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Le moment réformiste : la pensée d'une élite canadienne-française au milieu du XIXe siècle

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®

DMI

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Le moment réformiste

La pensée d'une élite canadienne-française au milieu du XIX

e

siècle

Éric Bédard

Department of history

McGill University

July 2004

A thesis submitted to McGill University in partial fuI filment

of the requirements of the degree ofPh.D.

(4)

1+1

Published Heritage Branch Direction du Patrimoine de l'édition 395 Wellington Street

Ottawa ON K1A ON4 Canada

395, rue Wellington Ottawa ON K1A ON4 Canada

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(5)

À Arthur Bédard (1905-1998), un homme de mémoire

(6)

Tout est lié : politique, économie, société, situation géographique; gouvernement, grandes affaires, classes sociales, partis et groupes d'intérêt. Saisissez une activité ou une fonction, toutes les autres suivent, entraînées par elle. Pourquoi? Parce que c'est l 'homme que vous saisissez, l 'homme qui, tout à la fois, assure sa subsistance, exerce un métier, s'administre, se bat - et tient à des idées

qui ne sont jamais tout à fait les siennes, mais qu'il nourrit de son expérience propre.

(7)

Table des matière

TABLE DES MATIÈRES IV

RÉSUMÉ VI

ABSTRACT Vll

REMERCIEMENTS Vlll

ABRÉVIATIONS x

INTRODUCTION' De la fondation au moment

1

Fondation d'une nation

6

La nation canadienne-française

6

Dominion canadien

9

Fondation d'un régime politique

12

Origine tory ou libérale?

14

Origine centralisée ou décentralisée ?

16

Apôtres de la vertu ou parvenus ?

18

Fondation d'un ordre libéral

22

Le moment réformiste

28

Objectifs

31

Sources

40

CHAPITRE 1 . Être de son temps

46

Idée du progrès et conscience historique

Rapport au temps

54

Le progrès par les Évangiles

61

Rapport au passé canadien-français

65

Rapport ambigu à la Nouvelle-France

65

Le régime britannique

73

Les rébellions comme nœud de mémoire

78

CHAPITRE 2 . Parler d'une seule voix

90

Une certaine idée du politique

La politique comme instrument de conservation

95

Primauté du national

102

La hantise de la délibération

113

La démocratie « capacitaire»

124

Les capacités littéraires

132

(8)

CHAPITRE 3 • S'occuper de ses affaires 147

Passer à l'économique

La survie par l'économie 149

Comprendre l'économie politique 153

Commencer par l'agriculture 158

Devenir de meilleurs agriculteurs 162

L'accès au marché 167

Trouver des capitaux: un certain malaise avec l'usure 175

CHAPITRE 4· Un corps social en santé 189

Pauvreté, crime, genre

L'indigence morale du pauvre 197

Que faire des criminels? 214

Les délinquants 219

Les prisonniers mâles 222

Préserver les vertus féminines 225

CHAPITRES' Rendre le peuple meilleur 238

Le rôle social du religieux

Illustrations de l'autonomie des réformistes

face à l'Église catholique 246

Le rôle social du clergé 257

La morale avant la loi 265

Les deux mondes 270

CONCLUSION 282

BIBLIOGRAPHIE 295

(9)

Résumé

Entre 1840 et la fin des années 1850, l'élite canadienne-française qui domine le paysage politique se réclame du « réformisme ». En plus d'être d'une même génération et issus d'une nouvelle classe moyenne, les membres de cette élite avaient en commun d'avoir accepté l'Union, de militer pour l'obtention du gouvernement responsable et de s'opposer à l'annexion aux États-Unis. Ce sont des grandes idées de cette élite, donc de ce moment réformiste, que cette thèse a voulu rendre compte. Dans l 'historiographie canadienne et québécoise, les réformistes sont généralement présentés comme des fondateurs, soit d'une nation, soit d'un régime politique, soit d'un ordre social bourgeois. Afin d'éviter les pièges de la téléologie, cette thèse a tenté de restituer, dans son contexte même, les cohérences, la consistance propre d'un moment de pensée.

Cette pensée réformiste a pu être restituée grâce à trois types de sources: d'abord la reconstitution des débats de l'Assemblée législative du Canada-Uni, ensuite la « presse

ministérielle» canadienne-française du milieu du XIXe siècle et, enfin, les multiples

écrits réformistes laissés par les personnages étudiés, parmi lesquels on retrouve des rapports gouvernementaux, des journaux personnels, des conférences publiques et deux romans. L'étude attentive de ces sources a permis de dégager cinq grands axes de pensée qui tournent autour du rapport au temps, au politique, à l'économie, au social et au religieux. Chacun de ces cinq thèmes a fait l'objet d'un chapitre.

Cette thèse tente de démontrer que la pensée réformiste possède sa propre cohérence, c'est-à-dire qu'elle se distingue à la fois de l'ultramontanisme réactionnaire de

Mgr Bourget et du libéralisme doctrinal des rouges et de l'Institut canadien. Cette thèse

cherche à montrer que les réformistes croyaient aux vertus du progrès, du gouvernement responsable et du libre marché, mais qu'en même temps, ils partageaient plusieurs craintes par rapport à l'avenir de leur nationalité. Leur souci constant pour l'unité de la nationalité et leur volonté d'instaurer, avec le clergé, une morale sociale plus rigide, plus apte à «rendre le peuple meilleur », témoignerait de cette inquiétude de l'avenir, d'un souci de préservation typiquement conservateur.

(10)

Abstract

Between 1840 and the end of the 18S0s, the French-Canadian elite dominating the political landscape was calling for "reformism". Besides belonging to the same generation, the members of this elite shared several features: they had accepted the Union, campaigned for responsible government and opposed annexation to the United States. This thesis aims to put forward sorne of the main ideas of this elite, and thereby of the reformist period. In the historiography of Canada and Quebec, the reformists are generally portrayed as founders, be it of a nation, a political regime or a bourgeois social order. To avoid teleological pitfalls, this thesis attempts to bring back, in context, the flavour of the thought of a particular time.

Reformist thinking was reconstituted from three kinds of sources: the reconstruction of debates in the legislative assembly, the French-Canadian "ministerial press" of the mid-nineteenth century, and the many reformist writings left by the figures under study, including government reports, personal diaries, public discussions and two novels. Attentive study of these sources reveals five main axes of thought, revolving around the time, politics, the economy, the social fabric and religious concerns. A chapter is devoted to each of these themes.

largue that reformist thought has its own consistency, that is to say that it is distinct from

the reactionary ultramontanism of Mgr Bourget and from the doctrinaire liberalism of "les

rouges" and the "Institut canadien". It seeks to show that the reformists believed in the

virtues of progress, of responsible government and of the free market, but that at the same time they were anxious about the future of their nationality. Their constant concern for the unit y of their nationality and their will to establish, with the clergy, a more rigorous morality, able to "make people better", bears witness to this uneasiness about the future and a concern for preservation which typifies the conservative.

(11)

Remerciements

Tout au long des recherches qui ont mené à la rédaction de cette thèse, de très nombreuses personnes m'ont guidé, prodigué de sages conseils et encouragé à persévérer. En premier lieu, je tiens à rendre hommage à celui qui a guidé mes recherches et ma réflexion depuis les tout premiers débuts. Merci à Brian Young, un directeur toujours rigoureux, souvent exigeant et extrêmement respectueux de l'aventure intellectuelle que constitue la thèse. Je le remercie de m'avoir fait découvrir des perspectives et des travaux que j'ignorais ainsi que des intellectuels d'ici et d'ailleurs aux vues amples. Sa générosité, pas seulement intellectuelle, a toujours été proverbiale. Merci également à Jocelyn Létourneau pour sa lecture attentive, ses remarques judicieuses et son travail efficace. Merci aussi à Jean-Paul Bernard, Pierre Trépanier et Yvan Lamonde qui m'ont accordé un temps que je sais précieux et qui ont bien voulu discuter avec moi alors que j'en étais à l'étape préliminaire de cette recherche. Ma dette à l'égard des travaux de tous ces historiens et de plusieurs autres devanciers de la profession est énorme. Leurs lectures stimulantes du passé québécois et leurs inspirantes interprétations du rôle joué par les réformistes canadiens-français, parfois divergentes des miennes, m'ont amené à préciser ma pensée, à pousser plus loin ma réflexion. Évidemment, les faiblesses de ce travail sont les miennes.

Cette thèse doit également beaucoup aux recherches et aux réflexions d'une nouvelle génération de chercheurs. Je pense ici au sociologue É.-Martin Meunier à qui je dois, notamment, d'avoir élargi ma recherche à l'ensemble des réformistes alors que je m'apprêtais à étudier la pensée et les idées d'un seul d'entre eux. Merci à Stéphane Kelly et à Jean-Philippe Warren, dont les travaux m'ont beaucoup inspiré, et qui ont bien voulu lire et commenter un chapitre de cette thèse. Merci aussi à Jean Gould qui, en plus de m'avoir fait découvrir certaines facettes de la pensée sociologique du XIXe siècle, m'a permis de fraterniser avec plusieurs intellectuels de ma génération lors de «salons »

mémorables. Merci à Caroline-Isabelle Caron et à Michel Ducharme, mes collègues doctorants de l'Université McGill, qui m'ont souvent mis sur des pistes intéressantes. Merci à Marc Chevrier et à Louise Bienvenue qui, en m'invitant dans leur séminaire de maîtrise respectif, m'ont permis de vérifier la pertinence de certaines des hypothèses de ce travail. Merci, enfin, à Daniel Tanguay pour mon intégration à la revue Argument où j'ai pu rencontrer des intellectuels qui croient, eux aussi, à la force des idées.

Pour mener à terme une thèse de doctorat, il faut cependant plus que des idées ! Deux organismes subventionnaires (FCAR, CRSH) m'ont, tour à tour, accordé les fonds nécessaires au démarrage et à la poursuite de cette recherche. Le département d'histoire de l'Université McGill m'a également permis d'être assistant d'enseignement et chargé de cours. Je remercie d'ailleurs Suzanne Morton et Colleen Parish pour leur appui. Merci à Joseph Yvon Thériault et à son équipe du CIRCEM de l'Université d'Ottawa de m'avoir accueilli au sein du groupe de recherche «Citoyenneté et Mémoire ». À titre d'assistant, j'ai pu bénéficier d'un soutien financier qui venait à point. Enfin, pendant la dernière année de rédaction et de révision, l'Université du Québec à Rimouski m'a offert

(12)

tout le soutien institutionnel et financier nécessaire pour terminer ce travail. Un merci particulier au doyen des études avancées et de la recherche, Monsieur Yvon Bouchard, ainsi qu'au directeur du Département des sciences humaines, Monsieur Pierre Laplante, pour leur appui spontané et leur accueil chaleureux. Grâce à toutes ces institutions et à toutes ces personnes, j'ai eu l'immense privilège de pouvoir me consacrer à ce travail sans trop de tracas financiers.

Une thèse est aussi une aventure personnelle. Je remercie mes parents et ma famille élargie (notamment mon oncle Marc Frenette), ainsi que mon frère Marc et ma sœur Isabelle pour leur confiance et leur soutien. Les encouragements répétés et bien sentis de mes amis Philippe Taillefer, Alysha Trinka, Frédéric Bastien, Éric Montpetit, François Rebello, Christine Fréchette, Steven Hogue et François-Philippe Champagne ont aussi été importants. Ils ont très tôt respecté et compris l'importance qu'avait pour moi ce travail de recherche et de réflexion. Merci également à Martin Robitaille, Audrey Navarre, Claude LaCharité, Karine Hébert, Julien Goyette et Joane Denault, collègues et amis de l'UQAR, qui, alors que je terminais la rédaction de cette thèse en même temps que je donnais mes premiers cours à l'université, m'ont soutenu et encouragé.

Je tiens, en terminant, à exprimer toute ma gratitude à l'égard de ma femme Nadja qui, bien qu'européenne, connaît probablement mieux les réformistes canadiens-français que la plupart des Québécois! En plus de jouer un rôle crucial dans ma décision d'entamer des études doctorales à un âge où plusieurs les terminent, elle a aussi été témoin de chacune des étapes de réflexion et d'élaboration de cette thèse. Elle a donc souvent été la première à être exposée à mes intuitions de recherche, parfois saugrenues. Ses premières réactions ainsi que ses remarques ont joué un rôle indéniable. De plus, lors des moments de doute, Nadja a su trouver les mots d'encouragement et les paroles réconfortantes. Son profond respect pour la vie intellectuelle et universitaire m'ont, chaque fois, convaincu que ce travail n'était peut-être pas totalement vain. Sans sa détermination et son soutien indéfectible, sans les câlins de la petite Nora, née en 2001, cette aventure intellectuelle n'aurait pas eu la même intensité. Je les remercie du fond du cœur.

Cette thèse est dédiée à Arthur Bédard, un grand-père formidable décédé à Québec quelques jours après que l'Université McGill et le FCAR m'eurent envoyés leurs réponses positives en avril 1998. Le souvenir de cet homme modeste et fier qui fut, à la fois, bûcheron, agriculteur, père de famille, commissaire d'école et, surtout, porteur de la mémoire de mes ancêtres et de mon pays, m'a accompagné et soutenu tout au long de ces six dernières années.

(13)

AdC AUdM BHP BQ C

cc

CdÉU CD CHR DAL DBC IQRC JCS-REC JdQ JJP M MR PUL RC RHAF SHM UTP

Abréviations

L'Aurore des Canadas

Archives de l'Université de Montréal

Bulletin d'histoire politique

Bibliothèque québécoise

Le Canadien

Courrier du Canada Courrier des États-Unis Les Cahiers des Dix

Canadian Historical Review

Débats de l'Assemblée législative (Canada-Uni 1841-1856)

Dictionnaire biographique du Canada

Institut québécois de recherche sur la culture

Journal ofCanadian Studies - Revue d'Études canadiennes Le Journal de Québec

Journal de l 'Jnstruction publique La Minerve

Mélanges religieux

Presses de l'Université Laval

La Revue canadienne

Revue d 'histoire de l'Amérique française

Société historique de Montréal University of Toronto Press

(14)

Introduction

De lafondation au moment

Cette thèse tentera de démontrer l'existence d'un « moment réformiste» dans le Canada français

du milieu du XIXe siècle. Celui-ci débute avec l'Acte d'Union de 1840 et se termine vers la fin

des années 1850 à mesure que l'usage du concept de «réformisme» est remplacé par celui de

« conservatisme» par l'élite canadienne-française au pouvoir. Il s'agit bel et bien d'un « moment

réformiste» puisque pendant ces quelque vingt années, c'est l'élite réformiste qui recevra l'appui d'une majorité d'électeurs et orientera les principaux changements politiques, économiques et sociaux qui affecteront la nationalité canadienne-française.

Cette thèse n'est pas une histoire des réformistes, mais celle d'un« moment» de penséel. Ce sont

les idées de ce moment réformiste qui nous ont intéressé et que nous avons voulu clarifier. Rarement les idées réformistes ont-elles été étudiées en elles-mêmes et pour elles-mêmes, ce qui n'est pas le cas de celles de leurs adversaires rouges et de leurs alliés ultramontains du milieu du

XIXe siècle qui ont eu droit à plusieurs études d'envergure. Une étude comparable à celles de

Nadia Eid sur les ultramontains2 ou de lean-Paul Bernard sur les rouges3 n'existe pas pour les

réformistes. Curieusement, la pensée des réformistes, qui ont pourtant exercé le pouvoir et donc orienté de façon souvent déterminante l'avenir de leur communauté, n'a eu droit à aucune étude approfondie. C'est à cette carence que nous avons voulu remédier en premier lieu.

Pour parvenir à nos fins, nous avons abordé les idées réformistes comme un «moment» de pensée. Dans la première partie historiographique de cette introduction, nous voulons montrer que l'intérêt pour les réformistes témoigne généralement d'une préoccupation pour les fondations. Intégrée à des récits de fondation, la pensée réformiste n'a donc jamais été restituée dans toute sa singularité. Nous croyons que ces grands récits permettent difficilement d'accéder à la cohérence globale de cette pensée. Dans la seconde partie de cette introduction, nous

1 Pour une histoire des réformistes, voir Jacques Monet, La première révolution tranquille. Le nationalisme

canadien-français (1837-1850), Montréal: Fides, 1981,504 p.

2 Nadia F. Eid, Le clergé et le pouvoir politique au Québec. Une analyse de l'idéologie ultramontaine au milieu du

XIX siècle, Montréal: Hurtubise HMH, 1978,318 p.

3 Jean-Paul Bernard, Les Rouges. Libéralisme, nationalisme et anticléricalisme au milieu du XIX siècle, Montréal:

(15)

préciserons ce que nous entendons par « moment », fixerons le cadre méthodologique de cette

recherche et expliquerons quelles ont été nos sources principales.

Cette thèse poursuit également une autre fin. En plus de restituer la cohérence globale d'une

pensée, nous avons cherché à l'insérer dans une dynamique idéelle plus large. Il ne s'agissait pas

seulement de comprendre et d'expliquer la pensée réformiste, mais de la situer par rapport à la pensée libérale sur laquelle plusieurs historiens canadiens et québécois se sont penchés dernièrement. Notre hypothèse est que le moment réformiste s'inscrit dans une dynamique

conservatrice propre au XIXe siècle. Cette dynamique du conservatisme est une réaction non

réactionnaire aux effets souvent corrosifs sur la société des deux grandes révolutions (droits de l'homme et industrielle) qui se déploient à partir de la fin du XVIIIe siècle. Notre objectif n'est toutefois pas d'attester de la normalité du conservatisme canadien-français qui prend place à

partir du milieu du XIXe siècle, mais d'en observer les particularités. L'une des plus importantes

d'entre elles est certainement liée à l'angoisse de disparaître en tant que communauté nationale.

Par «réformistes », nous entendons une nébuleuse de personnages influents qui ont orienté, souvent de façon déterminante, les décisions prises au nom de la nationalité canadienne-française

au milieu du XIXe siècle. Au cœur de cette nébuleuse, on retrouve un noyau dur composé de

Louis-Hippolyte LaFontaine, Augustin-Norbert Morin, George-Étienne Cartier, Étienne Parent, Joseph-Édouard Cauchon, Pierre-Joseph-Olivier Chauve au, Antoine Gérin-Lajoie et Hector

Langevin. Tous ces personnages ont en commun: 1) d'avoir misé sur le gouvernement

responsable, quitte à accepter sans enthousiasme les termes de l'Acte d'Union; 2) d'avoir refusé

l'annexion aux États-Unis; 3) d'avoir assumé « l'éthique de la responsabilité» du pouvoir sur

une longue période à titre de politiciens de premier plan ou de haut-fonctionnaires. Sur le plan

politique, ces personnes ont occupé le centre de l'échiquier, se gardant bien de souscrire aux idées rougistes ou ultramontaines. Outre cette vision politique commune, ces personnages partageaient le même profil ethnique, sociologique et démographique. Ils étaient tous des Canadiens français qui avaient reçu la même formation des collèges classiques, en plus d'avoir

complété leur « cléricature» en vue de devenir avocat. Aucun d'entre eux n'était le fils d'un

seigneur bien en vue et, à l'exception de Cartier, tous étaient d'origines très modestes. En cette époque de bouleversements politiques et sociaux, ils avaient d'ailleurs le sentiment d'appartenir à

(16)

une nouvelle classe moyenne à qui revenait la responsabilité de gouverner. Même s'ils sont en bonne partie originaires de milieux ruraux, ces personnages vivaient presque tous dans les deux plus importantes villes du Bas-Canada, soit Québec et Montréal. Par ailleurs, nés entre 1802

(Parent) et 1826 (Langevin), ces hommes étaient, grosso modo, de la même génération. En 1850,

leur âge moyen était de trente-six ans4. Ce qui les distinguait était leur expérience des événements

de 1837-1838. LaF ontaine, Morin, Parent et Cartier avaient durement vécu ces troubles en tant qu'acteurs : les trois premiers avaient été faits prisonniers alors que Cartier s'était enfui comme un fugitif; un journal avait même annoncé son décès. LaFontaine, Morin et Parent s'étaient dissociés de la politique d'affrontement prônée par le Parti patriote après que le gouvernement anglais eût rejeté du revers de la main les 92 résolutions. De leur côté, Cauchon, Chauve au, Gérin-Lajoie et Langevin, légèrement plus jeunes que les quatre autres, n'avaient pas vécu les événements de 1837. Autour de ce noyau dur réformiste gravitaient quelques personnages certes importants, mais qui n'étaient pas nécessairement au cœur des décisions et des orientations. Nous pensons ici à un personnage comme Wolfred Nelson qui, bien que chef victorieux lors de la bataille de Saint-Denis de novembre 1837, s'est avéré un allié solide de LaFontaine après le retour de Papineau, en 1845. Député réformiste, puis maire de Montréal, Nelson se voit confier le mandat d'enquêter sur les prisons du Bas-Canada. Son rapport est un document unique qui permet de mieux saisir la pensée réformiste sur la marginalité. Nous pensons aussi à un

personnage comme Joseph-Guillaume Barthe qui dirige L'Aurore des Canadas de 1840 à 1844,

se brouille avec LaFontaine, quitte le Canada pour la France où il écrit un pamphlet tapageur (Le

Canada reconquis par la France), puis revient au pays pour diriger, à la demande de Parent, le Canadien de 1858 à 1862. Ses positions sur la régénération morale de la nationalité et sur la

fusion des partis illustrent également la pensée sociale et politique réformiste. Enfin, le troisième personnage de cette orbite réformiste est François-Xavier Garneau. Greffier à l'hôtel de ville de

Québec, consacré «historien national » par ses contemporains, Garneau cherche à donner un

passé à une nationalité qu'on dit alors sans avenir. Le rapport au temps qui traverse son Histoire

du Canada nous semble assez bien illustrer celui de l'ensemble des réformistes. Même s'ils ne

font pas nécessairement partie du inner circle réformiste, ces trois personnages contribuent à leur

façon à mieux nous faire saisir la pensée réformiste. Évidemment, nous ne prétendons pas que ces onze personnages influents incarnent, à eux seuls, toute l'élite canadienne-française. Toutefois,

(17)

nous croyons qu'en recoupant leurs discours, leurs écrits et leurs interventions ponctuelles, nous sommes en mesure de tracer les contours de la pensée d'une élite fort importante qui a sa propre perspective et qu'on a trop souvent confondue avec celle du clergé.

Précisons qu'au départ, nous avions prévu nous concentrer sur le personnage de LaFontaine. Il s'agissait moins de proposer une biographie classique que d'analyser sa pensée. La publication d'un journal personnel, écrit lors de son voyage en Europe en 1837-1838, permettait de découvrir

un être réflexif qui ne dédaignait pas les idées générales5. LaFontaine aurait été le réformiste

typique, celui qui nous aurait permis de mieux comprendre la pensée de toute cette élite. Au fil de nos lectures et de nos recherches, nous nous sommes vite aperçu qu'une étude sérieuse de la pensée réformiste, pour être riche et évocatrice, méritait un élargissement important du corpus. Nous avons donc préféré élargir notre échantillon, quitte à limiter nos recherches en archives, donc à ne plus prétendre à l'exhaustivité des sources. Nous avons pris cette décision après avoir

dépouillé la correspondance personnelle de LaFontaine, décevante pour l'historien des idées6.

Plutôt que de brosser un portrait ou d'écrire une biographie et de retracer ainsi la vie d'un seul

personnage, comme l'ont fait Andrée Desilets7, Gérard Parizeau8, Jean-Marc Paradis9 ou Hélène

Sabourin 10 avec les résultats parfois décevants que cela peut engendrer sur le plan de

l'intelligibilité générale d'une pensée et d'une époque, nous avons préféré suivre un groupe d'hommes attachés à quelques principes d'action communs.

S'est alors posé le problème de l'appellation. Comment nommer ce groupe d'hommes?

Eux-mêmes auront du mal à résoudre ce problème. S'ils se disent « libéraux» par rapport aux tories

jusqu'en 1848, cette appellation ne convient plus lorsque des plus libéraux qu'eux occupent le

devant de la scène. L'appellation « réformiste» était utilisée depuis le début du Canada-Uni et

servait bien les fins de la vaste coalition qui, dans les parties est et ouest de la colonie, souhaitait

Cauchon trente-quatre ans, Chauveau trente ans, Gérin-Lajoie vingt-six ans et Langevin vingt-quatre ans. 5 Louis-Hippolyte LaFontaine, Journal de voyage en Europe 1837-1838, Québec: Septentrion, 1999, 153 p.

6 Éric Bédard, « Présentation », dans Louis-Hippolyte LaFontaine, Correspondance générale Tome 1. Les ficelles du

pouvoir, Montréal: Varia, 2002, p. 7-18.

7 Andrée Desilets, Hector-Louis Langevin. Un père de la confédération canadienne, Québec: PU L, 1969, 451 p. 8 Gérard Parizeau, La société canadienne-française au XIX siècle. Essais sur le milieu, Montréal: Fides, 1975, 548 p. Parizeau propose une série de portraits intéressants sur tous les personnages qui nous ont intéressé dans cette thèse. En revanche, on chercherait en vain un fil conducteur entre tous ces récits biographiques.

(18)

mettre fin au pouvoir des tories. De 1848 à 1854, cette habile dénomination a pour effet de les

placer au centre de l'échiquier. À leur gauche, il y a les rouges de l'Institut canadien que l'on

associe insidieusement aux révolutionnaires de l'insurrection française de 1848 ; à leur droite, il y

a les tories qui souhaitent maintenir un régime de privilèges et d'inégalités Il. Ce n'est qu'à la fin

des années 1850 que l'appellation de «conservateur» est assumée, voire revendiquée par le groupe d'hommes que nous avons étudié. Quant au concept de «bleu », nos personnages ne l'utiliseront jamais. Il est cependant commode puisqu'il permet une distinction facile d'avec les «rouges» étudiés par Jean-Paul Bernard et Yvan Lamonde. En somme, le terme le plus utilisé par nos personnages pour se définir durant la période étudiée est « réformiste », d'où le choix du titre.

*

En général, les revues de l'historiographie témoignent du progrès de la recherche. Le point

culminant de cette recherche serait l'œuvre que l'historien s'apprête à livrer à un lectorat de

spécialistes sur une question donnée. Sa contribution permettrait enfin d'éclairer un aspect méconnu du passé - souvent grâce à des archives inédites - que les historiens précédents

n'auraient pas su explorer. À notre avis, l'histoire n'est pas une science cumulative. Même si les

boîtes d'archives du XIXe siècle étaient un jour toutes traitées par des chercheurs méticuleux, il

serait encore possible de comprendre autrement cette époque riche et fascinante et de l'interpréter

différemment 12. Notre lecture de l'historiographie n'a donc pas cherché à identifier des failles ou

des lacunes dans ces multiples interprétations stimulantes du rôle qu'auraient pu jouer les réformistes. Elle cherchera surtout à souligner une préoccupation commune pour l'idée de fondation.

10 Hélène Sabourin, P.-J-o. Chauveau et l'éducation 1855-1873 : une relecture, Thèse (PhD), Université du Québec

à Montréal, 2001, 324 p.

II Voir P.G. Corne Il, « The Alignment of Political Groups in the United Province of Canada, 1854-1964 », dans

Ramsey Cook, Craig Brown, Carl Berger (ed.), Upper Canadian Potitics in the /850 's, Toronto: UTP, 1967, p.

64-88.

12 Parmi les ouvrages qui ont le plus inspiré notre posture épistémologique: Fernand Dumont, Le lieu de l'homme.

La culture comme distance et mémoire, Montréal: Fides, 1994,264 p.; Nicole Gagnon et Jean Hamelin, L'homme historien, Saint-Hyacinthe: Edisem, 1979, 127 p.; Henri-Irénée Marrou, De la connaissance historique, Paris: Seuil,

1958, 299 p.; Peter Novick, That Noble Dream. The (( Objectivity Question» and the American Historical Profession, Cambridge: Cambridge University Press, 1988, 648 p.; Paul Ricoeur, Temps et récit. 1. L'intrigue et le récit historique, Paris: Seuil, 1983, 404 p.; « Histoire/Épistémologie », La mémoire, l'histoire, l'oubli, Paris: Seuil,

(19)

Cette idée de fondation est, d'une certaine façon, le fil conducteur de cette première partie historiographique qui, espérons-nous, permettra au lecteur de mieux comprendre l'intérêt suscité

par les réformistes depuis la fin du XIXe siècle. La plupart des historiens, amateurs ou

professionnels, qui se sont penchés sur les principaux écrits de l'élite politique, journalistique et

littéraire du milieu du XIXe siècle canadien-français, ont avant tout voulu trouver le sens ultime

d'une destinée nationale, la grammaire idéologique d'une constitution à venir ou le pourquoi d'une adhésion convenue aux valeurs bourgeoises d'une société en transition vers le capitalisme. Les questions qu'on adresse à ces réformistes attestent souvent d'une fascination pour les origines, donc pour la genèse d'une condition présente. Dans cette fascination souvent fiévreuse, on retrouve les excès contraires. Les uns cherchent des héros à installer pour l'éternité dans le panthéon des grands hommes de la nation canadienne-française ou du dominion britannique; d'autres veulent trouver les penseurs subtils d'un texte constitutionnel qui baliserait, encore aujourd'hui, une cohabitation difficile de communautés complices ou d'individus libres. Plusieurs, enfin, stigmatisent ces bourgeois triomphants qui, consciemment ou non, auraient, à travers de multiples institutions clefs, dicté les normes d'une nouvelle forme d'asservissement.

Fondation d'une nation

La nation canadienne-française

Plusieurs auteurs nationalistes canadiens-français vont célébrer le triomphe des réformistes qui, en dépit du désespoir suscité par les troubles de 1837-1838, sauvent la nationalité du gouffre. Tous imputent ces grandes réalisations à la sagesse et à la grandeur d'hommes illustres. Leur grande réalisation aura été de fonder la nation canadienne-française après la répression des rébellions par les armées de Colborne et les milices fanatiques.

S'agissant des réformistes, ce récit canadien-français des fondations insiste sur la capacité qu'ont eue ces hommes d'unir leur communauté nationale. Cette réalisation est perçue comme le plus brillant exploit des leaders réformistes. Après la Conquête anglaise, après les défaites des rébellions, après l'Acte d'Union, voilà que des chefs nationaux viennent unir une nation menacée

de disparaître. Comme l'explique Laurent-Olivier David à la fin du XIXe siècle, avec l'Acte

d'Union, «les ennemis triomphaient »13. Il fallait donc sonner l'alarme et former un bloc

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compact. «Pour conjurer l'orage menaçant, d'expliquer Louis-Philippe Turcotte en 1871, dans le premier ouvrage historique sur la période réformiste, [les Canadiens français] suivent l'exemple donné par leurs ancêtres dans les moments critiques, et resserreront entre eux les liens de l'union la plus parfaite »14. Dans la préface d'un ouvrage d'Antoine Gérin-Lajoie sur cette même période, l'abbé Henri-Raymond Casgrain insiste sur cette cohésion de la nation; les Canadiens français, souligne Cas grain, étaient alors «unis comme un seul homme », marchant en «phalange serrée »15. Lorsque vint le temps de choisir entre LaF ontaine et Papineau, explique Joseph Royal dans une synthèse sur l'histoire du Canada-Uni, les Canadiens français, sans hésiter, préférèrent l'homme «d'entente et d'unité» qui sut affronter la tempête plutôt que s'enfuirI6. Malgré le

temps qui le sépare parfois des narrateurs précédents, Groulx partage leur admiration pour la capacité des réformistes à unir leur nation. Cette unité tiendrait même du «miracle» 17 selon Groulx. Elle serait le résultat de la prestance de LaFontaine qui sut apporter « une formule de direction nette, claire, précise ». Pendant ces premières années de l'Union, la nation s'est tenue «dans une parfaite cohésion, dans une parfaite unité de pensée et d'action sur le plan politique »18. De la même façon qu'on célèbre l'unité, on déplore bien sûr sa lente maIS apparemment irrémédiable dégradation. Sans être déclaré formellement responsable, George-Étienne Cartier est parfois montré du doigt. Louis-Olivier David déplore la montée progressive de « l'esprit de parti »19 qu'il fait correspondre avec le moment où Cartier occupe l'avant-scène. Groulx reproche à ce dernier ses « idées religieuses » pas suffisamment orthodoxes qui auraient provoqué un certain relâchement de l'unité. L'abandon des droits de la minorité catholique du Nouveau-Brunswick en 1872 serait une illustration de cet étiolement qui commence à sévir2o.

14 Louis-Philippe Turcotte, Le Canada sous l'Union 1841-1867, Québec: Presses mécaniques du Canadien, 1871, p.

39.

15 Henri-Raymond Casgrain, « Préface », dans Antoine Gérin-Lajoie, Dix ans au Canada de 1840-1850. Histoire de

l'établissement du gouvernement responsable, Québec: L-J Demers, 1888, p. 7.

16 Joseph Royal, Histoire du Canada. 1841 à 1867, Montréal: Beauchemin, 1909, p. 218.

17 Lionel Groulx, « La démission de LaFontaine », dans Notre maître le passé, tome 3, Montréal: l(YIO, 1977, p. 296.

18 Lionel Groulx, « Discours» dans Clarence Hogue (dir.), Hommages à LaFontaine. Recueil des discours prononcés

au dévoilement du monument de sir Louis-Hippolyte LaFontaine, Montréal: Comité du Monument LaFontaine,

1931, p. 102-103.

19 David, L'Union des deux Canadas, op. cif., p. 169. Une vue que ne partage pas Charles-Édouard Lavergne qui

voit dans le personnage de Cartier « le guide intrépide de notre race ». Charles-Édouard Lavergne, Georges-Cartier. Homme d'État canadien 1814-1873, Montréal: Langevin et L'Archevêque, 1919, p. 22. Lavergne est le seul auteur à

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L'époque qui suit l'adoption de l'Acte d'Union constitue un moment de grâce pour la nation canadienne-française dont il faut tirer un enseignement moral. Pour transformer cette terrible

défaite en moment de fondation, il fallait des hommes hors du commun. Des hommes, selon

Louis-Olivier David, comme Augustin-Norbert Morin, un esprit « désintéressé» comme il s'en

fait peu, comme Joseph-Édouard Cauchon, la «forte tête d'une génération puissante »21, ou comme Pierre-Joseph-Olivier Chauveau, le « poète vivant d'idéal et de sentiment »22. Dans ce panthéon d'hommes célèbres, Lionel Groulx admire particulièrement LaFontaine dont le discours en français, prononcé en 1842 à Kingston dans le Parlement du Canada-Uni, constitue un

remarquable «geste d'action française ». Ce «fils de notre race, écrit Groulx, malgré le

découragement universel, et malgré l'esprit de 1841, osa parler français »23. Par ce geste courageux, « LaFontaine fut l'homme providentiel », il « a mérité qu'on le ressuscite au plus tôt

dans le bronze, et le socle de sa statue devra l'élever assez haut pour qu'il y prenne la figure d'un

sauveur de l'âme française »24. Ce jeune chef « politique et national» a su saisir « l'état d'âme des hommes de son temps: le tragique pessimisme des aînés, mais aussi les espoirs inquiets, l'attente fiévreuse de la jeunesse »25. Face au péril, face au danger de disparaître, l'unité était le

seul salut de la nation canadienne-française. La « fondation» réformiste ne fut possible que dans

l'unité.

S'il faut que ces grands chefs nationaux soient célébrés, s'il faut raviver leur mémoire pour les contemporains, c'est d'abord et avant tout parce qu'il est nécessaire de rappeler que les divisions fratricides ne mènent la nation canadienne-française nulle part. Ces rappels constants ne correspondent pas aux réminiscences d'esprits nostalgiques, ils sont autant d'injonctions lancées aux hommes de leur temps, car l'histoire de ces historiens doit d'abord servir la ferveur nationale, donner un peu de tonus à la fibre patriotique en offrant des modèles inspirants.

20 Lionel Groulx, « Les idées religieuses de Cartier », dans Notre maître le passé, tome 1, Montréal: 10110, 1977, p. 225.

21 Laurent-Olivier David, Biographies et portraits, Montréal: Beauchemin et Valois, 1876, p. 58. 22 Ibid., p. 60.

23 Lionel Groulx, « Un geste d'action française en 1842 », dans Notre maître le passé, tome l, Montréal: 1 011 0, 1977, p. 173. Voir aussi Lionel Groulx, « Faillite d'une politique », RHAF, vol. II, 1948-49, p. 81-96.

24 Ibid., p. 187.

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Dominion canadien

D'autres historiens, sur le même registre nationaliste, ont également célébré la mémoire des réformistes. La nation n'est cependant pas la même. Ceux-là sont moins les fondateurs de la nation canadienne-française que les inspirateurs et les architectes du Canada de la bonne entente. Ils ne sauvent pas les meubles alors que tout semble perdu, ils jettent les bases du grand Dominion canadien au sein de l'Empire britannique. Pour une série d'auteurs, les LaFontaine, Morin et Cartier incarnent la dualité fondatrice, l'ouverture à l'autre, la tolérance des institutions britanniques. Les réformistes ont des admirateurs autant chez certains impérialistes canadiens-anglais que chez des auteurs canadiens-français conservateurs attachés aux traditions britanniques.

Certains auteurs impérialistes canadiens-anglais du tournant du siècle se montrent très sympathiques à l'égard de LaFontaine ou de Cartier. Comme l'explique Carl Berger, plusieurs impérialistes de cette époque souhaitaient que le Canada puisse jouer un rôle actif au sein de

l'Empire, notamment en étant un modèle de cohabitation entre races distinctes26. Pour Stephen

Leacock et John Boyd, LaFontaine et Cartier représentent bien cette cohabitation possible de « races » distinctes au sein du jeune Dominion. Selon eux, l 'histoire démontrait que le Dominion canadien avait su respecter les communautés historiques qui le composent et n'avait jamais prôné, comme aux États-Unis, la fusion des «races» dans un magma d'individus anonymes. Cette expérience historique du Dominion canadien devait servir d'exemple à l'Empire. Dans un ouvrage détaillé qui relate l'obtention du gouvernement responsable, Leacock perçoit la bonne entente entre LaFontaine et Baldwin comme une collaboration avant-gardiste qui annonce une cohabitation confiante au sein d'un ensemble beaucoup plus vaste27. Pour être plus forte, pour rayonner davantage, l'Angleterre ne devait pas demander à ses Dominions de renoncer à leur personnalité nationale. L'Empire serait puissant dans la mesure seulement où chacune de ses composantes conserverait ses manières de vivre, ses traditions et son histoire. C'est la thèse que défend John Boyd dans sa volumineuse biographie de Cartier publiée une première fois en 1914, rééditée en 1917 en pleine Grande Guerre alors que le Canada combat aux côtés de la

Grande-26 Carl Berger, The Sense of Power. Studies in the Ideas ofCanadian Imperialism 1867-1914, Toronto: UTP, 1970,

p. 138,144,259.

27 Stephen Leacock, The Makers of Canada. vol. 14. Baldwin, LaFontaine, Hincks. Responsible Government,

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Bretagne. Architecte de la Confédération canadienne, Cartier n'a jamais été un tenant de la

« fusion des races ». Cette idée même de fusion est « utopique », selon Boyd, « la diversité des

caractères est dans l'ordre physique, moral et politique du monde »28. S'il faut admettre cette

diversité, l'encourager même, l'isolement n'est pas non plus une solution. C'est bien ce qu'avait compris Cartier, selon Boyd : «Les idéaux qu'il chérissait pour ses compatriotes ont peu à peu coïncidé avec ceux du Dominion; et les intérêts du Dominion et ceux de l'Empire sont de même

nature »29. Les hommes politiques se devaient d'être fidèles à l'héritage des ancêtres, à la

tradition particulière à laquelle ils appartenaient. Cet héritage ne pouvait cependant fructifier qu'au sein d'ensembles plus vastes. LaFontaine et Cartier ont rendu le rêve impérial possible, croient Leacock et Boyd, en respectant ces deux principes fondamentaux.

Chez les auteurs canadiens-français, on chercherait probablement en vain des impérialistes aussi

fervents que Leacock ou Boyd3o. Cela dit, plusieurs admirateurs canadiens-français des « libertés

britanniques » ont soutenu que l'Empire avait permis aux Canadiens français de préserver leur

mode de vie traditionnel et de conserver leurs institutions principales. La force des LaFontaine et

des Cartier aurait été de pressentir que ces «libertés britanniques », annoncées dans l'Acte

d'Union, confirmées par l'Acte de l'Amérique de Nord Britannique, garantissaient aux Canadiens

français la pérennité de leurs droits historiques tout autant qu'elles permettaient de prendre part à

l'édification d'un nouveau Dominion.

Cette optique sera celle de Thomas Chapais, historien conservateur par excellence du début du

siècle, dont les thèses sur la « Conquête providentielle » seront vigoureusement débattues. Par

rapport à Cartier, sa perspective est très proche de celle de l'impérialiste John Boyd cité plus haut. Cet extrait d'un panégyrique de Cartier lu en 1914 le démontre:

Asseoir sur des bases indestructibles notre survivance catholique et française par la restauration de l'autonomie bas-canadienne; et nous ouvrir, à nous, en même

28 John Boyd, Sir George Etienne Cartier Bart. His Life and Time. A Political History of Canada from 1814 until

1873, Toronto: MacMillan, 1917, p. 355. 29 Ibid., p. 360.

30 Selon une étude récente, cette ambition nationale impérialiste trouvait dans le Canada français de l'époque un écho favorable. Voir Sylvie Lacombe, La rencontre de deux peuples élus. Comparaison des ambitions nationale et impériale au Canada entre 1896 et 1920, Québec: PUL, 2002, 291. Lacombe montre la proximité de vue des

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temps qu'aux autres provinces et à nos concitoyens de toute origine, un nouveau champ d'action où la mise en commun des ressources, des forces, des moyens, des initiatives, permettrait d'assurer au peuple canadien un magnifique accroissement de progrès économique et social3l.

Le « peuple canadien» dont il s'agit est bien sûr celui qui naît officiellement en 1867. Le mérite de Cartier serait d'avoir favorisé la mise en place d'un État fédéral au service d'un grand dessein économique et social tout en étant respectueux des différences nationales.

Cette perspective est également celle d'Alfred DeCelles qui a consacré une biographie à LaFontaine et une autre à Cartier. L'importante réalisation de ces deux grands hommes aurait été de permettre à la nationalité canadienne-française d'accéder aux libertés britanniques et de tourner ainsi définitivement le dos, moins de cent ans après la Conquête anglaise, à ce sombre passé français, à cette triste Nouvelle-France, époque où notre nationalité « végétait en dehors de l'existence politique »32. Continuateur de LaFontaine, Cartier a ainsi voulu « établir une espèce de paix perpétuelle entre des hommes d'idées divergentes »33 : une réalisation possible grâce aux libertés britanniques, d'expliquer DeCelles tout au long de ses deux biographies d'hommes

• célèbres.

Plusieurs décennies plus tard, alors que la province de Québec voit émerger des groupes qui réclament ouvertement la sécession, l'historien Jacques Monet, dans une démarche académique qui se distingue toutefois de celle de ses prédécesseurs, reconduit tout de même pour l' essentiel la lecture historique des impérialistes. Dans un texte publié en 1964 dans la revue Relations, Monet présente LaFontaine et Parent comme les « parrains de cette communauté internationale qu'est l'actuel Commonwealth des nations »34. Cette «communauté internationale» n'aurait jamais existé sans la prescience de ces deux hommes qui proposent, au plus grand profit des Canadiens français, « l'application intégrale de la constitution britannique »35. Monet considère LaFontaine comme un « idéaliste », plein de « désintéressement» et de « générosité », un homme instinctif pour qui la constitution britannique permettrait de « sauvegarder à la fois l'héritage de son peuple

31 Cité dans J. L. Laflamme (dir.), Le Centenaire Cartier 1814-1914, Montréal, 1927, p. 243. 32 Alfred D. DeCelles, LaFontaine et son temps, Montréal: Beauchemin, 1925, p. 178. 33 Alfred D. DeCelles, Cartier et son temps, Montréal: Beauchemin, 1913, p. 170.

34 Jacques Monet, « LaFontaine et les problèmes de notre temps », Relations, nO 288, décembre 1964, p. 360. 35 Ibid.

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et l'Empire de la Grande-Bretagne »36. Pour y arrIver cependant, deux conditions étaient

requises: l'acceptation de l'union des deux provinces et le rejet de l'annexion avec les États-Unis. Ces deux conditions seront acceptées par une majorité de Canadiens français qui préfèrent

le nationalisme flexible de Parent et de LaFontaine à celui, plus rigide, de Papineau3? Cette

victoire n'a rien de très spectaculaire, admet Monet. Elle n'a pas l'éclat des victorieuses batailles lors des guerres d'indépendance. Au tournant des années 1850, c'est la raison, c'est-à-dire

« l'intérêt bien compris »38, qui sort victorieuse de cette lutte entre bleus et rouges, ainsi que

l'habile stratégie que déploie LaFontaine tout au long des années 1840. Parmi les cartes jouées par le chef réformiste, il y a celle du patronage et de l'alliance avec les ultramontains. Cette alliance, laisse clairement entendre Monet, n'a toutefois rien d'une adhésion enthousiaste aux

idées réactionnaires de Mgr Bourget; elle n'est que l'astucieuse tactique d'un habile politique39.

*

Ces récits nationalistes de fondation sont traditionnels et généralement inspirés sur le plan stylistique. Sauf pour Monet qui s'adresse à d'autres chercheurs, ils rivalisent en grandiloquence littéraire. Ils n'en ont que pour les grands hommes et leurs inspirantes réalisations. C'est un panthéon à la nation qu'on cherche à ériger, car ces hautes statures devront éventuellement inspirer les hommes politiques du moment ou ceux qui souhaitent le devenir. Fait à noter: les réformistes de ces récits de fondation nationaliste sont toujours dépeints comme des hommes modérés, réalistes. Pour ces paroliers nationalistes, la grandeur de ces personnages découle moins de leurs idées que de leur patriotisme. En fait, les idées comptent moins que l'intuition géniale, le pressentiment audacieux, l'anticipation prophétique du grand homme. On comprend dès lors

mieux pourquoi « l'événement », la contingence absolue des faits, occupe toute la place dans ces

récits.

Fondation d'un régime politique

À rebours de ces récits qui n'en ont que pour la prescience d'hommes illustres, un autre courant

de l'historiographie s'intéresse à la fondation d'un régime politique. Ce sont moins les pères de la

36 Monet, La première révolution tranquille, op. cif., p. 62-63.

37 Jacques Monet, « French Canada and the Annexation Crisis», CHR, vol. XLVII, nO 3, septembre 1966, p. 258 ;

« Les idées politiques de Baldwin et LaFontaine », dans Marcel Hamelin (dir.), Les idées politiques des premiers

ministres du Canada, Ottawa: Les Éditions de l'Université d'Ottawa, 1969, p. 19.

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nation qui intéressent ces chercheurs que les idées qui vont inspirer et définir le texte fondateur, l'esprit de 1867. Ce n'est pas la personnalité héroïque des réformistes qui fascine ces historiens, juristes, politologues et sociologues, mais leur capacité à concevoir des institutions, une constitution, des textes. Plusieurs déplorent d'ailleurs que la pensée de ceux-ci n'ait pas fait l'objet d'une attention particulière ou d'une exégèse d'envergure. Contrairement aux Américains, déplorent plusieurs de ces chercheurs, les Canadiens ne disposaient pas, jusqu'à récemment,

d'une édition accessible des débats sur la fondation de la Confédération4o.

Cet intérêt pour le texte fondateur de 1867 ne date évidemment pas d'hier. Le centenaire de la Confédération canadienne de 1967 a généré des travaux importants. L'année même du centenaire

paraissait l'ouvrage de J.M.S. Careless sur l'union des deux Canadas41. Très tôt, explique

l'historien canadien-anglais, qui met surtout l'accent sur les institutions créées au milieu du XI Xe siècle, les divergences de vue entre anglophones et francophones annonçaient la mise en place d'une fédération. Publiés à la même époque, les travaux les plus connus au Québec sont probablement ceux de Jean-Charles Bonenfant. Ses articles sur les idées politiques et

constitutionnelles de Cartier restent une référence42.

Cet intérêt pour les idées fondatrices des pères de l'Acte de l'Amérique du nord britannique a pris une ampleur importante au cours des deux dernières décennies. Le rapatriement de la constitution canadienne, la création d'une charte des droits et libertés et le refus des dirigeants québécois

39 Jacques Monet, « French Canadian Nationalism and the Challenge of Ultramontanism», Canadian Historical

Papers, juin 1966, p. 42.

40 Cette insistance sur les idées politiques et philosophiques des « pères de la Confédération» est particulièrement

frappante dans l'introduction de la nouvelle édition des débats sur la Confédération. Dans l'introduction, on insiste sur le fait que cette réédition critique des débats sur la Confédération ne découle pas d'une intention nationaliste -«nation-building» - mais bien d'une volonté d'éclairer une vision commune qui s'inscrivait à l'intérieur d'une tradition politique. Les auteurs de la nouvelle édition des débats sur la Confédération estiment que les recherches précédentes n'ont pas assez étudié les « principes politiques» de ces hommes d'action. Or, ce seraient ces principes fondateurs qui auraient, en dernière instance, légitimé l'union des colonies britanniques. Voir «Introduction» dans Janet Ajzenstat, Paul Romney, Jan Gentles, William D. Gairdner (ed.), Canada's Founding Debates, Toronto:

Stoddart, 1999, p. 1-4. Cet ouvrage a été traduit et publié en 2004 aux Presses de l'Université Laval. La préface de la version française a été rédigée par Stéphane Kelly et Guy Laforest.

41 J.M.S. Careless, The Union of the Canadas. The Growth of Canadian Institutions 1841-1857, Toronto:

McClelland & Stewart, 1967, 256 p.

42 Parmi ses travaux les plus importants: Jean-Charles Bonenfant, « George-Étienne Cartier, juriste », CD, n° 31,

Montréal, 1966, p. 9-25 ; «Le Canada et les hommes politiques de 1867», RHAF, vol. XXX, 1967, p. 573-596 ; La naissance de la Confédération, Montréal: Leméac, 1969, 155 p. ; «Les idées politiques de George-Étienne

Cartier », dans Marcel Hamelin (dir.), Les idées politiques des premiers ministres du Canada, Ottawa: Les Éditions

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d'adhérer à la Loi constitutionnelle de 1982 ont provoqué de vifs débats sur les pnnCIpes politiques constitutifs du texte fondateur canadien et, par voie de conséquence, sur les intentions des hommes qui avaient adopté cette loi. Ces bouleversements à l'ordre constitutionnel canadien, qui en réjouissent certains et en attristent d'autres, continuent de susciter de riches réflexions sur les fondations idéologiques du Canada. Les intentions politiques et les prémisses philosophiques de LaFontaine, Parent, Cauchon et Cartier, parmi d'autres, sont scrutées à la loupe et font l'objet d'interprétations multiples. Les chercheurs espèrent y découvrir les principes fondateurs du régime constitutionnel canadien actuel. Les débats quant aux idées qui auraient fondé le régime politique actuel tournent autour de trois grandes interrogations: Les fondateurs étaient-ils des

tories - c'est-à-dire des conservateurs - ou des libéraux ? Étaient-ils en faveur d'une centralisation ou d'une décentralisation du Canada ? Étaient-ils les vertueux héritiers d'un républicanisme civique ou les parvenus d'un régime colonial?

Origine tory ou libérale?

Donald Creighton a toujours défendu la thèse des origines conservatrices du Canada. Selon lui, les pères de la Confédération ont refusé les principes républicains américains; ils ont clairement souhaité que le Canada demeure loyal à la tradition monarchique britannique. Cette fidélité à une tradition politique, à laquelle aspirent des leaders canadiens-français comme Cartier, va cependant de pair avec la volonté de prendre part à un contexte économique nouveau. Le conservatisme des pères de la Confédération n'est pas anti-progressiste, selon Creighton, en ce sens qu'il ne rejette pas les avancées du capitalisme industriel. Or jusqu'à Cartier, les Canadiens français seraient restés obstinément attachés à leur mode de vie féodal d'ancien régime; ils

auraient même perçu les marchands anglais comme de dangereux ennemis43• Grâce à Cartier,

cette optique change et la Confédération devient possible44•

Publié en 1964, le livre de Creighton sur les origines du Canada va tout à fait dans le sens de

l'influente vision du philosophe George Grant, qui fait paraître l'année suivante Lament for a

Nation. Ceux qui ont créé le Canada, explique Grant, ont tourné le dos à la vision américaine du

monde, pétrie de matérialisme vulgaire et d'une foi aveugle dans le progrès technique. Les

43 Donald Creighton, The Empire of the St-Lawrence, Toronto: Macmillan, [1937] 1970,321 p.

44 Donald Creighton, The Road to Confederation. The Emergence of Canada 1863-1867, Toronto: Macmillan, 1964, p.60;101-102.

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loyalistes canadiens ont refusé ce libéralisme des Américains, ils sont restés fidèles à un passé qui précède «l'âge du progrès ». Ce refus des effets dissolvants du libéralisme américain sur la communauté sera partagé par les Canadiens français pour qui la religion catholique représentera, jusqu'à la Révolution tranquille, le ciment de la cohésion sociale. Ce conservatisme des fondateurs du Canada, estime Grant, est plus qu'un choix de système idéologique parmi d'autres, c'est une posture morale au cœur de l'identité canadienne. Perdre cette distinction, ce serait vendre l'âme canadienne à l'impérialisme libéral et marchand des Américains45.

Cette thèse des origines loyalistes et conservatrices du Canada a bénéficié d'un nouveau souffle grâce à la publication par Gad Horowitz, en 1966, d'un article énormément commenté par la suite. Horowitz cherche à comprendre pourquoi, contrairement aux États-Unis, il existe au Canada un parti ouvertement socialiste. Son interprétation est stimulante, car elle tire son inspiration principale de l'histoire. Ce qui distingue principalement l'histoire des États-Unis de celle du Canada sur le plan des traditions de pensée, explique Horowitz, c'est la présence ici d'un mouvement authentiquement loyaliste au XIXe siècle. Or, aussi paradoxal que cela puisse paraître, c'est la tradition tory du XIXe siècle qui serait à l'origine du socialisme canadien du XXe siècle. En effet, les socialistes canadiens du Nouveau Parti Démocratique seraient, paradoxalement, les lointains héritiers des tories. Entre les visions du monde socialiste et tory, il y aurait plusieurs passerelles, selon Horowitz. Dans les deux cas, on conçoit la société comme une «communauté de classes », non comme une «agrégation d'individus» comme chez les libéraux. Dans les deux cas, on prône la coopération plutôt que la compétition et on refuse de considérer la « poursuite du bonheur» selon une perspective strictement individualiste46.

45 George Grant, Lament for a Nation, The Defeat of Canadian Nationalism, Ottawa: Carleton University Press,

1986, p. 68. Grant, on le sait, est le petit fils de George Parkin Grant, un impérialiste important du début du XXe siècle, étudié par Carl Berger. Selon ce dernier, Lament for a Nation n'est que la petite «note de bas de page

nostalgique» d'une tradition impérialiste disparue. Voir Carl Berger, op. cit., p. 265. Nous croyons, pour notre part,

que l'essai de Grant a permis de relancer le débat sur les origines conservatrices du Canada sur des bases nouvelles. Les thèses de Grant ont provoqué des débats chez les historiens. Voir Ramsey Cook, « Loyalism, Technology and Canada's Fate », dans The Maple Leaf Forever. Essays on Nationalism and Politics in Canada, Toronto: Macmillan,

1977.

46 Gad Horowitz, « Conservatism, liberalism and Socialism in Canada: An Interpretation », dans Janet Ajzenstat &

Peter J. Smith (ed.), Canada's Origins. Liberal, Tory or Republican ?, Ottawa: Carleton University Press, 1995, p.23-24. Cette interprétation de Horowitz prend pour point de départ la réflexion de Louis Hartz sur la tradition libérale au États-Unis sur laquelle nous reviendrons au premier chapitre. Dans un livre important, publié pour la première fois en 1955, Hartz explique que, contrairement aux Européens, les Américains n'ont pas eu à faire de révolutions pour tourner le dos au monde féodal d'ancien régime; d'où l'absence, dans le paysage politique américain, de partis révolutionnaires ou réactionnaires. La communauté américaine est, d'une certaine façon, née

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Cette VISIOn de Creighton, Grant et Horowitz sur les ongmes foncièrement conservatrices du Canada a trouvé un contradicteur résolu en la personne de Janet Ajzenstat. Selon elle, le Canada a été fondé par des esprits libéraux. Ce libéralisme des fondateurs doit cependant être replacé dans son contexte et être distingué des idées démocratiques alors très peu en vogue chez les élites éclairées d'Occident. Pour convaincre le lecteur, Ajzenstat propose, dans un premier livre, une relecture du rapport Durham. Selon elle, on aurait trop insisté sur la proposition de Durham d'assimiler les Canadiens français. Ce faisant, on aurait perdu de vue le projet essentiel de l'envoyé britannique qui était d'instaurer l'égalité des citoyens. Se sentant obligé de choisir, Durham aurait préféré le constitutionnalisme libéral plutôt que les revendications nationales, une citoyenneté conforme aux règles du droit plutôt que la préservation d'une culture folklorique

vouée à disparaître. Cette posture libérale de Durham aurait été un parti pris en faveur d'un

universalisme47 auquel adhèrent des Canadiens français comme Étienne Parent. Différent du

républicanisme américain, trop démocratique à son goût, ce « constitutionnalisme » libéral aurait

cherché à préserver la communauté politique des débordements de violence que provoquent

habituellement les passions populaires48 .

Origine centralisée ou décentralisée?

Pour d'autres chercheurs intéressés par les idées des pères de la Confédération, l'enjeu de fondation premier n'est pas celui du conservatisme ou du libéralisme mais bien celui du caractère centralisateur ou non de la fédération canadienne. Si cette question a intéressé bon nombre

libérale; elle n'a pas eu à se constituer contre un ordre ancien. Voir Louis Hartz, The Liberal Tradition in America, New-York: Harvest, HBJ Book, [1955] 1991,329 p .. Pour mieux comprendre la discussion des thèses de Hartz au Canada et le très grand impact de l'article de Horowitz, voir H. D. Forbes, « Hartz-Horowitz at Twenty: Nationalism, Toryism and Socialism in Canada and the United States », Canadian Journal of Political Science, vol. XX, n° 2, June 1987, p. 287-315. Il s'en trouve certains pour dire que cette interprétation historique pourrait très bien s'appliquer au Canada français et au Québec moderne. Les politiques sociales très progressistes du Parti Québécois ne seraient-elles pas, elles aussi, les manifestations d'une tradition communautarienne autrefois très conservatrice? Voir, là-dessus, Nelson Wiseman, « Note on "Hartz-Horowitz at Twenty ": The Case of French Canada », Canadian Journal of Political Science, vol. XXI, nO 4, December 1988, p. 795-806. Cette intuition forte mériterait éventuellement de plus amples développements.

47 Janet Ajzenstat, The Political Thought of Lord Durham, Kinston et Montreal: McGill-Queen's University Press,

1988, p. 5.

48 Janet Ajzenstat, « The Constitutionalism of Etienne Parent and Joseph Howe » dans Janet Ajzenstat & Peter J .

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