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Individu, cosmos et société. Approche anthropologique de la vie d'un saint marocain

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Submitted on 4 Jan 2019

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Individu, cosmos et société. Approche anthropologique

de la vie d’un saint marocain

Raymond Jamous

To cite this version:

Raymond Jamous. Individu, cosmos et société. Approche anthropologique de la vie d’un saint maro-cain. Gradhiva : revue d’histoire et d’archives de l’anthropologie , Musée du quai Branly, 1994. �halshs-01970155�

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Individu, cosmos et société

Approche anthropologique de la vie d’un saint marocain

Raymond Jamous

LES TERMES de saint et de sainteté sont des notions qui appartiennent à la tradition chrétienne. Ils font référence à une qualité qui s'applique à Dieu (« l'esprit saint »), à des choses consacrées (« les lieux saints ») et à des êtres tels les martyrs, les ascètes, ou des personnages exemplaires reconnus par l'Église, etc. Mais ces termes ont été étendus à d'autres religions, notamment l'islam. De notions culturelles, ils deviennent alors des outils d'analyse dont il faut tester à chaque fois la pertinence méthodologique et comparative en prenant soin de ne pas se laisser enfermer dans une thématique chrétienne. Il existe différents termes arabes que l'on a traduit par saint : wali (« ami de Dieu »), mrabit (« celui qui est lié à Dieu ») ou encore cherif ou sayyid (« descendant du Prophète »). Sans entrer dans une exégèse de ces notions, retenons ici que les saints musulmans ressemblent par bien des aspects aux saints chrétiens : la croyance des fidèles et des exégètes leur attribue des vertus, des miracles, les différencie du commun des mortels ; mais il n'existe pas de saints martyrs, pas plus qu'il n'y a d'Église pour contrôler et légitimer leur statut ; de plus on ne peut pas dire que l'équivalent en arabe du terme de saint soit associé à une qualité divine. On peut continuer ce type de comparaison afin de mieux contrôler l'extension au monde non ch rétien des termes de saint et de sainteté.

Mais au-delà, on peut s'interroger sur les différentes approches adoptées par les spécialistes pour analyser la sainteté en général et plus précisément une de ses manifestations, l'hagiographie. Celle -ci fait souvent l'objet d'une lecture critique qui tente de séparer le bon grain de l'ivraie, l'historique du légendaire, le réel de l'imaginaire, le vrai du faux 1.

Les historiens religieux de la sainteté (les bollandistes et leu rs émules) veulent restitu er la « vraie » personnalité des saints, l'authenticité de leur expérience religieuse en insistant sur les vertus de ces personnages, l'exemplarité de leur action et de leur croyance. A leur avis, les légendes sont pleines d'invraisemblances, de contradictions q ui brouillent les faits réels. Elles sont fabriquées dans le but de satisfaire les désirs des hommes du commun et de répondre à leur besoin de merveilleux, d'extraordinaire, de prodigieux. Les saints deviennent des héros qui permettent aux masses d'échapper de manière fantasmatique à leur misère et à l'ignorance des faits naturels (J. Dubois résume bien ce point de vue dans les articles « saint » et « hagiographie » du Grand Dictionnaire Encyclopédique Larousse 2, voir aussi H. Delehaye 1905 et R. Aigrain 1953).

Les historiens sociologues ou plutôt certains d'entre eux, s'intéressent précisément à ce qui est dénigré ou considéré comme secondaire par les premiers : les miracles et leurs effets sur les communautés. Ils veulent comprendre les attentes aux quelles répondent les légendes et les contextes sociaux qui ont permis leur fabrication. Les récits hagiographiques sont considérés comme des

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indices historiques et les explications ici sont de divers types selon qu'elles mettent en avant les « laïcs » o u l e s a i n t . D an s s o n an a l ys e d u Mo ye n âg e, A. Gurevich s'intéresse aux besoins sociaux des groupes ruraux ou urbains et affirme que le saint est recherché parce qu'il apporte grâce aux miracles, une solution à l'angoisse de populations démunies face à l'i mp révu , l'in atten d u, l 'étran g e. S elon H. Elboudrari, la crise grave qui frappe le Maroc du xviie siècle (« épidémies, économie exsangue, famines, massacre entre musulmans » etc.) entraîne l'action du saint qui «promet le salut mais aussi réforme les moeurs, restaure l'unité entre les musulmans » (1985 : 617) 3. Ainsi le saint apparaît comme le sauveur naturel. S'inspirant de M. Weber, il souligne

comment un saint (Mawlây `Abdallâh ash-Sharif, fondateur de la confrérie de Ouezzane) impose son autorité charismatique et fonde celle de ses successeurs ou descendants en devenant la sour ce d'un certain pouvoir politique local 4.

En bref, la sainteté n'est perçue que comme l'expression d'une authenticité religieuse, ou à l'inverse d'une réalité psychologique et/ou politique. Le saint est le seul sujet actif, réel, et la société est décrite négativement en terme de manque, d'absence que ce personnage hors du commun vient combler en imposant son autorité ou en légitimant le pouvoir de ses successeurs.

En nous intéressant à l'hagiographie du saint Ibn `Issa, qui a vécu au xve siècle et qui a fondé la confrérie des Issawa 5, notre approche sera différente. Il ne nous paraît pas possible de restituer une

image du saint tel qu'il existe en lui-même, pour ensuite se demander comment il agit sur le monde. Le saint ne peut être reconnu que si la société possède une certaine idée de ce qu'il est ou peut être. A notre avis, la sainteté est la construction sociale et culturelle de ce personnage dans un milieu particulier. Dans ce contexte, c'est la cohérence interne des récits hagiographiques, les catégories, les principes qui les structurent qu'il faut dégager.

L'hagiographie de Ibn 'Issa insiste sur son pouvoir surnaturel qui est la preuve de son élection divine. Elle permet de comprendre en quoi le saint est considéré comme un modèle de mystique et un intercesseur entre les hommes et Dieu pour les membres de sa confrérie. Mais elle montre aussi comment le saint se relie à d'autres saints (ceux qui l'ont précédé ou d'autres qui sont ses contemporains, ses disciples, etc.) et aussi au souverain du Maroc. La référence à différents types d'autorité, notamment celle cosmique mais invisible du saint et celle temporelle et visible du Sultan, renvoie au problème d'appartenance : tribale, communautaire et, au-delà, à l'univers confrérique qui veut transcender les frontières. L'analyse de la sainteté et de la recherche de l'union mystique avec Dieu pose la question du rapport entre cosmos, individu et société, ou encore celui entre l'universel de la quête personnelle et le particularisme de la communauté musulmane marocaine.

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Pour ce travail nous nous baserons essentiellement sur la monographie de R. Brunel qui nous a apporté un éclairage important sur les différents aspects de cette confrérie 6. .La confrérie des

Issawa a été fondée, il y a cinq siècles à Meknès par Sidi Mohammed Ibn 'Issa (ci-après Ibn 'Issa). Elle s'est développée et propagée un peu p artout au Maghreb et même au -d elà (en Tripolitaine). Les zawiya, centres religieux où les membres de la confrérie se réunissent pour évoquer la mémoire du saint et pour procéder aux rituels mystiques, sont implantés aussi bien en milieu urbain qu'en milieu rural. Le responsable de chaque centre, le moqaddem, arrivé à un haut niveau de connaissance et d'expérience mystique, est chargé de sa gestion, de l'initiation des nouveaux adeptes et de la conduite des rituels mystiques dans la confrérie. Il est difficile de connaître les relations qu'entretiennent les différentes zawiya entre elles. Certes celle de Meknès, où se trouve le mausolée du saint, a un prestige plus grand que les autres mais elle ne commande ni ne contrôle les autres centres.

L'appartenance à la confrérie n'est pas fonction de l'origine tribale, marocaine ou même maghrébine de l'adepte. Tout homme et même toute femme peuvent devenir membres de la confrérie pourvu qu'ils soient musulmans, c'est le seul critère requis 7. Dans certaines familles, l'affiliation à la confrérie `issawa se poursuit de génération en génération, mais cela n'a aucune conséquence visible à l'intérieur de la confrérie. On ne naît pas membre de la confrérie, on le devient par un acte personnel.

Tout nouveau membre de la confrérie est appelé murid c'est-à-dire « celui qui aspire à Dieu » ou encore « le novice », « l'initié », « le néophyte ». Ce mot arabe a la même racine que le verbe

arada qui veu t d ir e « v o ulo ir », « dés ir er », « asp ire r » (B : 248). Cette volonté, ce désir indiquent bien que l'entrée dans la confrérie est un choix individuel. Ceci se vérifie encore si l'on sait que les qualités essentielles demandées à l'adepte sont : la niya, « l'intention » d 'aller vers Dieu et la mohabba, « l'amour » que le fidèle éprouve pour Dieu.

Il n'existe pas de rite d'entrée dans la confrérie. Il est recommandé au néophyte de quitter le monde et d'abandonner la quête des richesses matérielles. Cela peut être pris au sens littéral. Des adeptes choisissent de quitter le monde pour se consacrer uniquement à leur salut en imitant le saint Ibn 'Issa. D'autres, probablement les plus nombreux, gardent leur statut dans la société en devenant murid.

Néanmoins il est demandé à ce dernier qu'il valorise son désir mystique, et donc qu'il relativise dans son for intérieur son identité et son statut social.

L'image du saint : Les sources retenues par R. Brunel

On dispose d'un côté de la description des différents rituels de la co nfrérie auxq uels a assisté R. Brunel et de l'autre d'un ensemble de textes mais aussi des récits oraux colportés par les Issawa et recueillis par cet auteur. Les textes, attribués au saint lui-même ou bien à certains de ses disciples, sont essentiellement de deux types : ceux que l'on doit apprendre pour connaître la voie mystique et ceux qui sont récités pendant les rituels. Les premiers comprennent la waciya, ou ensemble de recommandations laissées par le saint pour ses adeptes, et quelques petites biographies du saint écrites par certains de ses disciples. Les autres forment un ensemble de poèmes, d'incantations, de litanies

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que l'on récite ou chante durant les cérémonies. Rien ne permet de distinguer nettement le contenu des textes écrits de celui des récits oraux. Certes la tradition écrite développe plus l'aspect mystique de la confrérie, et la tradition orale met plus l'accent sur les relations du saint avec ses disciples, les autres saints ou le sultan. Mais on retrouve les mêmes thèmes dans les deux cas.

Ces thèmes se rapportent ou bien à l'hagiographie ou bien à la description et à l'interprétation de la voie mystique. Il est courant qu'un texte mélange les deux thèmes. On passe ainsi facilement d'une notation sur la relation privilégiée du saint avec Dieu à un commentaire sur certaines règles de la confrérie, pour ensuite revenir sur le saint, etc. L'hagiographie et les règles de la voie mystique sont donc étroitement liées. La vie exemplaire du saint fait partie intégrante de la voie mystique proprement dite car cet élu de Dieu est en même temps le modèle du mystique et l'intercesseur entre les adeptes et Dieu. Pour les besoins de l'analyse nous les traiterons séparément pour ensuite les lier.

Les grands thèmes dans l'hagiographie du saint

Ibn 'Issa est désigné comme un wali. Ce terme que nous traduisons par « saint » vient de la racine wala qui signifie « être proche de », « compagnon ». Il indique que cet homme est près de Dieu car celui-ci l'a choisi pour lui accorder des pouvoirs particuliers, une force divine, une

baraka. L'étude de la vie du saint spécifiera le contenu de ces deux notions dans le contexte de la

mystique confrérique. D'emblée, il faut insister sur deux aspects apparemment contradictoires de ces récits : d'un côté, on décrit le parcours initiatique qui amène ce saint à Dieu par l'intermédiaire d'un autre saint Al Jazuli, lui-même inscrit dans une chaîne de grands mystiques remontant au Prophète et de l'autre, on souligne la relation privilégiée, établie de toute éternité entre Dieu et Ibn 'Issa. Notre propos est de montrer qu'il y a une relation entre ces deux aspects : l'élection divine précède la naissance du saint et cependant elle se révèle dans toute sa plénitude au terme du parcours initiatique. Point de départ et point d'arrivée se rejoignent. Dans un premier temps, nous suivrons de près les récits légendaires concernant l'élection du saint et son parcours initiatique pour ensuite proposer une interprétation d'ensemble. Cela nous amènera à considérer comment au terme du parcours, le saint Ibn 'Issa se révèle comme le qutb, « le pôle ou l'axe de l'univers » et aussi comme le sheikh al kamil, « l'Homme parfait ».

Le Saint comme élu de Dieu

Des poèmes sacrés insistent sur l'élection divine du saint :

« Parmi les mérites de cet illustre personnage (il faut) noter qu'à son septième mois de conception, alors qu'il était encore dans le ventre de sa mère, il poussa des cris et dit en articulant les voyelles "Dieu est unique !".

Il est le maître de l'Empire et de l'élévation, quelle vérité absolue et éternelle que la sienne ! Puis il gémit, pleura avec humilité et implora le pardon. Il demanda ensuite à son Maître de le mettre en état de pureté parfaite.

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Dieu lui dit alors : "O mon serviteur, à toi l'amitié divine ; je t'annonce avec plaisir que je t'accorde aussi ce que tu demandes ; je suis satisfait de toi et ceux qui suivront la Thariqa obtiendront ce qu'ils désirent de moi."

Le jour où il vint au monde et qu'apparut la pleine lune resplendissante, sur l'ordre du Seigneur, le "souffle divin", l'ange Gabriel descendit des Cieux sans se cacher et dit "Aujourd'hui est né le meilleur des guides lumineux." Le père du Chikh entendit ces paroles et donna le nom de H'âdi à son fils.

Pour le septième jour de sa naissance, le père donna une fête très brillante. Il fit préparer sept gamelles de couscous dans lesquelles mangèrent toutes les personnes qu'il avait invitées. Mais il resta (après le repas) ce qui avait été servi. On attribue ce miracle à la baraka du Chikh dont la considération et la vénération s'accrurent parmi les jeunes gens. Il ne s'amusait d'ailleurs pas et ne fréquentait que ceux qui observaient la "Sonna". » (B : 106).

Ce mouvement se déroule en trois étapes.

— Le texte signale d'abord que le saint avant même de naître reconnut l'absolue unicité de Dieu. Le saint reçut alors la bénédiction divine et les principaux thèmes de la mystique `issawa y sont exprimés : Dieu comme vérité absolue et éternelle, la purification du saint demandée et obtenue comme marque de son élection, la tariqa, la voie des Issawa annoncée comme dessein divin.

— Dans une deuxième étape, la naissance du saint est marquée par l'intervention de l'ange, qui sur ordre de Dieu, atteste que Ibn 'Issa est « le meilleur des guides lumineux ». On rapproche ainsi la naissance du saint de celle d'Adam, que les anges devaient reconnaître comme la créature la plus parfaite de Dieu. L'ange est ici désigné comme le « souffle divin » ou ruh, terme qui désigne à la fois la principale composante de l'homme, le messager de Dieu et le message ou parole divine destinée aux hommes. On a là une allusion au rapport entre l'aspect le plus intime de l'homme et la relation de celui-ci avec Dieu par l'intermédiaire de son messager, l'ange 8. Celui-ci

interviendra plus tard, puisque le texte signale que : « Durant le mois du jeûne, l'ange venait le voir tous les soirs et lui apportait la manne du Ciel qui servait de dîner à la lumière de ses yeux » (B : 106-107). La nourriture céleste amenée par l'ange signale que la vie du saint est la lumière divine sur terre.

— Enfin durant la troisième étape, le septième jour de la naissance, qui corres pond au septième mois de conception, les premiers miracles, signes extérieurs de la baraka du saint, apparaissent.

L'élection du saint annonce donc tout ce qui va suivre : la perfection du saint que Dieu a purifié, son statut de guide lumineux équivalent au premier des hommes et des prophètes, la naissance de saint considérée sur le modèle de la création du monde, et enfin le pouvoir miraculeux de l'élu de Dieu. Le parcours initiatique développera et élaborera tous ces thèmes.

Le parcours initiatique

Pour les membres de la confrérie, Ibn 'Issa est un descendant du Prophète, donc un cherif de la famille des Idrissites comme il en existe beaucoup au Maroc. Ce saint est aussi le successeur et

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l'héritier d'une série de grands mystiques, inscrits dans une « chaîne », isnad ou silsila. Le personnage historique qui a joué un rôle important dans sa vie, comme modèle et médiateur mystique, est Abu Abdallah Mohammed Ben Abu Bakr Al Jazuli (ci -après Al Jazuli). Ce mystique qui a vécu deux siècles avant Ibn 'Issa, avait laissé une doctrine dans un livre sacré,

Dalail Al Khairat, les « Preuves des faveurs divines ». Ses disciples avaient propagé son influence dans tout le Maghreb, sans fonder de confrérie. La réputation d'Al Jazuli était telle au Maroc que tout fondateur d'une voie mystique s'en réclamait 9.

L'initiation d'Ibn 'Issa s'est réalisée dans trois villes marocaines auprès de trois célèbres disciples d'Al Jazuli. Mais avant de parler de cette initiation, il est utile de souligner dans quelle condition elle s'est faite et à quel type de pérégrination elle a donné lieu. Brunei signale que :

« C'est probablement en ascète qu'il (Ibn 'Issa) accomplit son long voyage, pieds nus, en habits déchirés, les cheveux et la barbe incultes, le bâton de pèlerin à la main » (B : 9).

Cette errance signifie le refus d'identification à un groupe, un territoire, une société particulière en même temps qu'elle signale un abandon du monde temporel. Dans une poésie attribuée au saint 'Issa, et récitée par les adeptes lors des rituels, le saint souligne que son parcours initiatique vers Dieu suppose le renoncement aux choses de ce monde :

« J'ai fui tous les humains sans exception Peut-être verrai-je Celui que mon coeur chérit J'ai abandonné mes amis, ma famille et mes voisins

J'ai rendu mes enfants orphelins et me suis séparé de mes proches J'ai tourné mon visage vers le Créateur du Ciel » (B : 88).

L' engagement mystique

A Meknès, il reçut de Sidi Ahmad El Haratsi, le « ahd », cet « engagement » obligatoire qui précède l'initiation puis les premiers éléments de la mystique jazuliya.

Le sceau du mysticisme

Après la mort de El Haratsi, Ibn 'Issa se rendit à Marrakech auprès de Sidi Abd Aziz Athba. Celui-ci recevant le jeune homme, le reconnut aussitôt et lui dit :

« O Ibn 'Issa... sois le bienvenu, mon frère Chikh Sidi Ahmad El Haratsi, a épuré ton drachme (pièce de monnaie) — çafa dirhamak — mais il ne l'a pas estampillé. Or ce qui n'est pas estampillé n'a sur le souq (marché) qu'une valeur relative. Dieu m'autorise à te délivrer le sceau auquel tu as droit » (B : 12).

Auprès de Sidi Athba, Ibn 'Issa apprit les derniers principes de la voie jazuliya. Il manifesta ensuite son désir d'étudier le livre de Jazuli que le troisième disciple de ce dernier, chikh Mohammed Ac-caghir avait été chargé de lui enseigner. Avant de partir, il visita la tombe de Jazuli en compagnie de Sidi Athba, son deuxième initiateur. « Là, au pied de cette tombe, ils prièrent tous deux fervemment, dans le silence et l'obscurité, pendant plus d'une heure, jusqu'au moment où par l'ardeur des invocations, une légère odeur du musc s'exhala du sépulcre » (B : 12).

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Arrivant à Fez, auprès du chikh Mohammed Accaghir, Ibn 'Issa lui raconta comment il reçut le sceau de Dieu grâce au chikh Athba. Ces paroles provoquèrent le délire mystique du chikh Ac-caghir qui cria :

« Ne t'a-t-il pas dit ces mots : "Toi et ton Seigneur êtes réunis" » (B : 13).

Ibn 'Issa apprit à lire le Dalail Al Khairat de Jazuli et selon la légende, reçut un exemplaire de ce livre, portant l'inscription suivante :

« J'ai écrit mon livre avant de parler, avec ma pensée

Et j'ai dit à mon coeur : "Tu es plus instruit de mon désir ardent" O mon livre salue-le et dis-leur :

Vos personnes sont par moi aimées et honorées » (B : 13).

La lecture du livre est présentée comme l'achèvement de l'initiation et de la connaissance mystique. Au terme de cette instruction, Ibn 'Issa « atteint le degré élevé... eut la suprématie sur les créatures et en particulier sur les Saints de sa catégorie » (B : 107). Il fut appelé chikh al kamil, « le maître parfait», terme dont nous allons voir pl us loin le sens. Il retourna dans le monde, s'installa à Meknès et fonda sa confrérie qui ne tarda pas à prospérer.

L'interprétation de l'élection du saint et de son parcours initiatique

Les récits et commentaires sur la naissance et l'initiation du saint dépassent donc la simple narration des faits historiques. Ils nous introduisent à différentes dimensions de l'idéologie mystique. Par son parcours initiatique qui suppose un abandon du monde, le saint Ibn 'Issa transcende le monde temporel des relations humaines, en se plaçant dans celui des élus de Dieu. On est dans un univers où les personnages ont des dons de devins et de vision naires (le deuxième initiateur reconnaît Ibn 'Issa et sait qu'il vient de commencer son parcours mystique, avant même que ce dernier ne lui parle ; le troisième initiateur a reconnu que le saint est uni à son sei gneur) et où un saint manifeste sa présence et son approbation de la prière de ses disciples par un parfum 10. Ibn 'Issa s'insère dans une

lignée de saints mystiques dont il est le continuateur. Plus précisément, il se définit à l'intérieur d'une voie mystique dont il se dit ouvertement tributaire, celle de Jazuli, et il ne fait que développer la voie que ce dernier a laissée. De ce point de vue, il s'inscrit dans une tradition et ne cherche pas à créer ex-nihilo un mouvement entièrement original.

L'enseignement du saint Al Jazuli n'est pas direct, mais se fait indirectement, de manière fractionnée et progressive par l'intermédiaire de ses disciples : trois initiateurs pour trois étapes dans l'élévation intérieure du saint Ibn 'Issa vers Dieu. Une certaine hiérarchie des saints est ici suggérée : Jazuli est un maître de la perfection, il a fait une expérience totale, globale en quelque sorte de la mystique et ses disciples sont arrivés à des degrés inférieurs de sainteté par rapport à lui et chacun d'eux n'enseigne qu'une partie de la voie mystique. Dans le contexte qui nous intéresse ici, cette hiérarchie a une finalité : permettre au saint Ibn 'Issa de traverser ces différents degrés de sainteté, ces différentes étapes pour devenir un homme parfait équivalent à Al Jazuli.

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Le double mouvement : conception et naissance du saint d'un côté, retour vers Dieu de l'autre, contiennent chacun deux formes de relations : l'une à deux termes, l'autre à trois termes, plus précisément la relation directe à Dieu et la relation à Dieu médiatisée par un tiers.

La référence à l'élection divine du saint traduit la relation immédiate du saint Ibn 'Issa, encore en ges-tation, à Dieu. Sa naissance est marquée par l'intervention de l'ange Gabriel, le ruh, qui non seulement reconnaît le choix de Dieu mais apporte à l'élu la manne du ciel, la lumière divine. D'une relation directe à Dieu, on passe à une relation à trois avec l'intervention de l'ange.

Dans le parcours initiatique, Ibn 'Issa va vers Dieu grâce à la médiation d'un autre saint. La relation à trois termes : Dieu/Jazuli/Ibn 'Issa est nécessaire pour parvenir à la relation binaire Dieu/Ibn 'Issa déjà inscrite au point de départ. Ibn 'Issa imite son maître, s'identifie à lui en quelque sorte pour enfin retrouver sa relation originelle à Dieu.

Ce double mouvement se saisit à un autre niveau : celle du saint considéré comme un qutb

Le Saint comme qutb

Al Jazuli est appelé le qutb (qotb dans la transcription de Brunel), littéralement l'« axe », le « pôle» de l'univers, celui qui tient en harmonie et en équilibre cet univers. L'initiation du saint Ibn 'Issa est un processus d'identification progressif à son maître auquel il succédera en tant que qutb. Deux aspects de cette position méritent qu'on s'y attarde.

Le qutb de son temps

Tout d'abord, dans l'idéologie mystique chaque qutb est dit être celui de son temps. Il vient se substituer à son prédécesseur tout en devenant membre de l'assemblée sainte (hadra) où se retrouvent tous ceux qui ont été des qutb à un moment donné. Le temps d'un qutb est délimité par celui qui l'a précédé et par celui qui lui succédera. La durée comme le choix de futur pôle sont entre les mains de Dieu qui seul décide à ce sujet.

Dans un des poèmes consacrés à Ibn 'Issa, on raconte :

« Dans les livres des "Manaqib", le narrateur dit : O mes frères, les "qothaba" (pluriel de qotb) s'élevèrent et réunis à la Sainte Had'ra, une voix venant du Ciel leur dit d'une façon impossible à décrire : "O assemblée des pôles, retardez cette magnifique réunion, patientez jusqu'à ce que Ibn 'Issa le Saint vienne accroître votre nombre". Il sera mis au monde dans deux mois ; c'est la bénédiction du Ciel et de la Terre. Lorsqu'ils entendirent la voix leur annoncer la venue du Chef des Saints, les "qothaba" se conformèrent à la prescription céleste. » (B : 106).

Le choix de Dieu étant fait, l'élu ira suivre son initiation pour devenir l'égal de Jazuli et donc se substituer à lui. Il y a donc une action nécessaire de la part du saint choisi pour qu'il arrive à cette position suprême. Cette action se déroule dans le monde d'ici-bas et s'inscrit dans la temporalité. Mais le qutb comme principe est au-delà de ses manifestations particulières successives. Il existe comme manifestation permanente de la divinité qu'il faut maintenant spécifier.

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Le qutb et la pyramide des saints

Pour les mystiques, le qutb est à la tête d'une pyramide de saints, pyramide invisible du commun des mortels. La liste des saints inclus dans cette pyramide varie selon les auteurs mais on retrouve régulièrement les quatre awtad (« support ») qui viennent juste en-dessous du qutb, et

qui sont répartis aux quatre points cardinaux et les quarante abdal (« substituts ») et qui sont un peu comme les soldats du qutb. Les adeptes mystiques qui commencent leur initiation sont à la base de cette pyramide. Cette hiérarchie de saints tient l'univers en équilibre et en harmonie mais c'est le qutb qui est le personnage central car il est l'axe autour duquel tourne cet univers 11.

Dans une poésie attribuée à Ibn 'Issa, il est dit :

« Je me suis présenté à la porte d'Allah, seul et ne croyant qu'à lui seul.

Je fus appelé : O Ibn `Aisa ! entre dans ma Hadra Et il me dit : "tu es le pôle de la terre entière" Et tous les serviteurs de Dieu devinrent mes sujets.

Je disposais de toutes les forces de la nature par ordre De celui de qui dépend toute chose

Le Maître me rapprocha (de lui) et j'obtins un regard, Et mes cavaliers parcoururent entièrement les deux terres.

Les gens du ciel et de la terre connaissent mon impétuosité.

Je su is le Sain t d e D ieu, le secours de ses Serviteurs » (B : 89).

Il s'agit d'une autorité établie dans un univers cosmique caché au commun des mortels et non d'une autorité temporelle et terrestre sur la communauté des croyants. Du même coup, l'autorité du khalife ou du sultan est relativisée par rapport à l'autorité cosmique et intemporelle du saint parfait en même temps que le monde de la communauté est mis à distance. Nous aurons à revenir plus loin sur ce sujet en précisant le rapport entre le saint Ibn 'Issa et le Sultan du Maroc. Dans cette pyramide, nous retrouvons aussi une image du parcours initiatique mais surtout, la sainteté apparaît comme une sorte de corps intermédiaire, un ordre caché entre le monde divin et le monde humain, avec pour sommet le « pôle », et la base les adeptes mystiques. Comment arrive-t-on à être à l'un ou à l'autre degré, et pourquoi certains seront des abdal, d'autres des awtad, et d'autres plus bas encore ? La seule réponse est que Dieu décide de mettre qui il veut là où il veut. L'égalité fondamentale des croyants face à Dieu n'est pas une égalité naturelle et ne peut pas empêcher Celui-ci de favoriser certains hommes plus que d'autres. L'important c'est la pyramide de saints comme ordre caché de l'univers et non une justice dont la finalité est une rétribution égale ou non des hommes selon leur mérite. Dans cette pyramide, il n'existe qu'un qutb et il est le seul qui tienne le monde en harmonie, en équilibre. Sans lui, la pyramide s'écroulerait et l'univers ne serait qu'une multitude de choses et d'êtres sans ordre. De ce point de vue, le qutb est donc le principe humain qui unifie l'univers dans un tout. Comme unité, il est l'image parfaite en miroir de Dieu qui est Un.

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Cette place centrale du saint est présentée d'une autre manière quand au terme de son parcours initiatique, il est appelé le sheikh (ou chikh) al kamil, le «maître de la perfection » ou encore «l'Homme parfait », « l'Homme universel ». Cette notion est ancienne dans la mystique et Jili lui a consacré au XVe siècle un ouvrage célèbre. Sans vouloir faire un rapprochement entre ce qui est dit à ce sujet dans la grande tradition mystique et ce que recouvre la notion dans la confrérie `issawa, on soulignera une idée qui leur est commune. Si l'homme est la créature la plus achevée de l'univers, il peut céder à ses passions plutôt que d'aller vers Dieu. Seul l'Homme parfait, illuminé par Dieu, sera le principe d'unification par lequel les termes opposés de la réalité et de l'apparence sont harmonisés. Dans ce contexte, le parcours initiatique de l'homme parfait est cette reprise de la multiplicité de la création pour retourner à l'Unité divine, retour inscrit déjà à l'origine, en Dieu.

Pour faire son initiation, Ibn 'Issa commence par mettre à distance le monde sensible et se rapproche de Dieu, mais c'est aussi son existence terrestre en tant qu'individu particulier qui subit une transformation progressive. Quand il s'identifie au qutb qui l'a précédé et devient un homme parfait, il n'est plus simplement l'individu comme catégorie du monde sensible, semblable aux autres humains et différent d'eux mais l'Homme universel, celui en qui se résume l'humanité, qui est le pôle de l'univers, le pouvoir cosmique miroir de l'unité divine et conscience de Dieu. Pour utiliser le langage de L. Dumont (1966), il est l'individu valeur absolue différent de l'individu empirique. Comme on l'a signalé déjà, il est avant même de naître promis à ce destin exceptionnel, puisque Dieu l'a élu, lui a donné sa baraka et l'a choisi comme homme universel. Il ne peut passer de la position individu Ibn 'Issa à celui d'homme universel que parce qu'il est déjà avant même de com-mencer cet homme universel potentiel 12. Cependant on ne pourra saisir pleinement cette notion

qu'en l'opposant et en la reliant à celle du saint « hébété » dont l'un des exemples est le disciple de Ibn 'Issa.

Le saint, ses disciples et la confrérie

Les disciples

Brunel donne un bref aperçu de la vie de deux disciples et quelques détails sur le troisième qui est le plus important.

— Le premier, Sidi Chbani est un chérif idrissite. « On lui attribue notamment celui (miracle) d'avoir mobilisé à son service toutes les bêtes de la tribu (laquelle ?) sans que personne ait pu s'opposer » (B : 32).

— Le second, Sidi M'Hammed Ben Omar était dit-on un passionné de la chasse (B : 32).

— Le troisième, Aboul 'Abbés Mohammed Al `Abdouli Achchtriti, dit Abu Abu Ar-râouin ou Abu Ruwain appartient dit-on à une secte « dont la doctrine affectait le mépris des convenances sociales et des liens terrestres et prônait la vie errante » (B : 34). C'est un malamati (qui vient de

malam : blâme). Ce terme désigne généralement les mystiques qui se conduisent en dehors des

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spécialement le blâme, mais le suscitent parce qu'étant anéantis en Dieu, ils ne peuvent revenir réellement dans le monde, mais ils en sont absents tout en y étant apparemment présents. On assure que Abu Ruwain ne prit jamais femme et il est interdit aux femmes de s'approcher de sa tombe au risque d'être aveuglées ou paralysées (B : 34). On dit encore que « son rang dans le soufisme est élevé mais il n'a jamais atteint celui de Qothb » (B : 33). La position de ce disciple est celle d'un

mejdub, d'une personne « saisie », « hébétée » par Dieu (la racine du mot étant JDB). E.

Dermenghem (1981) a recensé de nombreux exemples de ces hommes que l'on pouvait parfois difficilement distinguer des aliénés et qu'il nomma les « fous de Dieu ». A. L. de Premare (1985) a consacré deux études à l'un des plus célèbres de ces personnages, le poète marocain Sîdî Abd-Er-Rahmân El-Mejdub, lequel est justement considéré comme le disciple d'Abu Ruwain qu'il imita sur plus d'un point.

L'intérêt du travail de Brunel est de mettre en perspective les relations asymétriques entre le saint Ibn 'Issa, qutb et chikh al kamil et son disciple préféré Abu Ruwain, malamati et mejdub. Ce disciple est appelé Mokadhdhib Chiokhch, « celui qui dément ou plutôt qui met son maître à l'épreuve » (B : 34). On l'a appelé ainsi parce qu'il avait la manie de ques tionner la puissance thaumaturgique du saint Ibn `Issa, en utilisant souvent des farces. On raconte qu'il gardait une pioche et qu'il la faisait toucher à tous les Chikh [saint] qu'il visitait et auxquels il voulait s'attacher ; puis il apportait la pioche chez un forgeron et le priait de la mettre au feu : si elle rougissait, cela signifiait que le chikh qui l'avait touchée n'en était pas un et notre farceur ne retournait plus chez lui. Un jour le destin le mit en face de Ibn 'Issa. Évidemment il recommença le même scénario mais cette fois, le forgeron « eut beau brûler toute sa provision de charbon, il n'arriva pas à chauffer l'outil qui resta aussi froid qu'auparavant.

Fou

de joie, Abou Arrâouin s'en empara et, se précipitant dans la rue, il se mit à crier : "Mo n ch ik h , mo n initiateu r S idi M'Hammad Ben `Aisa est le sultan des saints de notre époque (voulant dire par là la qothb)"

(B : 34).

Ibn 'Issa expliqua à son nouveau disciple : "Le chikh qui n'a pas de pouvoir sur le feu ne peut pas en avoir sur son çahab (compagnon) et ne peut lui éviter l'enfer, le jour du jugement dernier" » (B : 34). Reconnaissant la supériorité du saint parfait, Abu Ruwain devient ainsi son disciple préféré. On raconte qu'Ibn 'Issa le chérissait plus que son propre fils (B : 34). Par ailleurs la tombe d'Abu Ruwain est située dans le mausolée de Ibn 'Issa. Ainsi la relation entre les deux personnages, le maître et le disciple, est marquée non seulement au plan du mythe mais aussi à celui de l'espace sacré de la tombe.

Nous avons noté plus haut la hiérarchie entre Al Jazuli et ses disciples, nous en voyons une autre, différente, qui se fonde sur la distinction entre l'homme « parfait » et l'homme « hébété ». Dans son

Traité du soufisme (du xe siècle après J.-C.), Kalabadhi insiste déjà sur la différence entre ces deux catégories d'êtres inspirés par Dieu :

« Il y a deux sortes d'hommes "éteints" : il y a d'abord celui qui n'a pas à être élevé à la dignité de guide et de modèle à suivre. Il est possible alors que son extinction, qui est la perte de conscience de ses attributs, apparaisse sous les traits de la démence et de la perte de la raison, car il ne discerne plus ce qui lui est agréable et il ne cherche plus à satisfaire ses désirs personnels. Mais dans cet état,

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il reste préservé, en tout ce qui touche aux pratiques obligatoires du culte de Dieu... Il y a ensuite celui qui sera un guide, que l'on prendra comme modèle, et dont dépendront ceux qu'il a la charge de diriger. Il est donc établi dans les fonctions de direction et d'instruction. Et il est transféré dans l'état de pérennisation, de telle sorte qu'il n'agisse que conformément aux attributs de l'Etre divin et non selon les siens propres. » (Kalabadhi 1981 : 149).

Si l'on souligne que l'homme parfait est celui qui est présent à Dieu et au monde et que le mejdub ou le malamati est présent à Dieu mais absent au monde, on comprend alors que la « perfection » du premier lui donne une supériorité et même une autorité sur «l'hébétude» du second.

Le saint comme modèle de l'expérience mystique

Les données sur la voie mystique `issawa sont de deux sortes : la description des rites mystiques et l'interprétation qu'en donne les textes de recommandations laissés par le saint à ses adeptes. Le rite est celui de la hadra qui désigne la présence à Dieu et plus précisément les séances collectives (chaque vendredi si c'est possible) durant lesquelles se déroule le dhikr. Ce terme signifie « souvenir » et le verbe dhakara : évoquer le souvenir de quelque chose ou de quelqu'un, c'est-à-dire le rendre présent mentalement et se rendre présent à lui. Ce rituel se présente comme une réactualisation de l'union originelle avec Dieu, grâce à la force de la mémoire. Le dhikr commence par la récitation des poèmes et d'invocations 13 qui doivent amener progressivement les adeptes à la transe. Les musiciens s'installent et les danses Rbâniya 14 puis Mujarid 15 viennent accompagner et amplifier cette transe. On associe ainsi les gestes à la parole, le balancement rythmé du corps par la musique à la respiration 16.

L'interprétation par le texte des recommandations du rite mystique prend en compte les différentes étapes parcourues par l'adepte avec l'aide du saint à qui il doit demander l'intercession. L'adepte doit commencer par observer les règles coraniques (être un croyant vertueux et sincère), puis adopter un comportement ascétique (se détacher du monde sensible pour concentrer son attention sur Dieu par la dévotion et la contemplation notamment). Cependant il ne lui suffit pas d'agir, un don de Dieu est indispensable pour arriver au premier moment important de la transe mystique 17 : celui du fana,

ou « anéantissement ». Présent à Dieu, l'adepte est complètement absent au monde et à lui-même (il est, nous dit le texte des recommandations « stupéfait, étourdi », il meurt et disparaît en Dieu). Ce moment de proximité avec l'Etre suprême doit être suivi du moment du baqa, ou « pérennisation » où l'adepte reprend sa conscience mais ayant reçu les illuminations divines, en voyant le monde sous de l'éternité », c'est-à-dire en ayant la vraie connaissance (la ma'rifa), celle qui comprend le monde sensible, temporel et transitoire à partir de ce qui en est la Vraie Cause, Dieu 18. L'adepte peut revenir au monde, à lui-même mais en ayant la connaissance. Un extrait du texte des recommandations formule clairement l'enchaînement des différentes étapes :

« Ceux qui connaissent Dieu sont les gens qui se conduisent vertueusement, se conduisant ainsi, ils agissent avec sincérité, se rapprochent (de Dieu) pénètrent dans la (hadra), s'installent et s'y fixent ; ils demandent et trouvent, voient et restent stupéfaits, étourdis ; ils meurent et disparaissent et

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puis ils reviennent, causent au Vivant qui ne meurt jamais et s'accoutument à cet attribut de ceux qui savent et s'abreuvent d'amour mystique » (B : 61) 19.

Une analogie est à établir entre les deux étapes de « l'anéantissement » et de la « pérennisation » et la hiérarchie des saints. La première étape présente des similitudes avec l'hébétude de certains saints. La seconde signale une correspondance avec l'Homme parfait, présent à Dieu mais élu par Lui pour maintenir l'harmonie et l'équilibre entre les différentes parties de l'univers.

Le parcours de l'adepte dans la voie mystique est donc similaire à celui du saint. On comprend que ce dernier n'est pas seulement l'intercesseur entre l'adepte et Dieu mais aussi le modèle même du mystique. Il faut néanmoins souligner la différence entre l'homme parfait et le murid, le « novice ». Les deux catégories d'êtres n'arrivent aux visions mystiques que par l'intermédiaire du don divin, mais alors que le saint reçoit cette baraka de manière permanente et atteint d'emblée la perfection, l'adepte ne possède qu'une parcelle de cette force divine et doit répéter le dhikr semaine après semaine pour se rapprocher de Dieu. La répétition du rituel est source de transformation, de progression pour le mystique et non simplement le recommencement de l'identique.

L'adepte qui se tourne vers Dieu doit comme le saint et grâce au saint, quitter sinon totalement, du moins intérieurement, le monde. Mais comme la référence est l'homme universel, et non simplement l'homme anéanti en Dieu, le parcours implique un retour au monde temporel sur lequel le saint comme l'adepte agiront parce qu'ils ont reçu le don de vision et de connaissance.

Le saint et le monde de la sauvagerie

La hiérarchie saint/disciple dans la confrérie `issawa n'apparaît pas seulement comme une représentation de l'expérience mystique, elle traduit un certain rapport à un monde non social, celui de la sauvagerie. L'hagiographie `issawa souligne que le « Dieu tout puissant a placé le genre humain, les démons (jnun) et les fauves sous la domination du chikh al kamil » (B 235). Cette dernière indication est i m p o r t a n t e . U n e l é g e n d e r a c o n t e q u ' I b n ' I s s a « accompagné de bête féroces et de serpents de toutes so r tes , al la t rou ve r Mo ûla i 'A b d A l A l lah A l Ghazoûani [un autre saint] chez lui », et auquel il présenta ses compagnons (B : 34). Cette manière de qualifier les disciples n'est pas gratuite. Il faut la rapprocher d'autres faits. A la mort du saint, un de ses disciples affligé de douleur commença à déchirer ses habits, puis à se lacérer la peau et il se serait tué si quelqu'un ne lui avait jeté un mouton qu'il éventra de ses ongles et mangea cru en grande partie. Ce comportement du disciple est considéré comme étant à l'origine du rituel de la frassa qui consiste en une transe de possession durant laquelle différents adeptes personnifiant différents animaux sauvages (lions, lionnes, tigres, chacals, etc.) déchiquettent un animal domestique qu'on leur a jeté 20, le résultat étant d'attirer la baraka du saint sur les participants de la cérémonie.

Le disciple est donc présenté de deux manières : comme celui qui est présent à Dieu mais absent à la société et comme celui qui s'identifie en quelque sorte au monde de la sauvagerie, lui-même situé à la marge du monde socialisé. Ainsi deux façons de quitter le monde : chercher l'union mystique

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avec Dieu ou aller vers le monde des fauves, se conjuguent et se rejoignent en quelque sorte. Mais cela n'est possible que si l'on reconnaît la subordination de la sauvagerie à la sainteté.

Sainteté et sultanat marocain

Nous avons indiqué ci-dessus que le saint Ibn `Issa est l'autorité cosmique invisible au commun des mortels qui se distingue de l'autorité temporelle et terrestre d'un Sultan sur la communauté des croyants. Des mythes précisent l'opposition et les relations entre les deux types d'autorité.

Les mythes `issawa sur l'opposition entre le saint et le sultan

« Jaloux, sans doute, de l'empire qu'il [le saint] avait su prendre sur ses affiliés et peut-être redoutant que cette popularité grandissante ne lui fût préjudiciable, le Sultan [du Maroc] n'eut de cesse qu'il ne se soit débarrassé de ce gênant voisin. La légende populaire a symbolisé dans deux miracles cette lutte implacable engagée entre le Saint, maître spirituel et le maître temporel, le Sultan. Selon Abou 'Abd Allah Ben Mohammed Ben 'Abd Allah Al Hasani Al Isma'ili, le monarque offrit un repas en l'honneur du Saint et ordonna que l'on mît du poison dans l'un des plats à présenter. Ce festin réunissait les plus hauts dignitaires de l'Empire.

... Les plats défilèrent les uns après les autres. Lorsque vint le tour de celui qui avait reçu une dose très forte de poison, le Saint, ô miracle, n'y toucha pas ; sur un geste qu'il fit, une énorme vipère en sortit et se jeta sur ses genoux sans l'inquiéter. Se retournant vers ses disciples qui l'accompagnaient, il leur dit : "Ceux qui parmi vous ont envie de manger, qu'ils approchent." Tous ses "Açhab" s'attablèrent et mangèrent sans être incommodés au grand étonnement du Sultan et de ses convives. » (B : 24).

« Le Sultan voulait en finir avec Sîdî M'Hammad Ben `Aisa. Il donna l'ordre à son vizir de prendre cent cavaliers avec lui pour arrêter le Chikh. Ce dernier était en ville. Les cavaliers l'entourèrent et le vizir s'avança pour lui signifier la volonté du monarque ; mais subitement le sol s'entrouvrit sous les pieds de sa monture et le Ministre atterré aperçut les flammes de l'enfer. "Si j'échappe à la mort, pensa-t-il, il ne m'arrivera plus de toucher au Chikh Al Kamil." Instantanément la fente se referma et le cheval se retrouva sur la terre ferme. Le miracle avait jeté le vizir et sa suite dans la consternation. Le Chikh fut laissé en liberté ; mais la colère du Sultan ne désarma point et quelques jours plus tard, il ordonnait qu'on l'expulsât » (B : 39-40).

« Ibn 'Issa s'exécuta. En arrivant à une demi -heure de marche de la ville, ses élèves s'arrêtèrent et l'adjurèrent de rebrousser chemin. Leurs supplications restèrent sans résultat ; la décision du Chikh était irrévocable. C'est alors qu'un de ses disciples eut l'idée de prendre une outre dans laquelle il se mit à souffler de toutes ses forces. Au même instant, l'émir s'enflait démesurément. Cette enflure anormale eut certainement provoqué sa mort si Dieu ne lui avait fait connaître la cause du mal. Sans perdre un instant, le. Sultan fit revenir le Chikh et lui pro mit de lui laisser à l'avenir, la plus grande liberté. » (B : 24-25).

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Brunel indique que les récits se réfèrent au Sultan Moulai Ismail, premier grand sultan de la dynastie chérifienne des Alawites établi dans sa capitale Meknès. Cette ville est aussi celle où Ibn 'Issa fonda sa confrérie, mourut et fut enterré ; son mausolée s'y trouve encore et est l'objet d'une grande fête annuelle comme nous l'avons indiqué. Brunel note bien que le saint Ibn 'Issa a vécu deux siècles plus tôt que le Sultan chérifien, à l'époque de la fin de la dynastie tribale des Beni Wattas et du début des Sa'adiens, la première dynastie chérifienne du Maroc. Mais cela ne semble pas gêner les `Issawa et d'ailleurs le problème n'est pas là. L'essentiel dans ces mythes est de montrer l'opposition entre deux catégories de chorfa reconnus comme détenteurs d'une baraka, d'une force divine.

Dans la première partie du mythe `issawa, nous voyons le sultan essayer de tuer le saint et ses compagnons en les empoisonnant. Le saint déjoue cette tentative de meurtre grâce à ce qu'on appelle le don du taçarrouf, don cosmique qui lui permet « de disposer de toutes les forces de la création et d'en changer à volonté l'ordre établi et la marche régulière. » (B : 16). Le saint fait sortir du plat empoisonné, un énorme serpent qui vient s'asseoir à ses genoux. Les Issawa prétendent être immunisés contre le venin grâce au saint (B : 145) et affirment être les « frères » des serpents avec qui ils ont un « engagement », un ahd, de respect mutuel : si jamais les serpents attaquent un membre de la confrérie, alors celui-ci a le droit de les tuer sinon les `Issawa les protégeront (B : 152). De même que pour les fauves et les jnun, on retrouve ici l'idée que les adeptes sont en même temps équivalents des serpents et leur sont supérieurs, en étant immunisés contre leur poison par la

baraka du saint.

Le saint démontre au souverain que le poison est la marque de la sauvagerie et que ce monde échappe à sa maîtrise. Le Sultan est le chef temporel d'une communauté musulmane, celle du Maroc. Sa baraka s'exerce en faveur de cette communauté, en apportant fertilité à la terre et fécondité aux femmes. Comme nous l'avons écrit ailleurs (Jamous 1981 : 221-241), il renouvelle ainsi le domaine de l'interdit, du haram de la collectivité, source d'honneur et de l'identité locale et tribale. Mais le souverain n'exerce aucune autorité sur ce qui se situe à la marge de cette communauté ; contrairement au saint, il n'a pas d'autorité cosmique.

Ensuite par deux fois, Ibn 'Issa contrecarre la volonté du souverain, une première fois en faisant s'entrouvrir les portes de l'enfer au vizir chargé de l'arrêter et une deuxième fois en faisant gonfler le ventre du sultan par l'intermédiaire de son disciple. C'est précisément cette dernière action qui amène le sultan à s'amender, à faire revenir le saint à Meknès et à lui laisser la plus grande liberté pour y établir la confrérie.

En voulant expulser le saint de son royaume le Sultan le considère comme une menace à son autorité. Pour lui, le monde de la confrérie et celui de la société marocaine sont antinomiques et doivent être situés dans des lieux séparés. Le saint ne se conforme pas à cette image et finit par imposer sa présence au sein de la société marocaine. Il montre la puissance de sa baraka, la supériorité de son autorité spirituelle sur celle, temporelle, du souverain marocain. Mais le saint ne cherche ni à détruire l'autorité du sultan ni à prendre sa place. Pour lui, la confrérie ne se situe pas dans

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un cadre communautaire mais transcende les frontières. Elle s'occupe du salut des individus mais non du monde social. Elle est partout sans être nulle part totalement. L'adepte qui choisit de se mettre sous l'autorité du saint, n'a pas à être exclu ou à quitter la communauté marocaine mais il ne doit pas confondre les deux types d'appartenance 21.

Spécifions. Dans le contexte marocain, l'appartenance à la confrérie n'est pas obligatoire mais optionnelle. On naît dans sa société, on devient par choix me mb re d 'u ne c o n fré ri e. T o us le s Maro ca in s n'appartiennent pas à une confrérie, loin de là. Et ceux qui visitent la tombe des saints mystiques ou qui ont recours aux services de la confrérie, ne participent pas nécessairement à la logique confrérique que nous avons dégagée. De ce point de vue la participation à la société marocaine et l'individualisme mystique de la confrérie, ne peuvent être mis sur le même plan.

On peut résumer les oppositions entre le saint et le sultan, la confrérie et la communauté marocaine en contrastant les deux formes de la baraka En résumé, la baraka est une référence à une valeur islamique universelle. Mais par l'intermédiaire du sultan, cet universel se particularise dans la société marocaine dont il définit l'identité religieuse et l'unité. La baraka du cherif mystique est un univer-sel islamique inscrit hors de toutes frontières, de toutes limites, elle ne concerne que des individus-en-relation-à-Dieu. Même là où elle agit à travers le monde de la sauvagerie, il est encore question d'individus et non de groupes segmentaires ou de communautés structurées. On doit séparer ordre social et ordre cosmique même s'il faut aussi les relier.

Par ailleurs, ascétisme et souveraineté doivent être situés à des niveaux de réalités différents. On ne conçoit pas dans ce contexte que le retrait du monde soit ici une étape pour revenir, réformer, purifier la communauté des croyants et l'élargir comme cela a v a i t é t é l e c a s a v e c l e s A l m o r a v i d e s e t l e s Almohades (Xe-XIIIe siècles). Le mysticisme et la sainteté ne prennent pas en charge la communauté marocaine mais relativisent (sans dévaloriser) l'autorité du souverain. Notre analyse débouche donc sur une question historique : comment est-on passé au Maroc d'une idéologie qui (entre le Xe siècle et le XVIe siècle) ne dissocie pas le salut du croyant de la perfection de la communauté universelle islamique à une autre qui (à partir du XVIe siècle) sépare et hiérarchise ces deux dimensions conçues dorénavant comme l'individu mystique en relation à Dieu et l'être dans le monde social particulier. Cette alternative renvoie aussi à deux formules idéologiques de l'islam : l'une qui nie toute particularité des sociétés pour n'accepter qu'une communauté des croyants idéale et l'autre qui donne une valeur spécifique à ces sociétés tout en les distinguant des visées individuelles ultimes.

Notes

1. Voilà ce qu'écrit à ce propos, J. Dubois : « Toute étude sur les saints revient constamment sur la nécessité de la critique, car la plupart des documents contiennent à la fois des éléments historiques importants et des additions légendaires, et c'est d'une sérieuse discrimination que dépend l'approche de la vérité ».

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2. Dans ses articles, 7. Dubois note que « si le saint est un vrai saint, on doit admettre que sa sainteté ne dépend pas d'épisodes légendaires

ajoutés à son histoire véritable ». Il ajoute que « Le succès de beaucoup de vies de saints s'explique par le désir qu'on eut de lire ou

d'entendre des récits extraordinaires, de voir des héros accomplir des prodiges. d'échapper à leurs ennemis, guérir instantanément, réaliser des exploits extraordinaires » (p. 10702-10703).

3. Parlant de la région de Tamgrout du sud marocain, A. Hammoudi évoque la même idée pour la même période : « L'apparition du saint semble inséparable des phénomènes de crises qui, par ailleurs, posent toujours et de façon récurrente, la question du pouvoir et des fondements de sa légitimité » (1980: 617).

4. Le saint fondateur de cette tradition confrérique est décrit de la manière suivante : « Homme d'ordre et de conformité, il ne déborde pas du charisme pur. Son pouvoir est strictement religieux et "l'allégeance au légitime" structure son comportement dans le champs politique, un com-portement de loyalisme et d'abstentionnisme volontaire » (p. 503). Ses successeurs, les gestionnaires de la sainteté routinisent son action : « Les principaux corollaires de ce charisme de fonction sont d'un côté une institutionnalisation et une ritualisation croissante de la pratique, d'un autre côté la mise en place d'un modèle de comportement social dont les signes sont l'envers des signes du modèle fondateur. L'essentiel de cette inversion consiste en un débordement de la domination charismatique vers, d'une part la domination économique, d'autre part la domination politique » (p. 504). Hammoudi souligne une idée voisine quand il note que la mise en action de sainteté « conduit à la création et à la maîtrise 'un noyau de pouvoir » (p. 617).

5. Nous préférons cette transcription à celles de Aissa et de `Aissâoua fournies par R. Brun

6. Nous avons estimé nécessaire de séparer nettement la description détaillée et très riche des différentes manifestations de la confrérie par R. Brunel (encore qu'on pourra regretter de ne pas disposer des textes `issawa en arabe pour compléter et vérifier la traduction libre qu'en fait l'auteur) et un jugement souvent violemment critique qu'il porte sur la confrérie. Brunel veut, opposer les manifestations « orthodoxes » de la confrérie que les adeptes lettrés approuvent et les aspects condamnables comme les transes de possession. valorisés par les adeptes illettrés. En fait cette dichotomie que Brunel met en avant, constitue un exemple parfait du modèle à deux niveaux critiqué par P. Brown (1984 : 24-35). Notre propos est de reprendre les données recueillies par Brunel et de proposer une autre interprétation plus respectueuse des faits que la sienne.

7. Les `Issawa sont une des rares confréries qui acceptent les femmes en leur sein ; celles-ci sont dites les khwatat (khouatat dans la transcription de Brune!), les « soeurs ».

8. Différentes parties du texte font allusion à cette notion du rab (que l'on traduit généralement par « esprit » mais qui signifie aussi « souffle vital ») comme 1 celle edb, (le « coeur » lieu où se loge l'esprit illuminé par Dieu), et enfin à nerfs (l'a ante cha melle », le souffle comme respiration: le principe d'individualité qui _permet de dire Je). Leur agencement interne renvoie à leur relation à l'univers et au monde divin pour indiquer qu'il n'y a pas de subjectivité humaine sans référence h une Réalité trans cendante. L'étude détaillée de cette thématique de la personne mystique pose des problèmes complexes et fera l'objet d'une étude séparée.

9.J. S. Triminghan 1971: 84-85. 10 Cf. P. Brown 1984

11 . Voilà ce qu'écrit Hujwiri clans son livre. Kashf Al Mahjub ; « It is their (Awtad) office to go round the whole world evcry night, and if there be any place on which their eyes have not fallen, next day some flaw will appear in that place ; and thIey must inform lhe Qutb, in order that he may direct his attention to the weak spot, and that by his blessing the imperfection may be reimedied » (p. 228 cité dans Nicholson 1921 79).

12. Cette différence entre l'individu et l'homme universel dans lu mystique musulmane, suppose que le parcours initiatique extérieur s'accompagne d'un mouvement intérieur de l'être. La mise en relation avec le divin et le cosmos est aussi la transformation de ce moi. individu particulier parmi d'autres en homme centre de l'univers. A ce propos, il est utile de citer P. Hadot parlant de l'expérience fondamentale de Plotin : Plotin n'a pas à attendre la fin du inonde sensible, pou r que son moi, d'essence spirituelle, retourne dans le monde. spirituel. Ce monde spirituel n'est pas un lieu supra-terrestre ou supra-cosmique dont les espaces célestes le sépareraient. Ce n'est pas non plus un état originel irrémédiablement perdu auquel seule la grâce divine pourrait le ramener. Non, ce monde spirituel n'est autre que le moi le plus profond » (P. Hadot 1973 25-26). Cette identité entre le monde spirituel et le moi le plus profond, et la mise à distance du monde sensible. se retrouve quoique sous des formes différentes chez les 'Issawa el plus généralement chez les mystiques ésotériques.

13. Un poème détaille l’isnad, la chaîne initiatique du saint Ibn 'Issa qui par l'intermédiaire de Jazuli le relie au Prophète (B : 76-78) ; un autre attribué à Ibn 'Issa adresse ses louanges au Prophète dont il est dit qu'il « est plus près du fidèle que la veine jugulaire ». qu'il « a acquis le butin de la prière. du mystère et de la gloire. si bien qu'il vit les 'mys tères el les sens cachés par Ta (Dieu) sublime Majesté » (B 79-80). D'autres invocations répètent sous des formes multiples les différents noms de Dieu le Clément. le Miséricordieux, l'Exalté. le Seigneur. etc. et parlent des attributs divins : grandeur. gloire, force, générosité, majesté, etc. Dans un autre poème, on invoque Dieu, le Maître de sept cieux, le Maître de sept terres, le Maître du trône sublime pour trouver protection contre les méchancetés de l'âme (B : 85). Enfin on signalera un poème qui est très proche du texte des recommandations dans lequel le saint détaille son parcours qui l 'a amené à devenir le pôle de l'univers, à recevoir les secrets divins et à devenir l'intercesseur qui abreuve de Khamra «d'ivresse » (mystique) son murid « afin qu'il puisse voir les secrets avec l'oeil de l'intelligence » (du coeur) (B : 87.S9). La récitation des poèmes et des invocations, certains contenant des formules à répéter des centaines de fois à des cadences lentes ou à des cadences rapides, enivrent toute l'assistance.

14. Rbanyia (ce terme est dérivé de Rabb : nom de Dieu, et veut dire divin, transcendant) est une danse lente elle commence par une sorte de pilonnement cadencé tantôt sur un pied, tantôt sur un autre d'un groupe de danseurs déployés en un croissant évasé. La deuxième figure de cette danse est une sorte de flexion de haut en bas tandis que les danseurs sau tent en même temps sur la pointe des pieds. « De leur poitrine s'échappe rauque et troublant le cri d'Allah » (B : 96).

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15.Mujarid (qui signifie littéralement « être nu » et qui dans ce contexte signifie être dénude de son soi) est une danse plus r apide. Elle est introduite par une incarnation qui varie dans sa forme selon tes régions et dans laquelle on invoque l'aide de Dieu, du saint et du Prophète. Durant pas moins d'une heure, les adeptes dansent en rond autour de leur moqaddem tout en invoquant les saints. et tout particulièrement Ibn ‘aisa pour ensuite répéter en cadence Allah Daim (Dieu est éternel).

16. Brunel oppose le dhkir à la danse extatique appelée raqc ou tahyyor et veut dévaloriser cette dernière. Celle-ci. «substituée aux oraisons savamment dosées » (B : 93), est nous dit-il pratiquée par les Issawa « vulgaires ». les illettrés et réprouvée par les tolba, les lettrés de la confrérie. Il la sépare du dhikr qui pour lui ne doit pas être ce genre de transe extatique. Or il suffit de lire attentivement son texte pour voir que les arguments contre la danse et sa séparation du dhikr, ne tiennent pas, L'hagiographie signale non seulement que les disciples mais le saint lui-même, pratiquaient la danse pour se mettre en état de hal (terme qui signifie dans le mysticisme, parvenir à un « état » qui prédis-pose à recevoir l'illumination divine). Les « lettrés » cèdent à la danse et à la transe autant.que les « illettrés » (voir B 103 et 122). On ne peut donc pas se contenter de cette interprétation simpliste de Brunet.

17. Dans la mystique classique, on distingue différentes étapes dans le parcours mystique, chacune de ces étapes comprenant une station ou 'nattant qui est le résultat de l'ascèse et un état ou hal qui est le résultat de l'action mystique transformée par le don divin

18.La connaissance mystique (ilm) est différente de celle de l’exégèse ou de la connaissance rationnelle des philosophes

(hikma), car elle n'est pas seulement le résultat d'un effort et d'une réflexion personnels mais est une illumination divine expli quant que la raison d'être du monde est dans l'unité divine.

19 La partie conclusive du texte des recommandations souligne la place particulière de la parole qui est ici une forme d'acti on mystique : la répétition du mérite énoncé, dans des conditions particulières de l'énonciation (comme modalité de respiration, une négation associée à une affirmation s'accordant avec l'inspiration ci l'expiration). doit en principe changer l'état de l'énonciateur et le faire évo luer. Elle indique comment la répétition d'un énoncé (ici l'acte de foi : « Il n'y a pas d'autre Dieu que Dieu » la ilah ila lah) transforme l'énonciateur : « O Toi, qui est paré de la plus Haute Majesté et de la plus grande sagesse. énonce sans cesse la formule de la "Ch ahada" Il n'y a pas de Dieu que Dieu). Adepte, supprime l'alif et le lam (ce sont des lettres qui entrent dans la composition du nom d'Allah). tu goûteras les délices de la dévotion et tu contempleras ton divin maître. Supprime encore l'alif.et le lam et quand tu les auras supprimés, tu seras parmi ceux qui ont la certitude. En mettant de côté le lam de la négation, tu renforces la croyance en la perfection de l'attribut divin et si, avec cet attribut, nous faisons abstraction du monde existant. nous nous transportons dans l'attribut parfait lu i-même. Et quand tu dis "11 n'y a de Divinité" tout l'univers se trouvera réuni dans cette formule. Quand tu dis : "Que Dieu". tu monteras la sphère des choses existantes au pla n le plus proche de la Divinité. Dieu ! Dieu ! Quand tu auras dit : "Il n'y a de Divinité" tu seras anéanti en dehors de tout ce qui existe. Et quand tu diras : "que Dieu", l'ensemble de ses attributs sera englouti clans les sciences et ton essence sera parée de la sienne alors tu seri n anéanti en Lui en dehors de tout ce qui n'est pas Lui. Et quand tu diras "Que Dieu" tu seras perplexe et ne sauras où tu vas ni où tu dois aboutir. Et quand tu auras acquis cette qualité, tu auras la certitude de l'attribut préexistant de Dieu. A ce mo ment-là tu diras : "Que Dieu". Puis quand tu auras dit : "Il n'y a de Dieu", tu regarderas l'univers par l'oeil de l'anéantissement. et quand tu diras : "Que Dieu", tu regarder as Dieu par "l'oeil de l'éternité". Alors ta prière sera en parfaite concordance avec ton "toi" intérieur. Ton corps se rendra com pte de l'existence de l'anéantissement et ton coeur connaîtra l'éternité. Tu connaîtras ainsi les relations qui existent entre le secret de l'anéan tissement et celui de l'éternité. Dieu éternel se manifestera dans l'étendue de sa connaissance des choses. Puisse-t-il illuminer les causes de ceux qui le connaissent et leur procurer la joie de son intimité. O pauvre créature, cherche à rapprocher de plus en plus de ton auguste Maître, tu vivras une vie éternelle » (B : 63-64).

20. Une étude particulière sera consacrée à ce type de rituel.

21. Ces récits opposant le saint au Sultan ne sont pas spécifiques aux Issawa. On les retrouve pratiquement partout où des hommes saints se sont implantés. Ils prennent des formes analogues. Le souverain veut se débarrasser du saint ou lui refuse une demande. Ce dernier manifeste in force de sa baraka. ce qui oblige le Sultan de revenir sur sa décision et d'accorder au saint ce qu'il lui deman de (tf. Aubin 1905. Gellner 1969. Geertz 1968..lamous 1981). Les similitudes ne doivent pas masquer les différences qui sont fonction des différentes positions occupées par les saints dans la société marocaine. Par exemple. le saint médiateur installé en milieu tribal s'oppose directe ment au Sultan (le disciple est absent). Plus encore. en s'imposant au Sultan ce saint local devient un membre de la communauté marocaine mais il n'est pas soumis aux mêmes contraintes que les autres sujets (il n'est pas un justiciable comme les autres et ne paye pas les impôts lé gaux mais peut en recevoir). A l'opposé le saint mystique manifeste son extériorité par rapport à la communauté marocaine.

Bibliographie

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