Des
chiffres
et
des Lettres
Face
à
son clavier,
en proie
au
doute, l'auteur qui vient
de
pas-ser sa
journée à supprimer
une
virgule pour la remettre
le
len-demain
(or.rl'inverse),
n'ignore
qu'à
moitié
que
son geste,
qu'il
le veuille
ou
non,
entrera
sous
peu dans l'économie
de
la
cul-ture.
De
l'éditeur
au
lecteur, du
distributeur au libraire
et
au
bi-bliothécaire,
tout le
monde
y
passe.
Déambulation
semi-aléa-toire
au sein de quelques
prin-cipes
de l'industrie du livre,
de
ses
acteurs, de son prix.
ien que la notion soit ir.rtégrée par
les professionnels
du livre
(quis'en
cacheronr
plus
ou
moint
seion les cas' par cette sorte de pudeur
qui consiste à affirmer
qu'il
n'est decul-tlrre que sans calcul), parler d'économie
du livre est une vaste entreprise. Les te-nants d'une approche sociologique des
champs
culturels sont
pourtant
una-nimes de cepoint
de vue : pas de priseen compte
qui
vaille
en dehors d'unesocio-économie
pour
répondre àla
dou-blc nature de la culture.
Un
volet pourI'analyse de ses règles spécifiques, de ses croyances, de ses contenus
;
r,rn autrepour la
priseen
considération de sesfondements
économiques,tant
il
estvrai
quesi
deux u modèles,
semblentrégir
le
monde des Lettres, les chiffres en sont indissociables:
u Lettres auser-vice des
chiflres,
dans le cas du pôle leplus
commercial dela
production
delivres
(oii
la rentabilité l'emporte), mais également u chiffres au sen'ice des Let-tres > àI'autre pôle,
où
toute
æuvre,fût-elle de Beckett, relève d'une
écono-mie dont le
desseinminimal a
pour nom la pérennité-
par opposition à la faillite.Pour entrer dans cette dimension, I'un
des biais les plus commodes resre sans
doute
la
décompositiondu prix
d'un
livre, ou répartition de sa valeurmoné-taire
entre lesdifférents
acteurs de lachaîne. Le schéma
le
plus
communé-ment admis consiste à en diviser le prix (horsTVA)
commesuit
:
10 7o pour1'auteur, 8 7o pour 1'éditeur', 20 7o pour les coûts de
fabrication,
T o/opour
lapromotion,
18 7o pour ladiffusion/dis-tribution
(soitle
double travail depré-sentation des
livres
auprès des points de venteet
de manurention), etentn
37 o/o
pour le libraire.
Chiffres
qu'il
convient de faire précéder
d'un
nenvi-ron o systématique, tant les réalités
peu-vent
varier
d'une situation à
I'autre.Quoi qu'il
en soit, cette répartition a lemérite de souligner le fragile partage de
I'argent âpporté par
le
lecteur, dans le cassurtout
oii l'un
des maillons de la chainc estime. pour une raison ou pour une autre, que sapart
est insuffisante.Ainsi de
l'édition
à compte d'auteur,oii
l'éditeur
massacre lapart
qui
revient àI'auteur.
Ainsi
aussi
du
pouvoir
deconviction
dela
distribution,
dès lorsqu'elle réduit les marges de la librairie.
On verra plus loin, parlant de la tabelle, comment ce pouvoir de conviction peur
se produire au détriment
du
lecteur, lapratique ne consistant plus à gagner du
terrain stu le libraire, mais à augmenter le
prix
du livre enlui
imposant unsur-coût, soit en le
faisant
déborder des100 0/o dont nous suivons Ia répartition.
QUATRE PROBLÈMES
À
côté de cette économie au sens le plusétroit du
terme, c'esr toute l'économiedr
marché du livre qui enrre en jeu.Un
marché que I'on
dit
en u crise u, et donton
peut
résumerles failles
à
quatregrands
problèmes
:
la
concentrariondans
l'édition,
le recours à une logique industrielle de plus en plus large dans laproduction du livre, la surmédiatisation de certains titres (best-sellers) au détri-ment des autres, l'augmentarion
expo-nentielle de
titres produits (ou
surpro-duction). Dans sa synthèse de l'évolutiondu
marchédu
livre
en2007, la
revue Liures Hebdo estime ainsi à 60900
1enombre
de
nouveauxtitres
produits(contre
un
peu moins de
40000
en 1998). Près de 1 200 par semaine. Prèsde 1.70 par
jour.
Particulièrement con-cernés en2007
par cette hausse de laproduction, les livres religieux, 1a
socio-logic, l'anthropologie et
la
politiqueil
y
avait,
pour
rappel,
des élections dans l'air. Mais I'espace au sein d'uneli-brairie n'est
pas extensibleà
I'infini.
L'inconvénient
maieur
de
cette
sur-abondance (ajoutée àla
surmédiatisa-tiorr),
c'estmoins
I'existcnce en soi de ces livrcs, quela
mise à l'écart de ceuxqui,
rendus moins indispensables pourle libraire,
chercheront
un
rayon
cn vain.Un
observateurattentif du milieu
del'édition, François Rouet, dans sa somme récemment actualisée Le /iure, fltLttdtrol$
d'une industrie culttnelle, a
bicn
rcmis ces phénomènes en perspecriue,rrOO.-lant
après d'autres quela
u crise,
del'édition
est aussivieille
que 1'éditionelie-même
-
cequi
ne signifie bien110
tendu pas que les phénomènes
aujour-d'hui
mis
en avântsont
insignifiants.Concernant
la
concenrration
toutd'abord,
1'économiste rappelle qu'elles'est largement illustrée
tout
au long duXIX'
siècle,et
qu'il
conviendrait doncplurôr de
parler
de
surconcenrrarion. Que ia Bibliothèque bleue (du XVII" auXIX
siècle) etla
Bibliothèque des che-mins de fer de Louis Hachette, auXIX,
ont
déjàbien
inauguréle
développe-ment d'une diffusion de rype industriel
-
les collections à basprix
non plus nedatant pas
d'hier,
avec l'émergence deromans à quatre sous et livres illustrés à vingt centimes après 1848. Que Les
mi-sërables de
Victor
Hugo, publiéssimui-tanément en
huit
languesen
1862, nesont pas sans présenter quelques traits des best-sellers actuels.
Que la
dénon-ciation
dela
surproduction,enfin,
n'apas attendu Ia
ûn
du )C(' pour traverserle
mondedu
livre
;
ainsi
deZola,
en 1880, s'inquiétant de ce que les éditeurs u publient trop r-
u sur-surproduction, pourrait-on dire alors de notre époque.Malgré
ceteffort
de relativisation, lesavis
divcrgent
enla
matière,et
nom-breux sont ceux
qui ont
prisla
plume, ces derniers temps,pour
dénoncer lesu dérives
,
d'un
marchéqui
tendrait deplus en
plus, pour
reprendrel'expres-sion
quenous utilisions plus haut,
à mettre les Lettres au service des chiffres.Dans deux
essaisqui ont fait
date(L'ëtlition
sans ëditeursen
1999,
Le contrôle de la parole en2004),
André Schiffrin s'est ainsifait le
dénonciateur écouté dela
concentration dansl'édi-tion,
aux États-Unis d'abord, en France ensuite, des liensqui
peuvent se nouerentre
grands groupeset
États,
et
deleurs conséquences directes sur la liberté d'expression. Plus encourageant, et en
contrepoint aux écrits de Schiffrin
(mal-gré que
celui-ci
propose des u alterna-tivesr),
Lire
et penser ensemble. SurI'auenir de
l'édition
indëpendante et la publicité de la pensée critique (2006), deJérôme
Vidal,
conçoit
la
période
ac-tuelle comme une chance pour le livre :
jamais
il
n'aurait été si simple et si peucoûteux de créer une
structure
édito-riale, et le déploiement de nouveaux ré-seaux (au premier rang desquels Inter-net) pourrait bien être une chance pour
de
nouveaux entrants.
Assezrécem-m€nt, l'éditeur Éric Vigne
(Zeliare
etl'ëditeur,2008) cernait
pour
sapaft
lesmutations
en cours en développant leterme de marchandisatioz,
ou
excès deIa commercialisation.
EN BETGIQUE
Sachant que
la plupart
des livrescom-mercialisés
en
Belgique
francophonesont d'origine
française, ces quelques phénomènes français concernent bienévidemment
la
Belgique
au
premierchef.
À
quoi s'ajoutent des phénomènes locaux.Ainsi
des multiplesrestructura-tions
à 1'échelle nationalepour
causesde fusions, de cessions de parties de
ca-talogue
ou
defaillites.
Récemment, le mode d'expansion du Groupe Luc Pire,par
rachats successifs, s'en estfait
ie grand représentânt. Mais plus en amont déjà,la
cession, par les actionnaires deDuculot,
en 1993, de la totalité de leurL'équipe de Livre aux Trésors. De gauche à droite : Olivrer Verschueren, Clatre Nanty et Philippe Marczewskt. Photo Tanguy Habrand.
participation aux groupes
De
Boeck et Casterman pour, disait-on alors, mieux afTronter le marché français, donnait leu
la,
à une tendancequi
allait segéné-raliser par la suite.
À
côté de ces mouve-ments, I'internationalisationqui
a tout particuiièrement frappé les secteurs iesplus rentables de
l'édition
francophone belge, et à l'intérieur de ceux-ci, les mai-sons les plus susceptibles d'intéresser lesgroupes étrangers. Pour s'en
tenir
à la seule bande dessinée, ce sonr Dupuis, leLombard,
Dargaudet
Casterman quiont
pris
un
aller
simple.En
quelques années,tout
un
pan del'édition
belgeéchappe à
l'édition
belge.Alors,
mai-sons belgesnouvellement
impliquéesdans une
dynamique
inte rnationale(cela
dit,
Casterman avait déjà unesuc-cursale à Paris en 1857), ou locaux dé-diés à la seule santé de chiffres, sur fond
de Lettres ?
Pour
illusrrer
roureç les nuances quis'imposent, on ne théorisera pas en long
et
en large. Prenons simplement deux cas concrets, une bonneet
une mau-vaise nouvelle. La bonne nouvelle, c'estla
création
d'une librairie
désormais bien établiequi
montre en quoi une ré-sistance aux forces en présence esten-core possible.
La
mauvaise, c'est quequelques disrribureurs
parviennenr encore à faire pression sur le prix de cer-tains livres,du
coup plus chers enBel-gique
qu'en
France(la
tabelle).Com-mençons par la bonne.
LIVRE
AUX
TRÉSORS : LE LIVREAVANT
TOUTLa
scène se passeen
plein
centre deLiège, dans
I'un
de ses quarriers les plusdynamiques et les plus paradoxaux.
Es-pace protéiforme
s'il
en esr,oir
secô-toient
désormais cafés branchés, calèsglauques, vêtements
chics
et/ou à
lamode, traiteurs de premier choix,
et quelques-uns des plus importantsbas-tions
culturels de laville
(avecOutre-meuse, Pierreuse et Saint-Léonard sans
doute)
-
occupéqu'il
est de part en parrpar les Grignoux depuis f inauguration
d'une annexe au
Churchill
(et au Parc),le
cinéma
Sauvenière.C'est
là,
alors que le renouveau du coin n'en était qu'àses balbutiements, que Philippe
Marc-zewski inaugure en novembre 2002 une
librairie
dédiée
aux
enfants
er
eux adultes.À l'origine
deLivre
auxTré-sors, I'idée de développer un concepr de
librairie
résolumentdffirente, qui
in-tègre les livres pour la jeunesse dans des
décors (des unir.ers) à hauteur des en-fants, et propose aux u grands, de la
lit-térature d'aventure
qui
fassele
lienentre 1es générations.
Difficile
à mertreen æuvre,
le projet
est abandonné auprofit
de I'originaiité des titres proposés.Ailleurs
à Liège,Olivier
Verschueren, employé depuis sept ans chez Pa,x,réflé-chit
lui
aussi à la possibilité de lancer sa propre librairie. Les aides dont a pu bé-néficier le premier, le second se lesvoit
refuser.Un ami
commun
lesmet
encontact.
Et
auprintemps 2003,
nou-velle inauguration:
aux premières ini-tiatives dePhilippe
Marczewskivien-nent
s'ajouter l'expérience
d'Olivier
Verschueren et son envie de développer la littérature générale et les sciences hu-maines.
Si
les débuts sont assezincer-tains,
la viabilité
dela librairie
n'étantpas garantieJ
le duo
gère au mieux lesdifficultés liées à
un
investissementfi-nancier relativement maigre au départ, et applique la règ1e de la prudence pour
assurer l'achat de matériel,
le
stock, le remboursement des emprunts, audétri-m€nt
des salaires,mis de
côté
pourl'heure.
Au
bout d'un
an et demi, à la faveur d'une fidélisation croissante de la clientèle, les faits sont là : la librairie est uiable.À
l'h.,tr.
actuelle, malgréle
discerne-ment
qui
s'impose,Livre
aux Trésors semble avoir passé le cap des crampes à l'estomac.À -esnr.
que Ia librairie fait ses preuves, l'accueil de Ia banque et desfournisseurs se
montre
plus favorable.Et
une
troisième
force vive.
Claire Nanty, vient même de rejoindre l'équi-pe. Dans L1n contexteoir
les créations de librairies sont rares et rarement fruc-tueuses, et oir la tendance est plusgéné-ralement à
la
reprised'un
enseigne qui existe déjà,le
cas deLivre
aux Trésors apparaît bien exemplaire. Dans une villeoii
leslibrairies
(tous niveauxconfon-dus)
ne
manquent
pasJune
création spontanéea su
s'imposer
avec force dans l'espaceurbain,
qui
plus est déjàdotée
du
label de qualité
récemmenr mis en place par le ministère de laCul-ture. Rencontre
alltour d'un
caféin
situavec les principaux intéressés.
LE CARNET
ET
LESINSTANTS:
LCprojet Livre aux Trésors est encore assez récent.
Comme le
définiriez-vousau-jourd'hui,
en 2008 ?Où
vous situez-vous dans la cartographie du métier ?LIVRE AUX TRÉSORS
:
Nous sommes âvânt tout des u libraires indépendants r.En tant que membres du Syndicat de la
12
librairie
francophone de Belgique, oudu
groupementInitiales
(France/Bel-gique) nous avons le sentiment
d'appar-tenir à un ensemble, bien distinct des
li-brairies de
type
Agoraou
Fnac. C'estsûr
qu'il
existe aussi des affinités parti-culières au sein de chacun de ces en-sembles. Les enseignes les plus représen-tatives de la librairie indépendante belgesont d'anciens petits, qui ont grandi. Le
point
de vue sur le mondedu livre
est assez semblable, mais la gestion, lefonc-tionnement,
ne sont
pasles
mêmes.D'un
côtéla
recherched'une
certainepérennité
;
de I'autre, le nôtre,
celled'un
développement.Ii y
a donc
cequ'on pourrait
appeler des n familles u,dont
lespoints
communs se meslrrent en termes d'objectifs, de taiIle, degéné-ration, de sensibilités politiques, de pra-tiques ou encore de conception du rôle
de
la librairie
dansla
société.Mais
on ne peut pas prévoiroii
nous serons danstrente ans.
C.
I.
:
Vous vous montrezparticulière-ment actifs à Liège, notamment par le
biais de rencontres culturelles. Quelle
est au
fond votre
conception dela
li-brairie ?
L. A.
T.
:
C)n conceptualiseun
peu Ialibrairie
comme Lln(
centre culturel u, dont l'activité principale reste de vendredes livres. La librairie est une des moda-lités de la vie culturelle et
doit
prendre place dans le débat culturel.Tout
ce qui peut êtreutile pour
fairesortir le
livrede
la
librairie
est potentiellernent va-Iable. Est-on acteur culturel ? Cela peut sembler prétentieux, venant de.
sales upetits commerçants... Mais
la
librairieest
un
commefce pârticulier,qui
auto-rise à faire plus que de vendre des livres.
Une
spécificitéqu'on
ne retrouve pasforcément dans le disque : les livres
par-lent de
tout,
c'est une matière culturelle inépuisablequi
peutpartir
dans toutes les directions. Vendre r-rn livre n'est pasjuste un échange commercial. La librai-rie possède une dimension sociale, c'est
un
point
d'ancrage.C.
I. :
Ce
point
d'ancrage,au
fond,c'est aussi le novau
oii
vient se cristalli-ser une vision particulière du livre et de1a société.
À
quoi
mesurerait-on
lau personnalité o d'une
librairie
parrap-poft à une autf€ ?
L. A.
T.
:Tenir
une librairie est un actetrès personnel. Les individualités
impri-ment une direction, orientent ce qui s'yfait.
Lefait
de collaborer à uneanima-tion oii I'on
a besoind'un libraire,
lesrencontres, les expositions, c'est avant
tout
parce que ces activités nous plai-sent.Toutes
ne nous passionnent pasforcément de la même manière, mais le
simple
fait
que celieu
permette à desgens
de
se rencontrer,
à
des
débatsd'avoir lieu,
reflèteun
goût personnel.La
singularité estlà, et
c'estla
grossedifférence entre libraire indépendant et
groupe.
Qu'une
chaîne disparaisse, et aucune identité ne disparaît.Il
n'v a pasde choix personnel. Si Livre aux Trésors
disparaît, c'est une lecture personnelie
qui
disparaît, une sorte de griile de lec-ture du monde éditorial.C.
I.
:À
l'heureoii l'on
dénonce lasur-production, une avalanche de titres sur ie marché, cette tentative d'imposer une
griffe,
une ugrille
delecture,
est-elle encore possibleou
compromisepar
la pression de la distribution ?L.
A.
T.
:
Tous
les livresqui
sont ici, nous les avons acceptés.Aucun
repré-sentant ne nous a .iamais
rien
imposé,et
nous travaillons sans ofûceautofila-tique.
Bien entendu,
c'estle
résultat d'une négociation permanente entre cequ'on doit
faire et cequ'on
ueut fairc. Dans le cas d'un best-sellerpalticulière-ment formaté,
on
hésite entre I'cnviede ne pas le défendre et le
fait
qr-r'il vasans doute être demandé. Rien ne nous empeche de le prendre. cn pctitc
tluan-tité,
sanspour autant
le
mettre
e navant. Ce n'est pas de la censure. Nous
ne
sommes pas dans uneposition
cle jugementni
de refus idéologique. Maiscontlaints
par
un
certain nombre
dedonnées (la capacité Ênancière à
dispo-ser
d'un
stock,
la
surface
d'cxposi-tion...), on
ne peut pastout
prendle,et on choisit
cequi
nous
plaît
ment.
ParadoxalementJla
concentra-tion du
secteur a aussi ses avantages ;les
distributeurs représentent
unnombre important
d'éditeurs,
et
aufinal,
cequi
les intéresse, c'est quei'on
fasse
du
chiffre
avec les éditeurs qu'ilsdéfendent. Que ce soit avec un
best-sel-ler
ou
autre
chose, cela
revient
au même.Et
c'est sans douteun
atout lié à notre taille, mais lapart
des best-sel-lers dans notre chiffre d'affaires esr peu significative.C.
I.
:
Concrètement, commenr fait-on pour rester maître de ses choix dans unetelle abondance ? Je pense à
la
rentréelittéraire...
Pouvez-r'ous vraimentfiltrer
f
information
dansun
momenr comme celui-là ?L.
A.
T. :
On
est
obligé
d'admettreque c'est impossible de
sefaire
une idée exacte de ce qu'est la rentréelitté-raire
.
Nous avions déjà calculé
letemps
qu'il
faudrait
pour
enlire
uneen
entier,
er c'est de
I'ordre
de
plu-sieurs années.On
est detoute
façonnoyé.
À partir du
momenr
oir on
ac-cepte cela, autant
y
aller à fond et fairedes
choix,
r.ouren
laissanr aussi unmaximum de choix au
public.
On
saitque la demande sera plus
forte.
11 fautdonc avoir
un
peuplus, et
essayer dedonner
unevariété
aussi grande quepossible.
Mais
la
rentréelittéraire
nechange
pas
fondamentalement
ladonne. C'est
peut-êtreplus
encore lemoment
d'affirmer
sasingularité,
dedéplacer la logique de
la
demande versune logique de l'offre,
sans romberdans
la prétention
de nemontrer
que cequi
ne sevoit
nulle part
ailleurs.À
partir
delà, pourquoi choisir
tel
titre
plutôt
quetel
autre ? I1v
a les titresauxquels
on croit,
ceuxdont on
sedit
qu'ils plailont
à certains, les affinitésavec
tel ou tel
éditeur,
le
refus de telou
tel
autre, les conseils desreprésen-tants... On
voit
bien que laliberté
ra-tale n'existe pas, mais elle est bien 1à, etles critères
de
choix
sont
très variés.Une certitude en
tout
cas:
un
libraire indépendant n'est pas le délégué com-merciald'un
éditeurqui doit
rentabili-ser ses investissements.
La <
tabelle
>
sur
la
table
e cas de
Livre
auxTrésors
laissesongeur, en ce
qu'il
témoignesi-multanément de la
vitalité
teintéede régénération du secteur (même si, on
I'a
vu,
cet exemple demeure rare et fra-gile), et de sa capacité à poser des choix.I1 est pourtant un domaine oùr la
iibrai-rie
francophone belgen'a
que peu sonmot
àdire
:
le
prix du livre.
Celui-ci s'incarne dans deux débats depuis desannées à I'ordre du
jour
: leprix
fixe etla
tabelle.
Deux
problématiquesdis-tinctes,
mais néanmoins unies sur unpoint:
leur uinextricabilité,.
Passons rapidement sur le premier, dont
on a déjà eu I'occasion de discuter
large-ment par
ailleurs 1,et
aveclequel
ontouche
à 1'absenced'une
loi
Lang
enBelgique, soit l'obligation de rrouver un même
titre
au mêmeprix
dans tous lespoints de vente. Une mesure dont
l'ob-jectif
immédiat est delutter
contre lesopérations de discount sauvage initiées par les chaînes culturelles et les grandes
surfaces, en vue de placer tous les
dé-taillants sur un pied d'égalité. Attaquée
en France à plusieurs reprises ces der-niers mois, la
loi
Lang â vu sa légitimitéréaffirmée par toute la profession. Rien de tel en Belgique,
oii
ses prétendusdé-fenseurs issus
de
la
classepolitique
désespèrent ceux
qui
attendent une loi analogue.De quoi
se demandersi
cedossier, face à tant de mollesse, n'est pas
qu'un alibi
de décideurs en mal de cul-ture.Parallèlement à ce débat, celui de la
ta-belle
suit
les mêmes traversd'un
pro-blème sans cesse relancé, jamais résolu. Pointées du doigt
ici,
1es étiquettesirri-tantes au dos de lir.res édités en France, mais vendus en Belgique,
qui
affichentun prix tout
particulier,
u belge u,jus-qu'à
15%
plus éler'é que leprix
prati-13
14
qué en France.
Une
u pratique,,
juste-ment, écartée par la grande majorité desdistribute
urs
français,
mais
tout
demême omniprésente
:
défendue bec et ongles par les filiales belges de grandsdistributeurs français,
Dilibel
(Ha-chette) et
Interforum
(Éditis), soit plus de 60%
des livres importés, 1'étiquetteen quesrion n est pas de ces mauvaises
rencontres
qui
arrivent
aubout
d'une lune. Étonnant qu'en ces heures d'om-niprésencemédiatique
du .
pouvoir
d'achat
,,
la question de la tabelle n'aitpas même été évoquée.
JE VIENS DU SUD
Dans un pays comme la Belgique, dont
ia
dépendance aux marchés extérieursatteint
des seuils exceptionnels, desso-lutions sont
activement
recherchées, dans les années 1970, pour encadrer leprix de vente au public des livres
impor-tés. Le 13
juin
1974, un arrêtéministé-riel
établittout
d'abord le recours à unprix
maximu- ,
uÀ
partir du
1"' dé-cembre 1974, leprix
de vente au publicdes livres
[...]
importés, ta-xe sur lava-leur ajoutée comprise, ne peut dépasser
le
prix
aupublic
pratiqué dansle
paysd'origine, exprimé en francs belges sur
base de la parité des cours de change des
monnaies
en vigueur à
cette
date.,
Mais sachant que francs belges et fran-çais se
côtoient, et
quela
conversion présente un coût et un risque, unedéro-gation prévoit
aussitôt quele prix
devente pourra être calculé par un recours
à des u tables de conversion
,.
C'est chosc
faite le
3
décembre 1974,par
f
intermédiaire
d'une
circuiaireadressée au Cercle belge de
la
librairiepar
le
ministre
desAffaires
économi-q.tes.
À
compterdu
1''janvier
1975,Iau tabelle
,
devientI'instrument
officiel duprix
de vente des livres importés, etapplique
un
taux supérieur au taux dechange
rraditionnel.
Or
son existenceallait
bienrôr étre remise en question :le 7
juin
1987,
un
arrêtéministériel
signe officiellement son abandon, mais
par
un
habiletour
de passe-passe, ellene disparaît pas
pour
autant.
Les an-nées passent.Vient
I'euro,
supposé larendre
obsolète
-
les frais
1iés au changen'ayant plus
deraison
d'être.Mais tel le zombie sur lequel on
tire
etqui
toujours se relève, la tabelle nefai-blit
pas.DEUX HYPOTHÈSES
MOINS
UNEPour les partisans
du
surcoût appliquéau
livre
cependant, l'appellatior-r uta-belle
,
doit
aujourd'hui
prendre
lesguillemets. Conscients de l'inexistence
légale de
la
tabelle (doublement
poi-gnardée, on I'a
dit,
par un arrêtministé-riel et par I'euro), les distributeurs
incri-minés expliquent que 1es différences de
prix
actuellesne sont
pasIe produit
d'un
maintien de la tabelle, mais le ré-sultat d'une nécessité structurelle. Éditéen 2001, Ie Manifeste des distributeurs-imPortateurs de liure membres de
IADEB
argue ainsi, entre autres choses, que le
réseau de librairies belges se compose de
nombreuses
et
petites structuresdissé-minées sur
tout
leterritoire,
que coûts saiariaux, TVA sur le livre ou taux d'im-position des entreprises sont plus élevésen Belgique, que les
politiques
cultu-relies belge et française
difêrent. D'oii
..pas\àge
de
frontière
rimerair
avecu hausse budgétaire
,.
Formulonsnéan-moins
deux
hypothèses,d'un
mêmescepticisme .
L'hypothèse
la plus
impe rtinente con-siste à penser quela
u tabelle,
histo-rique aurait
déclenché une sorte d'ac-coutumance : habitués à percevoir p/us,certains
distributeurs
éprouveraient le plus grand mal à percevoir moins. C'estd'ailleurs
le point
devue
de
ClaudeCherki,
ex-directeur généraldu
Seuil,qui
en dénonçaitil
y
a quelques annéestoute
1'absurdité dansLa
Libre
Be/gi'que : u Rjen ne justifie une difference de
prix.
La
tabellepeut
exister en Suissequi
a une autre monnaie et pour lequelil
y
a des dédouanements à effectuer.[...]
Bruxelles estplus facile à livrer
poLlr nous que Perpignan
I [...]
La ta-belle estun
combat d'arrière-garde quine vise qu'à protéger les intérêts de
fi-liales de grands groupes.
,
La seconde hvpothèse consiste à penser
que Ia hausse des
prix
seraiteffective-ment une nécessité structurelle pour les
distributeurs.
Mais
deux éléments doi-vent être mis en exergue.Tout
d'abord, sauffolie
de leur part, commelrtexpli-quer que certains
distributeurs
(à fins-tar
d'Harmonia
Mundi)
n'appliquentaucun surcoût ? Sachant ensuite que Ia
tabelle des origines avait sa propre
jus-tification
(le change), Ie surcoûtd'autre-fois n'aurait-il
pasdû
être deux
fois plus élevé (pour couvrir Ie change et Ies'dircs nécessitës structzrrelles) ? Dans la
mesure
oii
les spécificitésdu
marché belge ne datent pas d'hier,il
eût étélo-gique
detrouver une
u tabelle,
offi-cieuse (comme c'est le cas aujourd'hui) en plus de
la
tabelleofficielle
(commec'était
Ie
cas
autrefois). Ce
qui
ne semble guère être la réalité, et indiquer que I'hypothèse del'impertinence
(la première) pourrair bien être la bonne.ACTIONS CONCRÈTES
Le
5
mars dernier,un
collectif
d'écri-vains belges s'immisçaitpoliment
maissûrement
dans les
pagesdu
Sair
:u Nous, auteurs belges publiés en
Fran-ce. nous ne comprenons pas pourquoi nos livres, comme tous ceux des écri'
vains du monde entier, se vendent plus
chers
à
Bruxelles, Liège,
Namur
ouCharleroi qu'à
Paris, Bordeaux,Tou-louse, Strasbourg
ou
Marseille.,
Éniè-me prise de position à l'encontre de la pseudo-tabelle, à côté
du
combat menédepuis des années
par Philippe
Goffe,libraire à
\faterloo.
Une plainte déposée en 2006 par
l'As-sociation des libraires francophones de
Belgique auprès de
la
Direction
géné-rale de
la
concurrence dela
Commis-sion européenne en vue de dénoncer la
violation de
la
libre circulation
desbiens s'est heurtée à la complexité
juri-dique
:
d'accord
pour
reconnaître lemaintien illégitime
dela
tabelle, maisdifficile,
cependant,de parler
d'une ( entente n illicite, les deux distributeurs français montrés du doigt formant cha,cun une seule et même entité avec leur
filiale belge. Et le ministre Marc Verwil-ghen de conclure, en pareil conrexte :
u Les
informations
dont on
dispose àl'heure actuelle sont insuffisanres pour me permettre de saisir Ie Conseil de la
concurrence.
,
Alors qu'en
régime demonnaie unique,
la
u tabelle,
officielle est jugée illégale, une tabelle oflicieuse serait donc parfaitement légale.Évidemment,
Dilibel
etInterforum
nemanquent pas d'arguments,
nombred'employés du secteur à I'appui
-
pèreset mères de famille, sans doute
-
quide-main, à les en croire, se retrouveraient sans
emploi.
Ils
annoncentla
dispari-tion
dela librairie
en Belgique franco-phone. Puis prévoient lafin
de ladémo-cratie culturelle. Sans
tomber
dans un syndrome de Robin des Bois,qui
vole-rait
aux riches pour donner aux autres,mieux vaut considérer prudemment les
allégations de deux acteurs peut-être pas
monopolistiques, mais sacrément
majo-ritaires. Acteurs
qui non
contents dehisser les
prix
vers le haut, rassurent enaflrmant
que l'absence d'uneloi
sur leprix fixe du livre permet, ( par le jeu des
ristournes
et
des cartes defidélité,
que les livres ne soient guère plus chers enBelgique
qu'en
France"
(Manifeste,2001).
Saluonsdonc
tout
àla
fois
le discount et les grandes surfaces, ces vec-teurs culturels de toujours, venus com-penser les augmentations <structurel-les u de
la
post-tabelle.Mais
relouonssurtout
lesinitiatives
qui
émergent endépit de ces quelques étrangetés locales.
Alors à quand une enquête, au
juste
?Tanguy
Habrand
1. Tanguy HABRAND, Le
prix
fxe
duliure en Belgique. Hisroire
rl'un
combat,Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2007. aùttJ .*i \n ..tnt' ' '.uit' -n*d' ^. el ^"."'^lù{.,