• Aucun résultat trouvé

Le cinema d'Alfred Hitchcock : une oeuvre du devenir-humain - E-book - Livres pour tous | Livres gratuits

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Le cinema d'Alfred Hitchcock : une oeuvre du devenir-humain - E-book - Livres pour tous | Livres gratuits"

Copied!
584
0
0

Texte intégral

(1)

HAL Id: tel-00924092

https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00924092

Submitted on 6 Jan 2014

HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents, whether they are pub-lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers.

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés.

Le cinéma d’Alfred Hitchcock : une oeuvre du

devenir-humain

Tifenn Brisset

To cite this version:

Tifenn Brisset. Le cinéma d’Alfred Hitchcock : une oeuvre du devenir-humain. Philosophie. Université de Grenoble, 2012. Français. �NNT : 2012GRENP002�. �tel-00924092�

(2)

Université Joseph Fourier / Université Pierre Mendès France /

THÈSE

Pour obtenir le grade de

DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ DE GRENOBLE

Spécialité : Philosophie Arrêté ministériel : 7 août 2006

Présentée par

Tifenn BRISSET

Thèse dirigée par Monsieur le Professeur Philippe SALTEL codirigée par Monsieur le Professeur Dominique SIPIÈRE

préparée au sein du Laboratoire Philosophie, Langages et Cognition -

PLC EA 3699

dans l'École Doctorale régionale de Lyon, ED 487 : Histoire,

Représentation, Création

Le cinéma d'Alfred Hitchcock : une

œuvre du devenir-humain

Thèse soutenue publiquement le 23 novembre 2012 devant le jury composé de :

Monsieur Éric DUFOUR (Président du jury)

Professeur à l'Université Pierre Mendès France, Grenoble 2

Madame Jacqueline NACACHE (Rapporteur)

Professeure à l'Université Diderot, Paris 7

Monsieur Philippe SALTEL (Directeur de thèse)

Professeur à l'Université Pierre Mendès France, Grenoble 2

Monsieur Dominique SIPIÈRE (Co-Directeur de thèse)

Professeur émérite à l’Université Paris Ouest Nanterre

Monsieur Christian VIVIANI (Rapporteur)

(3)
(4)

Résumé

Cette thèse vise à apporter un éclairage philosophique sur l'œuvre cinématographique d'Alfred Hitchcock. Plus spécifiquement, il est question d'envisager les phénomènes esthétiques et narratifs afin d'évaluer la pertinence de ses films en matière de morale. Pour ce faire, nous proposons un travail en quatre étapes : tout d'abord, il faut prendre le temps nécessaire pour consolider les fondements théoriques de l’exégèse. La première partie s'efforce donc de mettre en place les éléments principaux pour la connaissance de son œuvre, du contexte de production et de ses caractéristiques les plus pertinentes. Par la suite sont envisagés les apports théoriques et conceptuels des critiques dans la filiation de laquelle se situe ce travail : la politique de réhabilitation d'Hitchcock opérée par les Cahiers du cinéma porte ses fruits aujourd'hui encore, malgré la nécessité de dépasser leur approche spiritualiste. Ainsi, la position qui est la nôtre est leur héritière, tout en revendiquant l'utilité de perspectives alternatives comme celles de Robin Wood ou de William Drummin

Le second moment se propose d'entrer dans la diégèse hitchcockienne et d'analyser le plus justement possible les particularités du monde fictionnel créé à travers la cinquantaine de films constituant le corpus. Cette étude met en valeur l'idée d'un pessimisme latent qui se manifeste à travers une contingence ambivalente, une menace de la fatalité, une ambiguïté des fins heureuses, et une critique presque généralisée des institutions. La représentation des personnages n'est pas plus heureuse dans la mesure où l'antagonisme traditionnel méchants / bons est faussé par un manque d’héroïsme des protagonistes et une sympathie récurrente des méchants, dont la mise en scène particulièrement ambiguë favorise un rapport non conventionnel envers le public.

La troisième partie tente de dépasser cette inquiétude généralisée en montrant que les ressources personnelles des protagonistes, associées à leur rencontre parfois traumatisante avec le monde rend possible une certaine éthique des rapports humains. Le couple engagement / dévouement est au centre de ce développement, permettant de mettre en avant la possibilité d'une évolution des personnages : d'une amoralité initiale, résultat d'une hostilité généralisée et d'un égoïsme primaire, ils peuvent prétendre au statut de véritables héros, porteurs ou représentants de valeurs et de vertus liées à l'altruisme et à l'acceptation du monde.

Enfin, le dernier mouvement propose une étude de la réception, dont le but est de comprendre la position spectatorielle. Pour ce faire, nous analysons les procédés permettant le partage des expériences, afin de parvenir au concept de « vicarialité » qui semble le plus à même de décrire la forte implication et la conscience de soi qui résulte de l'esthétique hitchcockienne. Le moment final est centré sur la constitution du jugement moral du spectateur et sur la pertinence de cette œuvre dans la vie éthique du public.

Mots-clés : Alfred Hitchcock, cinéma, philosophie du cinéma, philosophie morale, étude de la réception, perfectionnement.

(5)

Abstract

This thesis aims at bringing a philosophical perspective on Alfred Hitchcock's cinematographic work. More specifically, we intend to consider the aesthetic and narrative phenomenons in order to value the moral relevance of his films. To do this, we suggest a four-stage work: firstly, one needs to take the time to strengthen the theoretical basis of the exegesis. The first part strives to introduce the main elements to for a proper study of his work, its context of production and its most relevant features. After this non-exhaustive glance, we'll address the conceptual and theoretical contribution of the critics in the filiation whose approach we share. The politics of Hitchcock's rehabilitation by the Cahiers du cinéma still bears fruits today, despite the necessity to exceed their spiritualist approach. Therefore, this thesis claims the inheritance while calling upon different critics, like Robin Wood or William Drummin.

The second moment investigates Hitchcock's diegesis in order to analyze as correctly as possible the features of this fictional universe created through the fifty or so films of the corpus. What emerges from this study is the idea of a latent pessimism that shows itself through an ambivalent contingency, a fatality threat, ambiguity of the happy endings and an almost generalized criticism of the institutions. The character's presentation is not happier inasmuch as the traditional antagonism villains / good people is corrupted by a lack of heroism from the protagonists and a recurrent sympathy from the villains, the mise en scène of which leads to an unconventional connection with the spectator.

The third part tries to exceed this widespread anxiety by showing that the protagonists' personal resources associated with their (sometimes traumatizing) encounters with the world leads them to make a certain ethics of human relationships possible. The pair engagement / devotion is at the centre of this development and allows us to point up the possibility of an evolution of the characters: from an initial amorality resulting from a general hostility and a primary egoism, they can pretend to become real heroes, bringing or exemplifying values and virtues linked to altruism and acceptance of the world.

The last step offers a study of the reception of the films; the aim is to understand the spectatorship's position. To do this, we analyse the processes leading to the sharing of the experiences, in order to reach the concept of “vicariality”, which seems the most suitable to describe the strong implication and the self-consciousness resulting from the hitchcockian aesthetics. The final moment is centred on the constitution of the moral judgement of the spectator and on the contribution of Hitchcock's work on the moral life of the spectators.

(6)

Remerciements

Mes pensées vont à toutes les personnes qui m'ont permis de réaliser un rêve né il y a bien longtemps. Mon travail s'est inscrit au croisement de deux disciplines que j'affectionne particulièrement : le cinéma et la philosophie. Je tiens à exprimer ma plus sincère gratitude envers tous ceux qui ont participé de près ou de loin à ce projet, qui clôt une longue et extraordinaire période de ma vie.

Je souhaiterais d'abord remercier Philippe Saltel qui a accepté de diriger mon travail. Grâce à lui, mon entrée dans la vie de chercheur s'est faite sous les meilleurs auspices : je lui dois mon allocation de recherche du Ministère de l'enseignement supérieur et de la Recherche. Elle m'a permis d'avoir l'esprit libre et le temps nécessaire pour fortifier le socle théorique fondamental pour mes recherches. Je le remercie pour sa disponibilité et ses conseils avisés qui ont été indispensables dans les grandes étapes de mon doctorat.

Je souhaite également exprimer ma gratitude envers Dominique Sipière qui a eu la gentillesse de suivre mon travail en cours de route. Son regard de spécialiste et ses travaux sur le cinéma hitchcockien ont été utiles à de nombreuses reprises ; son enthousiasme a été un véritable bienfait dans les moments difficiles.

Un grand merci à Murray Pomerance avec qui j'ai eu la chance de travailler lors de mon séjour à Toronto. Il m'a accordé beaucoup de temps et nos échanges m'ont permis d'acquérir un regard nouveau sur les films. Je lui dois mon développement sur le dévouement et je le remercie pour ses encouragements.

Je voudrais également exprimer ma reconnaissance envers madame Nacache, monsieur Dufour et monsieur Viviani qui me font l'honneur d'évaluer mon travail et qui ont aimablement accepté de participer à la soutenance.

Je salue chaleureusement toutes les personnes qui ont pris du temps pour relire mon travail et apporté leurs conseils pour les corrections ; merci à tous ceux qui m'ont encouragée et réconfortée. Pour terminer, une pensée particulière à ma mère qui a tant fait pour moi au cours de toutes ces années.

(7)
(8)

Liste des abréviations

Sociétés de production

20th Century Fox : Twentieth Century Fox Film Corporation BIP : British International Pictures

CICLAHO : Groupe de recherche sur le cinéma classique hollywoodien CNC : Centre national du cinéma

Gainsborough : Gainsborough Pictures

Gaumont : Gaumont British Picture Corporation MGM : Metro-Goldwin-Mayer

Neumann : Neumann-Filmproduktion

Paramount : Paramount Pictures Corporations Selznick Pictures : Selznick International Pictures RKO: Radio-Keith-Orpheum Pictures

Transatlantic : Transatlantic Pictures Shamley : Shamley Productions UFA : Universum-Film AG

Warner : Warner Brothers Pictures Incorporated

Éditeurs

BIF : British Film Institute

PUF : Presses universitaires de France PUR : Presses universitaires de Rennes

SERCIA : Société d'études et de recherches sur le cinéma anglophone UMI : University of Michigan

Divers

CIA : Central Intelligence Agency RAF : Royal Air Force

MoI : Ministry of Information OWI : Office of War Information

(9)
(10)

Sommaire

Résumé ... 3

Abstract ... 4

Remerciements ... 5

Liste des abréviations ... 7

Sommaire ... 9

INTRODUCTION GÉNÉRALE ... 13

PREMIÈRE PARTIE HITCHCOCK ET SON CINÉMA ... 25

I. Contexte et forme du cinéma hitchcockien ... 28

1. Hitchcock en Grande-Bretagne ... 29

2. Hitchcock à Hollywood ... 49

3. La spécificité hitchcockienne : la question du style ... 64

4. Hitchcock est-il un genre par lui-même ? ... 75

II. Questions d'interprétation ... 87

1. La naissance d'un auteur ... 88

2. Qu'y a-t-il derrière le terme « Hitchcock » ? ... 95

3. Justification de l'approche éthique et morale ... 105

4. Principes méthodologiques ... 123

DEUXIÈME PARTIE LE PESSIMISME PREMIER ... 133

I. Caractéristiques structurelles de la diégèse hitchcockienne ... 136

1. Une contingence ambivalente ... 137

2. Un cinéma fataliste ? ... 144

3. La critique de l'institution policière ... 153

4. L'inefficacité du pouvoir judiciaire ... 160

5. Le mariage : un cadre inopérant ... 173

II. Une étude critique de la nature humaine. ... 183

1. La représentation de la foule ... 187

2. La justification du crime ... 194

3. Les véritables motivations ... 203

4. La détermination des méchants ... 209

5. La mise en scène des méchants ... 214

III. Une représentation peu héroïque des protagonistes ... 229

1. Caractéristiques principales ... 230

2. L'hésitation initiale des protagonistes ... 236

3. Une solitude ontologique ... 244

4. L'inquiétude hitchcockienne ... 254

(11)

TROISIÈME PARTIE

L'ENGAGEMENT ET LE DÉVOUEMENT ... 281

I. De l'initiative individuelle à l'utilité publique ... 285

1. Les motivations internes et externes ... 286

2. La critique des risques inutiles ... 298

3. Le droit d'insoumission ... 305

4. Les films de guerre et la nécessité de l'engagement. ... 316

II. Le devenir éthique et moral des personnages ... 335

1. Le rétablissement de la confiance ... 336

2. La question de l'obligation civile et du sens moral : le cas de Rope ... 350

3. Le passage de protagoniste à héros. ... 359

4. Une axiologie hitchcockienne ... 365

QUATRIÈME PARTIE ÉTUDE DE LA DIMENSION ÉTHIQUE DE LA RÉCEPTION ... 381

I. Caractéristiques formelles de l'expérience spectatorielle ... 387

1. La rhétorique du regard ... 388

2. La dimension haptique des gros plans ... 397

3. La question de l'identification. ... 404

II. Un cinéma de la conscience de soi ... 419

1. Vicarialité de l'expérience spectatorielle ... 421

2. La réflexivité du médium ... 435

3. La question du réalisme et de la vraisemblance ... 450

III. Expérience cinématographique et devenir-humain ... 463

1. Le jugement moral du spectateur ... 464

2. La portée réaliste de l’œuvre hitchcockienne ... 479

CONCLUSION GÉNÉRALE ... 489

ILLUSTRATIONS ... 499

I : Spellbound, Dial M for Muder et Murder! ... 501

II, A : The Ring ... 502

II, B : Downhill ... 503

III : Suspicion ... 504

IV : The Manxman et Downhill ... 506

V, A : Suspicion ... 507

V, B : Vertigo ... 508

VI, A : The 39 Steps ... 509

VI, B : Rope ... 511

VI, C : The Wrong Man ... 512

VII ... 513

VIII, A : The 39 Steps ... 514

VIII, B : The Lady Vanishes ... 515

VIII, C : North by Northwest ... 516

(12)

FILMOGRAPHIE ... 519

I. Filmographie d'Alfred Hitchcock ... 521

1. Les films ... 521

2. Filmographie télévisée ... 536

II. Filmographie complémentaire ... 540

BIBLIOGRAPHIE ... 551

I. Hitchcock et son œuvre ... 553

1. Biographies ... 553

2. Hitchcock par lui-même ... 553

3. L'œuvre d'Alfred Hitchcock ... 554

4. Études de films ... 560

II. Études cinématographiques ... 562

1. Dictionnaires ... 562

2. Histoire du cinéma ... 562

3. Écrits théoriques ... 563

4. Étude des formes cinématographiques ... 565

5. Les genres ... 566 III. Philosophie ... 567 1. Philosophie générale ... 567 2. Philosophie du cinéma ... 568 3. Philosophie morale ... 569 IV. Divers ... 571 1. Encyclopédies ... 571 2. Littérature ... 571 3. Histoire ... 572 4. Psychanalyse ... 572 5. Divers ... 573 INDEX ... 575

(13)
(14)
(15)
(16)

En 1974, le critique britannique Raymond Durgnat publie The Strange Case of Alfred

Hitchcock1, une étude exhaustive du cinéaste dont l'introduction étonnante semble lui ôter

toute originalité en matière de morale. Dès les premières pages, l'auteur soutient l'idée suivante : les thèmes découverts par Éric Rohmer et Claude Chabrol2 existent déjà dans le panorama artistique de l'époque. Par exemple, le transfert de culpabilité si cher aux critiques français, serait un lieu commun des récits de détectives qui placent en leur centre le couple innocence apparente et culpabilité cachée3. De ce fait, ce « motif moral »4 ne pourrait être un objet d'étude intéressant dans la mesure où sa présence au sein de récits criminels banals offerts par le divertissement populaire empêcherait Hitchcock de prétendre à une quelconque originalité à ce sujet. Les thèmes ne seraient donc pas aussi singuliers que les critiques français ne voudraient le faire penser. De même, le personnage du « méchant »5 sympathique ou pathétique, si caractéristique du cinéaste, serait le fait d'un grand nombre d'auteurs mélodramatiques ; jusqu'à Psycho, il n'atteindrait pas la sophistication des films

1 DURGNAT, Raymond, The Strange Case of Alfred Hitchcock or the Plain Man's Hitchcock (1974), Cambridge, The MIT Press, 1982.

2 Ces auteurs font partie de la politique des auteurs, courant critique français né dans les années cinquante aux Cahiers du cinéma. Le principal objectif était de redonner de l'estime à certains réalisateurs américains en les érigeant au rang d'auteur, c'est-à-dire véritables créateurs et responsables des films : Alfred Hitchcock, Fritz Lang, Howard Hawks ou Abel Gance font partie de ces cinéastes. Voir DE BAECQUE, La Cinéphilie : Invention d'un regard, histoire d'une culture (1944-1968), Paris, Fayard, 2003, p. 22 : « Il s'agit de choisir des auteurs, puis de les défendre, coûte que coûte. Ce que François Truffaut, au long d'une série de textes fondateurs datés de 1954 et 1955, nomme une “politique des auteurs” ». Pour un approfondissement de la question, voir infra., première partie, II, 1 : « La naissance d'un auteur » et infra., première partie, II, 2 : « Qu'y a-t-il derrière le terme “Hitchcock” ? ».

3 DURGNAT, Raymond, The Strange Case of Alfred Hitchcock, op.cit., p. 28. Ce thème serait également au cœur de films tels que Double Indemnity (Billy Wilder, 1944) ou Chase a Crooked Shadow (Michael Anderson, 1958). Notons la date relativement tardive du film d'Anderson qui ne plaide pas en faveur du manque d'originalité d'Hitchcock.

4 Ibid., p. 27 : « moral pattern ». Sauf indication contraire, nous présentons dans le corps du texte notre traduction du texte cité en note.

5 Le terme « méchant » est utilisé en référence aux catégories actancielles empruntées à Greimas et à Vladimir Propp. Malgré sa connotation morale, il permet de situer cette catégorie de personnages par rapport aux héros. Voir infra., deuxième partie, II, introduction.

(17)

Georges Clouzot1, pour ne citer que lui. Selon Durgnat, il faudrait voir en Hitchcock un cinéaste assez consensuel et superficiel, sans véritable originalité morale ; mais paradoxalement, cette faiblesse en ferait un objet d'étude particulièrement apprécié, car « la prudence même avec laquelle [il] s'éloigne de tout véritable défi moral pour aller vers le consensus permet aux critiques de découvrir combien il en est proche – et rien ne plaît plus à un critique que de découvrir des connections cachées »2. De fait, la morale hitchcockienne ne se situerait qu'à un niveau relativement superficiel, permettant tout juste au spectateur de « grandir un peu »3.

Cette introduction relativement provocatrice tient une place originale dans le panorama critique, dans la mesure la singularité des thèmes est généralement acceptée. Par conséquent, le cinéma hitchcockien ne possèderait pas l’originalité que sa réputation tient pour acquise. Cette approche assez contestataire pourrait trouver un écho plus récent mais toutefois moins radical dans l'ouvrage collectif Analyse d'une œuvre : La Mort aux trousses, dans lequel les auteurs concluent leur approche philosophique du film en constatant son individualisme :

Si un arrière-monde surgit, qui fait apparaître une société inégalitaire et un monde du travail aliénant, il reste que les problèmes financiers sont présentés comme strictement individuels et que les protagonistes n’ont pas un soupçon de « conscience de classe », par opposition à des films américains dans lesquels le jeune, la femme ou l'ouvrier apparaissent non seulement comme des individus, mais comme des représentants d'une certaine classe sociale. En ce sens, le cinéma d’Hitchcock est absolument individualiste, et réactionnaire. On comprend du coup que, hormis la question de la survie, de l’amour et de l’argent, donc de l’intérêt individuel, tout soit un jeu sans véritable sens, ce qu’aucun commentateur n’a semble-t-il pointé4.

1 DURGNAT, Raymond, The Strange Case of Alfred Hitchcock, op.cit., p. 32. L'auteur ne cite que Le Salaire de la peur (1953) et Le Corbeau (1943).

2 Ibid., p. 35-36 : « The very prudence with which Hitchcock draws back from any moral challenge to the consensus enables the critics to discover how close he comes to a moral challenge – and nothing pleases a critic more than being able to discover hidden connections ».

3 Ibid., p. 36 : « He catches us in that semi-serious, semi-infantile area where we accept innocent and wicked as real moral states, and then insists that we grow up, a little. […] Certainly it's on the level of cat's cradle rather than knotty moral points ».

(18)

Mais alors, si ces deux hypothèses sont acceptées, ne devrait-on pas immédiatement renoncer à entreprendre un travail de recherches sur cet objet ? Si le cinéma hitchcockien ne relève que du jeu, pourquoi aller plus loin ? Bien sûr, Alfred Hitchcock n'est pas un réalisateur particulièrement préoccupé des problèmes sociaux de son époque ; ses films ne mettent pas en scène de tels conflits et il serait probablement arbitraire de lui prêter de telles intentions. Bien sûr, il n'est pas le créateur d'une morale fondamentalement originale, dont les thèmes régissant les affaires humaines n'auraient pas été aperçus avant lui ; son œuvre n'est pas créée ex-nihilo mais s'inscrit dans un contexte culturel et artistique particulier1. Le but de ce travail consiste ainsi à adopter une position rigoureuse dans sa méthode et complémentaire dans son propos afin d'apporter la preuve de l'intérêt moral du cinéma hitchcockien pour l'individu et pour la collectivité. Il ne s'agit pas d'en montrer la dimension politique ou sociale mais d'affirmer pourquoi sa pertinence dépasse l'individualisme remarqué, dont il faut accepter le fait qu'il caractérise tout un pan de son œuvre. Il ne s'agit pas non plus mettre au jour sa nouveauté radicale en matière de morale : notre objectif consiste plutôt à montrer son apport et sa particularité pour une réflexion de cet ordre. Peu importe de savoir si Hitchcock est le premier à y parvenir, ce qui compte est de révéler ce contenu. Notre entreprise a donc pour vocation une étude de l'objet cinématographique qu'est le cinéma d'Alfred Hitchcock, c'est-à-dire l'ensemble des films pour lesquels il est crédité comme réalisateur. Ainsi entre 1925 et 1976, plus d'une cinquantaine de films participent à la construction de ce qu'il est désormais commun d'appeler « l'univers hitchcockien », d'une vision du monde et du genre humain.

Au-delà de son incroyable popularité, il faut remarquer à quel point son cinéma intéresse les commentateurs issus de disciplines différentes. Par exemple, il existe une thèse de médecine et une thèse de mathématiques appliquées aux sciences sociales sur le cinéaste2. Au-delà de l'anecdote, c'est la plasticité de la matière qui se montre ici  : elle est le signe incontestable d'une grande richesse puisque des approches aussi diverses que l'esthétique, la psychologie, la sociologie, l’histoire, la psychanalyse ou la médecine ont à dire sur le sujet. Il

1 Pour un approfondissement de cette idée, voir infra., première partie, I, 4 : « Hitchcock est-il un genre par lui-même ? »

2 SEHIRLI, Merve, Analyse comparative des thématiques d'origine catholique dans les films d'Alfred Hitchcock et de Pedro Almodovar, thèse de MIASS sous la direction d'ESQUENAZI, Jean-Pierre et AKAY,

Ali, Université Lyon 3 (en cours) ; LECONTE, S., Perversité et perversion dans les films d'Alfred Hitchcock, thèse de médecine, Marseille, 1992.

(19)

est donc tout à fait légitime qu'une thèse de philosophie puisse s'emparer de ce corpus, d'autant plus que le chemin a déjà été tracé1. Pourtant, il serait injuste d'affirmer que le sillon est devenu un boulevard. Tant de choses restent à dire et tant d'approches restent possibles : embrasser l'ensemble de la filmographie est d'ores et déjà une particularité qui confirme l'intérêt d'une telle démarche2. La philosophie du cinéma est relativement récente3 et ouvre par sa jeunesse même tout un ensemble de potentialités théoriques. C'est la raison pour laquelle une œuvre aussi populaire que celle d'Hitchcock constitue un objet d'étude particulièrement intéressant et pertinent, qui peut amener l'exégète à comprendre que cette discipline ne se consacre pas seulement à un cinéma élitiste, et que l'étude morale peut être sensiblement liée à la dimension domestique et ordinaire de ce médium. De plus, constatant que le volume

1 Voici quelques approches philosophiques sur la question : BAGGETT, David, DRUMMIN, William (ed.), Hitchcock and Philosophy: Dial M for Metaphysics, Chicago, Open Court, 2007 ; DRUMMIN, William, Thematic and Methodological Foundations of Alfred Hitchcock's Artistic Vision, Lewiston, Edwin Mellen Press, 2004 ; YANAL, Robert. E., Hitchcock as Philosopher, Jefferson, MacFarland, 2005 ; SINGER, Irvin, Three Philosophical Filmmakers: Hitchcock, Welles, Renoir, Londres, The MIT Press, 2004 ; DELEUZE, Gilles, « La crise de l'image-action », in. DELEUZE, Gilles, L'Image-mouvement, Minuit, 1983, p. 266-290 ; ORR, John « Lost Identities: Hitchcock and David Hume » », in. ORR, John, Hitchcock and Twentieth-Century Cinema, Londres, Wallflower Press, 2005, p. 26-52 ; DYNIA, Philip, « Alfred Hitchcock and the Ghost of Thomas Hobbes », Cinema Journal, 15:2 (1975), p. 27-41 ; GILMORE, Richard, « At The Usual Suspect moment in Vertigo: The Epistemology of Identity », in. GILMORE, Richard, Doing Philosophy at the Movies, Albany, State University of New York Press, 2005, p. 34-56.

2 Pour un approfondissement de la justification du corpus, voir infra., première partie, II, 4 : « Principes méthodologiques ».

3 CHATEAU, Dominique, Cinéma et Philosophie, Paris, Nathan, 2003, p. 5-6 : « Les années 1970-1980 ont vu l'entrée en lice de plusieurs philosophes dans le champ des études cinématographiques, entre autres : Stanley Cavell (1971, 1981), Virgilio Melchiorre (1972), Jean-Louis Schefer (1980), Gilles Deleuze (1983, 1985). […] Dès qu'on fouille un peu en amont de 1970, on s'aperçoit qu'abondent les incursions plus ou moins légères, plus u moins directes, plus ou moins volontaires, dans une philosophie du cinéma : on redécouvre ainsi Münsterberg, Della Volpe, Cohen-Séat ou Mitry ; on prend aussi conscience des nombreuses implications philosophiques que recèlent toutes sortes de textes critiques ou théoriques, ceux d'Eisenstein ou de Bazin évidemment. En oubliant finalement toute frontière, on ne versera pas moins au compte de cette contribution à la philosophie les propositions de théoriciens réputés étrangers au mode philosophique, tel Metz, ou encore celles, plus ou moins fragmentaires, de maints cinéaste de jadis ou naguère ̶ et pas seulement l'inévitable Godard […] mais Epstein, Bresson et autres Tarkowski... ».

(20)

d'écrits en langue française reste relativement restreint sur le sujet, un travail de doctorat permettra peut-être de participer à corriger un paradoxe1.

Ainsi, comment la philosophie et plus particulièrement l'approche éthique peut-elle s'emparer de cet objet si particulier ? C'est tout l'enjeu de ce travail que de montrer cette possibilité. Pour mener à bien notre entreprise d'observation de la morale dans le cinéma hitchcockien, il semble nécessaire de s'appuyer sur la question posée par le titre du recueil d'articles de Stanley Cavell, Le cinéma nous rend-t-il meilleurs ?2. Cette interrogation fondamentale pose le problème initial de l'existence d'un lien entre le spectacle cinématographique et l'amélioration de la vie morale. Il ne s'agit pas d'envisager cette potentialité dans le cinéma en général mais plutôt de la questionner à l’intérieur du cinéma hitchcockien. La thèse présentée est donc la suivante : le cinéma d'Alfred Hitchcock est le cadre propice au perfectionnement des personnages et du public. Cette affirmation pourrait sembler difficilement acceptable dans la mesure où il s'agit avant tout d'un cinéma du divertissement et non pas d'un cinéma à thèse, au propos explicitement philosophique ou moral. Hitchcock échappe-t-il alors à ce lien entre cinéma et vie éthique ? Certains critiques des Cahiers du cinéma ont montré qu'il était possible de trouver dans le cinéma populaire américain une richesse morale jusqu'alors réservée aux films plus sérieux. Dans cette lignée, ils ont fait d'Hitchcock le parangon de ce potentiel, en montrant qu'il est un auteur à l'origine d'une œuvre métaphysique et morale3. Mais ils semblent avoir épuisé cette question en

1 Cette minorité numéraire d'ouvrages français est paradoxale parce que ce sont les critiques français des Cahiers du cinéma, à travers la politique des auteurs (Éric Rohmer, Claude Chabrol, François Truffaut, Jean-Luc Godard, Jacques Rivette) qui ont permis la reconnaissance critique d'Hitchcock de manière inégalée auparavant et de manière pérenne puisque les traces sont visibles aujourd'hui encore. Voir infra., première partie, II, 1 : « La naissance d'un auteur ».

2 CAVELL, Stanley, Le Cinéma nous rend-ils meilleurs ?, textes réunis pas DOMENACH, Élise, traduit de l'anglais par DOMENACH, Élise, FOURNIER, Christian, Paris, Bayard, 2003.

3 ASTRUC, Alexandre, « Quand un homme... », Cahiers du cinéma, n°39 spécial « Alfred Hitchcock » (1954), p. 5 : « Quand un homme depuis trente ans, et à travers cinquante films, raconte à peu près toujours la même histoire – celle d'une âme aux prises avec le mal – et maintient le long de cette ligne unique le même style fait essentiellement d'une façon exemplaire de dépouiller les personnages et de les plonger dans l'univers abstrait de leurs passions, il me paraît difficile de ne pas admettre que l'on se trouve pour une fois en face de ce qu'il y a après tout de plus rare dans cette industrie : un auteur de films ». Voir infra., première partie, II, 1 : « La naissance d'un auteur »

(21)

affirmant avec autorité un catholicisme constant, arguant que le salut échappe à ceux même qui peuplent son univers : les hommes. Si les critiques ont montré la dimension morale du cinéma hitchcockien, ils n'ont pas mis au jour le rôle de l'humain dans ce processus, parce que leur interprétation a ôté à l'homme toute possibilité d'être l'auteur de sa rédemption, en confiant ce rôle à la religion. Ils semblent donc avoir montré les limites d'une telle question. Mais faut-il se résoudre à une telle impasse ? Est-il possible de comprendre la dimension morale de cette œuvre sans référence au sacré ? L'hypothèse fondatrice consiste à retrouver les liens à l'humain en s'inscrivant dans une voie critique ouverte par RobinWood et William Drummin1. Le cinéma hitchcockien établit sa dimension éthique grâce à l'homme, qui est le cœur et la solution du problème moral des films. Mais cette entreprise, si légitime soit-elle et où qu'elle puisse mener, peut-elle survivre aux idées d'un individualisme constant et d'une absence d'originalité des thématiques morales ?

C'est tout l'enjeu de notre travail que de surmonter ces difficultés. Ainsi, il s'agit d'étudier de façon exhaustive comment son œuvre met au jour des problèmes moraux et un certain type de comportement. Pour cela, il faut envisager les mécanismes de perfectionnement des personnages, la position du spectateur et les conséquences de son implication. À l'issue de nos recherches, nous serons en mesure de répondre aux questions suivantes : le cinéma hitchcockien met-il en scène une amélioration de ses protagonistes ? Rend-t-il meilleurs ses spectateurs ? La question générale que pose le titre de ce recueil trouve un écho chez Stanley Cavell dans le chapitre intitulé « Ce que le cinéma sait du bien », dans lequel le philosophe revient sur la genèse de sa pensée du perfectionnisme lors de la rédaction d’À la recherche du bonheur2. Il y montre son intérêt pour « une conception particulière du bien avec laquelle une classe de films (dont l'étendue est indéfinie) a des affinités. C'est la conception que l'on trouvait dans ce que j'ai appelé le perfectionnisme émersonien »3. Cette

1 Voir la critique de Robin Wood sur l'interprétation catholique par Éric Rohmer et Claude Chabrol, infra., première partie, II, 3 : « Justification de l'approche éthique et morale ». Voir également DRUMMIN, William, « Sabotage: Chaos Unleashed and the Impossibility of Utopia », in. DRUMMIN, William, BAGGETT, David (ed.), Hitchcock and Philosophy: Dial M for Metaphysics, op.cit., p. 3-16.

2 CAVELL, Stanley, À la recherche du bonheur (1981), traduit de l’anglais par FOURNIER, Christian, LAUGIER, Sandra, Paris, L’Étoile, 1993.

3 Pour une définition du perfectionnisme émersonien, voir infra., première partie, II, 3 : « Justification de l'approche éthique et morale ».

(22)

théorie morale trouverait une concrétisation dans les comédies de remariage1 ; la démarche de ce travail s'inscrit directement dans la filiation cavellienne en affirmant la volonté de montrer comment une classe de films (le cinéma hitchcockien) possède des affinités avec une certaine conception du bien. En fait, la question fondamentale porte sur l'interprétation morale de cette œuvre, interprétation que nous proposons de séculariser par rapport à ses fondateurs. Quel « devenir-humain » envisager dans une étude de l'œuvre exemptée de sa dimension religieuse ? L'individualisme évident peut-il mener d'une manière ou d'une autre à une utilité qui dépasse cet état de fait ?

Notre tâche s'article autour de quatre moments qui répondent à des enjeux théoriques précis. Tout d'abord, il faut prendre la peine d'éclaircir différents éléments entourant le propos, afin de légitimer le plus sérieusement possible notre approche : justifier l'objet et la méthode est donc tout à faire nécessaire. Le postulat de départ est celui d'une permanence de la créativité d'Hitchcock, d'une perméabilité entre les périodes anglaise et américaine, aussi légitimes l'une que l'autre et constituant un tout absolument original et inimitable. Ce développement doit donc permettre de justifier l'utilisation du corpus. À ces précisions il faut ajouter un approfondissement généalogique de la méthode, c'est-à-dire de l'approche éthique et morale, en montrant en quoi ce travail hérite de la politique des auteurs tout en s'écartant d'un certain nombre de ses présupposés. Ensuite vient le cœur du propos, qui se donne pour objectif de considérer l'ensemble des films afin de mettre en valeur un certain nombre de caractéristiques structurelles qui définissent l'univers diégétique. La première constatation qui en résulte est relativement négative et éloigne le lecteur de l'idée d'un perfectionnement moral des personnages. À première vue, le cinéma hitchcockien ne semble pas établir la possibilité d'une conception du bien ou d'une amélioration de ses héros ; trop de détails viennent entraver cette idée. Qu'il s'agisse de la structure du monde ou du comportement des hommes, la peinture est peu favorable à l'avènement d'une vie éthique positive et humaniste2. Cependant, même si un grand nombre d'éléments atteste une représentation sombre de la nature humaine,

1 Les films sont : The Lady Eve (Preston Sturges, 1941), It Happened One Night / New York – Miami (Frank Capra, 1934), Bringing Up Baby (Howard Hawks, 1938), The Philadelphia Story (Georges Cukor, 1940), His Girl Friday / La Dame du vendredi (Howard Hawks, 1940), Adam's Rib / Madame porte la culotte (Georges Cukor, 1949) et The Awful Truth / Cette sacrée vérité (Leo McCarey, 1937).

2 Pour une définition de l'humanisme, voir infra., première partie, II, 3 : « Justification de l'approche éthique et morale ».

(23)

de la structure du monde et des institutions, cette complexité n'empêche pas tout questionnement. Elle ne signifie pas qu'il faille renoncer à l'idée même d'une évolution positive, et par conséquent d'une utilité de l'œuvre en matière morale. Mais alors comment dépasser ce pessimisme initial ? C'est tout l'enjeu de la troisième partie, dont le titre révèle les concepts centraux : l'engagement1 et le dévouement. Cette idée est rendue possible par l'analyse des comportements ; le postulat est celui d'une efficacité du dévouement qui est le pivot central pour passer d'une conception pessimiste de la morale à une conception pleine d'espoir. Pour cela, il faut interroger ses modalités d'émergence afin de répondre à la question suivante : comment les personnages peuvent-il prétendre à une évolution morale positive dans la mesure où l'égoïsme est généralisé, et l'amoralité des motivations récurrente ? Comment passer d'un engagementaxiologiquement peu connoté à la constatation d'un dévouement, avec tout l'altruisme et la bienveillance qui lui sont liés ? Toutes ces questions sont l'occasion d'apercevoir certaines valeurs se montrant sous un jour favorable. Si l'examen du pessimisme initial et du dévouement est principalement fondé sur le contenu des films, du scénario, des éléments narratifs et de l'action des personnages, pour comprendre la place du spectateur il faut envisager avec attention les éléments formels et esthétiques de son implication. De fait, cette entreprise doit nous habiliter à répondre à la dernière grande question de ce travail : le cinéma hitchcockien rend-t-il ses spectateurs meilleurs ? Bien sûr, il n'est pas question de séparer le contenu de la forme, mais plutôt de rendre compte de la spécificité de l'expérience spectatorielle. Comment le public éprouve-t-il l'évolution des personnages ? Comment le suspense favorise-t-il un renversement des valeurs morales traditionnelles en faisant espérer une issue souvent mauvaise et vicieuse ? La sympathie2 légendaire des personnages malveillants peut-elle trouver sa place dans un système d'apprentissage moral ? La dernière partie se donne pour but de répondre à toutes ces questions afin d'envisager avec précision les liens entre la sphère esthétique et la sphère morale. En effet, si le contenu des films possède une part très importante dans l'interprétation, l'étude des phénomènes formels comme l'adresse directe à la caméra, le montage, le partage des points de vue ou encore la musique

1 Ce terme doit être compris dans son acception la plus large et la moins connotée, c'est-à-dire comme le fait de s'engager, de prendre part à quelque chose, d'être lié à quelque chose ou à quelqu'un. Hormis dans l'étude des films de guerre, il sera dénué de connotation politique. Il sera employé comme synonyme d'investissement et d'implication.

2 La sympathie est comprise dans son sens courant, c'est-à-dire comme une inclination, un élan envers quelqu'un ; dans le cadre de ce travail, envers un personnage.

(24)

doit nous permettre de comprendre comment le spectateur est intégré au spectacle cinématographique et pourquoi sa participation joue un rôle prépondérant dans sa réception, dans le jugement moral qui lui est lié et dans un perfectionnement personnel.

(25)
(26)

PREMIÈRE PARTIE

(27)
(28)

Cette entreprise, qui se situe dans la lignée de la démarche cavellienne, se donne pour but de montrer que le cinéma d'Hitchcock peut être l'objet d'une réflexion morale. Pour ce faire, il faut d'emblée mettre au jour un certain nombre d'éléments d'ordre factuels, historiques, esthétiques, thématiques et formels, car affirmer que son cinéma peut apprendre sur le bien n'est pas une évidence dans la mesure où Hitchcock est d'abord et avant tout un cinéaste populaire, dont le succès universel et pérenne n'a pas a priori pour corollaire la pensée philosophique. Il s'agit donc de justifier notre démarche et de résoudre ce paradoxe qui n'a de contradictoire que l'apparence. Pour cela, il faut envisager certains aspects historiques et factuels de sa carrière, afin de montrer la précocité de ses affinités avec le cinéma populaire aussi bien qu'avec les tenants d'un cinéma artistique et élitiste. C'est une raison qui fait de l'œuvre hitchcockienne un tout cohérent, dont il ne faut pas séparer la période anglaise (1925-1939) de la période américaine (1940-1976). L'idée de filiation est alors au cœur de ce propos car elle permet de comprendre la continuité entre les deux moments principaux de sa carrière. Mais c'est l'ambivalence qui prédomine et la difficulté de situer le cinéaste par rapport à ses confrères prend une dimension importante, la critique américaine n'étant pas prête à le prendre au sérieux jusqu'à l'arrivée des Cahiers du cinéma et de la tendance auteuriste1, qui va définitivement sceller son destin critique. L'approche de cette tendance théorique, si orientée soit-elle, doit être prise en compte pour deux raisons : tout d'abord, parce que leur vision de l'auteur créateur de génie et de l'œuvre catholique perdure encore aujourd’hui. Ensuite, parce qu'ils ont été les premiers à voir une dimension profondément morale et un pessimisme de la diégèse2 hitchcockienne. C'est la raison pour laquelle il faut affirmer cet héritage qui sera questionné et remis en question, notamment par la mise en place d'une méthodologie propre à notre propos. Ainsi, au terme de cette étude, les éléments principaux permettront d'entrer dans le vif du sujet et de proposer une lecture du cinéma hitchcockien.

1 Ce terme provient de l'expression anglaise « auteur theory » formulée par Andrew Sarris dans son article « Notes on the Auteur theory in 1962 », Film Culture, n°27 (1962-1963), p. 1-8. Sarris est l'un des représentants de la politique des auteurs aux États-Unis. Voir infra., première partie, II, 1 : « La naissance d'un auteur » et première partie, II, 2 : « Qu'y a-t-il derrière le terme “Hitchcock”? ».

2 Voir SOURIAU, Anne, « Diégèse », SOURIAU, Étienne, Vocabulaire d'esthétique (1990), publié sous la direction de SOURIAU, Anne, Paris, PUF, 2004 : « Le terme […] a été créé en 1950 par Anne Souriau, dans le groupe des chercheurs en esthétique de l'Institut de Filmologie de l'Université de Paris. [...] La diégèse est l'univers de l'œuvre, le monde posé par une œuvre d'art qui en représente une partie ».

(29)

I. Contexte et forme du cinéma hitchcockien

Parmi tous les réalisateurs ayant œuvré à Hollywood, Alfred Hitchcock est sans doute l'un des plus célèbres, qu’il s’agisse de son œuvre ou de sa personnalité. Le travail des historiens, des critiques et des biographes a permis de mettre au jour tout un savoir sur sa vie et celle de son entourage, dont les faits principaux sont attestés par tous. Comme le montrera avec plus de précision la méthodologie, sa biographie ne constitue pas un support important dans la mesure où il s’agit avant tout d’effectuer une interprétation des films. Pourtant, il semble opportun de se pencher sur un certain nombre d’éléments afin de comprendre sa place dans la production cinématographique. Il s'agit également de rendre hommage à la complexité du processus de création ; pour cela, il faut revenir sur certains moments fondamentaux de sa formation artistique. L’approche contextuelle qui caractérise le début de ces recherches n'ambitionne donc pas tant de reprendre certains poncifs de sa vie ou de son caractère que d’envisager la manière dont son parcours a pu jouer un rôle déterminant dans la formation d’un style, d’une identité visuelle et d'une représentation des mœurs contemporaines. Ainsi, le début de ce travail reprend les éléments principaux de sa formation et de l’évolution de sa carrière, tout d’abord en Grande-Bretagne puis à Hollywood. Cette séparation élémentaire n’empêche nullement de prendre en considération les variations à l’intérieur de ces deux grandes périodes. Elle permet simplement de montrer que les conditions de production sont radicalement différentes. Pourtant, il faut bien faire le constat d’une permanence, d’une irréductible perméabilité entre le moment anglais et le moment américain. En effet, le cinéma hollywoodien influence profondément l’apprentissage artistique d’Hitchcock et à l’inverse, ses racines anglaises et plus largement les influences européennes se retrouvent durant toute sa carrière, jusqu’aux derniers films des années soixante-dix. Cette entrée en matière invite donc à mettre en lumière certains aspects connus de la spécificité hitchcockienne, qu’il s’agisse d’éléments strictement visuels, de l'inscription dans le système des genres ou de l’utilisation de la caméra ; en effet, le style participe activement à la création d’un certain contenu et d’une certaine réception des films, éléments fondamentaux dans le cadre de cette étude. Son originalité est née de son incroyable parcours et conditionne ainsi son irréductibilité, justifiant alors pleinement cet objet d'étude.

(30)

!"#$%&'(')'*#+,#-./,0+12.+&/3,+

#

« [Michael] Balcon […] souhaitait améliorer la réputation du cinéma – qui était considéré comme un divertissement sans classe et de piètre qualité. Balcon savait que l'industrie cinématographique avait besoin de réalisateurs qui pouvaient élever les attentes des gens concernant la qualité des films. Il paria sur Hitchcock, qui possédait le potentiel pour impressionner avec son image soigneusement contrôlée et ses films construits avec précision »1. Le rôle du cinéaste dans l'évolution du médium pourrait surprendre : Hitchcock pionnier du cinéma et acteur de son édification ? En effet, cette idée ne semble pas être en adéquation avec l'image généralement véhiculée d'un cinéaste du divertissement et d'un cinéma populaire. Mais, comme l'introduction a pu l'évoquer, il est depuis longtemps considéré comme un professionnel sérieux, légitimement objet de l'analyse théorique et critique. Par conséquent, il semble nécessaire de clarifier la généalogie de sa stature. Hitchcock révolutionnaire ou simple artisan du succès ? Les lieux communs sont difficilement acceptables, car sa carrière est bien plus complexe.

Il ne s'agit pas ici de retracer la vie de l'homme2 mais d'envisager les grandes phases de son parcours avant son départ aux États-Unis en 1939. Si la période américaine est souvent reconnue comme la plus prolifique et la plus aboutie de son art, il ne faut pas oublier que la période anglaise revêt une importance capitale dans sa formation artistique. Malheureusement, bien que les critiques s'y intéressent de plus en plus, elle reste largement

1

SCHEMENNER, Will, « Creating the Alfred Hitchcock Film: An Introduction » in. SCHEMENNER, Will, GRANOF, Corinne Granof (ed.), Casting a Shadow: Creating the Alfred Hitchcock Film, Evanston, Northwestern University Press, 2007, p. 4 : « Balcon […] wished to improve film's reputation – it was generally seen as rather classless, cheap entertainment. Balcon intrinsically understood the motion picture business needed directors who could raise people’s expectations of what movies could be. His money was on Hitchcock, who had the potential to impress with both his carefully controlled image and his precisely constructed movies ».

2 Sur sa biographie, se reporter aux ouvrages suivants : T

AYLOR, John Russel, Hitch: The Life and Times of Alfred Hitchcock, New York, Berkley Book, 1978 (il s'agit de la version autorisée) ; SPOTO, Donald, La Face cachée d'un génie : La Vraie Vie d'Alfred Hitchcock, traduit de l'anglais par LESQUIN, François, PAGLIANO, Paule, Paris, Ramsay, 1994 ; MCGILLIGAN, Patrick, Alfred Hitchcock: A Life in Darkness and Light, New York, Harper Collins, 2003.

(31)

sous-estimée. Charles Barr, historien du cinéma, va même jusqu'à affirmer que « les commentateurs modernes les plus influents ont vu ses racines anglaises moins comme une source de substance que comme un handicap qu'[Hitchcock ] devait surmonter »1. Or, à y regarder de plus près, sa formation artistique et culturelle doit considérablement à la période britannique2 qui a duré une quinzaine d'années et qui lui a permis de réaliser vingt-cinq films, un peu moins de la moitié de sa filmographie3. C'est pourquoi l'étude de cette ère montre la diversité des influences et la complexité précoce de son statut dans l'industrie cinématographique.

La période anglaise est sensiblement différente de celle des grandes œuvres fastueuses de la période américaine pour plusieurs raisons : les budgets moindres, le manque de moyens d'une industrie qui périclite, le tâtonnement du réalisateur qui se cherche, autant d'éléments qui expliquent pourquoi les œuvres, surtout jusqu'en 1934, sont variées et relativement éloignées (mis à part Blackmail / Chantage, BIP, 1929 et The Lodger / Les Cheveux d'or, Gainsborough, 1927) du célèbre film à suspense dont Hitchcock se fait le spécialiste par la suite. Après ses débuts à la Gainsborough grâce à sa rencontre avec Michael Balcon qui l'incite à devenir réalisateur, il est sous contrat avec la BIP, la plus importante société de production du pays produit principalement des films commerciaux. À cette époque, Hitchcock est un réalisateur sous contrat, devant travailler à une suite de films « de demande qui résultaient de la politique du studio. Bien que son premier film – The Ring / Le Masque de

cuir (BIP, 1928) – fut un projet personnel, son échec au box-office obligea Hitchcock à se

1 BARR, Charles, English Hitchcock: A Movie Book, Moffat, Cameron & Hollis, 1999, p. 6 : « The most influential modern commentators have seen his English roots less as a source of nourishment than as a handicap that he had to struggle to overcome ». Les commentateurs cités par Barr sont les Cahiers du cinéma (plus particulièrement François Truffaut), Peter Bogdanovich et Robin Wood.

2 Nous utilisons ici les adjectifs « britannique » et « anglais » de façon indifférenciée, dans la mesure où il s'agit de montrer une distinction avec la période américaine d'Hitchcock.

3 Nous ne prenons en compte dans ce travail que les films réalisés par Hitchcock à partir de 1925. Nous n'incluons donc pas Number Thirteen (1922) qui n'a jamais été fini, Always Tell your Wife (Seymour Hicks Productions, 1923), dont il ne reste qu'une bobine, ni les films pour lesquels Hitchcock est assistant-réalisateur, c'est-à-dire Woman to Woman (Graham Cutts, 1923), The White Shadow (Graham Cutts, 1923), The Prude's Fall (Graham Cutts, 1924), The Passionate Adventure (Graham Cutts, 1924), The Blackguard (Graham Cutts, 1925).

(32)

ranger dans une production plus orthodoxe fondée sur des adaptations dont le succès avait déjà été assuré »1. Ainsi, jusqu'en 1934, le cinéaste s'essaie à différents genres, tonalités et intrigues. Il connaît un succès aléatoire, marquant une période faite de recherches et d'expérimentations : films à suspense avec Blackmail2, film à énigme avec Murder! / Meurtre (BIP, 1930), pièces de théâtre filmées avec Juno and the Peacock / Juno et le Paon (BIP, 1930) et The Skin Game (BIP, 1931), comédies avec The Farmer's Wife / Laquelle des trois ? (BIP, 1928) ou Rich and Strange / À l'est de Shanghai (BIP, 1932), et même un film musical avec Waltzes from Vienna / Le Chant du Danube (Gaumont, 1933), ainsi que les mélodrames3 avec The Manxman, Easy Virtue / Le Passé ne meurt pas (Gainsborough, 1927) et The Ring. En fait, ses débuts sont marqués par une pluralité des formes et des genres abordés et par une relative absence de suspense, qui ne concerne principalement que Blackmail et The Lodger. À cette époque, son travail est « moins caractérisé par l'action, l'aventure et le suspense que par un examen attentif des relations personnelles et sociales »4. C'est avec le cycle des thrillers à

1 RYALL, Tom, Alfred Hitchcock and the British Cinema, (1986), Londres, Athlone, 1996, p. 173 : « He worked at BIP as a conventional contract director on a series of assignments which derived from the general production policies of the studio. Although his first picture for the studio – The Ring – was a personnel initiated project, it failed at the box-office and Hitchcock subsequently worked to a more orthodox production schedule based upon adaptations of proven literary and dramatic successes ».

2 Outre ses qualités inhérentes indéniables, Blackmail est célèbre pour être le premier « talkie » britannique, c'est-à-dire le premier film parlant. Il existe une version muette et une version parlante sensiblement la même, mais l'on peut découvrir que certains plans ont été tournés en parallèle pour une version parlante, notamment en ce qui concerne la scène du « Knife » lors du petit déjeuner. L'actrice qui joue le rôle de la cliente n'est pas la même. Dans la version muette, il s'agit de Phyllis Konstam, qui jouera le rôle de Doucie Markham dans Murder ! et de Chloe Hornblower dans The Skin Game. Dans la version parlante, l'actrice est Phyllis Monkman.

3 Voir BOURGET, Jean-Loup, Le Mélodrame hollywoodien, Paris, Stock, 1985, p. 12-13 : « Tout film hollywoodien qui présente les caractéristiques suivantes : un personnage de victime (souvent une femme, un enfant, un infirme) ; une intrigue faisant appel à des péripéties providentielles ou catastrophiques, et non au seul jeu des circonstances réalistes ; enfin, un traitement qui met l'accent soit sur le pathétique et la sentimentalité (faisant partager au spectateur, au moins en apparence, le point de vue de la victime), soit sur la violence des péripéties, soit (le plus souvent), tour à tour sur ces deux éléments, avec les ruptures de ton que cela implique ».

4

GOTTLIEB, Sidney, « Early Hitchcock: The German Influence », in. BROOKHOUSE, Christopher GOTTLIEB, Sidney (ed.), Framing Hitchcock: Selected Essays From The Hitchcock Annual, Detroit, Wayne State University Press, 2002, p. 39-40 : « Before Hitchcock hit his tide, according to some, in the great

(33)

partir de 1934 qu'il connaît une renommée internationale et s'installe dans un genre dont il va bientôt devenir le représentant principal1.

Avec The Man Who Knew too Much / L'Homme qui en savait trop (Gaumont, 1934),

The 39 Steps / Les 39 Marches (Gaumont, 1935), puis The Secret Agent / Quatre de l'espionnage (Gaumont, 1936), Sabotage / Agent secret, (Gaumont, 1936), Young and Innocent / Jeune et innocent (Gaumont,1937) et The Lady Vanishes / Une femme disparaît

(Gainsborough, 1938), s'établit une stabilité et une continuité sans précédent, due en grande partie à la présence de proches collaborateurs. En effet, pour la plupart de ces films, Hitchcock travaille avec le scénariste Charles Bennett (sauf pour The Lady Vanishes), Alma Reville (sa femme, souvent créditée en tant que scripte, n'apparaît parfois pas au générique mais est présente aux réunions préparatoires), les producteurs Michael Balcon et Ivor Montagu (sauf pour Young and Innocent et The Lady Vanishes). Par conséquent, « Montagu, Bennet et Mme Hitchcock formaient un groupe d'une grande créativité qui fournissait un degré substantiel de stabilité et de continuité »2. De fait, il n'est pas étonnant qu'un des biographes affirme que « les années Gaumont n'étaient pas fastueuses mais furent sans aucun doute pour Hitchcock les plus heureuses »3. C'est à cette époque qu'il connaît un succès outre-Atlantique. Grâce cette suite fructueuse, il part aux États-Unis après avoir signé un contrat avec David O. Selznick en 1939 pour réaliser Rebecca (Selznick Pictures, 1940). Il faut ainsi

thrillers of the mid-1930s, his work was characterized less by action, adventure, and suspense than by dramatic scrutiny of personal and social relations ».

1 RYALL, Tom, Alfred Hitchcock and the British Cinema, op.cit., p. 116 : « It was not until 1934 that the director fully realised that the thriller was the form ideally suited to his talent […]. The six films which constitute the thriller cycle, were all made for the same company, the giant Gaumont British Combine ». Le thriller en tant que genre littéraire est défini selon Jerry Palmer comme un récit contenant plusieurs éléments structurels, dont les plus importants sont la conspiration, la solitude des héros, leur professionnalisme, leur qualité de compétitivité, la place du spectateur aux côté du héros et l'excitation qui découle du partage presque exclusif de son point de vue. Voir PALMER, Jerry, Thrillers: Genesis and Structure of a Popular Genre, Londres, Edward Arnold, 1978.

2 Ibid., p. 117 : « Montagu, Bennet, and Mrs Hitchcock constituted an important creative ensemble that provided a substantial degree of stability and continuity ».

3 MCGILLIGAN, Patrick, Alfred Hitchcock: A Life in Darkness and Light, op.cit., p. 178 : « The Gaumont years were not luxurious, but undoubtedly they were Hitchcock's happiest in a studio ».

(34)

remarquer l'importance tout à fait significative des rencontres sans lesquelles l'œuvre hitchcockienne aurait probablement été totalement différente.

Les années de formation du jeune réalisateur sont déterminantes pour comprendre sa place dans le champ esthétique de l'époque et pour envisager la complexité de son statut dans le paysage cinématographique. Dans ses entretiens, Hitchcock ne manque pas de noter l'importance de l’expressionnisme allemand dans sa formation artistique. Il est allé sur le tournage de Der letzte Mann / Le Dernier des Hommes (Friedrich Wilhelm Murnau, 1924) en Allemagne et a été impressionné par l'utilisation des effets spéciaux et par l'absence d'intertitres : « À cette époque les Allemands accordaient beaucoup d'importance à la possibilité de raconter une histoire visuellement ; si possible sans intertitres ou avec le moins possible […]. Dans Le Dernier des Hommes Murnau a pu se passer des intertitres, sauf dans l'épilogue. Je crois que personne d'autre n'y est parvenu. […] J'ai toujours cru que l'on pouvait raconter visuellement autant que faire se peut, sans utiliser de mots. C'est ce que j'ai appris des Allemands »1. Il a également visité le plateau de Metropolis (Fritz Lang, 1927) alors qu'il était à Berlin pour assister Graham Cutts sur le tournage de The Blackguard, une production Gainsborough - UFA2. De fait, il est courant de voir dans un film tel que The Lodger les

1 THOMAS, Bob, « Alfred Hitchcock: The German Years » (1973), GOTTLIEB, Sidney (ed.), Alfred Hitchcock Interviews, Jackson, University Press of Mississippi, 2003, p. 157-158 : « The German in those times places great emphasis on telling the story visually ; if possible with no titles or at least with very few […]. In The Last Laugh Murnau was able to do that, to dispense with titles altogether, except in an epilogue. I don't believe that was accomplished by anyone else. […] I've always believed that you can tell as much visually as you can with words. That's what I learned from the Germans ». Voir également ses propos dans TRUFFAUT, François, Hitchcock / Truffaut (1983), Paris, Gallimard, 1993, p. 21.

2 Michael Balcon instaura de nombreuses co-productions anglo-allemandes dans les années 1920, notamment pour apporter un rayonnement international aux productions de sa compagnie. Voir RYALL, Tom, Alfred Hitchcock and the British Cinema, op.cit., p. 63 : « Balcon's international policies were not confined to involvement with Hollywood, however, and towards the middle of the 1920s he developed strong links with the increasingly important German film industry. [...] Balcon set up a number of co-production deals with UFA, the leading German company of the time. [...] The German production was to provide the finance and studio facilities for each production whiles Balcon's Gainsborough Company was handling distribution in the English speaking market. It was in the course of this particular arrangement that Hitchcock was to make […] The Pleasure Garden [Gainsborough] and The Mountain Eagle [Gainsborough, Emelka] in the UFA studio at Munich ».

(35)

influences allemandes à travers un certain nombre d'éléments. En effet « par certains aspects, la mise en scène du film rappelle l'utilisation des ombres dans des films allemands comme

Nosferatu [Friedrich Wilhelm Murnau, 1922] et Das Cabinet des dr Caligari [Le Cabinet du dr Caligari, Robert Wiene, 1920] »1. Les angles de prise de vue inhabituels créés par les décadrages participent également à cette idée de filiation : le plan sur le visage de la première victime de l'Avenger est pris en contre-plongée et fortement décadré2, ainsi que les dessins des triangles (suggérés par Ivor Montagu) qui fonctionnent comme une signature criminelle, ou le dessin représentant l'ombre du meurtrier au début du film. Ajoutons à cela les décors inquiétants ainsi que l'éclairage clair-obscur, notamment lors des retrouvailles entre le locataire (Ivor Novello) et Daisy Bunting (June Tripp) sur la petite place, juste après la fuite du héros3. John Orr voit dans The Manxman l'héritage de Murnau. Ce film, tourné juste après

Sunrise / L'Aurore (Friedrich Wilhelm Murnau, 1927) et Der letzte Mann, raconte une

« histoire d'amour ambiguë presque entièrement grâce aux images »4. Cet héritage semble ainsi très important et pérenne dans l’œuvre du cinéaste et pas uniquement au début de sa carrière, comme le montrera la suite de ce travail.

Mais cette référence se révèle véritablement complexe : il s'agit d'abord d'un problème définitionnel. Dans un article paru en 1979, Barry Salt suggère que l'expressionnisme en tant que mouvement clairement identifié se réduit à un nombre très restreint de films, tous réalisés

1 Ibid., p. 25 : « In certain respects, the mise en scène of the film recalls the use of shadows in German films such as Nosferatu and The Cabinet of Dr Caligari ».

2 Comme le raconte Ivor Montagu, cette nouveauté du cadrage introduite par Hitchcock fut accueillie par des réactions physiques de la part du public. Voir LOVELL, Alan, ROHDIE, Sam, WOLLEN, Peter, « Interview with Ivor Montagu », Screen, vol. 13 n°2 (1972), p. 78 : « One of the things the distribution company was afraid of is what was quite an ordinary theme of Hitchcock's, one of the two films he made in Germany, The Pleasure Garden, was that he had shot either directly above or below chorus girls going down an open iron staircase. It was thought that this would make people sea-sick. You saw this kind of things in German films […] but not in English films ».

3 Notons également que les nombreux moments de partage de la subjectivité déviante du héros avec le spectateur peuvent aussi être interprétés comme un héritage de ce mouvement. Pour un approfondissement du procédé, voir infra., quatrième partie, I, 3 : « La question de l'identification ».

4 ORR, John, Alfred Hitchcock and Twentieth Century Cinema, op.cit., p. 53 : « The Murnau legacy shows itself soon after in Hitchcock's last silent picture, The Manxman, whose ambiguous romance is told, as noted, almost entirely through image ».

(36)

entre 1919 et 19241. Par conséquent, de nombreux effets associés à ce courant, comme les effets de clair-obscur, les éclairages, et les angles de caméra « devraient plutôt être qualifiés de caractéristiques “expressives” »2, parce qu'ils « étaient déjà apparus bien avant 1920 dans le cinéma américain et danois, et n'avaient pas de véritable connexion avec l'émergence de l'art expressionniste »3. Le même problème est évoqué par Jacques Aumont et Michel Marie qui montrent une utilisation abusive du terme, devenu une « une catégorie fourre-tout »4. D'ailleurs, Hitchcock évoque plus volontiers l'idée d'un héritage du cinéma allemand que d'un strict expressionnisme. L'influence revendiquée avec Der letzte Mann, ses perspectives accrues et son absence d'intertitres ne fait pas partie des catégories de l'expressionnisme, qui tend plutôt à montrer une vision déformée de la réalité comme signe de la torture intérieure des personnages. D'ailleurs, même Lotte Eisner, critiquée pour sa « caractérisation abusive de tout le cinéma allemand muet comme expressionniste »5, ne considère pas Der letzte Mann comme un film lui appartenant totalement : « les tendances expressionnistes ne tiennent que peu de place dans ce film. Si Murnau les utilise pour les passages du rêve ce n'est que parce que la portée fantastique de ce style lui permet d'en tirer les effets qu'il estime nécessaires à cet endroit »6. Il faut ainsi envisager cet héritage avec beaucoup de précaution. C'est pourquoi il semble plus à propos de parler d'influence allemande ou, comme le fait Vincent Pinel, de montrer que les films de cette période regorgent « d'effets expressionnistes »7. Ainsi, l'emploi de l'ombre et de la lumière, les marches, les images doubles des paysages menaçants doivent être compris comme un héritage culturel et esthétique qui dépasse le mouvement

1 Les films cités par l'auteur sont : Das Kabinett des Dr. Galigari, Genuine (Robert Wiene, 1920), Von Morgen bis Mitternachts (De l'aube à minuit, Karl-Heinz Martin, 1920), Vergolene Moral (Torgus, Hanns Kobe, 1921), Raskolnikov (Robert Wiene, 1923), Das Wachsfigurenkabinett (Le Cabinet des figures de cire, Paul Leni, 1924).

2 SALT, Barry, « From Caligari to Who ? », Sight and Sound, vol 48 n°2 (1979), p. 120 : « But these would be better described as expressivist features ».

3 Idem : « They has already appeared and begun to develop well before the 20s in American and Danish cinema, and had no real connection with the rise of Expressionist art ».

4 AUMONT, Jacques, MARIE, Michel, Dictionnaire théorique et critique du cinéma (2001), Paris, Armand Colin, 2008, p. 91.

5 Ibid., p. 90

6 EISNER, Lotte, L'Écran démoniaque, Paris, André Bonne, 1952, p. 110.

Références

Documents relatifs

- Les céphalopodes, les coraux et les brachiopodes qui vivent dans des environnements côtiers ouverts sont plus fiables pour reconstituer la composition isotopique en Sr de

La raison pour cela est que les hybrides sont ici à chaque fois élaborés avec des synthèses différentes (à l’inverse du protocole MM où ils étaient élaborés à partir

Dans le cadre de la PNT, les modèles se sont perfectionnés grâce aux aspects suivant : • des observations disponibles plus nombreuses, plus variées et plus fines avec une

In the lit- erature, the two methods (method Larson and method Roussel) are set down depending on the height variations of the GNSS-R antenna, if we no variations or very small

La distribution des âges U-Pb sur zircon des sédiments syn-rifts issus du bassin de Cameros apparaissent plus proches du contenu U-Pb des roches sédimentaires

3 Resumé : Cette thèse est consacrée à la croissance et à la remobilisation crustales au Pan- Africain dans le Sud du massif du Ouaddaï au Tchad, situé à la marge Sud du

Dans un second temps, les mécanismes de téléconnexion entre l’AMV et le climat eu- ropéen sont étudiés dans le modèle CNRM-CM5, identifié parmi tous les modèles CMIP5 comme

Nous y montrons que le fait que l’altération des silicates ait lieu dans les régolithes affecte la capacité du cycle du carbone à s’adapter aux perturbations car l’altération