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La rage de Louis Hamelin et le paradoxe sociocritique

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Academic year: 2021

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LA RAGE DE LOUIS HAMELIN ET LE PARADOXE

SOCIOCRITIQUE

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en littératures

pour l'obtention du grade de maître es arts (M.A.)

DEPARTEMENT DES LITTERATURES FACULTÉ DES LETTRES

UNIVERSITÉ LAVAL QUÉBEC

2006

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Avant-propos

Plusieurs personnes m'ont aidé à mener à terme ce mémoire de maîtrise. Je songe tout d'abord à mon épouse Andréa Beverley qui a été une importante source d'encouragement et qui m'a prodigué de nombreux conseils lors des différentes étapes de la rédaction. Je pense également à ma famille, à mes collègues du DOLQ et aux professeurs du « septième étage » qui m'ont tous manifesté un soutien inestimable du début à la fin de ce projet. Finalement, je ne peux passer sous silence le précieux apport de mon directeur de recherche, Aurélien Boivin, qui m'a guidé avec expertise et générosité tout en m'exprimant constamment sa confiance.

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Résumé

La sociocritique issue des travaux de Claude Duchet relève d'un certain paradoxe, dans la mesure où elle tente à la fois de voir comment le texte littéraire est immergé dans son contexte de production et comment il peut intervenir sur celui-ci en opérant une

transformation du discours par le biais d'un travail esthétique.

La théorie du discours social de Marc Angenot et la socio-poétique de Régine Robin, deux approches qui relèvent de la sociocritique, incarnent bien ce dilemme. C'est par l'analyse d'une œuvre littéraire québécoise contemporaine, La rage de Louis Hamelin, que nous désirons examiner les facettes de cette confrontation. Lui-même profondément ambivalent, le premier roman de Hamelin se révèle une œuvre de choix pour explorer cette problématique qui a déjà alimenté bon nombre de débats chez les sociocriticiens.

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Tables des matières

AVANT-PROPOS I RÉSUMÉ II TABLE DES MATIÈRES III

INTRODUCTION 1

PREMIER CHAPITRE :

Entre la complémentarité et la contradiction : retour sur

quelques moments-clés du développement sociocritique 8 1. Historique de la sociocritique française 8 2. Marc Angenot et Régine Robin :

deux voix / voies de la sociocritique ..12 2.1. La théorie du discours social 14 2.2. La socio-poétique 18 3. Positions partagées / conflictuelles 22 3.1. Le concept de littérarité 22 3.2. Texte littéraire et nouveauté 25 DEUXIÈME CHAPITRE :

Le discours social québécois des années 1980 29 1. Précisions méthodologiques 31 2. Le discours social du Québec des années 1980 :

tentative de formulation élaborée à partir du discours

littéraire et historiographique de la période 35 2.1. Le discours littéraire 35 2.2. Le discours historiographique 42

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3. Confirmation du modèle hégémonique 49

TROISIÈME CHAPITRE :

Insertion de La rage dans le discours social :

expression d'une crise générationnelle 52 1. La construction de l'espace 54 2. La construction du sujet 58 3. L'organisation temporelle 61 4. La logique des actions 64 5. Le sens du roman en regard de

la théorie du discours social 69

QUATRIÈME CHAPITRE :

Résistance textuelle de La rage devant le discours social :

expression d'une crise nationale 74 1. La rage et son « effet de texte » 77 2. La rage et son travail mémoriel 82

2.1. La mémoire empruntée 82 2.2. La mémoire recyclée 87

CONCLUSION 92 BIBLIOGRAPHIE 99

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Le chercheur qui aborde la littérature en tant qu'objet social doit, devant l'ampleur des travaux accomplis vis-à-vis de cette immense problématique, se positionner de manière à en cerner un enjeu précis. Puisque, comme l'affirme Jean-François Chassay dans le Dictionnaire du littéraire, « l'interrogation sur les liens entre littérature et société est aussi constante au long de l'histoire que complexe dans ses données1 », quiconque désire endosser une approche sociohistorique de la littérature n'a

d'autres choix, en effet, que de définir exactement les paramètres principaux de sa recherche, de peur de se perdre dans une multitude de notions et de théories. Dans l'introduction de Littérature et société, Jacques Pelletier établit deux distinctions qui permettent d'instaurer certaines balises, de sectoriser un tant soit peu le questionnement concernant la nature des rapports entre le texte et son contexte de production. Il relève tout d'abord l'existence d'une sociologie du fait littéraire, dont les principaux objets sont les écrivains (leur statut, leur situation professionnelle, leur appartenance de classe), les

œuvres (prises dans un vaste corpus), les publics (l'accueil qu'ils réservent aux oeuvres) et

les appareils (journalisme, critique, école, etc.). À cette première catégorie se joint celle de la sociocritique proprement dite qui, sans ignorer tout ce qui relève de la sociologie, privilégie la teneur sociale des textes et s'intéresse, entre autres choses, « à la représentation de la société dans les œuvres, à son inscription pour ce qui est du contenu2 ».

Nous avons décidé, dans le cadre de cette étude, de privilégier la seconde catégorie, c'est-à-dire celle de la sociocritique. Développée au début des années 1970 par Claude Duchet, cette approche demeure toujours très présente dans la sphère des études littéraires, et ce, tant en France qu'au Québec. C'est à la suite des travaux de plusieurs chercheurs tels qu'Edmond Cros et Pierre V. Zima que cette méthode d'analyse a réussi à obtenir ses lettres de noblesse et qu'elle a été en mesure, dès ses premières années

1 Jean-François CHASSAY, « Société », dans Paul ARON, Denis SAINT-JACQUES et Alain VIALA [dir.], Le dictionnaire du littéraire, Paris, Quadrige/Dicopoches, 2004, deuxième édition revue et augmentée, p. 574. 2 Jacques PELLETIER [dir.], Littérature et société, Montréal, VLB éditeur (coll. « Essais critiques »), 1994, p. 9-10.

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néanmoins, n'a pas empêché quelques théoriciens de critiquer ouvertement le fait qu'encore aujourd'hui la sociocritique n'a pas réussi à résoudre les multiples contradictions dans lesquelles elle baigne depuis sa naissance. Après un départ en force, il appert ainsi que la théorie de Duchet est demeurée incapable, selon certains, de remplir l'ensemble de ses promesses. Comme l'affirme Michel Biron :

The heyday enjoyed by the fïeld of sociocriticism frorn 1970 to 1985 did not last. Today, several theoreticians tend to disclaim sociocriticism, asserting that it encompasses views that are too varied and that it breeds theoretical incompatibilities within its own field3.

Est-ce là une raison, toutefois, pour discréditer entièrement cette approche ? Nous ne le croyons pas. Nous pensons, au contraire, que les incompatibilités inhérentes à cette théorie peuvent être à l'origine de plusieurs échanges constructifs, que ses positions antithétiques peuvent même apporter à certains textes littéraires (eux-même parfois profondément paradoxaux) une signification originale.

C'est d'ailleurs l'ensemble des débats créés autour d'une des contradictions de la sociocritique qui sera au centre des préoccupations théoriques de ce mémoire. Tel que le mentionne Ruth Amossy, la sociocritique s'est vite subdivisée en deux branches, celle qui se penche sur la spécificité du texte littéraire et celle qui associe étroitement la sociocritique à l'analyse du discours4. Or, loin de favoriser l'unité tant recherchée, cette

subdivision n'a eu d'autres effets que d'attribuer à cette approche un double mandat pour le moins exigeant. Marc Angenot résume bien ce statut ambigu qui, encore aujourd'hui, paraît hanter bon nombre de chercheurs :

La sociocritique prétend tenir les deux bords d'un dilemme ou d'un paradoxe. D'une part, le texte littéraire est immergé dans le discours social, les conditions même de lisibilité du texte ne lui

3 Michel BlRON, « Sociocriticism », dans Irena R. MAKARYK [dir.], Encyclopedia of Contemporary Literary Theory, Toronto, Buffalo, London, University of Toronto Press, 1993, p. 192.

4 Ruth AMOSSY, « Sociologie de la littérature », dans Paul ARON, Denis SAINT-JACQUES et Alain VlALA [dir.], Le dictionnaire du littéraire, p. 580.

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d'autre part à mettre en valeur ce qui fait la particularité du texte comme tel, à faire voir les procédures de transformation du discours en texte5.

La tension que l'on peut déceler dans ce passage se trouve, selon nous, dans le choc créé par la cohabitation des termes d'immersion et de transformation. Un texte peut-il être lu à la fois comme document qui absorbe et assimile le discours social dans lequel il est immergé, et comme lieu de modification, de mise à distance de ce même discours par l'entremise d'une esthétisation ? Voilà une question qui sera au cœur de notre démarche et que nous pourrions schématiser de la sorte :

Sociocritique

(Analyse de la socialité du texte)

Analyse du discours <-Confrontation ?-> Analyse de l'esthétique textuelle (Théorie du discours social) (Théorie socio-poétique)

C'est par l'analyse d'une œuvre littéraire spécifique, La rage de Louis Hamelin, que nous désirons examiner les facettes de cette confrontation incarnée par le rapport (à la fois complémentaire et antagoniste) qui existe entre la théorie du discours social et la socio-poétique6. Pénétré, lui aussi, par de nombreuses contradictions, le premier roman

de Hamelin, dont la parution en 1989 a suscité tout un émoi dans le milieu des lettres québécoises en raison de son style et de son ton novateurs, se présente comme une création fort riche qui se refuse à une seule interprétation. La lecture de ce roman nous permet de voir que, loin de simplement assimiler le discours social de son époque, de

5 Marc ANGENOT, « Que peut la littérature ? Sociocritique littéraire et critique du discours social », dans Jacques NEEFS et Marie-Claude ROPARS, La politique du texte. Enjeux sociocritiques, Lille, Presses universitaires de Lille, 1992, p. 11.

6 Nous faisons ici référence à la socio-poétique de Régine Robin, laquelle ne doit pas être confondue avec la sociopoétique (sans trait d'union, cette fois) d'Alain Viala. Pour différencier ces deux approches, nous renvoyons notre lecteur à Pierre Popovic, « Théorie des champs et / ou sociocritique des textes. Notes d'atelier réunies et présentées par Pierre Popovic », Discours social / Social Discourse, vol. 8, n°s 3-4 (1996), p. 17-18.

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reproduire les principaux éléments de la doxa dans une logique d'immersion, il réussit aussi, grâce à son esthétique, à désamorcer et à subvertir ces éléments. Roman d'« ambiguïté et [d']ambivalences7 », dont l'écriture « relève à la fois du texte national et

d'un postmodernisme sans frontière8 », La rage, on le constate aisément à sa lecture, est

une œuvre qui résiste d'emblée à l'idée d'appartenir exclusivement à la décennie qu'il l'a vue naître.

Nous partirons de l'hypothèse selon laquelle le sens du roman de Hamelin - sa portée sociale et symbolique - , varie selon l'importance accordée à l'un ou à l'autre des volets relevant de la théorie sociocritique. Cette étude sera l'occasion d'analyser La rage sous ces deux angles afin de voir s'il peut véritablement avoir place à la cohabitation entre l'analyse du discours social et l'analyse strictement textuelle. Elle permettra du même coup de susciter une réflexion concernant la théorie sociocritique, de faire un retour sur des textes majeurs afin de confronter certaines idées émises par leur auteur. Il s'agira donc de montrer que, malgré les nombreux terrains d'entente entre les chercheurs, il reste néanmoins toujours des « zones de turbulences », des positions qui sont loin d'être partagées de tous.

Très peu d'études ont, jusqu'à présent, interrogé La rage sous un angle strictement social. Qu'est-ce que ce roman absorbe de son contexte de production (la société québécoise des années 1980) ? Comment ce même roman questionne-t-il et modifie-t-il les éléments du discours dont il provient ? Ces enjeux ne semblent pas encore avoir retenu l'attention des littéraires qui ont plutôt orienté leurs recherches (et avec pertinence, disons-le) vers des problématiques telles que l'identité9 et

l'intertextualité10. Certes, les nombreux comptes rendus de La rage - parus, pour la

plupart, peu de temps après le roman - ne manquent pas d'établir des parallèles entre l'œuvre et les éléments sociohistoriques qui en ont inspiré l'écriture (le problème de

7 André LAMONTAGNE, Le roman québécois contemporain. Les voix sous les mots, Montréal, Fides (coll. « Nouvelles études québécoises »), 2004, p. 182.

8 Ibid, p. 208.

9 Voir les études de François OUELLET, dont « Portrait du héros en jeune sains-je. La rage et Cowboy de Louis Hamelin », dans Lucie HOTTE [dir.], La problématique de l'identité dans la littérature francophone du Canada et d'ailleurs, Hearst, Le Nordir, 1994, p. 121-128.

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comprendra néanmoins que, de par la nature de ces (courts) textes, la réflexion qu'on y retrouve reste souvent embryonnaire. Nous croyons donc que notre étude saura combler un manque tout en apportant un éclairage nouveau sur ce roman11.

C'est à l'aide des articles fondateurs de Claude Duchet que nous comptons étayer la base de notre argumentation. Ces textes, il serait difficile de le contester, représentent le moyen le plus sûr d'entreprendre une recherche sociocritique sur de solides assises. Nous considérerons aussi, tout en les mettrant à profit, les théories de Marc Angenot (discours social) et de Régine Robin (socio-poétique). Ce choix s'explique notamment par les positions empruntées par ces deux théoriciens car, malgré le fait qu'ils partagent plusieurs opinions, Angenot et Robin incarnent, si l'on peut dire, les deux envers de la médaille en matière de sociocritique : le premier a, en effet, traditionnellement préconisé l'analyse du discours dans ses recherches, alors que la seconde s'identifie plus, selon ses propres mots, à « l'effet esthétique » créé par le texte. Nous croyons que cette double polarité nous permettra de saisir le roman de Hamelm dans une perspective plus large et plus complète. Cette décision d'opter pour ces théoriciens ne nous empêchera pas, bien évidemment, de puiser dans les études de chercheurs tels que Pierre Popovic, Edmond Cros et Micheline Cambron.

Avant d'amorcer notre analyse du roman, nous croyons qu'il est essentiel de nous imbiber de la méthode qui sera adoptée tout au long de ce travail. Le premier chapitre du mémoire sera donc consacré uniquement à la sociocritique. Après un bref historique orienté autour de l'apport de Duchet à cette théorie, nous nous engagerons dans un survol des différentes positions endossées par les deux autres sociocriticiens retenus (Angenot et

11 II importe de mentionner que La rage a déjà fait l'objet d'un mémoire de maîtrise dont l'approche théorique empruntée est celle de la sociocritique (voir Thomas DANDURAND, « Tradition et rupture dans La rage de Louis Hamelin », mémoire de maîtrise, UQAM, 1998). Bien que remarquable à plusieurs égards, cette étude est toutefois construite autour d'une double hypothèse qui tend à envisager le champ littéraire comme étant séparé du reste du discours social, à le considérer comme un secteur autonome. Pourtant, le travail d'Angenot montre bien toute l'importance d'opérer un décloisonnement entre les différents ensembles discursifs afin d'immerger les domaines qui sont habituellement investigués comme s'ils étaient isolés (ce qui est souvent le cas de la littérature).

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chercheurs à favoriser, soit l'analyse du discours, soit l'esthétique textuelle. Plus qu'une simple présentation de ces deux approches, ce chapitre sera aussi l'occasion de les confronter afin de déterminer la véritable nature des divergences entre les opinions de ces deux théoriciens. Cette partie de notre étude nous permettra, par le fait même, de définir des termes qui nous seront utiles dans les chapitres ultérieurs, ceux, par exemple, de

discours social, d'hégémonie, de valeur, d'effet de texte, etc.

Le deuxième chapitre consistera en une étude du discours social du Québec des années 1980. Il s'agira donc de cerner les principaux paradigmes discursifs propres à cet état de société, de construire une sorte de modèle pouvant rendre compte, de façon élémentaire, de l'ensemble des textes de la période. Cette étude du discours social sera fortement influencée, sur le plan de la méthode, par l'ouvrage de Micheline Cambron intitulé Une société, un récit. Discours culturel au Québec (1967-1976). Quelques travaux choisis de Gilles Marcotte, de Jocelyn Létoumeau et de Réjean Pelletier (portant respectivement sur le discours littéraire, historique et politique de la décennie 1980) devraient, pour leur part, nous permettre de jeter les bases de ce que l'on pourrait désigner comme le discours hégémonique de la période choisie.

Comment le premier roman de Hamelin intègre-t-il ces paradigmes discursifs, ce modèle hégémonique ? De quelle manière absorbe-t-il les principaux éléments de son contexte de production ? Voilà les questions auxquelles notre troisième chapitre tentera de répondre. La rage, en raison de sa forte reconnaissance critique, publique et académique, devrait être porteur de ces traits discursifs, de ce « discours transverse ». C'est en étudiant le roman sous l'angle de l'immersion que nous pourrons voir de façon exacte comment la « socialité » vient à lui. L'analyse du discours social à l'intérieur de cette œuvre devrait nous permettre d'y cerner une signification particulière qui indique d'emblée son appartenance à la période qui l'a vue naître.

C'est à ce que La rage dialogise, interroge et confronte de ce même discours social que le quatrième et dernier chapitre sera consacré. Car, loin de simplement

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élevé. Cette partie de notre étude approchera donc le texte, non pas par le truchement des paradigmes discursifs extérieurs qu'il thematise (ce qui relève de la théorie du discours social), mais plutôt par son organisation interne, par ses réseaux de sens et de tension, bref, par son esthétique propre. Il s'agira donc ici de mettre à profit différentes notions liées à la socio-poétique de Robin. Tout comme dans le chapitre précédent, nous tenterons de voir si cette façon de pénétrer le texte procure à ce dernier des significations originales, un sens nouveau qu'une stricte analyse discursive ne pourrait peut-être pas révéler. C'est ainsi que nous pourrons être en mesure de vérifier notre hypothèse de départ et de comprendre, nous l'espérons, pourquoi ce roman, publié en 1989, est déjà considéré comme un incontournable de la littérature québécoise.

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Entre la complémentarité et la contradiction :

retour sur quelques moments-clés du développement sociocritique

Quelles circonstances, au début des années 1970, poussent Claude Duchet à créer le terme « sociocritique » et à en définir les principales caractéristiques ? De quelle manière Marc Angenot et Régine Robin approfondissent-ils, quelques années plus tard, les prémisses de ce chercheur français tout en y poussant plus loin les réflexions sur les rapports entre le texte et le social ? Comment, finalement, ces deux nouvelles contributions heuristiques continuent-elles (néanmoins) à nourrir le paradoxe sociocritique évoqué en introduction ? C'est en répondant à ces quelques questions que nous essayerons, au cours de ce premier chapitre, de saisir les enjeux qui caractérisent cette approche critique et de nous familiariser avec les méthodologies de travail qui s'avéreront essentielles dans la suite de notre étude. Notre but n'est pas ici de rappeler de façon exhaustive tous les événements qui ont contribué à faire de la sociocritique ce qu'elle est aujourd'hui. Il s'agira plutôt de mettre l'accent sur quelques points nodaux nécessaires à la clarté et à la précision de notre démarche.

1. Historique de la sociocritique française

Le projet sociocritique est né d'un désir de combler certaines lacunes et d'occuper une position précise dans les études littéraires françaises qui, à la fin des années 1960, s'orientent majoritairement autour de deux approches textuelles diamétralement opposées. La première, que l'on pourrait qualifier de mimétique, appartient à une certaine sociologie de la littérature traditionnelle et marxiste. Elle demeure largement tributaire des travaux de Lucien Goldmann, l'homme derrière la théorie du structuralisme génétique. L'approche mimétique, comme son nom l'indique, favorise les rapports d'homologie entre les structures sociales et textuelles, mais accorde trop de place, selon ses détracteurs, aux analyses de contenu qui ne permettent, en bout de ligne, que de concevoir l'œuvre d'art en tant que reflet, que pure imitation de la réalité sociale. Si le

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idées de l'époque qui l'a vu naître. Le texte de fiction se réduit donc, selon ce point de vue, à la « monosémie d'un discours conceptuel1 ». Devant cette critique, Goldmann

consent, peu avant sa mort, à voir les quelques points aveugles de sa théorie. Edmond Cros rappelle en effet que le théoricien « avait clairement conscience lui-même de la pertinence de cette objection » et que, s'il avait vécu plus longtemps, « il aurait probablement été amené, pour tenir compte des résultats des recherches qu'il envisageait de faire sur "la richesse de l'œuvre", à remettre en question ses premières conclusions2 ».

Si l'on reproche à Goldmann de ne pas considérer suffisamment la complexité et la richesse du texte littéraire, il en va tout autrement des courants formalistes qui adoptent, pour leur part, une approche que l'on pourrait qualifier d'immanente. Bien que le terme « formaliste » s'applique d'abord à une poignée déjeunes intellectuels russes des années 1920 (dont Chklovsky et Tynianov), il désigne aussi, à partir des années 1960, les critiques qui s'affichent ouvertement comme les héritiers de ces penseurs. Comme la préoccupation première des formalistes est celle de la littérarité, l'analyse demeure, pour ces théoriciens, strictement limitée aux structures de l'œuvre. Ils envisagent, en effet, de hisser les études littéraires au rang de savoir objectif, de créer « une science littéraire autonome à partir des qualités intrinsèques des matériaux littéraires3 ». Alors que

Goldmann pèche par le trop d'importance qu'il accorde à la réalité référentielle, les formalistes, pour leur part, jouent la carte inverse en reniant toute influence pouvant provenir de l'extérieur du texte, croyant du même coup être en mesure de cerner, dans l'œuvre littéraire, des formes transhistoriques, indépendantes des diverses déterminations sociales.

Edmond CROS, La sociocritique, Paris, L'Harmattan, 2003, p. 30. 2 Loc. cit.

3 Frances FORTIER citant Boris Eikhenbaum, « Formalistes », dans Paul ARON, Denis SAINT-JACQUES et Alain VlALA [dir.], Le dictionnaire du littéraire, Paris, Quadrige/Dicopoches, 2004, deuxième édition revue et augmentée, p. 249.

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Du structuralisme génétique de Goldmann aux analyses immanentes des formalistes se creuse ainsi un trou béant. C'est en réaction aux limites de ces approches que Claude Duchet développe la théorie sociocritique, dont le but est de dépasser les multiples apories qui traversent le contexte littéraire français de la fm des années 1960 et du début des années 1970 et de créer un entre-deux convenable permettant de penser différemment les rapports texte / social. D'emblée, Duchet évoque, dans un article aujourd'hui considéré comme étant le manifeste de sa théorie et qui s'intitule « Pour une socio-critique ou variations sur un incipit », l'importance, pour arriver à un juste milieu, de puiser tant du côté de la sociologie littéraire traditionnelle que de celui du formalisme, sans toutefois y reproduire leurs insuffisances.

Le premier objectif de la sociocritique est donc d'intégrer la sociologie au cœur du texte et, par le fait même, de refuser de l'utiliser de façon à simplement le traverser en surface : « II s'agirait, déclare Duchet, d'installer la sociologie, le logos du social, au centre de l'activité critique et non à l'extérieur de celle-ci, d'étudier la place occupée

dans l'œuvre par les mécanismes socio-culturels de production et de consommation4 ».

Ce recentrement vers l'intérieur montre, d'entrée de jeu, toute l'importance accordée par Duchet à ce que le texte littéraire affirme de façon spécifique. D'où le second objectif de sa théorie, celui de s'enraciner dans les travaux des formalistes, non pas pour tenter de cerner des formes littéraires transhistoriques, mais pour, au contraire, se rediriger vers le dehors du texte afin de percevoir dans quelle mesure ce dernier est défini par son contexte social :

Au sens restreint, rappelons-le, la sociocritique vise d'abord le texte. Elle est même lecture immanente en ce sens qu'elle reprend à son compte cette notion de texte élaborée par la critique formelle et l'avalise comme objet d'étude prioritaire. Mais la finalité est différente, puisque l'intention et la stratégie de la sociocritique sont de restituer au texte des formalistes sa teneur sociale. L'enjeu, c'est ce qui est en œuvre dans le texte, soit un rapport au monde 5.

4 Claude DUCHET, « Pour une socio-critique ou variations sur un incipit », dans Littératures, n° 1 (février

1971), p. 14.

5 Claude DUCHET, « Positions et perspectives », dans Sociocritique, Paris, Fernand Nathan (coll. « Nathan-Université »), 1979, p. 3.

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En d'autres mots, Duchet affirme dans ce passage qu'il.est essentiel pour la sociocritique d'emprunter à la tradition formaliste les outils conceptuels qu'elle a développés au fil des années afin de rendre compte de la complexité des relations entre le texte littéraire et le social. La poétique, la narratologie et la sémiotique, par exemple, doivent faire partie de la démarche sociocritique pour enrichir l'analyse et pour éviter au chercheur de sombrer dans le piège des stricts rapports d'homologie.

C'est sur la base de ces axiomes que Duchet développe, à la fin des années 1980, le concept de sociogramme. Se présentant comme un outil d'analyse dialectique permettant de concilier, dans l'étude d'un texte littéraire, l'apport du social et le travail esthétique sur la forme, le sociogramme paraît ouvrir de nouvelles portes et offrir une multitude d'avenues de recherche. Défini comme un « ensemble flou, instable, conflictuel de représentations partielles centrées autour d'un noyau en interaction les unes avec les autres6 », le concept de Duchet met de l'avant les points de friction, les enjeux

polémiques qui se créent lorsque le texte investit les éléments (souvent déjà conflictuels) du discours social dont il fait partie pour ensuite les remanier, voire les transformer. Pour trouver un sens au texte littéraire, il est impératif, selon le théoricien français, de procéder à une mise en ordre, de créer une grille d'écriture permettant de voir comment le discours social se fige autour de certaines images clés, de certains mots qui forment « la matière première de la fiction7 » et que l'écrivain reprend à son compte afin de les travailler.

Bref, le sociogramme représente un lieu de rencontre qui pousse le chercheur à puiser autant du côté du texte que du hors-texte, répondant ainsi au désir premier de Duchet de sortir de l'impasse sociologisme / formalisme.

Que retenir de ce projet ambitieux, véritable fer de lance d'une tradition critique qui a continué à se développer et à s'enrichir au cours des années subséquentes ? Tout d'abord, il importe de mentionner que le double désir de dépassement théorique évoqué précédemment montre clairement que la sociocritique, comme le souligne Pierre Popovic

6 Régine ROBIN citant Claude Duchet, « Pour une socio-poétique de l'imaginaire social », dans Jacques NEFS et Marie-Claire ROPARS, La politique du texte. Enjeux sociocritiques, Lille, Presses universitaires de Lille, 1992, p. 106.

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dans La contradiction du poème, « a besoin tant d'une théorie du texte que d'une théorie sociale8 ». En raison de l'objectif qu'elle poursuit, soit celui de « relier l'analyse

immanente à celle des faits sociaux, de saisir l'inscription sociale du texte par sa description interne9 », la sociocritique n'a d'autres choix, en effet, que d'opérer sur deux

fronts à la fois. La théorie de Duchet se voit donc, dès le départ, amenée à être abordée sur un mode pluriel : il n'existera pas qu'une seule sociocritique, mais plutôt des sociocri tiques.

Le deuxième élément qu'il importe de retenir au terme de ce survol découle directement du premier. Si la sociocritique réussit à éviter les écueils du formalisme et de la sociologie de la littérature, elle paraît néanmoins troquer ces insuffisances par un problème de taille. Duchet aurait-il, pour reprendre la maxime populaire, déshabiller Pierre pour habiller Paul ? Concilier théorie sociale et théorie du texte au sein d'une même approche critique s'avère, comme le montreront les prochaines pages de ce chapitre, particulièrement difficile, puisque la tendance à favoriser l'une ou l'autre de ces avenues pousse les chercheurs à endosser des positions fort divergentes. Même le concept de sociogramme ne réussit pas, d'ailleurs, à faire l'unanimité chez les théoriciens qui l'envisagent selon des prémisses différentes10. C'est donc autour d'une tension

-« féconde mais problématique11 », rappellent les deux chercheurs les plus concernés par

celle-ci ! - que se construit le projet sociocritique aux lendemains des premières propositions de Claude Duchet.

2. Marc Angenot et Régine Robin : deux voix / voies de la sociocritique

Même si plusieurs chercheurs ont réussi, au cours des trente dernières années, à travailler à l'avancement de la théorie sociocritique - pensons, par exemple, à Pierre Zima, à Edmond Cros et à Jacques Dubois - c'est en nous concentrant sur les figures de

8 Pierre POPOVIC, La contradiction du poème. Poésie et discours social au Québec de 1948-1953, Candiac, Les éditions Balzac (coll. « L'Univers des discours »), 1992, p. 14.

9 Loc. cit

10 Voir Jelena JOV1CIC, « La sociocritique littéraire. Statut et possibilités futures », French Forum, vol. 24, n° 1 (January 1999), p. 86-88.

" Marc ANGENOT et Régine ROBIN, La sociologie de la littérature, un historique. (Nouvelle édition revue et corrigée), Montréal, C1ADEST, 1993, p. 51.

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Régine Robin et de Marc Angenot que nous désirons poursuivre notre démarche qui, nous le rappelons, n'a pas l'intention d'être exhaustive : il s'agit plutôt pour nous d'établir une ligne de pensée permettant de cerner une des façons dont la sociocritique s'est établie comme discours critique au fil des années.

Tous deux professeurs à Montréal, Robin et Angenot partagent plusieurs opinions théoriques et ont souvent collaboré ensemble afin d'approfondir des pistes de recherche ayant trait à la sociocritique. Ils ont d'ailleurs co-écrit un article intitulé « L'inscription du discours social dans le texte littéraire », paru dans Sociocriticism en 1985, et qui est, encore aujourd'hui, largement cité dans nombre de travaux abordant la question des relations entre le texte et le social. Toutefois, au-delà de leurs points de vue similaires, ces deux chercheurs défendent aussi des thèses (Angenot parle même de «convictions12 ») opposées qui font l'objet de vigoureux débats entre eux. Leurs

positions incarnent bien, en effet, l'interface « théorie sociale » et « théorie textuelle » qui définit la sociocritique. Loin de tenter d'éviter les confrontations pouvant émaner de ces divergences, Angenot et Robin (accompagnés d'Antonio Gômez-Moriana) ont créé, en 1990, le Centre de recherche interuniversitaire d'analyse de discours et de sociocritique des textes (CIADEST), un lieu de débat permettant justement de miser sur cette diversité de la pensée. Avant de pénétrer à l'intérieur de cette situation d'échange « complexe mais prometteuse13 » et de voir la nature des divergences entre les opinions d'Angenot et

de Robin (il s'agira de la dernière partie de ce chapitre), il importe de voir de façon concrète comment les deux théoriciens en question ont contribué, par le biais de leurs recherches, au développement - mais aussi au rayonnement - de la sociocritique au Québec.

12 Marc ANGENOT, « Analyse du discours et sociocritique des textes », dans Claude DUCHET et Stéphane VACHON (directeurs), La recherche littéraire. Objets et méthodes, Montréal, XYZ éditeur (coll. « Théorie et littérature »), 1993, p. 95.

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2.1. La théorie du discours social

Lorsque Duchet affirme que « tout texte est déjà lu par la "tribu sociale", et [que] les voix étrangères - et familiales - se mêlent à la voix du texte pour lui donner volume et tessiture14 », il préfigure en quelque sorte la thèse que développera Angenot dans son

ouvrage monumental, 1889. Un état du discours social, publié en 1989 aux éditions du Préambule. D'entrée de jeu, l'auteur de cette étude endosse l'aspect « théorie sociale » de l'approche de Duchet, et ce, en tentant de voir comment la socialité - les « voix » de la tribu - vient au texte. Pour en arriver à ses conclusions, Angenot doit cependant, et c'est ce que nous verrons plus loin, sacrifier quelques idées défendues par Duchet, complexifiant du même coup ses rapports avec l'approche sociocritique.

L'introduction de 1889 est un texte-clé qui permet d'entrer de plain-pied dans la théorie développée par Angenot. Dans ces quelques pages au contenu dense, l'auteur explique la visée de son ouvrage. Il s'agit de recenser et d'analyser l'ensemble de ce qui s'est imprimé en France et en Belgique francophone pendant l'année 1889, et ce, dans l'ultime but de cerner une cohésion globale qui formerait « la logique unitaire d'une culture dans son arbitraire1 ». L'expression « discours social » doit donc, suivant la

logique d'Angenot, se définir selon trois paramètres précis, le premier étant celui de la

totalité16. C'est ainsi qu'il propose une première définition :

Le discours social : tout ce qui se dit et s'écrit dans un état de société ; tout ce qui s'imprime, tout ce qui se parle publiquement ou se représente aujourd'hui dans les médias électroniques. Tout ce qui narre et argumente, si l'on pose que narrer et argumenter sont les deux grands modes de mise en discours17.

C'est une impression de nausée que risque de provoquer au néophyte la lecture de ces quelques lignes. En effet, ce passage paraît, à première vue, englober une réalité

14 Claude DUCHET, « Pour une socio-critique ou variations sur un incipit », p. 8.

15 Marc ANGENOT, 1889. Un état du discours social, Longueuil, Le Préambule (coll. « L'Univers des discours»), 1989, p. 1 083.

16 Dans son sens premier, et non pas de la façon dont l'entend, par exemple, Georges Lukacs. 17 Ibid., p. 13.

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beaucoup trop large et hétérogène. Pourtant, Angenot nous invite rapidement à y voir autre chose qu'une cacophonie ou qu'un ensemble de manifestations isolées les unes des autres. Cette première définition doit, en effet, se comprendre dans la mesure où tous les discours, tous les textes - qu'ils soient journalistiques, littéraires, scientifiques, philosophiques ou médicaux - sont des systèmes ouverts qui s'interpénétrent, qui s'influencent mutuellement. Pour Angenot, les textes, et même les regroupements discursifs que nous venons d'énumérer, ne se suffisent pas à eux-mêmes : « Toute analyse sectorielle, affirmetil, que ce soit celle de la littérature ou des sciences -s'interdit d'apercevoir un potentiel herméneutique-politique global. Il m'a semblé au contraire, poursuit-il, que les caractères du discours médical sur l'hystérie par exemple ne sont pas intéro-conditionnés ni intelligibles dans leur immanence18 ». Loin d'être

autonomes, les secteurs du discours (ainsi que les textes qu'ils regroupent) doivent donc plutôt être considérés comme les pièces d'un échiquier : chacune prend son sens et sa valeur par rapport à sa position, mais surtout en regard des autres pièces qui l'entourent sur la planche de jeu et dont la présence est indispensable à la cohérence des parties tout autant que de l'ensemble. Les liens qui unissent les pièces sont invisibles, mais ils sont pourtant bel et bien présents !

Cette façon d'approcher les manifestations discursives d'une société donnée à un moment précis de son histoire accorde énormément de place à l'intertextualité et à l'interdiscursivité, deux notions pour le moins essentielles dans la théorie d'Angenot. Les idées et les thématiques de l'année 1889, en vertu de la capacité du discours à migrer, par exemple, du roman naturaliste au traité médical, s'imposent de façon globale sur l'ensemble de ce qui se dit et s'écrit à l'époque. Il serait donc possible de déceler un

discours transverse qui « traverse l'épaisseur des discours avec leurs axiomatiques

propres, et leurs fonctions instituées19 ». Voilà qui permet de parler du discours social,

non pas comme d'une vague confusion ou d'un regroupement hétéroclite d'opinions les

1 8/te/., p. 1080.

19 Marc A N G E N O T et Régine ROBIN, « L'inscription du discours social dans le texte littéraire », Sociocriticism, n° 1 (juillet 1985), p. 56.

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plus diverses, mais plutôt comme d'un « objet composé, formé d'une série de sous-ensembles interactifs20 ».

À la définition du discours social d'Angenot s'ajoute ainsi, en plus du paramètre de la totalité, celui de la régularité. C'est en termes de règles implicites, de systèmes, et surtout de récurrences que doit se définir le discours social. Le chercheur qui se penche sur un vaste ensemble de textes issus du même contexte de production peut déceler, au-delà de la multitude de styles et de langages, des dominances interdiscursives, des manières de « connaître et de signifier le connu qui sont le propre de cette société et qui régulent et transcendent la division des discours sociaux21 ». Ce système unificateur et

homogénéisant qui est fait de règles canoniques, Angenot le définit comme étant l'hégémonie. C'est par le biais de cette notion qu'il peut être possible de comprendre pourquoi tel texte ou tel discours réussit à charmer le public alors que tel autre passe complètement inaperçu.

Car le discours social, au-delà de son caractère de totalité et de régularité, doit finalement être considéré sous son aspect de légitimation. En effet, les mécanismes de fonctionnement du discours social imposent aux textes un degré d'acceptabilité et de popularité, une certaine « efficace sociale ». Ils instaurent des hiérarchies en leur attribuant des positions précises dans l'ensemble de la circulation discursive. La reconnaissance sociale d'un roman, par exemple, dépend directement de sa capacité ou non à intégrer les lieux communs, les thèmes acceptables, et les formes de mise en discours qui permettent au public de se reconnaître et de s'identifier à lui. C'est ce critère de légitimité qui amène Régine Robin à concevoir le discours social comme une pragmatique22.

Il importe de mettre l'accent sur l'idée que l'hégémonie discursive qui traverse le discours social possède une forte capacité de contrôle sur ce qui se dit et s'écrit. Elle ne

20 Marc ANGENOT, 1889. Un état du discours social, p. 16.

2]Ibid.,p. 18.

22 Marc ANGENOT et Régine ROBIN, « Penser le discours social : problématiques nouvelles et incertitudes actuelles. Un dialogue entre A et B », dans Sociocriticism, vol. III, n° 2 (1987), p. III.

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fait pas que proposer un ensemble de règles, de contraintes et de hiérarchies : elle les impose à tous les secteurs du discours. Ainsi, « l'hégémonie fonctionne comme censure et auto-censure : elle dit qui peut parler, de quoi et comment23 ». Afin de cerner ces

règles discursives, le chercheur doit étudier les textes sans porter de jugement de valeur sur ceux-ci. Angenot défend donc l'idée selon laquelle un article scientifique peut être, à la limite, envisagé au même titre qu'un article de journal, dans la mesure où les deux textes, en reprenant les topiques hégémoniques du discours, possèdent le même potentiel pour cerner la façon dont s'objective la société à l'intérieur de sa production écrite. Dans cette optique, la littérature ne peut se targuer de posséder un rôle spécifique, d'incarner une pratique discursive plus noble que les autres. Comme le précise Jacques Pelletier, « elle est un élément constitutif de l'ensemble. Elle ne jouit d'aucun statut particulier, à tout le moins quand Angenot fait preuve de la plus grande cohérence théorique24 ». Tout

cela démontre jusqu'à quel point le théoricien du discours social désire opérer un décloisonnement massif, et ce, afin de miser sur les liens entre les textes, sur la circulation générale des énoncés qui sont la matière même de tout ce qui se dit et s'écrit dans un état de société.

À la lumière de ces quelques précisions, nous pouvons affirmer sans ambages que la théorie du discours social d'Angenot telle que développée dans 1889 privilégie ce que l'on pourrait désigner comme étant une approche génétique ou prétextuelle. Ce chercheur tente, en effet, de voir comment les règles du discours pénètrent le texte,

23 Ibid., p. IX.

24 J a c q u e s PELLETIER, « La littérature c o m m e objet social : enjeux disciplinaires », Discours social /Social Discourse, vol. 7, no s 3-4 (1995), p . 10.

Il importe, nous croyons, de spécifier la raison pour laquelle Pelletier parle de « cohérence théorique » à propos d'Angenot. Si ce dernier demeure conséquent tout au long de 1889 à propos du statut de la littérature (qui ne serait, comme l'affirme Pelletier, qu'un élément constitutif de l'ensemble du discours), il semble atténuer quelque peu son propos dans certains de ses autres ouvrages. Dans Le cru et le faisandé, par exemple, Angenot accorde à la littérature un pouvoir particulier, soit celui « d'exprimer ce qui resterait à dire lorsque tout à déjà été dit » (Pelletier, p. 10). Nous désirons, dans le cadre de cette étude, suivre la pensée d'Angenot telle que développée dans 1889, ne serait-ce que pour miser sur l'idée (essentielle) que la théorie du discours social est synonyme de décloisonnement et que son objectif premier est « d'immerg[er] les domaines discursifs traditionnellement investigués comme s'ils étaient isolés et d'emblée autonomes (Angenot, 1889, p. 14). Du reste, la « contradiction » que nous retrouvons dans la pensée d'Angenot demeure, dans un certain sens, illusoire. Comme le précise Pelletier, le statut particulier octroyé à la littérature, dans certains écrits du théoricien, « n'implique pas dans les faits une autre démarche, disons plus "littéraire" [...] Le matériau de ses recherches, comme sa méthode, demeurent essentiellement "socio-historique" » (Pelletier, p. 10).

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comment elles le forgent, le modélisent. C'est en reprenant à son compte la thèse de l'interaction généralisée de Mikhaïl Bakhtine, en montrant que cette dernière, loin de s'ouvrir uniquement sur de la polyphonie et de l'hétéroglossie (termes chers à Bakhtine), peut - et doit - , au contraire, faire ressortir des tendances hégémoniques, qu'Angenot a pu développer une théorie du discours social qui inspire, encore aujourd'hui, bon nombre de chercheurs en sciences humaines.

2.2. La socio-poétique

Convaincue que la théorie du discours social d'Angenot, en raison de la place qu'elle accorde à la question interdiscursive et intertextuelle, représente la voie royale permettant à la sociocritique de s'épanouir pleinement, Régine Robin défend avec ardeur la thèse de son collègue pendant une bonne partie de son parcours intellectuel. Elle finit pourtant par s'en détacher partiellement lorsqu'elle réalise que cette théorie n'accorde pas assez de place au travail effectué par le texte littéraire sur le social et aux résultats que ce travail produit sur l'ensemble du discours. Puisque « la sociocritique ne se contente pas de saisir comment le social vient au texte et comment le texte produit du social25 », Robin

décide de donner une nouvelle direction à ses recherches et d'accorder ainsi plus de place à la spécificité esthétique du texte littéraire, sans pour autant laisser tomber tous les acquis du discours social. L'expression « socio-poétique » découle d'ailleurs de cette réorientation. Même si ce terme ne se trouve sous la plume de Robin qu'à partir de 1992, il est aisé d'affirmer qu'il se distingue sous une forme implicite dans bon nombre de ses travaux antérieurs.

La théorie d'Angenot, nous l'avons vu, opère un décloisonnement permettant de voir comment le texte - littéraire, philosophique ou autre - est constamment pénétré par l'ensemble des productions discursives qui l'environnent. En se concentrant sur ces rapports d'échange, sur ces liens unificateurs, Angenot s'éloigne pour ainsi dire d'un des objectifs premiers de la sociocritique de Duchet, soit celui de viser, en premier lieu, le

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dedans du texte26. Nous pouvons affirmer, suivant ce constat, que la

socio-poétique répond au désir de Robin de renouer avec l'objet textuel : laissant à la sociologie (et au discours social ?) le soin d'appréhender tout ce qui touche les entours du texte, la socio-poétique concentre ses efforts à cerner « le statut du social dans le texte et non le statut social du texte », à percevoir « la distance entre les projets idéologiques de départ et le travail idéologique du texte ». D'entrée de jeu, la théoricienne favorise ici une sociocritique qui mise d'abord sur le texte littéraire en tant qu'objet unique, singulier, s'éloignant du même coup des méthodes de son collègue Angenot.

Cette volonté de Robin de se concentrer sur les mécanismes de textualisation se retrouve, en partie, dans un ouvrage qu'elle publie en 1986 sous le titre Le réalisme

socialiste. Cherchant à rendre compte de la littérature russe des années 1930, à traquer

« le devenir de la fiction dans une société aussi normative28 », Robin plonge son lecteur

dans l'univers soviétique de la première moitié du XXe siècle afin de voir comment le

contexte culturel précis - la montée du stalinisme - impose à la fiction une esthétique de la redondance, de la répétition. Une grande partie du livre est d'abord consacrée à cette idée de monologisme qui contraint le roman russe de la période à adopter une intrigue et des types de héros bien précis, mais aussi à endosser une clarté idéologique lui permettant de défendre une cause précise. C'est ce que Robin définit comme étant « l'effet de thèse », c'est-à-dire un processus de normalisation qui, à la manière de l'hégémonie discursive, impose à la fiction des règles précises. Ce qui nous intéresse, néanmoins, c'est le désir de l'auteure de creuser un peu plus, d'interroger les romans et de les analyser au-delà de leur aspect censuré et figé, bref, de percevoir le travail effectué par l'écriture fïctionnelle sur le discours idéologique ambiant. D'où la présence, dans son étude, d'une sorte de socio-poétique :

C'est bien ce qui se produit dans nos romans. La tendance à la monosémie est fortement inscrite - nous l'avons vu - et c'est ce

26 Nous rappelons la citation de Duchet citée plus haut: « Au sens restreint, rappelons-le, la sociocritique vise d'abord le texte ».

27 Régine ROBIN, « Pour une socio-poétique de l'imaginaire social », p. 101.

28 Régine ROBIN, Le roman mémoriel : de l'histoire à l'écriture du hors-lieu, Longueuil, Le Préambule (coll. « L'Univers des discours »), 1989, p. 118.

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que depuis toujours les chercheurs et les théoriciens ont retenu. On n'a pas pris garde, cependant, me semble-t-il, au fait que le schéma de base, stéréotypé, est perpétuellement perturbé. Ce que S. Suleiman appelle « la revanche de l'écriture », et ce que j'appellerai ici la résistance du texte, de l'effet de texte en face de

l'effet de thèse29.

C'est par le biais de « l'effet de texte » que l'œuvre littéraire peut résister à son aplatissement, à la perte de ses caractéristiques esthétiques qui la distingue des autres manifestations discursives. Malgré le fort degré d'uniformisation et de contrôle du discours soviétique de la période, le texte littéraire peut toujours, selon Robin, fuir et migrer, se déployer dans une multitude de sens lui permettant, à des degrés divers, d'inscrire de l'altérité, de l'hétérogène.

L'expression « effet de texte » employée par Robin n'est pas étrangère aux travaux de Duchet. La théoricienne, en effet, définit clairement cette notion comme étant « un système métaphorique ouvrant sur le niveau "valeur" des théoriciens de la socio-critique30 ». Or, l'aspect valeur revêt une importance toute particulière dans la théorie de

Duchet et sera maintes fois considéré par Robin comme un élément essentiel dans l'élaboration des rapports texte / social. Si l'hégémonie interdiscursive permet, chez Angenot, de cerner le commun et le typique, le registre valeur possède, pour sa part, la fonction inverse, c'est-à-dire celle qui permet de voir « la place que tel élément narratif, sémiotique ou stylistique occupe dans la fiction et la différence spécifique qu'elle institue. C'est ce registre, ajoute Robin, qui organise l'œuvre en tant qu'œuvre esthétique31 ». En

d'autres mots, l'aspect valeur caractérise le texte littéraire et explique, toujours selon la chercheure, sa capacité à se distinguer des autres secteurs discursifs. D'où son importance dans la théorie sociocritique qui se doit, pour reprendre les mots de Duchet cités plus haut, d'avaliser la notion de texte littéraire comme objet d'étude prioritaire. Voilà qui n'est pas sans créer quelques différends avec les idées que prône Angenot dans sa théorie du discours social...

29 Régine ROBIN, Le réalisme socialiste. Une esthétique impossible, Paris, Payot (coll. « Aux origines de notre temps »), 1986, p. 307.

30 Ibid, p. 306.

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Terminons ce rapide tour d'horizon des notions défendues par Robin en précisant un dernier point, soit que la socio-poétique présuppose aussi, en plus d'un « effet de texte » et d'un registre « valeur », une mémoire du texte. Encore une fois, cet argument nourrit la thèse de la spécificité de l'œuvre littéraire par rapport aux discours qui l'environnent. C'est dans un ouvrage intitulé Le roman mémoriel que Robin explique l'idée selon laquelle l'histoire de l'imaginaire social joue un rôle prépondérant dans le texte. Le roman mémoriel serait (par analogie au « roman familial » de Freud), celui par lequel

un individu, un groupe ou une société pense son passé en le modifiant, le déplaçant, le déformant, s'inventant des souvenirs, un passé glorieux, des ancêtres, des filiations, des généalogies, ou, au contraire luttant pour l'exactitude factuelle, pour la restitution de l'événement ou sa reconstitution32.

Ainsi le roman mémoriel, en étant constitué de fragments d'idéologies parfois désuètes, incarne « l'ensemble du jeu des traditions dans le discours33 ». Il peut (nous insistons sur

ce mot) jouer un rôle prépondérant en s'écartant de l'hégémonie du discours social, en réactivant, sous une forme différente, des traditions qui n'ont plus cours dans l'état de société en question34. Cette notion, une fois de plus, va dans la direction d'une théorie

textuelle et montre d'emblée la façon dont Robin envisage la sociocritique. Si pour Angenot, cette approche critique doit être affaire de travail intertextuel et interdiscursif, il en est tout autrement de sa collègue qui insiste largement sur l'idée du travail esthétique

Régine ROBIN, Le roman mémoriel., p. 48.

33 Marc ANGENOT et Régine ROBIN, « Penser le discours social : problématiques nouvelles et incertitudes actuelles. Un dialogue entre A et B », p. V.

34 Un bel exemple du rôle subversif que peut jouer le mémoriel dans un discours social est d'ailleurs donné par Robin dans un texte où elle répond directement à Angenot et à sa théorie : « Le discours social s'incorpore ce mémoriel, ce que j'ai appelé dans un travail le "roman mémoriel" et il ne faut pas l'oublier car il peut jouer un rôle très important dans cette coexistence conflictuelle du discours social in praesentia. C'est peut-être par là que j'expliquerais, dans ton travail sur 1889, le fait qu'une grande partie de la France vote pour les républicains et pour l'idéologie républicaine alors que le discours social "crépusculaire" de la fin-de-siècle est déjà complètement décroché de l'idée de progrès, même si les républicains sont obligés de composer avec ce "crépusculaire". Je dirais que ce qui est à l'œuvre alors, c'est une certaine mémoire historique qui crée un écart entre le discours social dans son hégémonie et la façon qu'ont les Français de voter » (Loc. cit. Nous soulignons).

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comme élément préalable à l'élaboration d'une sociocritique digne de s'inscrire dans la direction envisagée par Claude Duchet.

Force est donc de constater qu'il s'instaure, entre les théories d'Angenot et de Robin, de profonds paradoxes, alors même que ces deux chercheurs se réclament d'une même volonté, soit celle de comprendre et de déterminer les rapports entre le texte et son contexte de production. C'est en privilégiant une théorie sociale (pour l'un) et une théorie textuelle (pour l'autre) que ces contradictions ont vu le jour. La dernière partie de ce chapitre sera donc l'occasion d'entrer au sein des débats instaurés par ces divergences d'opinion en tentant de remonter à leur source. Il s'agira par le fait même de voir que les critiques de Robin à l'égard des théories d'Angenot (et vice-versa) peuvent permettre d'éclairer les points aveugles du discours social et de la socio-poétique. La question sera donc la suivante : la réconciliation entre ces deux théories est-elle possible ?

3. Positions partagées / conflictuelles entre Robin et Angenot

C'est autour de deux points précis que nous désirons opposer la pensée de Robin à celle d'Angenot et montrer les lieux précis où la friction s'opère. Il s'agira donc de se concentrer sur les différends concernant (1) le concept de littérarité et (2) la capacité du texte littéraire à produire un sens nouveau à l'intérieur d'un discours social donné. Ces deux aspects jouent un rôle important dans la façon dont la sociocritique peut se comprendre et se définir. Ils incarnent, si l'on peut dire, les deux dénominateurs qui ouvrent la voie à la pluralité théorique au sein même de la pratique sociocritique telle que développée par Claude Duchet.

3.1. Le concept de littérarité

La critique principale de Robin à l'égard de la théorie de son collègue concerne la place accordée au texte littéraire dans l'ensemble du discours social. Puisque Angenot appelle à un décloisonnement permettant de mettre sur un même rang l'ensemble des pratiques discursives dans le but de cerner une hégémonie, la littérature perd, comme

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nous l'avons vu, son statut de pratique « noble ». Cette défétichisation, loin d'aller dans la direction d'un recentrement sur l'objet textuel, n'encourage pas le chercheur à véritablement pénétrer à l'intérieur même du texte littéraire, de son esthétique, de son niveau « valeur ». Selon Robin, c'est ce qui permet d'affirmer que, dans la théorie d'Angenot, « les processus de textualisation ne sont vus qu'en fonction des stéréotypes circulant dans l'ensemble du discours social sans que le texte n'ait la possibilité de les transformer, de les déplacer ou de les ironiser35. Elle ajoute du même souffle que, « dans

la problématique du discours social, le texte littéraire est bien présent mais dénué de toute littérarité, mis à plat, simple discours parmi les autres discours36 ». Cette absence de

littérarité (ou, en termes moins formalistes, d'aspect valeur), inscrirait donc la théorie d'Angenot en faux par rapport à la sociocritique telle que développée par Duchet, puisque toute la question du travail esthétique - et singulier - effectué par le texte littéraire (sur la langue, les formes, les idées) passe à la trappe au profit d'une unique recherche de régularités et de tendances interdiscursives.

Du côté d'Angenot, les commentaires critiques se font tout aussi pertinents que du côté de Robin et offrent un contre-argument de poids en ce qu'ils reposent sur l'idée que « l'effet littérature ne peut être jugé et mesuré que par rapport au système socio-discursif global dans lequel il s'engendre37 ». En d'autres mots, il est pour ainsi dire impossible,

selon Angenot, d'envisager le texte littéraire en fonction d'un ailleurs que lui seul pourrait atteindre en raison de sa capacité à travailler sur la langue d'une façon unique. Selon cette logique, le concept même de littérarité représente, pour le théoricien du discours social, une sorte de leurre :

Au reste, (faut-il le redire ?), le texte littéraire comme essence n'existe pas. [...] La « littérarité » d'un texte tient largement à une attitude de réception, on peut lire avec une attitude littéraire un fait divers du journal, une lecture métamorphosera ce fait

35 Régine ROBIN, « De la sociologie de la littérature à la sociologie de l'écriture ou le projet sociocritique », dans Graziella PAGLIANO et Antonio GÔMEZ-MORIANA [éds.], Écrire en France au XIXe siècle, Longueuil,

Le Préambule (coll. « L'Univers des discours »), 1989, p. 69. 36 Ibid., p. 69-70.

'7 Marc ANGENOT, « Que peut la littérature ? Sociocritique littéraire et critique du discours social », dans Jacques NEFS et Marie-Claire ROPARS, La politique du texte. Enjeux sociocritiques, Lille, Presses universitaires de Lille, 1992, p. 12.

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divers en texte littéraire. L'intérêt, le plaisir que l'on peut tirer d'un texte littéraire ne tiennent pas fondamentalement à leurs marques formelles de littérarité, mais à des effets pathétiques, à des projections psychologiques, à des conjectures exégétiques [...] qui se réalisent peut-être dans les textes littéraires de façon "curieuse", "étrange" et complexe, mais qui ne leur sont pas

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propres .

Pour Angenot, le fait d'attribuer au texte littéraire une esthétique qui lui serait propre et dont lui seul pourrait se faire le porteur, le fait aussi de défendre l'idée selon laquelle tel roman a plus de valeur qu'un autre, c'est détourner la sociocritique de son but premier. En effet, orienter l'analyse, comme le désire Robin, sur les formes spécifiques de la textualisation qui sont « la matière même de l'imaginaire social, de la mémoire culturelle et de l'amour fantasmatique de la langue » équivaut, selon Angenot, à privilégier des œuvres et des genres qui sont canonisés, qui sont reconnus pour leurs qualités esthétiques. Du coup, la sociocritique perd de vue son projet initial - celui d'étudier la socialité du texte - pour plutôt se pencher sur les traits artistiques des oeuvres. Les genres considérés comme moins littéraires (la chronique, le récit de voyage, la biographie, etc.) se trouvent négligés, et toute la question du travail interdiscursif finit, pour sa part, à être reléguée au second rang. Cette réduction heuristique Angenot le souligne avec force -ne peut qu'ame-ner la sociocritique à tendre vers u-ne visée finale qui est d'opposer « le questionnement esthétique au questionnement sociologique et non de les intégrer39 ».

Ce débat, on le voit aisément, montre l'immense difficulté de réconcilier le discours social et la socio-poétique, d'unir sous un même toit le décloisonnement discursif et le travail de textualisation lorsqu'il y a divergence d'opinion sur un concept aussi fondamental que celui de la littérarité. Nous nous retrouvons ainsi devant deux conceptions de la sociocritique qui, quoique toutes aussi valables, demeurent condamnées à évoluer sur des chemins parallèles. Cette idée se renforce encore plus lorsque l'on considère les convictions d'Angenot et de Robin à propos de la capacité du texte littéraire à produire un sens nouveau.

38 Marc ANGENOT, « Analyse du discours et sociocritique des textes », p. 106. Nous soulignons.

39 Marc ANGENOT, « Théorie des champs et / ou sociocritique des textes. Notes d'atelier réunies et présentées par Pierre Popovic », Discours social /Social Discourse, vol. 8, nos 3-4 (1996), p. 13.

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3.2. Texte littéraire et nouveauté

En raison de la force de l'hégémonie discursive, de sa capacité à exercer un contrôle social sur ce qui se dit et s'écrit dans un état de société, il s'avère, selon Angenot, bien difficile pour un texte quelconque de marcher hors des sentiers battus, d'affirmer quelque chose de plus de ce que proposent déjà les autres textes et discours. Dans cette optique, « l'être de la littérature, affirme-t-il, est dans son travail opéré sur le discours social, et non en ce qu'elle offrirait, en surcroît des journalismes, philosophies, propagandes, doctrines et sciences, des procès-verbaux à sa façon sur le "monde" ou sur l'"âme"40 ». Certes, tout discours social comporte son lot de contradictions et de

divergences, et l'auteur de 1889 reconnaît évidemment que certains textes déplacent l'hégémonie et l'interrogent. Néanmoins, comme le précise Popovic, cette dérive singulière est toujours mesurée « à l'aune du réseau interdiscursif qui la traverse et lui assure un degré variable d'acceptabilité41 ». Puisque c'est l'hégémonie qui prescrit, dans

un état de société, les « idées à la mode », le texte subversif qui prétend offrir une alternative le fait toujours en référence aux éléments dominants du discours, ce qui, ironiquement, en confirme une fois de plus la puissance. Voilà pourquoi Angenot se plaît à répéter que, dans la théorie du discours social, tout fait ventre. Car, pour lui, « la textualisation littéraire est d'abord et fatalement au service du discours social, de ses mythes, de ses préconstruits42 ». Pour ce théoricien, l'idée de nouveauté réelle, de

rupture radicale, est donc très ambiguë et se limite à quelques cas d'exceptions bien spécifiques43.

Sur ce point, Robin ne peut que manifester son plus grand désaccord. C'est ainsi qu'elle affirme que la sociocritique se sépare littéralement de la théorie d'Angenot si,

40 Marc ANGENOT, « Que peut la littérature ? », p. 12. 41 Pierre POPOVIC, La contradiction du poème, p. 23. 42 Marc ANGENOT, « Que peut la littérature ? », p. 24.

43 C'est ainsi qu'il affirme que seuls les auteurs tels que Proust, Kafka et Joyce ont pu échapper à l'emprise de l'hégémonie, à inventer leur propre langage et leur propre logique. Voir Le cru et le faisandé. Sexe discours social et littérature à la Belle Époque, Bruxelles, Labor, 1986, p. 185.

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pour ce dernier, la littérature ne consiste qu'en une « thématisation du discours social44 ».

Après avoir longuement réfléchi sur le statut du roman dans la société russe des années 1930, après avoir montré que ce type de texte peut, même dans un contexte aussi normatif, inscrire un sens extérieur à celui que lui impose le discours social, Robin en est venue à la conclusion que la littérature est en mesure de créer des effets idéologiques qui échappent aux contraintes hégémoniques. Elle peut créer du nouveau, et ce, à l'insu même de l'auteur. Si la théoricienne critique Angenot lorsqu'il affirme que, dans La bête

humaine d'Emile Zola, les idéologies dominantes et les réseaux de représentation du

discours social sont thématisés sans aucune mise à distance45, c'est bien parce qu'elle

considère que son analyse ne tient pas compte de ce qu'elle appelle, citant Roland Barthes, « le troisième sens obtus », c'est-à-dire « ce qui échappe à la description la plus formalisée, et aux conceptualisations fortes, ce qui se met en travers des sens réalisés, du métalangage, [...] ce qui serait de l'ordre de la "langue" de J. Lacan, un impossible à représenter46 ». C'est donc autour de la question du travail sur la langue, de la capacité

(ou de l'incapacité) de ce travail à offrir au texte littéraire de nouvelles symboliques et des sens originaux, que Robin et Angenot ne peuvent s'accorder. Voilà qui prouve une fois de plus que la théorie du discours social et la socio-poétique incarnent bel et bien « deux solitudes » au sein de la pratique sociocritique.

***

Au terme de ce rapide parcours théorique qui nous a permis de comprendre les circonstances entourant la naissance de la sociocritique française, de nous familiariser avec les propositions de Claude Duchet, et de pénétrer au cœur de la pensée de Marc Angenot et de Régine Robin, nous croyons qu'il importe de faire le point sur les enjeux entourant le conflit discours social / socio-poétique. D'emblée, nous sommes d'avis que ces deux théories s'avèrent à la fois complémentaires et contradictoires, complémentaires, tout d'abord, dans la mesure où les deux sont essentielles et inévitables

44 Régine ROBIN, « Théorie des champs et/ou sociocritique des textes », p. 32.

45 Régine ROBIN, « De la sociologie de la littérature à la sociologie de l'écriture ou le projet sociocritique », p. 68.

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pour celui ou celle qui désire mener à bien une analyse sociocritique complète. Puisque la sociocritique, pour reprendre les mots de Popovic cités plus haut, a besoin tant d'une théorie sociale que d'une théorie du texte, il nous sera impératif de nous pencher, dans la suite de notre étude, sur le discours social et la teneur socio-discursive de notre roman à l'étude (chapitre 2 et 3), mais aussi sur son aspect esthétique, sur son registre valeur et sur le niveau de mémoriel qu'il incorpore au dans son intrigue (chapitre 4).

Si, d'autre part, les théories d'Angenot et de Robin nous paraissent contradictoires, c'est bien parce que nous croyons qu'une fois appliquées à La rage de Louis Hamelin, elles ne peuvent que proposer deux interprétations complètement différentes l'une de l'autre. Le discours social cherche le typique et l'hégémonique à l'intérieur d'un texte, tandis que la socio-poétique tente de cerner dans ce même texte l'aspect d'exception, de singularité qui surgit grâce au travail esthétique et idéologique qu'il exerce sur son contexte de production. Du coup, le sens et la portée de La rage ne peuvent être appelés qu'à varier en passant de la première théorie à la seconde. C'est, du moins, l'hypothèse que nous désirons défendre tout au long de cette étude.

Cette contradiction devrait-elle représenter un obstacle à nos recherches ? Nous ne le croyons pas. Au contraire, la possibilité qu'un conflit émane de la confrontation de ces deux théories ne peut que nous rappeler toute la richesse du premier roman de Hamelin et l'impossibilité pour le chercheur d'y cerner une signification unique. Elle ne peut, en même temps, que nous aider à garder à l'esprit l'idée de Duchet selon laquelle la sociocritique s'intéresse à « l'organisation interne des textes [...], leurs tensions, la rencontre en eux de discours et de savoirs hétérogènes47 ». Certes, nous sommes

conscient du fait que passer de la théorie du discours social à la socio-poétique à l'intérieur d'une même étude implique un certain paradoxe : celui, par exemple, de négliger partiellement le registre valeur du roman dans le chapitre consacré à l'analyse socio-discursive pour ensuite le mettre au premier plan dans le chapitre suivant. Nous sommes néanmoins prêt à tenter le coup, à endosser la pensée d'Angenot pour ensuite prêter foi à celle de Robin, et ce, malgré les contradictions que cette approche risque de

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faire surgir. Ce n'est qu'en opérant de la sorte que nous pourrons tirer tout le potentiel de ces deux théories, un potentiel qui serait inévitablement dilué si nous adoptions une perspective réconciliatrice, si nous tentions de fondre ces deux approches en une seule. Car il faut se rappeler qu'il s'agit là de théories qui sont pour le moins distinctes, et ce, malgré le fait qu'elles partagent plusieurs points communs et qu'elles appartiennent toutes deux à la tradition sociocritique. Mais ne nous leurrons surtout pas. Cette façon de procéder ne nous empêchera pas, en bout de ligne, d'établir des liens entre les résultats obtenus, de jeter des ponts entre ce que le roman de Hamelin thématise du discours social et ce qu'il réussit à mettre à distance par un travail esthétique, métaphorique et mémoriel.

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Le discours social

québécois des années 1980-1990

Si la première partie de notre étude a été l'occasion de mettre de l'avant les principaux fondements sociocritiques qui seront au centre de notre analyse de La rage, elle a aussi permis de montrer que la théorie du discours social et la sociopoétique deux approches qui sont, à des degrés divers, tributaires de la pensée duchetienne -relèvent à la fois de la complémentarité et de la contradiction. C'est la confirmation de ce paradoxe (évoqué dès l'introduction) qui nous permet de poursuivre avec notre hypothèse, laquelle suggère que la signification et la portée du premier roman de Louis Hamelin sont appelées à varier en passant de la théorie de Marc Angenot à celle de Régine Robin. Les deux prochains chapitres seront donc l'occasion de nous concentrer sur l'aspect « discours social », de voir comment les conditions de lisibilité de La rage sont intimement liées à son contexte de production. Il s'agira, en d'autres mots, de dresser un portrait de ce roman élaboré à partir de ce qu'il thématise du discours social dont il est issu et dont il participe - celui de la société québécoise des années 1980 - et de cerner les réseaux de sens liés à cette thématisation. Pour ce faire, il nous est d'abord impératif d'étudier cette société à ce moment précis de son histoire. C'est ce que nous nous proposons de faire dans le présent chapitre. Notre objectif est donc de dépister les régularités, les tendances interdiscursives et intertextuelles qui sont à la source du discours hégémonique du Québec post-référendaire afin de voir, dans le chapitre suivant, de quelle manière elles s'intègrent à La rage.

Notre découpage temporel (1980-1990), bien qu'inévitablement contestable, demeure légitime dans la mesure où il est délimité par deux points de repères importants : le référendum et l'échec des accords du lac Meech. Le premier événement, nous en conviendrons, se dresse haut et fort dans la mémoire collective des Québécois en incarnant, comme le soulignent Anne Caumartin et Martine-Emmanuelle Lapointe, « une

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