concession4 ». À lui de faire preuve de cette « participation active et concentrée5 » exigée de tels objets.

Sa manière de traiter les œuvres d’art (ici musicales) et d’exposer ses analyses comprend elle aussi son ensemble de défis. Une grande part de ceux-ci est redevable de la distance qui sépare une certaine façon académique d’argumenter et celle qu’Adorno a choisi de lui opposer. C’est que « la profession n’accepte de considérer comme philosophique que ce qui revêt la dignité de l’universel, du permanent, et elle ne veut s’occuper des œuvres particulières de l’esprit que dans la mesure où on peut y voir un exemple des catégories universelles6 ». Mais aux yeux

1 « Après ses six mois d’apprentissage à Vienne, Adorno avait pris l’habitude de s’adresser au compositeur en

l’appelant “Cher monsieur et maître” », dans Stefan Müller-Doohm, Adorno, une biographie, trad. par Bernard Lortholary, Paris, Gallimard, 2004 (2003), p. 87.

2 Müller-Doohm, Adorno, une biographie, voir p. 87

3 Theodor W. Adorno, « Arnold Schönberg », in Prismes. Critique de la culture et société, Paris, Payot & Rivages,

2010 (1952), p. 184.

4 Adorno, « Arnold Schönberg », p. 191. 5 Adorno, « Arnold Schönberg », p. 184.

6 Theodor W. Adorno, « L’essai comme forme », in Notees sur la litérature, Paris, Champs essais, 1984 (1958),

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du Francfortois, cette subsomption du particulier sous le général et le permanent est l’un des gestes compulsifs de la pensée en laquelle les sociétés occidentales ont tant confiance, malgré qu’elle soit impliquée dans la reconduction des divers paradoxes qui déterminent l’existence des individus dans ces sociétés : « la terre, entièrement “éclairée” [par la Raison], resplendit sous le signe des calamités triomphant partout7 ». C’est cette idée qu’il nomme, avec Max Horkheimer, la « fongibilité universelle8 », selon laquelle tout sans exception est fongible, unifiable et totalisable grâce à la pensée universalisante et son fantasme du « système dont tout peut être déduit9 ».

Le problème, c’est qu’il y a du reste. En se donnant la possibilité de tout déduire, le système de la Raison oublie, ou s’aveugle quant à « ce à quoi il n’atteint pas, ce qu’exclut son mécanisme d’abstraction, ce qui n’est pas déjà un exemplaire du concept10 ». Tout unifier sous un système, c’est abstraire de ce Tout les soi-disant quantités négligeables, ce qui relève de davantage qu’un seul aspect des phénomènes, et du même coup donner au Tout l’apparence de la fixité et de l’éternité. En 1844, par exemple, Marx relevait qu’un « ouvrier devient d’autant plus pauvre qu’il produit plus de richesses11 ». Pour lui, se vendre à titre de marchandise s’avère tout autant nécessaire que le lien entre son travail et sa perte de « réalité jusqu’à en mourir de faim12 ». La loi universelle de l’échange présumé équitable, sous laquelle se range la relation sociale nommée « salaire » qu’entretient l’ouvrier avec son patron bourgeois, camoufle que cette

7 Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, « Le concept d’“Aufklärung” », in La dialectique de la raison, Paris,

Gallimard, 1974, p. 21.

8 Adorno et Horkheimer, « Le concept d’“Aufklärung” », p. 28. 9 Adorno et Horkheimer, « Le concept d’“Aufklärung” », p. 25.

10 Theodor W. Adorno, Dialectique négative, Paris, Payot & Rivages, 1992, p. 15. 11 Karl Marx, Manuscrits de 1844, Paris, GF-Flammarion, 1996, p. 108.

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équité n’est que présumée et se présente sous le vernis de la nature et de la permanence. L’ouvrier, cependant, n’est pas que marchandise productrice de marchandises à rabais échangée contre un salaire, mais également un être humain aux prises avec des besoins et des envies d’être humain. Or, ce surplus qu’incarne l’ouvrier infirme l’universalité et l’équité présumées de l’échange marchand, tout comme son apparente naturalité. Nous le verrons, ceci est également le cas pour les œuvres d’art. Leur abstraction par le système de la Raison les condamne à n’être considérées qu’à titre de marchandises, fongibles sous le chiffre de leur valeur d’échange — ce qu’elles sont sans conteste, bien entendu, mais pas seulement. Elles peuvent également être critiques des manières automatiques et dites naturelles de produire et de faire l’expérience de l’art.

La philosophie d’Adorno se comprend dès lors comme la tentative « d’avancer au lieu du principe de l’unité et de la toute-puissance du concept souverain, l’idée de ce qui échapperait à l’emprise d’une telle unité13 ». Elle s’inquiète de ces restes qu’il nomme le non-identique. Elle est une pensée de l’antisystème, du modèle et du fragment, mais aussi de l’histoire et de la nouveauté. C’est ce que signale son primat de l’objet vers lequel « se dirige à tâtons » sa « critique développée contre l’identité14 » de tous les particuliers subsumés sous le concept universel et éternel. Ce primat est l’occasion de donner une voix au non-identique, à ce qui ne se laisse pas réduire aux catégories universelles et qui brise avec l’apparence qu’elles vont de soi — tout comme Marx l’a fait en annonçant la « dissolution de l’ordre social actuel15 » qui privait de réalité la classe ouvrière.

13 Adorno, Dialectique négative, p. 8. 14 Adorno, Dialectique négative, p. 146.

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Dans le présent contexte, ce non-identique se retrouvera au sein des objets qu’Adorno nomme œuvres d’art autonomes et qui, étant donnée leur constitution propre, exigent une approche à chaque fois particulière. Ces œuvres sont en effet « des champs de forces, où s’expose le conflit entre la norme prescrite et la voix que ces œuvres cherchent à faire entendre16 », entre l’universel et l’éternel d’une part, et le particulier de l’autre17. Nous avons mentionné, et verrons en détail, que les œuvres d’art à l’époque d’Adorno (comme à la nôtre) sont aux prises avec une norme qui leur est prescrite de l’extérieur par l’industrie culturelle : la loi du profit qui exige que les œuvres d’art soient ainsi, et pas autrement. Or, en tant que la relation des œuvres à cette norme n’est pas de l’ordre d’une simple assimilation, qui veut les interpréter doit « regarder en face les problèmes et les antagonismes impermutables de chaque création en particulier, et là-dessus ne le renseignent aucune théorie générale et aucune histoire18 » de l’art.

Cette approche des œuvres d’art, Adorno l’appelle la critique immanente. Ainsi,

[critiquer] de façon immanente les œuvres de l’esprit, cela veut dire comprendre dans l’analyse de leur forme et de leur sens la contradiction entre leur idée objective et cette prétention [à l’atteindre], et désigner ce que les œuvres elles-mêmes disent de l’état du monde à travers leur consistance et leur inconsistance19.

16 Theodor W. Adorno, « Sans Paradigme », in L’art et les arts, Paris, Desclée de Brouwer, 2002 (1960), p. 30. 17 Peut-être ceci suffira-t-il à réfuter l’idée selon laquelle l’intérêt adornien pour l’œuvre d’art autonome serait de

l’ordre d’un subjectivisme psychologique, ou d’un « refuge narcissique », comme l’exprime Donald B. Kupsit, dans Donald B. Kupsit, « Critical Notes on Adorno's Sociology of Music and Art », The Journal of Aesthetics and

Art Criticism 33, no. 3 (1975) : pp. 321, 322, 324 et 326.

18 Theodor W. Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, trad. par Hans Hildenbrad et Alex Lindenberg, Paris,

Gallimard, 1962 (1958), p. 18.

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La critique immanente des œuvres, autrement dit, confronte « ce qu’elles sont avec leur concept20 » afin de déterminer si elles sont à sa hauteur. En effet, les forces que contiennent les œuvres ne s’accordent pas toutes les unes avec les autres. Certaines tirent l’objet dans une direction plutôt qu’une autre, certaines s’annulent ou encore se contredisent : elles produisent des problèmes qui exigent réflexion et pour lesquels aucun critère préalable n’est disponible, sans quoi on assimilerait simplement ce que l’objet a de non-identique aux catégories universelles et permanentes. Au contraire, chaque configuration de ces forces, chaque objet fournit son propre critère en fonction de ce qu’il tente de dire, de son concept, de son idée objective. Ces problèmes ou antagonismes, les œuvres les présentent parfois avec cohérence, parfois sans. Et lorsque la critique immanente « rencontre des insuffisances, elle ne s’empresse pas de les mettre au compte de l’individu et de sa psychologie, simples masques de l’échec, mais cherche à les déduire de ce qu’il y a d’inconciliable dans les éléments de l’objet21 ».

C’est avec ces présupposés méthodologiques en tête qu’il faut aborder le travail d’Adorno sur des figures de l’histoire de la musique occidentale comme Arnold Schönberg et Igor Stravinsky, travail que le présent mémoire prendra pour objet. C’est que ces présupposés préviennent la réduction de son travail sur la musique à une simple analyse musicale, ou à une musicologie scolaire. En effet, la musicologie « as a scientific discipline is what Adorno challenges22 ». C’est donc plutôt dans l’esprit d’une philosophie antisystématique et

20 Adorno, « L’essai comme forme », p. 23.

21 Adorno, « Critique de la culture et société », p.27.

22 Ronald Weitzman, « An Introduction to Adorno’s Music and Social Criticism », Music & Letters 52, no. 3

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fragmentaire de la musique que nous parcourrons les divers textes du Francfortois en quête d’une interprétation de la défense adornienne de Schönberg.

Cette interprétation se fondera sur une relation conceptuelle qui nous semble structurante de l’approche esthétique de Adorno en général : celle entre la résistance et la nouveauté. En effet, nous verrons que l’œuvre d’art autonome résiste de diverses manières aux catégories universelles qui vont de soi, aux normes qui lui sont prescrites — du canon esthétique auquel elle a jadis dû se conformer à l’exigence de jouer le jeu du profit sur le marché des objets culturels. Résistance se révélera ainsi le nom de la relation qu’entretient l’œuvre d’art spécifiquement autonome avec ces normes issues du contexte social de sa production. Le premier chapitre plongera dans cet enjeu de la pensée esthétique adornienne pour tenter de faire ressortir les diverses tensions qui structurent la relation qu’entretiennent société et art, de même que celles comprises à même le concept d’art et sa relation avec son histoire. Par ailleurs, nous découvrirons que la conception adornienne de la nouveauté est étroitement liée avec cet « aller de soi » des normes (sociales et/ou esthétiques), avec leur caractère naturel. En effet, un objet dit nouveau en est un qui révèle que ce caractère n’est naturel qu’en apparence, qu’il est en fait

seconde nature, ou encore : histoire. C’est de cette idée que partira le second chapitre pour

examiner ce qu’Adorno désigne comme la contradiction dans la musique (occidentale) depuis Bach23, et les réponses respectives de Stravinsky et Schönberg à cette contradiction.

Cela dit, notre pari sera le suivant : résistance et nouveauté sont reliées de manière dialectique. D’un côté, en effet, la résistance aux normes imposées de l’extérieur aux objets d’art

23 Theodor W. Adorno, « Toward an Understanding of Schönberg », in Essays on Music, Berkley and Los Angeles,

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se révélera pour eux l’occasion de produire de l’inouï, du nouveau. De l’autre, comme le révélera le cas de Schönberg, produire de la nouveauté aura pour conséquence d’offrir à ces normes de la résistance, et ce, au prix d’un isolement quasi total des œuvres d’art. Notre espoir est qu’à terme de ces deux chapitres, l’intrication de ces deux concepts apparaîtra clairement, et qu’elle permettra de saisir la fragilité essentielle qu’Adorno diagnostic à toute œuvre d’art autonome et nouvelle, de voir le fil de fer tendu entre vérité et idéologie sur lequel elle arrive, le temps d’un éclair, à se tenir en équilibre.

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2.

Résistance : la position sociale de l’art

2.1. Une « définition » de l’art

2.1.1. Un concept critique

« La définition de ce qu’est l’art est toujours donnée à l’avance par ce qu’il fut autrefois, mais n’est légitimée que par ce qu’il est devenu, ouvert à ce qu’il veut être et pourra bien devenir1 », affirme Adorno dans sa Théorie esthétique. Suivant cette définition à l’étrange apparence, l’art est un phénomène intrinsèquement historique. Il entretient une relation irréductible avec son passé qui est dès lors constitutive de son actualité. Une œuvre particulière est en effet précédée par une pléthore d’autres œuvres dont l’interprétation lui fournit une distinction : celle qui sépare les objets qui sont des œuvres d’art de ceux qui n’en sont pas. Cette distinction repose, par exemple, sur les techniques et thèmes propres aux différents domaines de l’art, sur différentes propositions formelles et divers contenus. La tradition qui la précède est donc, pour l’œuvre particulière, l’occasion de revendiquer son appartenance au concept d’art, d’exprimer ce qui la distingue des objets qui ne sont pas des œuvres d’art.

Cependant, cette revendication d’appartenance au concept d’art n’est pas faite de telle sorte que l’œuvre particulière se conforme strictement à son passé, à la tradition. Ledit concept, suivant la phrase adornienne, est rendu légitime, opérant, ou effectif, par ce qu’il est devenu.

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Mais cet « être-devenu de l’art renvoie son concept à ce qu’il ne contient pas2 », à ce qui lui est extérieur. Autant dire que la distinction entre l’objet d’art et le reste n’est valable que pour autant qu’elle se permet d’être questionnée par ce qu’elle laisse hors des frontières du concept d’art. Certaines œuvres incarnent une telle question en se positionnant de manière polémique à l’égard de cette distinction : elles revendiquent leur participation au concept d’art tout en outrepassant ses frontières. Elles relèvent un problème, une insuffisance à même la définition de l’art fourni par son passé, c’est-à-dire que celles-ci les excluent a priori du domaine de l’art, et du même coup retracent les frontières de son concept, exigeant de l’interprète qu’il se remette au travail. « L’art est [donc] essentiellement constitué de définitions contredisant le caractère définitif de son concept établi par la philosophie de l’art3 ».

La relation qui unit une œuvre particulière à son passé est ainsi essentiellement critique et dialectique : elle opère sa négation déterminée, elle le sursume. Or cette sursomption qui légitime le concept d’art que l’on tient de la tradition reste en outre ouverte au devenir de l’art. C’est qu’en niant la définition préalable du concept d’art, ces œuvres critiques débloquent une série de possibilités de techniques, de thèmes, de propositions formelles et de contenus qui, eux aussi, exigeront du concept qu’il soit nié à nouveau.

Ainsi le pur concept d’art ne constituerait pas la sphère d’un domaine assuré une fois pour toutes, mais ne s’élaborerait à chaque fois dans un équilibre momentané et fragile […] Toute œuvre d’art est un moment ; celle qui est réussie est un équilibre, une stabilisation momentanée du processus tel qu’il se manifeste au regard attentif. Si les œuvres d’art sont des réponses à leur propre question, elles deviennent elles-mêmes, à plus forte raison, des questions4.

2 Adorno, Théorie esthétique, p. 17. 3 Adorno, Théorie esthétique, p. 23. 4 Adorno, Théorie esthétique, p. 22.

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Aucune bonne raison ne nous permet de nous imaginer que le tour est joué une fois pour toutes après qu’une œuvre critique ait réussi à redéfinir le concept d’art, que plus rien ne soit à faire. Au contraire, la nouvelle distinction entre les objets qui sont des œuvres d’art et ceux qui n’en sont pas contiendra, elle aussi, des problèmes, des questions, des insuffisances : les relever et leur répondre est la tâche des œuvres à venir, de ce que l’art pourra bien devenir.

Le travail esthétique d’Adorno s’intéresse à plusieurs de ces œuvres critiques, qu’il nomme aussi œuvres réussies, ou autonomes. À ce titre, la Guernica de Picasso peut nous servir d’exemple. Elle est bel et bien un objet d’art qui entretient des liens avec son passé : ce n’est notamment pas la première toile à prendre pour thème la guerre. Or elle représente ce thème à l’aide de techniques qui vont à l’encontre de beaucoup de paramètres qui, à l’époque, étaient désignés comme ceux qu’une œuvre d’art picturale se doit de respecter : elle demeure représentative — et non abstraite — mais fait preuve d’une « rigoureuse incompatibilité avec le réalisme prescrit5 » que l’on constate autant dans la perspective aplatie que dans les visages déformés, voire défigurés. Plus généralement, Guernica renvoie l’art pictural à ce qu’il ne contenait pas jadis, soit un ensemble de possibilités techniques qui feront l’apanage du mouvement cubiste. Or ce sont là les possibilités techniques qui répondent à l’insuffisance que cette toile relève : la technique réaliste ne lui permet pas de présenter l’atrocité de la guerre qui l’occupe. Grâce à sa « construction inhumaine, [elle acquiert] cette expression qui accuse son caractère de protestation sociale en excluant l’ambiguïté qui s’attache à toute approche contemplative6 » de la réalité. Impensable sans la longue histoire qui la précède, Guernica n’est

5 Adorno, Théorie esthétique, p. 328. 6 Adorno, Théorie esthétique, p. 328.

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cependant un objet d’art plutôt qu’un simple objet banal parce qu’elle contredit ce qui était attendu d’elle pour exprimer ce qu’elle a à exprimer. « Incontestablement, les œuvres d’art ne sont […] devenues telles qu’en niant leur origine7 » qui nuisait à leur développement immanent, à leur expression propre.

2.1.2. Le caractère double de l’art

Cette tension entre l’œuvre d’art particulière et la loi de son mouvement d’une part, et le concept d’art distinguant les œuvres des objets banaux d’autre part, représente l’un des deux versants de ce qu’Adorno appelle le caractère double de l’art :

Le double caractère de l’art comme élément qui se distingue de la réalité empirique et en même temps du contexte de son efficience sociale, qui se distingue de la réalité empirique et de l’effet social tout en en faisant partie, apparaît immédiatement dans les phénomènes esthétiques. Ceux-ci sont les deux : esthétiques et faits soCeux-ciaux.8

Les redéfinitions de son concept ont autrement dit à voir aussi bien avec les pratiques proprement esthétiques que les transformations de ses rapports avec la société ; « aussi bien [avec] l’évolution intra-technique que la position de l’art au sein d’une progressive sécularisation9 ». Si, donc, une œuvre d’art comme Guernica nie les manières de faire de l’art jusqu’à son époque, si elle est critique du contexte esthétique qui est le sien, elle l’est aussi de la société. C’est qu’en effet, « dans [son] matériau, il y a de l’histoire qui s’est sédimentée10 ». Et cette histoire, elle est autant celle de la mise en relation des éléments esthétiques d’un type

7 Adorno, Théorie esthétique, p. 18. 8 Adorno, Théorie esthétique, p. 348. 9 Adorno, Théorie esthétique, p. 18. 10 Adorno, « Sans Paradigme », p. 38.

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d’art (les couleurs en peinture, les sons en musique, les mots en poésie) que celle des négociations du rapport entre l’art et la société, qui n’a cessé de se transformer.

Pensons au théâtre et à la poésie autour desquels s’organisait la vie civile en Grèce antique, ou encore à l’art religieux, des œuvres picturales symbolisant des scènes de la Bible aux chants choraux pour la messe. Ces deux exemples d’époques différentes montrent, en dernière analyse, que l’art revêtait autrefois un rôle actif et participatif à l’organisation sociale grâce à une certaine fonction que Walter Benjamin appelait rituelle ou cultuelle11. La part esthétique des œuvres d’art était, pour ainsi dire, directement impliquée dans leur socialité. Mais, ceci n’est vrai que pour l’époque qui précède l’émancipation du sujet bourgeois. Avant celle-ci, « l’art était incontestablement, et dans un certain sens, plus directement quelque chose de social qu’il ne le fut par la suite12 ». Ce qu’il gagne à travers la reconfiguration bourgeoise de la société, c’est une renégociation de son rapport à celle-ci. Son double caractère se transforme pour permettre à sa part esthétique de se distinguer de son implication directe dans l’organisation sociale et revendiquer une certaine autonomie esthétique.

Provisoirement, le concept d’autonomie esthétique comprend cet être-devenu spécifique de l’art qui s’est extirpé d’une participation stricte à l’organisation sociale pour se construire sur la base de ce que nous avons appelé la « loi de son mouvement13 ». Il conviendrait donc mieux de parler de l’autonomie artistique comme d’une autonomisation de la définition que l’histoire sociale et esthétique lui a donnée, qui passe par la distinction entre l’actuel et le désuet dans le

11 Walter Benjamin, « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », in Œuvres, III, Paris, Gallimard,

2000, voir p. 280.

12 Adorno, Théorie esthétique, p. 311. 13 Adorno, Théorie esthétique, p. 18.

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matériau. Voilà qui explique que pour chaque nouvelle œuvre d’art, cette tâche soit à refaire. L’autonomie artistique n’est jamais gagnée, elle doit à chaque fois se réaliser. Mais qu’en est-il des objets qui échoueraient à la dure tâche d’ainsi s’autonomiser ? Et ceux qui y arrivent sont-ils complètement autonomes de la société ? Comprendre le concept adornien d’autonomie esthétique exige de le confronter à son opposé : l’art hétéronome. Son visage principal, à l’époque de Adorno comme aujourd’hui, est celui de la production industrielle des objets d’art (Kulturindustrie).

2.2. L’industrie culturelle

Le concept d’industrie culturelle mérite d’emblée une précision. Il peut être compris sous au moins deux aspects. En allemand, le mot Kultur signifie à la fois ce que l’on entend en français par culture — disons, le contexte très concret et ponctuel de production et de diffusion des objets d’art et de divertissement — et à la fois la civilisation. Ce second sens, plus général, englobe par exemple des manières d’organiser les rapports sociaux, de parler, de réfléchir et de faire qui sont potentiellement durables et, donc, desquelles il est possible d’hériter. Ainsi parle-t-on des grandes civilisations en référant à la Grèce ou à l’Égypte antiques auxquelles nous avons accès grâce à leurs artéfacts, par exemple. L’analyse du mode de production et de diffusion des objets à l’ère de l’industrie culturelle que proposent Adorno et Horkheimer dans

Dialectique de la raison utilise les deux sens du terme. On doit donc comprendre cette industrie

à la fois comme l’organe social restreint, producteur et diffuseur de ces biens culturels et comme la logique générale de production et de diffusion d’idées et de comportements qui font l’esprit (Geist) de notre temps.

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2.2.1. La production des marchandises culturelles

Cet esprit a ceci de particulier historiquement que sa manière de produire les biens culturels « confère à tout un air de ressemblance. Le film, la radio et les magazines constituent un système. Chaque secteur est uniformisé et tous les sont les uns par rapport aux autres14 ». Cette standardisation des objets culturels s’explique par le fait que l’industrie culturelle produit, comme toute autre industrie, de la marchandise. « L’ensemble de la vie musicale contemporaine [, par exemple,] est dominé par la forme de la marchandise15 ». Cette forme est celle qui décrit la manière capitaliste d’organiser la production de tout objet « qui satisfait, grâce à ses qualités propres, des besoins humains d’une espèce quelconque16 ». La marchandise a en effet ce que la pensée marxienne nomme une valeur d’usage : elle est utile, elle sert à combler un besoin. Or, dans le contexte de l’économie capitaliste, cette valeur est couplée d’une seconde : la valeur d’échange qui, elle, est réglée par la quantité de travail requise pour produire une marchandise particulière. Mais une confusion sociale quant à l’origine de cette valeur d’échange la rend énigmatique. Elle acquiert un caractère fétiche dont Karl Marx propose la description suivante : « elle renvoie aux hommes l’image des caractères sociaux de leur propre travail comme des caractères objectifs des produits du travail eux-mêmes, comme des qualités sociales que ces choses posséderaient par nature17 ». Pour les individus dont le travail produit des marchandises, celles-ci apparaissent comme détenant en leur essence ce qui appartient plutôt à leur ouvrage.

14 Adorno et Horkheimer, « La production industrielle de biens culturels », p. 129.

15 Theodor W. Adorno, Le Caractère fétiche dans la musique et la régression de l’écoute, Paris, Allia, 2016

(1938-56), p. 27.

16 Karl Marx, Le Capital, Paris, Presses Universitaires de France, 2015, p. 39. 17 Marx, Le Capital, p. 82.

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La valeur d’échange semble ainsi être le propre de la marchandise. Dit autrement, la marchandise se présente comme par nature faite pour être échangée bien que sa valeur dans l’échange provienne du travail humain. Pour le détenteur du capital investi dans la production des marchandises, cependant, c’est l’occasion de faire du profit. Armé de son capital, cet individu peut se procurer des marchandises (par l’achat ou la production), puis les revendre plus cher que ce qu’il lui en a coûté pour les obtenir18.

C’est en tant que marchandise, avons-nous dit, que les objets d’art sont standardisés. « Le film et la radio [, par exemple,] n’ont plus besoin de se faire passer pour de l’art. Ils ne sont plus que business : c’est là leur vérité et leur idéologie qu’ils utilisent pour légitimer la camelote qu’ils produisent délibérément19 ». Or ce business, à travers ses technologies et techniques productives propres, sacrifie « tout ce qui faisait la différence entre la logique de l’œuvre et celle du système social20 ». Lorsqu’industrialisée, la production de biens culturels ne peut en effet plus se distinguer de la production de marchandises en général. L’art se voit ainsi dénué de la possibilité d’être produit sur la base de ce que l’on a appelé plus tôt « la loi de son mouvement » pour être assujetti à la loi sociale générale de l’échange en vue du profit du capital.

Ceci se constate notamment à travers « le style de l’industrie culturelle21 » qui s’avère n’être que la négation du style en général. Subordonnée à la logique marchande, la production culturelle abolit la possibilité d’un style substantiel qu’Adorno définit comme la « réconciliation

18 Marx, Le Capital, voir Chapitre IV Transformation de l’argent en capital, section 1. La formule générale du

capital, pp. 165-175.

19 Adorno et Horkheimer, « La production industrielle de biens culturels », p. 130. 20 Adorno et Horkheimer, « La production industrielle de biens culturels », p. 130. 21 Adorno et Horkheimer, « La production industrielle de biens culturels », p. 138.

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du général et du particulier, de la règle et des exigences spécifiques de l’objet22 ». Ce style substantiel serait ainsi caractéristique d’un objet qui produirait sa règle (qu’elle soit partagée par différents objets ou non) à partir de la dynamique interne à son matériau — disons-le, un objet d’art autonome. Dans cette mesure, le style est un concept qui convient à l’objet particulier en tant qu’il produit de lui-même la loi de son mouvement, et non à une classe d’objets qui répondent à un même critère. La forme marchandise abolit pour sa part toute tension entre ces deux opposés : la règle générale de l’échangeabilité en vue du profit est immédiatement l’exigence spécifique de l’objet culturel particulier. C’est là la signification de la standardisation des objets d’art et de leur production en série : « les extrêmes qui se touchent sont devenus tristement identiques, le général peut remplacer le particulier et vice versa23 ». Malgré qu’ils apparaissent comme « différenciés automatiquement, [ils] sont finalement toujours les mêmes24 ».

C’est même sur la base de cette loi de l’échangeabilité que sont défendus et justifiés les objets culturels produits par l’industrie. « Le critère universel de [leur] valeur réside dans la dose de tape-à-l’œil, d’investissements dont on fait étalage25 ». Les films, séries, documentaires, chansons radiodiffusées, et que sais-je encore, sont donc produits, reproduits et diffusés en fonction de la facilité à laquelle ils se laissent vendre, du point auquel ils se prêtent au jeu de l’échange marchand. Il s’ensuit que, comme le critère des œuvres est leur échangeabilité, que la production même de ces objets dépend d’à quel point ils seront échangeables, « tel est le contenu

22 Adorno et Horkheimer, « La production industrielle de biens culturels », p. 138. 23 Adorno et Horkheimer, « La production industrielle de biens culturels », p. 139. 24 Adorno et Horkheimer, « La production industrielle de biens culturels », p. 132. 25 Adorno et Horkheimer, « La production industrielle de biens culturels », p. 133.

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réel de tous les films [, séries, etc.], quelle que soit l’intrigue choisie par la direction de la production26 ». L’industrie culturelle en est donc une de la production d’objets sur la base d’un critère qui leur est hétéronome, qui réduit l’être-devenu de l’art au devenir du processus de production. Une œuvre dont le contenu ne serait au contraire pas le capital ne serait simplement pas produite par l’industrie, ou du moins s’inscrirait en porte-à-faux avec elle.

2.2.2. La relation entre les individus et les marchandises

culturelles

Selon Adorno, la contribution de l’individu nécessaire pour qu’il interprète son expérience de tels objets d’art hétéronomes est nulle. Leur réception semble en effet pouvoir se passer de tout travail réflexif critique, à la différence de la relation des individus aux œuvres d’art réussies qui, elles, exigent du travail d’interprétation. Au sujet de cette expérience qu’il faut interpréter, Adorno et Horkheimer soulignent, à titre d’exemple, que le

formalisme kantien attendait encore une contribution de l’individu à qui l’on avait appris à prendre les concepts fondamentaux pour référence aux multiples expériences des sens ; mais l’industrie a privé l’individu de sa fonction. Le premier service que l’industrie apporte au client est de tout schématiser pour lui27.

Les biens culturels sont construits pour être immédiatement compréhensibles ; pour éviter que les individus n’entrent en relation critique avec leur expérience, qu’ils ne se questionnent.

26 Adorno et Horkheimer, « La production industrielle de biens culturels », p. 133. 27 Adorno et Horkheimer, « La production industrielle de biens culturels », p. 133.

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Les attaques d’Adorno à l’égard des « critiques de la culture » prennent ici tout leur sens : ceux-ci feignent détenir la carte qui permettrait de s’orienter dans ce monde par ailleurs rendu intégralement identique par l’industrie et guident « le public sur le marché des produits de l’esprit28 ». Ces « agents du commerce » sont solidaires de cette manière standardisée de produire les objets d’art. Ils participent à structurer la réception des œuvres marchandises. À travers ces agents, intermédiaires entre les producteurs et le public, l’industrie culturelle assure ainsi sa reproduction telle quelle. Elle détruit « ce qui en elle dépasse l’immanence totale dans la société existante et ne laissent subsister que ce qui y remplit une fonction univoque29 » : être échangé. Leur contribution à la sphère de la réception des biens culturels se constate par exemple dans les étiquettes que l’on attribue aux différents genres et sous-genres d’objets culturels –

Alternative metal, Black metal, Crust punk etc. Celles-ci ne sont rien d’autre que l’illusion de la

différence des produits et l’occasion pour les critiques d’indiquer le Nord au public. Ceci facilite la consommation des biens culturels puisque tout le travail est déjà fait. L’individu n’a qu’à les ingérer passivement, sans que son attention ne soit requise. « La musique jouée au café-concert ou, comme en Amérique, transmise par téléphone aux clients des restaurants [, par exemple,] a besoin de l’inattention de l’auditeur pour remplir sa fonction30 ».

C’est là le signe « d’une régression de l’écoute31 » en musique, ou plus généralement d’une privation de l’« expérience de l’objet32 ». Le public se voit refusée la possibilité de percevoir l’indifférenciation entre la marchandise culturelle particulière et le diktat général de

28 Adorno, « Critique de la culture et société », p. 8. 29 Adorno, « Critique de la culture et société », p. 17. 30 Adorno, Théorie esthétique, p. 348.

31 Adorno, Le Caractère fétiche dans la musique et la régression de l’écoute, p. 48. 32 Adorno, « Critique de la culture et société », p. 29.

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l’échange puisque l’industrie culturelle ne nécessite ni n’offre l’occasion de s’exercer à cette tâche. Comme ses objets ne posent pas de problème, ou de question qui mériteraient d’être examinés, l’individu pas plus appris à reconnaître qu’une question lui est posée qu’à lui répondre. Il est au contraire sans relâche assailli par des objets « désespérément semblables les uns aux autres, à l’exception de quelques détails33 ». Incapable d’être « appréciées » autrement que par l’inattention, de telles œuvres ne peuvent que se plier aux règles du jeu.

L’industrie culturelle est donc, à proprement parler, l’industrie du divertissement des masses. Elle « exerce son pouvoir sur les consommateurs par l’intermédiaire de l’amusement34 », pouvoir qui lui permet de « marquer les sens des hommes de leur sortie de l’usine, le soir, jusqu’à leur arrivée à l’horloge de pointage, le lendemain matin, du sceau du travail à la chaîne qu’ils doivent assurer eux-mêmes durant la journée35 ». En effet, et c’est là l’un des arguments les plus célèbres de l’École de Francfort, dans le contexte du capitalisme tardif,

l’amusement est le prolongement du travail. Il est recherché par celui qui veut échapper au processus du travail automatisé pour être de nouveau en mesure de l’affronter. Mais l’automatisation a pris en même temps un tel pouvoir sur l’homme durant son temps libre, et sur son bonheur, elle détermine si profondément la fabrication des produits servant au divertissement que cet homme ne peut plus appréhender autre chose que la copie, la reproduction du travail lui-même. Le prétendu contenu n’est plus qu’une façade défraîchie ; ce qui s’imprime dans l’esprit de l’homme, c’est la succession automatique d’opérations standardisées. Le seul moyen de se soustraire à ce qui se passe à l’usine et au bureau est de s’y adapter durant les heures de loisir.36

33 Adorno, Le Caractère fétiche dans la musique et la régression de l’écoute, p. 54. 34 Adorno et Horkheimer, « La production industrielle de biens culturels », p. 145. 35 Adorno et Horkheimer, « La production industrielle de biens culturels », p. 140. 36 Adorno et Horkheimer, « La production industrielle de biens culturels », pp. 145-146.

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Les marchandises que produit l’industrie culturelle contribuent d’une part à rendre plus tolérables la journée de travail et la cadence à laquelle elle succède à la précédente, mais d’autre part à imprégner l’esprit des êtres humains de la seule image de la logique de l’échange capitaliste. Rien d’autre n’est toléré par l’industrie, que l’intégration du travail et de l’amusement alimentée par « l’hostilité — qui lui est inhérente — envers ce qui serait plus que lui37 ». Comme l’exprime très clairement Erica Weitzman, « as elsewhere in Adorno’s writings, ‘fun’ [l’amusement] is not even pleasure, but the simulacrum of pleasure, a temporary release which enables the enjoying subject to forget the forces of domination and unfreedom to which he or she is actually in thrall38 ».

Autrement dit, le pouvoir de l’industrie culturelle sur les individus « vient de ce qu’elle s’identifie au besoin produit39 » par leurs conditions d’existence qui exigent de pouvoir s’en échapper temporairement dans le loisir plaisant. Cette organisation des choses économico-sociales nécessite de bombarder le consommateur d’options pour combler ce besoin, ou ce qui revient au même, « de ne lui donner à aucun instant l’occasion de pressentir une possibilité de résister40 ». Ces options, des marchandises, et donc des objets dotés de valeurs d’usage et d’échange, sont ce qui opère l’intégration du divertissement et du travail. C’est là l’explication adornienne de ce que Marx appelait leur caractère fétiche : « la pure valeur d’usage dont les marchandises culturelles doivent entretenir l’illusion dans notre société de part en part capitaliste est désormais remplacée par la pure valeur d’échange, qui, tout en restant elle-même,

37 Adorno et Horkheimer, « La production industrielle de biens culturels », p. 145.

38 Erica Weitzman, « No “Fun” : Aporias of Pleasure in Adorno's "Aesthetic Theory" », The German Quarterly 81,

no. 2 (2008): p. 186.

39 Adorno et Horkheimer, « La production industrielle de biens culturels », p. 145. 40 Adorno et Horkheimer, « La production industrielle de biens culturels », p. 150.

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assure spécieusement la fonction de la valeur d’usage41 ». Les marchandises comblent le besoin du loisir par le biais de leur échangeabilité, de leur complicité au maintien du système capitaliste. En simulant la répétition mécanique qui ponctue les gestes des travailleurs à l’ouvrage, elles s’assimilent directement au travail en le rendant possible à nouveau, de jour en jour. En retour, ce besoin du « consommateur devient l’alibi de l’industrie du divertissement42 », le principe sur la base duquel elle justifie sa production. Le succès d’une œuvre n’est donc pas issu de sa propre dynamique ou même de l’intention auctoriale. Plutôt, « il a été programmé à l’avance par la volonté des éditeurs, des magnats du cinéma parlant et des seigneurs de la radio43 » qui choisissent quels objets produire et diffuser sur la base de l’efficacité à laquelle ils sont échangeables parce qu’identifiés aux besoins des consommateurs.

Ce portrait dépeint l’industrie culturelle comme le signe et l’agent de l’intégration systématique du monde en général, et pas seulement les objets d’art, à la logique de l’échange marchand. Produit par l’industrie culturelle, le monde est cerné par une clôture à laquelle on attribue « ce qui donne sens ». Comme à tout le reste, ceci dicte à l’art « une structure solide, qui lui donne le canon du juste et du faux44 ». Répétons-le : ce canon, ce critère hétéronome de la production de l’art, est l’échange en vue du profit du capital. Est ainsi perdue de vue « que la qualité esthétique est le résultat de deux forces : de l’exigence spécifique de chaque configuration singulière et de l’unité extensive du style auquel elles appartiennent45 ». Autrement dit, nous avons vu que ce qui fait d’un objet d’art une œuvre de qualité, digne

41 Adorno, Le Caractère fétiche dans la musique et la régression de l’écoute, p. 30. 42 Adorno et Horkheimer, « La production industrielle de biens culturels », p. 167. 43 Adorno, Le Caractère fétiche dans la musique et la régression de l’écoute, pp. 22-23. 44 Adorno, « Sans Paradigme », p. 27.

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d’intérêt, c’est sa manière, à travers la loi de son mouvement, de faire travailler le concept d’art auquel elle se rapporte. Or l’industrie culturelle « confond les canaux du style, les voies frayées qu’on peut suivre sans trop d’effort, avec la chose même, c’est-à-dire la réalisation de son objectivité spécifique46 », de sa logique propre. La conséquence, « c’est l’exclusion de toute nouveauté. La machine tourne sur place. Alors qu’elle est déjà arrivée au point de déterminer la consommation, elle écarte comme un risque inutile tout ce qui n’a pas encore été expérimenté47 ». En bâillonnant l’élément de nouveauté que requiert le concept d’art, elle

contrevient à sa « définition » qui implique essentiellement la redéfinition toujours possible du concept.

2.3. L’autonomisation comme résistance à l’hétéronomie

Malgré tout, les marchandises culturelles apparaissent comme « des figures autonomes, douées d’une vie propre48 ». Une marchandise culturelle est bel et bien un objet déterminé par la loi du capital. Nous l’avons vu, « le social et l’économique interviennent directement dans la production artistique49 », ce qui a pour effet de standardiser les objets d’art desquels on peut faire l’expérience. Mais ils ne laissent pas voir cette intervention. L’autonomie contrefaite qu’ils présentent — leur « cachet » ou leur « caractère original » — est redevable du mirage que crée la forme de la marchandise en apparaissant comme détenant en soi sa valeur d’échange, qui appartient plutôt à l’humain impliqué dans sa production. Elle est comme un masque qui

46 Adorno, « Sans Paradigme », p. 30.

47 Adorno et Horkheimer, « La production industrielle de biens culturels », p. 143. 48 Marx, Le Capital, p. 83.

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camoufle leur réel visage : ils sont imprégnés de la logique de l’échange marchand et la justifient. Conformément au caractère double de l’art, donc, l’art hétéronome est, lui aussi, les deux : autonome et fait social. Mais, l’illusion de l’autonomie cache qu’à titre de fait social, il collabore et se conforme à la réalité sociale existante.

Mais ne soyons pas dupes : il serait vain de revendiquer que les objets d’art réellement autonomes qu’ont produits Celan, Kafka, Beckett et Schönberg, par exemple, ne sont pas des marchandises culturelles. C’est, après tout, le « monde entier [qui] est contrait de passer dans le filtre de l’industrie culturelle50 »… Cependant, leur caractère autonome ne peut pas être décrit comme celui des biens culturels puisqu’ils sont des exemples, croit Adorno, du processus d’autonomisation décrit plus tôt. C’est-à-dire que leur part esthétique ne consent pas à être réduite à une quelconque fonction sociale. Les œuvres de ces artistes, affirme l’auteur, résistent à l’hétéronomie, en l’occurrence la loi de l’échange marchand. À nouveau, exposer ce que signifie cette résistance exige de suivre le chemin que fraye Adorno entre deux types d’œuvres d’art qui tentent de résoudre le problème de leur relation à la société — relation qui, aujourd’hui, tend à les réduire au bien d’échange. C’est là un chemin sinueux puisque, malgré leurs intentions, l’art engagé et l’art pour l’art, échouent à barrer la route à leur marchandisation.

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2.3.1. L’art engagé et l’art pour l’art

On trouve, dans la critique célèbre que le Francfortois sert à son ami et collègue Benjamin au sujet de son texte sur la reproductibilité technique des œuvres d’art, un portrait de ce chemin sinueux. En 1939, celui-là écrivait :

Au temps d’Homère, l’humanité s’offrait en spectacle aux dieux de l’Olympe ; c’est à elle-même, aujourd’hui, qu’elle s’offre en spectacle. Elle s’est suffisamment aliénée à elle-même pour être capable de vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de tout premier ordre.

Voilà l’esthétisation de la politique que pratique le fascisme. Le communisme y répond par la politisation de l’art.51

Aujourd’hui bien connu et largement étudié52, son travail polémique à l’égard du fascisme de son époque lui a permis de relier avec son esthétisation de la politique les thèses sur l’autonomie artistique défendue par l’art pour l’art. Ce mouvement de la seconde moitié du XIXe siècle s’est élevé contre la conséquence de la progressive sécularisation des pratiques et objets artistiques : la marchandisation de l’art — culminant dans l’industrie culturelle. En réaction, il prétend que l’art n’appartient plus à la société, qu’il s’en est extirpée totalement et se positionne maintenant à l’extérieur de ses frontières, sans attache aucune. Cette autonomie, ce positionnement de l’œuvre d’art « à l’extérieur » de la société et de son histoire l’investirait du mystère de la création géniale, intemporelle, universelle, et exigerait que l’on s’y rapporte sur l’unique mode de la jouissance.

51 Benjamin, « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », p. 316.

52 Voir, par exemple, Jacques-Olivier Bégot, « L’antinomie de l’autonomie », Archives de Philosophie 80 (2017),

George Markus, « Benjamin’s Critique of Aesthetic Autonomy », in Walter Benjamin and the Architecture of

Modernity, Melbourne, re.press, 2009, ou encore Espen Hammer, Adorno and the Political, New York, Routledge,

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Benjamin défend, contre cette idée d’une « œuvre pure se suffisant à elle-même53 », une compréhension de l’art politisé très inspirée de celle réaliste communiste de Brecht54. Selon celle-ci, l’art reproduit technologiquement offre la possibilité de freiner la dérive fascisante que Benjamin impute à l’autonomie artistique comme il la décrit. Un nouveau rapport au monde rendu possible par les « chocs » que le cinéma inflige aux masses, par exemple, ouvrirait « un champ d’action immense et que nous ne soupçonnions pas55 ». Idem pour la photographie qui rendrait la réalité claire pour le spectateur56, l’éveillant aux contradictions qui marquent son quotidien. C’est que ces nouvelles technologies sonnent véritablement le glas du caractère magique des œuvres57 et les transforment en « pièces à conviction pour le procès de l’histoire58 ». L’art, suivant cette théorie, ne peut plus être autonome : il doit contribuer, à titre de fait social influencé par les forces de production et de reproduction artistiques — et, plus largement, sociales — à l’avènement d’un monde meilleur, exempt de domination.

Or, dans les deux cas « the art work is potentially reduced to a means for achieving a political end59 ». L’exemple du fascisme le montre bien au sujet de l’autonomie esthétique que défend l’art pour l’art : bien qu’elle prétende s’être extirpée de toute attache sociale, elle aurait permis d’ériger en œuvre d’art la violence dont l’organisation sociale fasciste était empreinte

53 Adorno, Théorie esthétique, p. 314.

54 Voir Hammer, Adorno and the Political, voir p. 123, et Walter Benjamin, Écrits français, Paris, Gallimard, 1991,

voir p. 171, 175 et 176.

55 Benjamin, « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », p. 305.

56 « Chez Atget les photographies commencent à devenir des pièces à conviction pour le procès de l’histoire. C’est

en cela que réside leur secrète signification politique. Elles en appellent déjà à un regard déterminé. Elles ne se prêtent plus à une contemplation détachée. » dans Benjamin, « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », p. 286.

57 Benjamin, « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », voir pp. 306-307. 58 Benjamin, « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », p. 286.

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« by staging the social body as an organic, self-enclosed work of art »60, « as manifested in works such as Marinetti’s Manifesto of Futurism, or Jünger’s theory of total Mobilmachung in The

Worker61 ». Pour l’art engagé, cette subordination à un but politique se trouve dans sa tentative de produire une conscience sociale critique par le biais de la communication d’un message revendicateur à laquelle contribueraient les possibilités techniques de reproduction qui intéressent Benjamin. Bref, une chose unit les deux pôles structurants du texte de Benjamin : l’art revêt une fonction sociale, il sert à combler un besoin humain quelconque ; il a une valeur d’usage.

C’est ici qu’Adorno insère son levier critique : en ce qui concerne l’art à l’époque de sa production industrielle, qui dit valeur d’usage dit en fait valeur d’échange. En revêtant ainsi une fonction, l’art succombe à la logique totalisante de l’échange en vue du profit. Benjamin se méprend donc sur la réelle fonction de l’art engagé. Il s’aveugle aux possibilités répressives que recèlent le cinéma et la photographie en se méprenant sur la relation qui unit le spectateur à l’œuvre d’art. Celle-ci est surinvesti d’immédiateté, comme si le simple fait d’être assailli d’images ou de sons permettait l’éveil du spectateur plutôt, comme nous l’avons déjà vu, que de contribuer à son apprivoisement et à mater sa possible révolte contre la violence de son

60 Hammer, Adorno and the Political, p. 127.

61 Hammer, Adorno and the Political, p. 123. Des œuvres de ce type, craint Benjamin, contribuent à « l’élaboration

des faits dans un sens fasciste » (Benjamin, « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », pp. 270-271.) en usant les concepts esthétiques dérivés de l’autonomie de l’œuvre telle que comprise par l’art pour l’art – « créativité, empathie, intemporalité, re-création, participation, illusion, et jouissance » (Walter Benjamin, « Histoire littéraire et science de la littérature », in Œuvre II, Paris, Gallimard, 2000, p. 278.) – pour décrire et justifier la guerre, par exemple. À propos de Guerres et Guerriers, l’ouvrage collectif que Jünger a dirigé, Benjamin pose en effet le diagnostic suivant : « Cette nouvelle théorie de la guerre, qui porte au front la marque de son origine la plus furieusement décadente, n’est rien d’autre qu’une transposition débridée des thèses de l’art pour l’art au domaine de la guerre » (Walter Benjamin, « Théories du fascisme allemand », in Œuvres II, Paris, Gallimard, 2000, p. 201.).

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rythme de travail. Dans le contexte de l’industrie culturelle duquel l’art engagé n’a pas les moyens de s’extirper — il a renoncé à toute prétention à l’autonomie — la véritable fonction d’un bien culturel n’est pas à trouver dans son intrigue ou dans son message, mais bien dans son échangeabilité. Autrement dit, l’œuvre engagée « a le droit de survivre à condition de s’intégrer62 » à la logique de l’échange marchand, ce qu’elle fait en acceptant de revêtir la fonction sociale de la revendication, sous laquelle se camoufle en fait la fétiche forme de la marchandise.

En ce qui concerne l’alternative que représente l’art pour l’art et son rejet de son caractère de fait social, Adorno montre avec justesse que le problème réside dans sa mécompréhension du concept d’autonomie esthétique. « Elle se trompe sur le monde des marchandises parce qu’elle le met entre parenthèses ; elle est ainsi qualifiée comme marchandise63 ». Rappelons-nous ce qu’en disait Marx : la marchandise est dotée d’un caractère fétiche en ce qu’elle apparaît comme ne relevant pas du travail de l’individu qui la produit, mais détenant en elle-même ses qualités propres. Elle met entre parenthèses le monde de la production des marchandises et rapatrie en son essence le fruit du travail des individus. L’autonomie avec laquelle la marchandise (culturelle ou non) se présente à nous est ainsi en tout point identique à celle que l’art pour l’art scande haut et fort. Leur fétichisme est le même : il se trouve dans « la notion d’œuvre pure se suffisant à elle-même64 » et dans celle de « figures autonomes, douées d’une vie propre65 » oublieuses qu’elles sont les « produits du travail social66 ».

62 Adorno et Horkheimer, « La production industrielle de biens culturels », p. 140. 63 Adorno, Théorie esthétique, p. 328.

64 Adorno, Théorie esthétique, p. 314. 65 Marx, Le Capital, p. 83.

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2.3.2. L’aporie de l’art autonome

Emotion is for simple folk; art should be arcane67.

La résistance à l’hétéronomie (de la loi de l’échange marchand), donc, ne se trouve ni dans un art qui ne serait que fait social ni dans un art qui serait toute autonomie : ces deux options reviennent, en dernière analyse, au même et laissent l’hétéronomie les engloutir. Afin de ménager un espace qui soit compréhensif de ces œuvres qui arrivent à résister, Adorno décrit plutôt les pans du caractère double de l’art comme les deux moments d’une relation dialectique. C’est là l’occasion de déterminer l’autonomie artistique autrement que par l’importation de l’autonomie fétiche de la forme de la marchandise, et de comprendre la factualité sociale de l’œuvre autrement que par sa communication d’un message. Ainsi,

l’art n’est social ni à cause du mode de sa production dans lequel se concentre la dialectique des forces productives et des rapports de production ni par l’origine sociale de son contenu thématique. Il le devient beaucoup plus par la position antagoniste qu’il adopte vis-à-vis de la société, et il n’occupe cette position qu’en tant qu’art autonome. En se cristallisant comme chose spécifique en soi au lieu de se conformer aux normes sociales existantes et de se qualifier comme « socialement utile », il critique la société par le simple fait qu’il existe […]68

Selon Adorno, donc, la réelle autonomie artistique se trouverait paradoxalement dans son caractère de fait social en tant qu’il est le propre d’une œuvre qui se positionne contre la société.

67 Merle Hazard, « (Gimme Some of That) Ol’ Atonal Music », Nashville, Compass Studio, 2019,

https://www.youtube.com/watch?v=gzodB0Sp6ZI.

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« Ce qui est social en art, c’est son mouvement immanent contre la société et non pas sa prise de position manifeste69 ».

Nous avons déjà les moyens de comprendre les motifs de cette critique par l’art autonome de la société : « tout dans celle-ci n’existe que pour autre chose70 », c’est-à-dire tout

sert quelque objectif, est utile d’une certaine manière, est doté d’une valeur d’usage — derrière

laquelle se cache le visage de l’échange marchand en vue du profit. « Le principe du

pour-autre-chose, apparemment le contraire du fétichisme, est le principe de l’échange dans lequel se

déguise la domination71 ». Suivant l’argument adornien, l’œuvre d’art qui résiste à l’hétéronomie, celle qui s’en extirpe et qui endosse l’ardu processus de sa propre autonomisation n’y arrive qu’en s’émancipant de ce principe du pour-autre-chose. « Seul ce qui refuse de se plier à ce principe peut se porter garant de l’absence de domination. Seul l’inutile représente la valeur d’usage étiolée72 », et seul l’objet qui arrive à faillir à l’exigence d’utilité en réclamant une inutilité irréductible contrevient à son propre échange puisqu’à l’ère du capitalisme tardif, la valeur d’échange « tout en restant elle-même, assure spécieusement la fonction de la valeur d’usage73 ». Si, donc, persiste la question de « la possibilité d’assigner une fonction sociale aux œuvres d’art, celle-ci réside dans l’absence de toute fonction74 », malgré l’apparent paradoxe que cela représente.

69 Adorno, Théorie esthétique, p. 314. 70 Adorno, Théorie esthétique, p. 312. 71 Adorno, Théorie esthétique, p. 314. 72 Adorno, Théorie esthétique, p. 314.

73 Adorno, Le Caractère fétiche dans la musique et la régression de l’écoute, p. 30. 74 Adorno, Théorie esthétique, p. 314.

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Mais localiser le refus de se plier au principe de l’échange semble difficile, puisqu’il n’est pas la conséquence du mode de production (aujourd’hui industriel) des objets d’art, pas plus que du message qu’ils véhiculent. Une porte d’entrée dans ce problème se trouve peut-être dans cette idée qu’énonce Adorno selon laquelle seules « les œuvres que l’on peut interpréter comme des comportements ont leur raison d’être75 ». Pour autant que la distinction tienne, l’œuvre autonome serait ainsi celle qui fait la résistance à travers ses gestes plutôt que celle qui tente de la dire. Comme Hammer le précise, « art needs to embody a claim to resistance that can be exercised in a space within which it is free to follow its own logic76 ». Au sein de cet espace, il pourra maintenir « l’immanence de l’art au risque de sa propre suppression, de sorte que la société n’y [soit] admise que de façon floue, semblablement aux rêves auxquels, de tout temps, on compara les œuvres d’art77 ».

C’est donc sur la scène de l’esthétique, de l’histoire de l’art et de son concept (et non sur la scène sociale ou politique) que l’œuvre se comporte, agit, fait la résistance à l’hétéronomie. L’œuvre arrive à y critiquer « par la bande » la société et ce « not only by leaving it behind, but by allowing reality to appear as unreconciled and scarred – that is, as what empirical reality

really is78 ». À travers un travail proprement esthétique — qui touche à la présentation d’un certain contenu thématique, à la forme de l’objet d’art79 — l’œuvre conteste la clôture du monde

75 Adorno, Théorie esthétique, p. 30.

76 Hammer, Adorno and the Political, p. 138. 77 Adorno, Théorie esthétique, p. 313. 78 Hammer, Adorno and the Political, p. 136.

79 Forme qu’il faut se garder d’associer au concept de la forme marchandise. La confusion peut être écartée par la

distinction suivant laquelle Adorno décrit la forme marchandise comme « le rapport de production déterminant » (Adorno, Théorie esthétique, p. 327.) et la forme esthétique comme « un contenu sédimenté » (Adorno, Théorie

esthétique, p. 20.). À ce titre, une forme esthétique en musique, par exemple, est une manière de composer, un

ensemble de règles qui déterminent l’agencement des sons — règles qui ont leur histoire propre et qui « remontent, jusque dans tous les détails idiomatiques, à quelque chose se rapportant au contenu, telle la danse »

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