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Les migrations internationales au XXIe siècle :
continuité ou changement ?
Gérard-François Dumont
To cite this version:
Gérard-François Dumont. Les migrations internationales au XXIe siècle : continuité ou changement ?.
La lettre de chercheurs toujours, Association française des chercheurs seniors, 2019, pp.3-5.
�hal-02501597�
L E S M I G R AT I O N S I N T E R N AT I O N A L E S A U 2 1 " " ' S I E C L E
CONTINUITÉ OU CHANGEMENT ?
G é r a r d - F r a n ç o i s D U M O N T
Géographe, économiste et démographe, Professeur à l'Université Paris IV Président de la revue « Population & Avenir »
Il convient d'abord de s'i
vocabulaire. Contrairement à l'expressionnterroger sur le
souvent employée, il n'y a pas eu de crise
migratoire en ce début de 21^™® siècle. En effet, le
mot « crise » signifie un moment de rupture, donc
l ' e x i s t e n c e d e f a c t e u r s f o n d a m e n t a l e m e n t n o u v e a u x
engendrant des novations dans les phénomènes
migratoires'. Or, des migrations ont toujours existé
d a n s l ' h i s t o i r e d e l ' h u m a n i t é . C o m m e a u c o u r s d e sLes facteurs variés des migrations internationales En 2017, l'ONU évalue à 250 millions le nombre d'immigrants, c'est-à-dire de personnes habitant
(depuis au moins un an) dans un autre pays que celui
de naissance. Ce chiffre correspond, pour une population mondiale de 7,5 milliards d'habitants, à une petite minorité, soit 3,3 %. Et une grande partie des immigrants ne résulte nullement de migrations contraintes. Dans leur grande majorité, précisément 96,7 %, les êtres humains vivent donc dans le pays de leur naissance. Ils expriment ainsi une préférence
pour « vivre et travailler au pays ».
Parmi les facteurs classiques des migrations internationales, certains sont répulsifs et poussent les gens à quitter leur pays, d'autres sont attractifs et sont
a l o r s u n e i n c i t a t i o n à s ' i n s t a l l e r a i l l e u r s . L e s
génocides, les guerres et conflits civils, les régimes liberticides sont les grands motifs politiques
contraignant les personnes à fuir leur pays d'origine.
N o u s c o n n a i s s o n s m a l h e u r e u s e m e n t t o u s a u t o u r d e
nous, en France, des personnes pouvant témoigner de La nature migratoire plurielle des pays
La distinction souvent faite entre pays d'émigration
et pays d'immigration a plutôt perdu de sa pertinence. Par exemple, le Maroc est à la fois un pays d'émigration vers l'Europe et l'Amérique du Nord,
un pays de transit pour les ressortissants de l'Afrique
subsaharienne voulant rejoindre l'Europe, et un pays
siècles passés, les facteurs des migrations
internationales au 2U"® siècle sont de nature que
j'appelle « classique »", liées à des facteurs p o l i t i q u e s , r e l i g i e u x , é c o n o m i q u e s e t
démographiques. L'apparition de ce que j'appelle les
« nouvelles logiques migratoires » n'armihile nullement les facteurs « classiques », puisqu'elles se
c o m b i n e n t a v e c e u x .
ce qui s'est passé au cours du XXe siècle avec des Arméniens rescapés du génocide effectué par
l'Empire Ottoman ou des Juifs rescapés de la Shoah.
Les guerres de l'ex-Yougoslavie des années 1990, les
conflits en Irak et en Syrie des années 2010^, les
conflits civils comme ceux de la Somalie, du Soudan
ou du Liberia, les régimes liberticides comme ceux
de Cuba, de l'Érythrée, du Nicaragua ou de Corée du
Nord... engendrent des émigrations de population vers des pays étrangers, émigrations qui peuvent ou
n o n d e v e n i r d é f i n i t i v e s .
L'histoire et la géographie ont contribué à construire des couples migratoires associant deux pays. Ils
peuvent se fonder sur une proximité géographique
(Mexique et États-Unis, Malaisie et Singapour,
Colombie et Venezuela, Sénégal et Gambie"*...),
maritime (Irlande et Royaume-Uni, Maroc et Espagne...) et/ou sur une histoire commune - en
raison des liens hérités de la colonisation.
d'immigration de différentes natures : immigrants
arrivés au Maroc dans le cadre de migrations entrepreneuriales. Européens, notamment retraités, y trouvant des conditions et un niveau de vie qu'ils
jugent meilleurs. Africains subsahariens restant au
Maroc, même si cela n'était pas originellement prévu
3
Pour citer cette publication :
To cite this version:
Dûment, Gérard-François, « Les migrations internationales au XXIe siècle : continuité ou changement ? », La lettre de chercheur toujours, n° 32, septembre 2019, p. 3-5.
dans leurs cheminements migratoires. De même,
l'Espagne est un pays d'émigration, en particulier
vers des pays du Nord en meilleure santé économique
e t / o u e n b e s o i n d e m a i n - d ' œ u v r e c o m m e l'Allemagne ou vers l'Amérique latine dont la grande
majorité des pays pratiquent la même langue, im pays
de transit pour des Africains se rendant dans d'autres pays européens plus septentrionaux et un pays d'immigration, notamment pour des Marocains ou
des ressortissants des pays d'Amérique andine
Le rôle de la gouvernance
Si les facteurs politiques de guerre ou de conflits
poussent à l'émigration, les facteurs économiques en
sont xm important déterminant, dit « proche », qui ne
doit masquer im fréquent déterminant dit « lointain », la mauvaise gouvernance explicative d'insuffisants
développements. Par exemple, au 20^""® siècle, la
pauvreté a contraint de nombreux Espagnols ou
Italiens à émigrer en France ou en Amérique latine.
Au 21^""® siècle, nombre d'émigrations dites de
pauvreté à partir d'un pays du Sud sont de nature
politico-économique, combinant mauvaise
gouvemance et manque d'État de droit avec im
mal-L'adjonction des « nouvelles logiques migratoires »
Depuis les années 1990, les migrations
internationales sont facilitées par les nouvelles
logiques migratoires, à commencer par le phénomène
de globalisation qui découle de décisions politiques
rendant plus aisée la libre circulation des
marchandises, des capitaux et, explicitement ou non, des hommes. Les règles de l'Union européenne ou
celles de la Communauté économique des États de
l'Afiique de l'Ouest (CEDEAO)® contiennent des
éléments, dont un passeport commim, qui permettent
plus facilement les migrations entre les pays
membres de ces organisations.
S'ajoute le processus de mondialisation. Des
migrations peuvent dépendre de coopérations entre territoires à haute technologie et haute qualification et
d'autres en développement, d'échanges assiu^t une
meilleure rentabilité des entreprises, de bassins
d'emplois très différents d'un pays à l'autre. La région de Sophia-Antipolis dans les Alpes-Maritimes
attire des cadres étrangers et notamment des
Américains d'autant qu'elle dispose en son sein d'un
lycée international pour leurs enfants, tandis que la
Californie attire des compétences originaires de
nombreux pays du monde.
Des entreprises comme IKEA, Burger King,
M i c h e l i n o u M a c D o n a l d i n s t a l l e n t d e s
établissements dans tous les pays, leurs activités
(Bolivie, Colombie, Équateur, Pérou, Venezuela). De
même, la France est un pays d'immigration
notamment pour les Africains et des Asiatiques, de
transit comme l'atteste l'histoire migratoire du
Calaisis depuis la fin des années 1990, et un pays
d'émigration, notamment pour des diplômés de
nationalité firançaise. Ainsi il apparaît aujourd'hui
que la plupart des États assurent, de fait, les trois
fonctions à la fois.développement. En revanche, la bonne gouvemance rend des territoires attractifs. Ainsi, en 1962,
Singapour n'était nullement attractif : ce pays avait un
PIB par habitant plus faible que celui de l'Algérie et
ime mortalité infantile plus élevée. Devenu im
« dragon », ce pays a attiré des immigrants.
De même, les attractivités de l'Allemagne ou des
États-Unis^, même si elles ont connu des variations
dans les temps, s'expliquent largement par leur bonne
gouvemance facilitée par lem nature d'État de droit
avec une organisation institutionnelle globalement
s t a b l e .
engendrant des migrations pour transmettre leur
savoir-faire à leurs établissements répandus dans le
monde. En matière d'enseignement supériem,
l'installation de la Sorbonne à Abou Dhabi, qui se
veut « un pont entre civilisations », engendre deux
types de migrations, celle des collaborateurs de la
Sorbonne à Paris dont l'activité professionnelle est
désormais dans les Émirats arabes unis ; celles
d'étudiants du Moyen-Orient, d'Aôique du Nord,
voire d'Afnque subsaharienne qui choisissent de
suivre un cursus à la Sorbonne Abou Dhabi.
Les évolutions démographiques sont également,
comme dans des siècles précédents, des facteurs de
migration. La baisse de la population active dans
différents pays développés marqués par ce que j'ai
appelé « l'hiver démographique », donc une
fécondité durablement abaissée en dessous du seuil
de simple remplacement des générations, pousse à
faire appel à des actifs étrangers du fait du déficit de
main-d'œuvre. Cela peut aussi concerner certaines
activités mal rémunérées ou mal acceptées par les
n a t i o n a u x .
D'autres migrations internationales s'expliquent
davantage par des opportunités professionnelles, le
changement de pays d'habitation relevant, pour des
personnes ayant ime qualification, de «migrations
entrepreneuriales » dans des territoires offrant de meilleures conditions d'emploi ou de rémunération.
En outre, il importe de noter l'effet du processus
d ' i n t e m a t i o n a l i s a t i o n , c ' e s t - à - d i r e d e t o u t e s l e s techniques qui réduisent l'espace-temps et le coût des circulations entre les tenitoires de la planète. Les migrations contemporaines bénéficient de techniques de communication donnant aux personnes la possibilité de relations avec leur région d'origine, ce q u i l è v e d e s f r e i n s à l a m i g r a t i o n . L e s communications se font aisément par téléphone ou internet (Skype...). Le coût des transports et leur rapidité facilitent les échanges entre pays de résidence et pays-souche. Dans la mesure où Un phénomène complexe aux conséquences diverses Sans oublier la diversité des migrations liées aux changements climatiques, le phénomène migratoire est complexe, multifactoriel et généralisé. Aux facteurs classiques des migrations internationales se
superposent de nouvelles logiques. Le 21®"® siècle se
caractérise aussi par une notable augmentation du n o m b r e d e d o u b l e s n a t i o n a l i t é s , l i é e s à
l'augmentation du nombre de pays acceptant la
double nationalité, comme l'Allemagne depuis le fin des années 2000, ou en raison de double nationalité de fait, lorsqu'un des pays ne reconnaît pas celle de l'autre, comme entre l'Algérie et la Lrance. Il en résulte une augmentation du nombre de personnes
d o n t l e r e s s e n t i i d e n t i t a i r e e s t c e l u i d ' u n e d o u b l e
territorialité. Mais ceci peut aussi concemer des
descendants d'immigrants. Ceci peut s'illustrer par le
témoignage d'une doctorante sur l'immigration en Poitou-Charentes, personne née en France et ayant toujours vécu en France mais dont les parents sont des immigrés turcs et qui a connu la Turquie à l'occasion de vacances : « La France, c'est mon pays
R é f é r e n c e s
l'installation dans le pays d'accueil ne crée pas de coupure définitive avec le pays de départ, il faut parler de migrations à caractère diasporique. Ce terme de « diaspora », qui signifie « dispersion » en grec, était d'abord utilisé exclusivement pour les immigrants de religion juive contraints à migrer de Palestine à plusieurs périodes de leur histoire et ayant
l a v o l o n t é d e c o n s e r v e r e u x - m ê m e s e t d e t r a n s m e t t r e à l e u r s d e s c e n d a n t s l a m é m o i r e d e l e u r t e r r e
d'origine. Il s'est ensuite généralisé en 1992 à « l'ensemble des membres d'une ethnie, d'une
communauté de pensée » comme pour les Arméniens
quittant leur région à la suite du génocide ou les Italiens quittant le leur pour des raisons économiques.
de tous les jours, la Turquie, c'est mon pays de toujours » {La Nouvelle République, 19 juin 2004).
Les migrations internationales au 21®"® siècle sont
donc à la fois dans la continuité des phénomènes migratoires pluriséculaires, même si des évolutions interviennent sous l'effet des phénomènes politique,
géographique, et entrepreneurial de globalisation,
d ' i n t e m a t i o n a l i s a t i o n e t d e m o n d i a l i s a t i o n .
' Dumont, Gérard-François, « Qu'est-ce qu'une crise ? », Géostratégiques, n ° 4, avril 2001, p. 103-113.
^ Dumont, Gérai-d-François, Géographie des populations. Concepts, dynamiques, prospectives, Paris, Armand Colin, 2018.
' Avec un phénomène dû à une combinaison particulièrement multiple de facteurs : cf. Dumont, Gérard-François, « L'exode des migrants de Mésopotamie », La revue socialiste, n ° 61, février 2016.
* Sène, Abdourahmane Mbade « La frontière Sénégal-Gambie dans le contexte du conflit en Casamance : mobilités, flux
transfrontaliers et géopolitique », Les analyses de Population & Avenir, juin 2019.
Kanté, Seydou, Géopolitique de l'émigration sénégalaise en France et aux États-Unis, Paris, L'FIannattan, 2014.
^ Dumont, Gérard-François, « Les migrations intemationales et l'Afrique : des logiques Sud-Nord ou Sud-Sud ? », Les
analyses de Population & Avenir, mars 2019, 14 pages, ISSN 2552-2078 https://www.population-et-avenir.com/les-analyses-de-population-avenir/ Références complémentaires :
- https://www.caim.info/revue-population-et-avenir.htm
- https://www.population-et-avenir.com/revue-population-avenir/ - http://halshs.archives-ouvertes.fr/aut/Gerard-Francois+Dumont
- Démographie politique. Les lois de la géopolitique des populations. Gérard-François Dumont, Paris, éditions Ellipses, 2007, 498 pages.
