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par
Virginie di Giorgio
Mémoire de maîtrise soumis à la
Faculté des études supérieures et de la recherche en vue de l'obtention du diplôme de
Maitrise ès Lettres
Département de langue et littérature françaises Université McGill
Montréal, Québec
Août 1999
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Dans cette recherche, nous tentons de mettre en évidence l'existence d'un rapport implicite ou explicite entre des descriptions d'oeuvres d'art et des relations amoureuses esquissées dans quelques textes de fiction de Marguerite Yourcenar. Nous postulons que l'oeuvre d'art à laquelle le protagoniste associe l'être aimé témoigne de la perception qu'il se fait de ce dernier ainsi que de la
relation de pouvoir, présente en filigrane, dans leur union amoureuse. Dans cette visée, nous explorons tantôt l'emploi de la comparaison ou de la métaphore, tantôt celui des
figures mythologiques, ou encore, celui de certains éléments de philosophie (néo)-platonicienne.
Chacun des trois chapitres du mémoire est consacré à une forme d'art en particulier (la statuaire, la peinture, et la musique) à laquelle le protagoniste rapproche soit la personne avec qui il se trouve sentimentalement impliqué, soit l'amour qu'il ressent pour elle. Pour les fins de notre analyse, nous sollicitons tant des notions théoriques concernant le narcissisme que des études critiques 90rtant sur la relation de l'écriture et de l'image ainsi que sur
la fonction de musique en littérature. Pour l'étude narrative du point de vue et de la focalisation, nous sommes redevable aux travaux de Gérard Genette.
In this thesis, we have attempted te bring te the fore the existence of a tacit or explicit link between the
descriptions cf werks of art and the love relationships depicted in several of Marguerite Yourcenar's werks of fiction. We start with the premise that the work of art with which the protagonist associa tes his beLoved
represents either the perception he has of the latter, or the power relationship implicit in their union. In that perspective, we explore the use of simile and metaphor as weIL as that of mythological figures and certain elements of neoplatonic philasophy.
Each of the three chapters is dedicated ta a specifie forro of art (statuary, painting, and music) with whieh the protagonist establishes a connection either between the person he is emotionally involved with, or the love he
feels for him/her. For the purposes of our analysis, we have referred to studies on narcissism as weIl as eritical texts dealing with the relationship between writing and painting and with the function of music in literature; for the analysis of narrative point of view and foealization, we are prirnarily indebted to the work of Gérard Genette.
I. Introduction.
Description du sujet 2
Plan et méthodologie 5
Notes ...• "... 9
II. Chapitre premier: « L'idole souffletée ».
Introduction 12
Le processus de chosification 13
La répulsion d'Éric von Lhomond
pour la chair de l'Autre 15
L'influence de Narcisse 18
La femme-objet d'art 22
Quand Vénus prend les traits de Méduse 24
Pygmalion à rebours ." 29
Le pouvoir du sculpteur 33
Le refus de l'altérité,
un choix narra tologique 3 7
Conclusion "."" .. """"" ",,.... 39
Notes 41
III. Chapitre deuxième: Peindre l'indicible.
Introduct ion ."." "... 45
Les constan tes d'un amour 48
Le reflet tabou " " .. 49
Le silence des musées 56
Les révélations silencieuses d'une peinture 59
Reflet infidèle "... 70
La voix de Narcisse " 72
Le regard de Narcisse "."." " 73
Conclusion " .. " " " 75
Notes "" " .. " "... 77
IV. Chapitre troisième: Éros et Euterpe.
Introduction "... 81
Quand le chant s'achève en cri 32
Unir la musique et l'esthétique selon Platon 88
La nécessité du couple musical 93
L'amour incarné par la musique 94
La musiquE et les relations de pouvoir
dans le couple " " "".. 99
Conclusion 102
v.
Conclusion.Synthèse IDa
Perspectives pas s ibles 112
Notes 114
•
Elle sauta sur le quai, d'un bond léger qui lui rappela l'Andromède d'un bas-relief de Rome. Il en fut flatté: elle était déjà sa chose.1c'est la présence récurrente d'images comme celle-ci, alliant les thèmes de l'art et des relations de pouvoir en amour, qui nous a inspiré le sujet de ce mémoire.
En effet, une recherche traitant simultanément de la représentation de l'oeuvre d'art et de la relation
amoureuse, chez Marguerite Yourcenar, nous parait
potentiellement fructueuse puisque nous serions amenée à
exploiter des thèmes yourcenariens familiers sous un angle différent. En effet, autant que nous sachions, cette
problématique précise n'a pas encore été abordée.
Nous souhaitons mettre en évidence l'existence d'un rapport implicite ou explicite entre certaines descriptions d'oeuvres d'art et des relations amoureuses esquissées dans quelques textes de fiction yourcenariens. À cette fin, nous explorerons tantôt l'emploi de la comparaison ou de la
métaphore, tantôt l'emploi des figures mythologiques, ou encore, celui d'éléments de philosophie
(néo)-platonicienne. Il s'agit pour nous de vérifier si l'oeuvre d'art à laquelle le protagoniste associe la personne aimée témoigne de la perception qu'il se fait de cette dernière ainsi que du rapport de pouvoir toujours présent en
filigrane dans toute relation amoureuse. En effet, les brèves descriptions de statues, de peintures ou de musique
dévoilent des sentiments, parfois inconscients,
qu'éprouvent le protagoniste et l'objet de son désir. Ces descriptions d'oeuvres d'art sont révélatrices de la place que le protagoniste réserve à l'Autre dans le couple.
Ainsi, la statuaire évoque le rejet de l'altérité, et la peinture rend compte de son oblitération au profit du Même; quant à la musique, elle chante la présence de l'Autre
(sans nécessairement l'accepter) puisque celui-ci joue un rôle essentiel dans la formation du « couple musical ». Par ailleurs, il arrive que l'art se limite à refléter la
nature de l'amour ressenti par les personnages ou l'union charnelle dont ils rêvent.
Nous examinerons également le point de vue narratif qui est favorisé dans ces romans afin de mieux cerner l'attitude du héros envers l'être aimé. En effet, le protagoniste contrôle souvent la focalisation. Il semble qu'il y a lieu d'établir un lien entre ce ~onopole de la narration et les relaLions de pouvoir lillpiicites au sein des liaisons amoureuses.
Les textes retenus pour notre corpus sonL ceux qui suggèrent un rapport entre les descriptions j'oeuvres d'ar~ et les relations amoureuses. Il s'agit àes romans Le coup de grâce:, Mémoires d'Hadrien), Un homme obscur~, fl~na,
soror ...5 et L'oeuvre au noire. Nous ferons aussi appel a
Temps, ce grand sculpteur, intitulé « Sixtine »8. Certes, l'oeuvre de Marguerite Yourcenar est vaste et variée, des essais aux pièces de théâtre, des romans et nouvelles aux poèmes. D'ailleurs, i l est probable qu'une pièce de théâtre ou un court poème conviendraient également pour établir une comparaison entre l'être aimé et une oeuvre d'art chez
Yourcenar. Néanmoins, nous trouvons que les romans offrenc des situations plus complexes où les relations amoureuses sont plus longuement développées.9
Ce mémoire est divisé en trois chapitres. Chacun esc consacré à l'une des formes d'art à laquelle le
protagoniste rapproche l'être aimé, ou son amour pour ce dernier.
De nombreux articles et quelques monographies portant sur l'univers romanesque yourcenarien ont été
indispensables à notre recherche: nous soulignons particulièrement l'apport explicite et récurrent de
l'ouvrage From Violence to VisionlO de Jean Howard, et des articles « D'une rhétorique de la discrétion. Le personnage de Madeleine d'Ailly»:: de Maurice Delcroix et
« L'altérité àans Le coup
Toutefois, ce n'est pas à un ouvrage portâQt s~r l'écrit~~e
de Yourcenar que nous ferons appel afin de ~ieux apprécier la valeur de ses choix narratologiques.
Nous nous référerons plutôt au chapitre « Discours du récit »13, tiré de Figures III de Gérard Genette.
En ce qui concerne nos appuis théoriques, nous emprunterons différentes notions à divers domaines. En effet, le titre que nous avons choisi sous-entend forcément que des thèmes touchant les rel~tions amoureuses, les
médiums artistiques et l'écriture yourcenarienne seront abordés.
Dans le premier chapitre, nous constaterons que les protagonistes des romans Le coup de grâce, Mémoires
d'Hadrien, de la nouvelle « Le premier soir », et du court texte « Sixtine » usent de la métaphore ou de la
comparaison pour assimiler l'être aimé à une statue. Ce processus de chosification est un mécanisme de défense, une statue étant un objet que l'on possède et que l'on peut détruire à sa guise. Cette dégradation d'autrui est motivée chez le protagoniste par son appréhension :ace à l'amour de l'Autre, sa crainte que la puissance de ce sentioent lui fasse perdre le contrôle, et que la confrontation avec l'altérité menace son iàentité et son ego.
Ainsi, c'est seulement en associant l'objet de son désir à un corps inerte qu'il se sent rassuré et qu'il parvient parfois à éprouver de la tenàresse. Lorsqu'il est question de neutraliser l'altérité, l'image de la Méduse oui a le pouvoir de pétrifier
.
.,-
(à la fois le symbole de•
l'amour envahissant et un autre thème relié à la statuaire) revient à plusieurs reprises dans ces récits. C'est donc pour contre-attaquer que le héros tente de faire une statue de cette 'Méduse' qu'est l'être aimant.Tant dans ce chapitre que dans le suivant, nous ferons intervenir quelques notions de narcissisme. Nous ferons principalement référence à Shame, the Underside of
Narcissism14 d'Andrew Morrison, Narcissus Transformeà15 de Gray Kochhar-Lindgren, Narcissism and the Novel16 de
Jeffrey Berman, et à Eros in a Narcissistic Culturel? de Ralph
o.
Ellis.Le deuxième chapitre est en fait un peu une continuation du premier. En effet, après le rejet de
l'altérité, nous traiterons de la fascination qu'exerce le Même sur les protagonistes des romans Le coup de grâce, Anna, soror ... , et Un homme obscur. Nous dresserons un parallèle avec le mythe de Narcisse, dans lequel le héros, après avoir rejeté Écho, l'Autre réduit au silence, s'éprit de lui-même. Or, dans les textes retenus, c'est la
similitude entre deux personnes qui engendre la complicité et la tendresse. Toutefois le protagoniste ne peut
étreindre ce Même, ce presque reflet, parce que l'attirance pour le Même est taboue dans le milieu qui est dépeint dans ces récits. Pour cette raison, l'amour s'exprime et doit être décelé dans des allusions culturelles que fournissent
•
des peintures que le narrateur décrit. Aussi, contrairement au premier chapitre, ce n'est pas l'immobilisation del'être aimé que le héros recherche mais celle d'un
sentiment amoureux évanescent dont il n'est pas toujours conscient. Cette esthétisation de l'être aimé à travers le
personnage vertueux d'une peinture permet un transfert vers une représentation idéalisée de cette personne. Cependant, la peinture fournit un alibi au prix de la distorsion de la réalité, et paradoxalement, ce procédé d'idéalisation
éloigne le vrai être aimé du protagoniste, car une image est insaisissable, comme le reflet de Narcisse. Pour ces complexes relations de l'écriture et de l'image, nous nous baserons en grande partie sur des textes tirés d'un
collectif dirigé par Peter Wagner, Icons-Texts-Iconotexts. Essays on E~hrasis and Intermedialityl8.
Enfin, dans le troisième chapitre, nous nous penchons sur les différentes façons dont la musique reflète les relations amoureuses dans les récits Un homme obscur, Les mémoires d'Hadrien et L'oeuvre au noir. Elle rend compte de
l'évolution de l'amour,
ou encore elle lui donne voix lorsqu'il est réprimé. Son style et l'effet qu'elle exerce sur le protagoniste sont aussi révélateurs de la nature de l'amour de ce dernier. La musique établit en outre un lien entre le musicien et
principal, ce qui entraîne la reconnaissance de la présence de l'Autre comme nécessaire. Plus encore, grâce au concept du couple musical, la musique peut être perçue comme un acte charnel. C'est dans ce contexte que nous ferons appel
à « The Homology of Music and Myth. Views of Lévi-Strauss on Musical Structure »19 de Pandora Hopkins, et à Musique,
littérature et psychanalyse. La présence de l'Autre20 de
Jean-Louis Jacques Pautrot. Dans le même ordre d'idée, le platonisme humaniste aide à expliquer que plusieurs
protagonistes soient à la fois intéréssés par la musique ec
attirés par la beauté physique.:1
En conclusion, nous effectuerons une synthèse de notre étude, puis nous considérerons brièvement quelques sentiers qui pourraient êtres explorés lors de futures recherches.
Notes
l Marguerite Yourcenar, « Le premier soir », Paris,
Gallimard, 1993, p. 39.
2 Marguerite Yourcenar, Le coup de grâce in Oeuvres
romanesques, Paris, Gallimard, 1982 [1939], pp. 77-157. Désormais CG.
3 Marguerite Yourcenar, Mémoires d'Hadrien in Oeuvres
romanesques, Paris, Gallimard, 1982 [1951}, pp. 285-555. Désormais MH.
4 Marguer~te Yourcenar, Un homme obscur in Oeuvres
romanesques, Paris, Gallimard, 1982 [1981}, pp. 944-1042. Désormais HO.
5 Marguerite Yourcenar, Anna, soror... in Oeuvres
romanesques, Paris, Gallimard, 1982 [1981}, pp. 879-941. Désormais AS.
6 Marguerite Yourcenar, L'oeuvre au noir in Oeuvres
romanesques, Paris, Gallimard, 1982 [1968}, pp. 557-877. Désormais ON.
7 Marguerite Yourcenar, « Le premier soir », Paris,
Gallimard, 1993, pp. 23-52. Désormais PS.
e Marguerite Yourcenar, « Sixtine» in Le temps, ce grand scupteur, Paris, Gallimard, 1983, pp. 19-28. Désormais « Sixtine ».
9 Nous omettons de notre sélection Alexis ou le traicé du vain combat, malgré le rôle déterminant que joue dans cette intrigue la passion pour le piano du héros. Nous estimons, en effet, que la musique ne dévoile pas l'amour du
protagoniste pour une personne ~n ~articulier ~ais plutôt sa propre identité. Nous laissons également de côté « La tristesse de Cornélius Berg » et « Comment Wang-fô :uc sauvé », provenant àes Nouvelles oriencâles, ~arce que les descriptions de ~eintures, pourtant foisonnantes dans ces textes, ne témoignent pas d'un désir amoureux du
protagoniste pour un autre personnage.
10 Jean Howard, From Violence to Vision, Carbonàale,
Illinois, Southern Illinois University Press, 1992, 324 p.
~: Maurice Delcroix, « D'une rhétorique de ia discrétion. Le personnage de Madeleine d'Ailly» in Marguerite
Notes (suite)
Société Internationale d'Études yourcenariennes, 1990, pp. 371-379.
12 Brian Gill, « L'altérité dans Le coup de grâce» in
Marguerite ~Jurcenar. Écritures de l'Autre, Montréal, XYZ, 1997, pp. 53-61.
13 Gérard Genette, « Discours du récit » in Figures III,
Paris, Éditions du Seuil, 1972, pp. 65-267.
14 Andrew P. Morrison, Shame, the Underside of Narcissism, Hillsdale, New Jersey, The Analytic Press, 1989, 226 p.
15 Gray Kochhar-Lindgren, Narcissus Transformed, Unlversity
Park, Pennsylvania, Pennsylvania State University Press, 1993, 138 p.
tô Jeffrey Berman, Narcissism and the Novel, New York, New
York University Press, 1990, 318 p.
17 Ralph D. Ellis, Eros in a Narcissistic Culture. An
Analysis Anchored in the Life-World, Boston, Kluwer Academie Publishers, 1996, 284 p.
18 Peter Wagner et al. Icons-Texts-Iconotexts. Essays on Ekphrasis and Intermediality, éd. Peter Wagner, New York, de Gruyter, 1996, 406 p.
19 Pandora Hopkins, « The homology of Music and Myth. Views of Levi-Strauss on Musical Structure » in Ethnomusicality 21, 1977, pp. 247-261.
20 Jean-Louis Jacques Pautrot, Musiques, littérature et
psychanalyse. La présence de l'Autre, chèse de doctorat, Washin;ton U. jan. 1993, 416 p.
21 À ce sujet voir, entre autres, Anthony Blunt, Artistic
Theory in Italy. 1450-1600, New York, Oxforà University Press, 1991 (1962], pp. 20-22, 44-46, 59-62; Françoise 8onali-Fiquet, « Le 'démon' de Michel-Ange. Lecture àe 'Sixtine' » in Marguerite Yourcenar et l'art. L'art de Marguerite Yourcenar, Tours, Société Internationale d'Études yourcenariennes, 1990, pp. 149-157.
Dans la simple formule lapidaire d'idole souffletée l
sont évoqués tous les éléments dont traite ce chapitre. En effet, cette figure de style, une fois analysée, permet de mieux saisir l'essence de certaines relations amoureuses développées dans l'oeuvre de Marguerite Yourcenar, ainsi que leur rapport à l'art statuaire.
Or, nous avons l'intention d'explorer ce qui motive le protagoniste, qui assume le plus souvent la fonction de narrateur, à associer la personne aimée à une oeuvre d'art statuaire par le biais de la métaphore ou de la
comparaison. Ces procédés littéraires étudiés sont d'autant plus intéressants qu'ils ouvrent la porte à d'autres
considérations théoriques. Ces figures de styles symbolisent, en effet, des relations de pouvoirs,
lesquelles nous amènent à nous interroger sur les choix narratologiques de l'auteur. Il est pertinent de se pencher attentivement sur ces deux aspects puisque la focalisation interne se limite souvent au héros-narrateur, et que la disposition ambiguë de celui-ci envers son partenaire amoureux contribue à expliquer son choix àe figures de style pour le décrire.
Afin de démontrer nos hypothèses, nous observerons ie cas de protagonistes yourcenariens types, toujours des hommes réticents à s'engager à fond dans une relation amoureuse stable, provenant des romans Le coup de grâce ec
Mémoires d'Hadrien, de la nouvelle « Le premier soir» ainsi que du court texte « Sixtine », tiré du Temps, ce grand sculpteur.
Le processus de chosification
Le personnage principal yourcenarien dont il est question dans ce chapitre se singularise en effet par le fait qu'il ne peut goûter aux délices de l'amour sans
redouter de perdre le contrôle de ses émotions et de tomber sous l'emprise d'une autre personne. Par réaction, il
tente, parfois inconsciemment, de renverser la situation et de s'assurer de son statut de dominateur, en se
représentant mentalement cette personne, dont la force des sentiments l'insécurise, comme sa propriété, et ce bien qu'il ne soit pas toujours certain de vouloir vraiment la posséder.
Assimiler quelqu'un à une statue revient à le faire déchoir de son rang d'être humain autonome à celui d'objet inanimé. Alors, le fait que le protagoniste yoarcenarien se représente son partenaire amoureux, pour qui il est supposé avoir de l'affection, sous forme d'un objet suggère pour ~e moins une relation ambiguë tanguant entre l'amour et la haine. La comparaison qu'il établit entre la personne éprise de lui et une antique stâtue de marbre oscille
divinité et le plus draconien des assujettissements puisqu'un vivant peut faire son bon vouloir d'une chose inanimée. La chosification lui permet, en outre, de laisser libre cours à sa possessivité. Lorsqu'il substitue
mentalement une chose à une personne, il est plus aisé de considérer qu'elle lui appartient et de la détruire à sa guise tôt ou tard. D'ailleurs, la plupart des liaisons s'achèvent par la mort de l'individu chosifié.
Le personnage principal ne semble pas pouvoir s'empêcher de recourir au procédé destructeur de
chosification, un peu comme s'il considérait que la vie àe couple devait inéluctablement mener à l'élimination de l'un de ses deux membres, et que, par conséquent, il se devait de réagir contre l'Autre qui constitue une menace. Cette position nous rappelle celle de Sartre, que le critique Teofilo Sanz rapporte dans un article sur Alexis de
Yourcenar: « Cependant [le] rapport [de Sartre] à l'Autre est pessimiste car celui qui nous regarde, également pourvu de conscience, a toujours l'intention de nous anéantir, de nous transformer en objet ».2 Étant donné que ce
raisonnement correspond, selon nous, à celui des
personnages que nous étudions, leur tendance à chosi=ie~ l'Autre peut alors être perçue comme une contre-attaque.
La répulsion d'Éric von Lhomond pour la chair de l'Autre Nous pouvons étayer cette hypothèse en examinant les protagonistes du Coup de grâce, du « Premier soir », et des Mémoires d'Hadrien. Ceux-ci ont en commun la crainte de s'embourber dans une vie sentimentale exclusive. Nous nous attardons en premier lieu au personnage d'Éric von Lhomond, narrateur du premier roman mentionné. Celui-ci relate
l'histoire du triangle amoureux qui se développa entre lui et ses cousins, Conrad et Sophie de Reval, en se
concentrant toutefois sur la liaison qu'il entretint avec Sophie.
Ce trio vivote à Kratovicé, après la première guerre mondiale, essayant tant bien que mal, avec l'aide d'un détachement de soldats, de maintenir leur propriété contre les Bolchéviks. Avec une telle mise en situation, nous devinons bien que cette relation sentimentale évolue dans un milieu fermé, presque en huis-clos, ce qui :avorise l'exacerbation des passions. Aussi, le àuel amoureux entre un homme et une femme dégénère en guerre larvée. En effet, au cours du récit, Éric perçoit progressivemenc le
dévouement sans borne et le àésir de sa cousine comme une nenace. L'engouement de Sophie lui est àésagréable non seulement parce que ses choix sensuels l'inclinent plutôt vers Conrad, mais aussi et surtout parce qu'il n'aime pas s'engager.
Le malaise du narrateur se traduit, entre autres, par un foisonnant réseau de figures de style à saveur misogyne. Joan E. Howard en expose d'ailleurs quelques-unes dans son livre From Violence to Vision3
• Sophie est ainsi, à
plusieurs reprises, comparée à un animal, ce qui est perçu évidemment comme avilissant. Pour notre part, nous
observerons plutôt comment la comparaison ou la métaphore avec un objet d'art peut aussi être péjorative.
Débutons par une comparaison qui ne relève pas de la statuaire, mais qui amorce d'emblée le processus de
chosification qu'impose Éric à la femme qui l'aime, et qui donne aussi une conne idée du ton sur lequel il traite ces sentiments.
L'amour avait mis Sophie entre mes mains comme un gant d'un tissu à la fois souple et fort; quand je la
quittais, il m'arrivait des demi-heures plus tard de la retrouver à la même place, comme un objet abandonné.4 Cette comparaison survient assez tôt dans l'intrigue, alors qu'Éric vient tout juste de prendre conscience de la nature passionnée de l'attachement de sa cousine à son endroit.
Paradoxalement, Éric utilise pour la première fois le mécanisme d'auto-défense çonsistant à Ch~sL:ier Sophie sous
forme de statue lors d'un épisode où il ne se sent pas menacé. Il s'agit même d'une des seules occasions où ~_
parvient à éprouver pour Sophie ce qui se =approche le plus de l'affection et du désir. La jeune fille s'étant enivrée
pour noyer la douleur que lui cause la mort accidentelle et brutale de son chien, son cousin la raccompagne à sa
chambre et la soigne à son chevet.
Soulevée sur le coude, elle continuait à vomir sans s'en apercevoir, la bouche ouverte, comme la statue d'une fontaine. ( ... ) cette pâleur, ces taches, ce danger, et cet abandon plus complet que dans l'amour étaient rassurants et beaux; et ( ... ) ce corps
pesamment étalé me rappelait celui de mes camarades soignés dans le même état et Conrad lui-même ...5 Il faut admettre que si ce qu'il relate n'est guère
flatteur pour la jeune fille, le ton employé n'est pourtant pas dénigrant, mais presque empreint d'attendrissement. Ce sentiment, si rare chez lui, est déclenché par deux
particularités dans l'apparence de la jeune femme au momenc où il l'observe.
D'une part, il ressort nettement que c'est lorsque Sophie lui fait penser à un camarade masculin qu'il parvient à ressentir pour elle de l'attirance. Cette question de l'androgynie de Sophie troublant le
protagoniste revient fréque~~ent dans le texte. D'ailleurs, tout qualificatif mélioratif à l'endroit de la femme
concerne son apparence masculine et surtout sa ressemblance avec Conrad.o
D'autre part, Éric la compare aussi à une statue. Cette figure de ~_yle sert à décrire l'ivresse de la jeune
femme. Toutefois, Éric ne se contente pas de décrire, il commente aussi la situation. I~cidemment, il admet qu'il
trouve 'rassurant' cette perte de contrôle de Sophie.
Celle-ci présente en effet une image dégradée d'elle-même, et son inconscience désamorce toute menace puisque leur guerre amoureuse consiste en l'opposition farouche de deux volontés. Elle lui paraît donc inoffensive lorsque son esprit autant que son corps est inerte. La mention du terme de 'statue' accentue l'idée d'i~~obilicé.
Il est frappant qu'Éric soit rassuré lorsque Sophie lui fait penser à un homme et lorsqu'il a l'impression de pouvoir la neutraliser complètement non seulement en tant que femme, mais aussi en cant qu'être vivant doté d'une volonté.
L'influence de Narcisse
Cette attitude peut s'expliquer par le fait qu'Éric est affecté et par l'altérité que Sophie re9résente dans
l'univers militaire d'hommes auquel il est habitué, et par le jugement qu'elle risque de ~orter sur lui. Or,
envisager le jugeme~t d'autr~i co~e une ~enace 90ur l'estime de soi, relève du narcissisme. J'ailleurs, un ex~rait tiré à'une analyse clinique du c8mpcr:ement
narcissique nous permet de ~ieux circonscrire le personnage d'Éric von Lhomond.
The important point is that a narcissistically
disturbed persan is obsessed with proving the excrerne importance and superiority (or at least
no~-inferiority) of the self, and this obsession takes priority over aIl other concerns. 7
La nature narcissique du protagoniste exerce, en effet, une incidence déterminante sur sa perception des événements et sur le développement de l'intrigue amoureuse. Par exemple, la persistance amoureuse de Sophie remet en question sa virilité, ce qui le confronte à son
homosexu~lité mal assumée. En effet, Éric n'est pas à l'avant-garde d'une société, l'Europe de 1918, qui considère ce choix sensuel comme honteux. Son ego se retrouve donc en jeu puisque toute confrontation avec le jugement d'autrui risque d'ébranler dangereusement l'image qu'il se fait de lui et qu'il tient à projeter à son
entourage.
La honte est d'ailleurs décrite, dans une autre étude, comme intimement liée au narcissisme: «Shame results rrom failure of the actual self to approximate configuration ~: the ideal self »."~ C'est pour cette raison complexe que Sophie constitue une menace à '~ :ais pour son identité et son ego. Tant qu'il évolue avec des hommes ou qu'il
s'investit superficiellement dans des aventures sans
lendemain avec des prostituées, il n'a pas d'ennui. Il est toutefois exact qu'Éric a plus d'aversion pour
l'investissemenc sentimental que pour le~ femmes. Il
l'avoue d'ailleurs: « [ ... } ce vice, [ ... } c'est Dien ~o:~s l'amour des garçons que la soli-tude».? L'exigence d'une
femme amoureuse le perturbe donc énormément. Aussi s'impatiente-t-il rapidement de l'infatuation de sa
cousine. Son humeur à ce moment explique la généralisation hâtive du particulier (Sophie) au général (les femmes): « Pourquoi les femmes s'éprennent-elles justement des hommes qui ne leur sont pas destinés, ne leur laissant ainsi que le choix de se dénaturer ou de les haïr ».10
Le point de non-retour dans leur relation est
d'ailleurs atteint lorsqu'elle le confronte directement sur ce sujet délicat pour lui. Un autre officier, s'estimant en rivalité avec Éric pour l'obtention des faveurs de la seule jeune fille de la maisonnée, informe cette dernière de la véritable raison du dédain d'Éric à son endroit. Bien qu'elle ait enduré avec patience jusque là les vexations d'un homme qu'elle espérait séduire, elle n'accepte pas d'avoir été bernée et le prend âprement à partie.
C'est lors de la description de cette scène, dont le souvenir est encore agressant ~our le narrateur, qu'il la compare à nouveau à une fontaine: « On aurait àit une fontaine qui crachait de la boue ».:: Notons que dans ce cas-ci, le vocable de 'statue' n'est pas mencionné, mais __ nous paraît pertinent d'envisager l'anthropomorphie de la fontaine à cause du verbe 'cracher' qui évoque la bouche. Il reste qu'Éric se représente encore cette femme sous la
forme d'un objet inanimé et non doué de la parole alors qu'il se sent attaqué, surtout verbalement, mais aussi physiquement puisqu'elle en vient à lui cracher réellement au visage au terme de leur discussion houleuse. Éric, le narrateur, précise même avec discernement: « C'était bien une adversaire que j'avais en face de moi ».12 Encore une
fois, la chosification et le mépris sont un mécanisme de défense qui trahissent la vulnérabilité de von Lhomond face à ce qu'il a de la difficulté à accepter de lui-même.
Celui-ci concède toutefois, avec le recul, qu'il s'est senti plus menacé qu'il ne l'était véritablement et que sa réaction outrée a provoqué une rupture définitive,
autremen~ évitable, entre lui et Sophie.
L'idée qu'elle prenait contre moi sa défense [celle de Conrad] m'atteignit au point le plus sensible de ma mauvaise conscience. Toutes les réponses eussent été bonnes, sauf celle sur quoi je trébuchai par
irritation, oar timidité, oar hâte de blesser en
retour.13 ~ •
Nous le voyons, l'affection d'Éric pour Conrad est un sujet à propos duquel il se sent facilement agressé. Il suffit d'ailleurs de considérer la narration du héros qui, des années après l'incident, :ait allusion à son 'amitié particulière' tout au long du récit avec une pudeur
embarrassée. La citation de la fontaine cra~hant de la boue permet aussi de démontrer le malaise d'Éric àevant le
regarà d'autrui sur ses choix sen~uels. Von Lhomond use en effet de l'ellipse que constitue la métaphore d'une
fontaine crachant de la boue pour suggérer la nature des propos indignés de Sophie au sujet de sa liaison avec
Conrad. Cependant, ce n'est pas seulement la crainte d'être jugé par une femme qui motive le protagoniste à se
représenter celle-ci sous forme d'objet.
La femme-objet d'art
Un personnage masculin angoissé à l'idée de partager sa vie avec une femme sert également d'argument à la
nouvelle « Le premier soir ». Ce texte suit l'introspection d'un jeune couple qui amorce son voyage de noces. Le mari, Georges, est contrarié par la perspective de ses nouvelles responsabilités et surtout par le fait de perdre sa
liberté. Il constate aussi que la légitimité ôte, à ses yeux, tout piquant à cette relation avec la jeune femme qu'il désirait pourtant auparavant. Il regrette à présent d'avoir cavalièrement abandonné sa maîtresse dont il s'était pourtant lassé. Puis, le premier soir de leur union, avant toute consommation, il apprend le suicide de cette ancienne maîtresse.
Pour relater ces événements, le narraceur
extradiégétique fait alterner la focalisation incerne entr~ les deux nouveaux époux, favorisant celle du mari, se
penchant occasionnellement sur celle de la femme, Jeanne. Or, cette femme, à qui l'on accorde bien peu d'espace pou=
,
s'exprimer est comparée dès le départ à un objet par lenarrateur extradiégétique omniscient, lequel laisse planer une ambiguïté sur la provenance de cette comparaison. Est-ce le point de vue du narrateur ou Est-celui de Jeanne ?
« N'ayant rien à dire, elle cherchait vainement une
question à poser, à la façon d'un objet qui n'a pas en soi d'importance, mais qui en acquiert par notre obstination à l'atteindre ».14
La comparaison qui suit de la jeune épouse à un bas-relief de la Rome antique est par contre clairement
attribuée à Georges.
Le train s'arrêta pour la douane: ils furent soulagés que cessât leur immobilité en marche. La portière s'ouvrit: il descendit le premier, lui tendit les mains. Elle sauta sur le quai, d'un bond léger qui lui
rappela l'Andromède d'un bas-relief de Rome. Il en fut flatté: elle était déjà sa chose.15
La première lecture pourrait porter à croire que Georges est fier parce que Jeanne ressemble à Andromède, et qu'il admire tout simplement sa grâce. Mais l'explication « elle était déjà sa chose» renvoie bien plus à l'objet qu'est un bas relief qu'au concept de beauté évoqué par allusion mythologique. Ainsi, ce nouvel époux envisage sa conjointe comme un objet que l'on est fier de posséder, et pas comme un individu que l'on respecte. Peut-être aussi n'est-ce que sa perception de la gratification que procure le mariage, reléguant la petite épouse à un rôle décoratif. La
l'angoisse de perdre sa liberté de célibataire. Cette
attitude s'apparente évidemment à celle d'Éric. À ce détail près que Georges ne semble pas redouter le jugement de sa femme, tandis que von Lhomond trouve pétrifiant le regard de l'Autre.
Quand Vénus prend les traits de Méduse
L'angoisse de plusieurs protagonistes devant une émotion qui les déstabilise se traduit aussi par la
métaphore de la méduse. La symbolique de cette figure de style, récurrente dans l'oeuvre de Yourcenar, est complexe et révélatrice. Elle est également plus intimement liée au thème de la statuaire qu'il n'y paraît au premier regard, pour la bonne raison que le mot 'méduse' renvoie autant à l'animal aquatique qu'au mythe antique. Or, selon ce dernier, la Méduse pétrifiait tout être dont le regard croisait le sien. Force est d'admettre qu'~ne telle figure de style pour décrire l'être aimé, laisse transpirer un
sentiment d'insécurité par rapport à cette personne.
Incontestablement, en compagnie d'une Méduse, il y a danger mor~el de pétrification. Cette attitude méfiante enclenche
le mécanisme agressif d'auto-défense mentionné plus haut dont le raisonnement de base se résume par: « C'est elle/lui ou moi ». Le danger d'immobilisation du héros
dynamique de la chosification de l'autre. Ce type de
personnage pense désamorcer les maléfices de la Méduse en la jouant de vitesse, c'est-à-dire en métamorphosant
l'objet amoureux en statue.
Analysons donc comment le rapprochement avec la Méduse reflète le malaise d'Éric devant le puissant amour de
Sophie dans Le coup de grâce. Tout d'abord, il est
significatif que ce soient des traits caractéristiques de féminité que von Lhomond retienne pour assimiler Sophie à
une Méduse: « Le lendemain, je m'aperçus que pour la première fois elle avait omis de porter pour dormir ces bigoudis qui la faisaient ressembler, pendant les nuits d'alerte, à une méduse coiffée de serpents ».:6 Certes,
l'allusion à la Méduse évoque la crainte de pétrification du héros, mais cette métaphore met surtout en lumière la misogynie d'Éric, la dévalorisation de toute féminité
allant même jusqu'à l'horreur. En effet, l'acception du mot , méduse' peut aussi renvoyer à l'animal aquatique, ce qui fait ressortir à merveille la répulsion qu'éprouve Ëric von Lhomond devant une féminité qu'il trouve envahissante. Dans le même esprit, il compare à un poulpe une prostituée
rencontrée à Riga qui a le tort de trop s'accrocher à lui durant son séjour.
Cette chanteuse des petits cafés àe Budapest au ~oins
ne prétendait pas s'empêtrer dans mon avenir. Il :auc pourtant dire qu'elle s'accrocha à moi, pendant ces
quatre jours à Riga, avec une tenacité de poulpe auquel ses longs doigts gantés de blanc faisaient penser.17 Encore une fois, l'irritation est causée par le
comportement accaparant d'une femme, mais la répulsion (ici représentée par le poulpe) est toujours associée à un
aspect physique évoquant la féminité (les 'longs doigts gantés de blanc'). Aussi, lorsqu'elle explore les
différentes significations àe ces créatures marines à
appendices multiples, dans son ouvrage consacré à des textes yourcenariens, From Violence to Vision, Jean E.
Howard conclut qu'elles sont, entre autres, des symboles de la féminité.
Il est par ailleurs remarquable qu'au long de l'intrigue Éric rapporte toute tentative de Sophie de soigner son apparence, ou d'affirmer sa féminité, avec un vocabulaire guerrier comme s'il s'agissait d'une offensive, lorsqu'il ne se contente pas de la commenter sur un ton dépréciateur.
Il a néanmoins de l'estime pour elle en tant que compagne d'infortune. Après avoir failli mourir tous les deux dans un bombardement nocturne aérien, encore sous le coup de l'émotion, les deux rescapés s'étreignent enfin,
jusqu'à ce que l'acte physique d'embrasser Sophie éveille un souvenir d'enfance é9rouvant pour von Lhomond qui fait
ressortir à quel point l'idée de féminité et de coercition sont liées dans l'esprit du jeune soldat.
Je ne sais à quel moment le délice tourna à l'horreur, déclenchant en moi le souvenir de cette étoile de mer que maman, jadis, avait mis de force dans ma main, sur la plage de Scheveningue, provoquant ainsi chez moi une crise de convulsions pour le plus grand affolement des baigneurs.18
La comparaison du partenaire amoureux avec la Méduse se retrc~ve aussi dans les Mémoires j'Hadrien. Cette figure de style renvoie à des phénomènes similaires à ceux du roman précédemment étudié, bien qu'il faille apporter des nuances. En effet, contrairement au mercenaire prussien qui ne cède jamais, et ne peut déterminer clairement s'il est attiré par la jeune fille, l'empereur romain a la chance de savourer une passion qui ne va pas à l'encontre de sa nature, et surtout de ne pas en éprouver de complexe, durant un temps. En dépit de cette distinction, aucun des deux hommes n'est capable de s'abandonner com91ètement à
l'être aimé en toute sérénité, parce que tôt ou tard, ils en viennent à avoir peur de pe_drc le contrôle. Ce seront pourtant eux qui parvienàront à étendre leur emprise destructrice sur la personne qui les aàore, et non
l'inverse.
Ainsi, après une périoàe idyllique avec son compagnon, Hadrien commence à s'inquiéter du poids Je l'amour de
l'exclusivité de cette passion. C'est au moment où il remet en question le bonheur que lui apporte son amant, et que par contre-coup ce dernier en prend ombrage, que la comparaison de la Méduse est utilisée: « Des caprices dangereux, des colères agitant sur ce front têtu les anneaux de Méduse, alternaient avec une mélancolie qui ressemblait à de la stupeur, avec une douceur de plus en
plus brisée. »19
Justement, Rémy Poignault offre un éclairage sur ce thème précis, dans son article « Antinoüs, un destin de pierres ». Il attire en effet notre attention sur le fait que la métaphore de la Méduse qu'utilise Hadrien pour décrire la chevelure du jeune éphèbe trahit sa crainte de pétrification.
L'allusion mythologique ['les anneaux de Méduse'} dépeint aussi son utilisateur en soulignant une évolution d'Hadrien, qui passe de la fascination
amoureuse à la répulsion: il redoute la pétrification ne voulant pas être figé en un seul amour [ ... ]. 2G
Ainsi, à l'instar d'Éric et de Georges, Hadrien assimile l'être aimé et aimant à une statue par le biais d'une
figure de style. Cependant, comme nous le verrons plus bas, Haàrien pousse plus loin que les deux autres personnages principaux le processus d'identification entre l'être ie chair et l'objet àe marbre.
Mentionnons en passant que le rapprochement
par le bagage culturel de l'auteur. Rémy Poigneault nous rappelle, dans son article, que ce sont les véritables iconographies d'Antinoüs, ayant fasciné Marguerite Yourcenar, qui sont la source d'inspiration de ce
personnage secondaire, lequel a connu une longue gestation amorcée par l'auteur avant même qu'elle n'ait eu l'idée de relater les mémoires d'Hadrien.
PYgmalion à rebours
Plus que les autres victimes d'amour mentionnées jusqu'à présent, Antinoüs est lié à l'univers de la
statuaire. En effet, le garçon est assimilé à une statue ~a première fois qu'il est évoqué dans le texte, sans même être nommé, bien avant qu'il ne rencontre Hadrien. Il est introduit dans le récit par une prophétesse bretonne
qu'Hadrien avait consultée, qui, en dépit de ses pouvoirs, ne parvient pas à identifier comme un jeune homme de chair et de sang, ce qu'elle entrevoit dans sa vision.
Elle vit des cités qui s'édifiaient, àes :oules en joie, mais aussi des villes incendiées, des files
amères de vaincus qui démentaient mes rêves de paix; un visage jeune et doux qu'elle pri~ pour une figure de femme, à laquelle je refusai de croire; un spectre blanc qui n'était peut-être qu'une statue, objet plus inexplicable encore qu'un fantôme pour cette habitante des bois et des landes.21
Donc, la première image qui nous est donnée d'Antinoüs est celle d'un être sans identité et sans vie qui ne saurait être qu'un bel objet ou un spectre. Ce n'est d'ailleurs
qu'à la seconde lecture que nous comprenons clairement de qui il est question.
En un sens, on peut considérer qu'au fur et à mesure que la relation se détériore entre l'empereur romain et le jeune Bythinien, la statue de ce dernier, entrevue jadis dans les brumes de Bretagne, se matérialise.
D'ailleurs, il arrive parfois au narrateur de décrire l'évolution morale de son amant en se référant à la
statuaire: « [ ••. l la belle bouche avait pris un pli amer dont s'apercevaient les sculpteurs ».22
Qui plus est, au moment où les rapports entre les deux hommes se dégradent encore plus, Hadrien emploie non
seulement une métaphore mais aussi un oxymore:J pour
décrire la complexité de ses sentiments envers Antinoüs: « Il m'est arrivé de le frapper: je me souviendrai toujours de ces yeux épouvantés. Mais l'idole souffletée restait l'idole, et les sacrifices expiatoires commençaient ».24
Plus soucieux de son indépendance que du bien-être de la personne qu'il affectionne pourtant le plus, Hadrien ne parvient pas à interpréter adéquatement les signes de détresse de son ami, lequel, inquiet de peràre le premier rang dans les bonnes grâces de l'empereur, se suicide, espérant à la fois prolonger sa vie grâce a son sacrifice et s'assurer, par cet acte, une reconnaissance bien plus
durable que l'amour inspiré par une jeunesse et une beauté appelées à décliner tôt ou tard.
La mort de son bien-aimé marque un point tournant, chez Hadrien, dans la nature du rapport entre l'être aimé et la statuaire. Il ne s'agit plus, dès lors, d'imaginer l'autre comme une statue par mécanisme de défense, mais plutôt de le recréer afin d'atténuer la douleur de l'avoir perdu. Ainsi, en public, Hadrien tente de rendre hommage a son ami en assurant la survie de son souvenir dans tout l'empire en faisant ériger une ville à son nom: Antinoé. En privé, il tente, en vain, de compenser l'absence de son amant. Ainsi, comme il le reconnaîtra lui-même, l'empereur assigne une fonction à l'art. Celle-ci varie selon ses sentiments qui, eux, dépendent des événements qui
l'affectent.
Sitôt qu'il compta dans ma 7ie, l'art cessa d'être un luxe, devint une ressource, une forme de secours. J'ai imposé au monde cette image: il existe aujourd'hui pl~s de portraits de cet enfant que de n'importe quel homme illustre, de n'importe quelle reine. J'eus d'abord à
coeur de faire enregistrer par la statuaire la beauté successive d'une forme qui change; l'art devint ensuite une forme d'opération magique capable d'évoquer un visage perdu.[ ...l Je comptais désespérément sur l'éternité de la pierre, la fidelité du bronze, 90ur perpétuer un corps périssable, ou déjà détruit, mais j'insistai aussi pour que le marbre, oint chaque jour d'un mélange d'huile et d'acides, prit le poli et presque le moelleux d'une chair jeune.:s
Il nous semble justifié de croire q~e dans les
Mémoires d'Hadrien, nous assistons, en quelque sorte, à la création d'un mythe de Pygmalion dont l'ordre des épisodes serait inversé. Selon le mythe grec, le sculpteur Pygmalion avait façonné une statue de femme (Galatée) d'une telle perfection qu'il en tomba intensément amoureux. Touchée par sa ferveur, Aphrodite, déesse de l'amour, transforma l'être de marbre en chair afin que l'union puisse être consommée. Il nous semble que certains traits de l'intrigue nous permettent d'appliquer à rebours le mythe grec au cas
spécifique de cet empereur romain. En effet, celui-ci jouit d'abord de la présence d'un être vivant, toutefois, comme il se le reproche lui-même amèrement, i l n'a pas assez aimé: « Loin d'aimer trop, comme sans doute Servianus à ce moment le prétendait à Rome, je n'avais pas assez aimé pour obliger cet enfant à vivre ».:6
Aussi, après la mort prématurée du jeune homme, Hadrien tente de recréer sa présence par une vaste
entreprise statuaire, mais en vain. Hadrien 9rétenà alors avoir été dépouillé d'un 90uvoir àivin en gerdant
Antinoüs. Bien qu'il ne fasse évidemment pas référence au pouvoir de ranimer la pierre, nous ne pouvons nous empêcter d'établir la corrélation entre Pygmalion, qui fut exaucé, et Hadrien, se morfonàant devant des statues qui, en dépi~
celui qu'il aimait. C'est comme si Aphrodite s'était
détournée de cet amant qui ne satisfait pas aux exigences. Dans son article « Antinoüs, un destin de pierre », Rémy Poignault souligne d'ailleurs à quel point Marguerite Yourcenar s'attarde à tous les efforts de l'empereur pour compenser l'absence d'un humain par des statues à son effigie: « J'ai assisté aux passes magiques par lesquelles les prêtres forcent l'âme du mort à incarner une parcelle d'elle-même à l'intérieur des statues qui conserveront sa mémoire »27, « Ces grandes figures blanches ne différaient
guère de fantômes ».28
En dépit du deuil réel accablant le protagoniste, la disparition d'Antinoüs a soulagé Hadrien du danger de pétrification. C'est seulement lorsqu'Antinoüs est
dépouillé de sa vie, donc de toute forme d'altérité par rapport à Hadrien, et qu'il est i~~obilisé sous :orme de statue que le héros laisse libre cours a son amour et à sa dévotion. Si l'hommage qu'il lui rend est sincère, il n'en demeure pas moins que toute menace de perte de contrôle s'est éteinte avec l'Autre.
Le pouvoir du sculpteur
S'il est une autre caractéristique de la statue qui la rende agréable aux yeux de 9rotagonistes ~els qu'Hadrien, Georges ou Éric, c'est qu'elle soit privée de parole.
Ainsi, en plus d'être fort esthétique, l'objet de leur affection est silencieux, ce qui semble renvoyer à
l'expression notoire « Sois belle et tais-toi ». Voilà qui achève le portrait de l'être aimé comme personne-objet complètement dominée.
L'idée d'un commerce avec une créature sans réaction paraît sûrement plus commode cour ces protagonistes
masculins à l'esprit dominateur parce qu'ils supportent mal d'être contrariés. Or, toute interaction avec autrui
comporte un risque de contrariété. À ce sujet, dans un court texte fictif intitulé « Sixtine », Yourcenar a imaginé des témoignages de disciples de Michel-Ange, de modèles ayant posé pour lui ou encore de l'artiste lui-même. Ce dernier explique justement son désintérêt des femmes par le fait qu'aucune d'elles n'est comme une statue. Pour lui, tout être vivant est imparfait et
seulement dans la pierre sculptée réside un potentiel de perfection. Cette perfection dépend du sculpteur, ce qui lui octroie un pouvoir presque divin. Notons que ce Michel-Ange :ictif est typiquement yourcenarien, puisque lui
aussi, à l'inverse de Pygmalion, désirerait qu'une fe~~e
fût chose, préférablement une statue.
Je n'ai jamais rencontré une femme aussi belle que mes figures de pierre, une femme qui pût rester des heures immobile, sans parler, comme une chose nécessaire qui n'a pas besoin d'agir pour être, et vous fit oublier que le temps passe, puisqu'elle est toujours là. Une femme qui se laisse regarder sans sourire, ou sans
rougir, parce qu'elle a compris que la beauté est
quelque chose de grave. Les femmes de pierres sont plus chastes que les autres et surtout beaucoup plus
fidèles, seulement elles sont stériles.29
Un second extrait met en relief le fait que l'Autre risque toujours de ménager des déceptions tandis que l'univers de rêverie de l'artiste est plus rassurant, car il participe du connu pour lui: « Si j'avais un fils, il ne
ressemblerait pas à l'image que je m'en serais formée, avant qu'il existât. Ainsi, les statues que je fais sont différentes de celles que j'avais d'abord rêvées ».30 Le sculpteur ne veut donc pas faire face aux réactions humaines, même les moindres telles que le fait de « rougir» ou de « sourire» puisque ces actes, aussi inoffensifs soient-ils, rappellent la nature imprévisible propre aux êtres animés.
Cette immobilisation de la jeunesse et de la beauté demeure tout de même ambiguë. Elle est parfois une preuve d'amour puisque l'artiste i~~ortalise l'éphémère perfection physique d'une personne qu'il aime, mais elle génère aussi des questions troublantes: Est-ce que la survie de l'amour exige l'arrêt de toute évolution, comme si l'essence de ce sentiment ne pouvait être contenue que àans un moment
précis? Puisque l'évolution est une caractéristique de la vie, la préservation de l'amour passe-t-elle par la mort? Cette attitude, que suggèrent ces interrogations, remet en question l'ouverture sur l'Autre dans toute sa diversité.
Si tu restais, peut-être ta présence, en s'y superposant, eût affaibli l'image que je tiens à
conserver d'elle. De même que tes vêtements ne sont que l'enveloppe de ton corps, tu n'es plus pour moi que l'enveloppe de l'autre, que j'ai dégagé de toi, et qui te survivra. Gherardo, tu es maintenant plus beau que toi-mëme.Ji
En outre, il devient également flagrant qu'un glissement s'effectue bien rapidement de l'immobilisation du corps à celle de l'âme.
Tu es beau, de cette beauté fragile que la vie et le temps assiègent de toutes parts, et finiront par te prendre, mais en ce moment, elle est tienne, et tienne elle restera sur la voûte de l'église où j'ai peint ton image. Même si un jour, ton miroir ne te présentait plus qu'un portrait déformé où tu n'osais te
reconnaître, il y aura toujours, quelque part, un
reflet immobile qui te ressemblera. Et c'est de la même façon que j'immobiliserai ton âme.32
La recréation de l'Autre participe des thèmes de l'amour, des relations de pouvoir et de l'art. En effet, remodeler l'autre selon ses propres critères de perfection n'est-il pas encore un acte de domination puisque le ~oàè:~ est dépossédé de lui-même?
Notons que « Sixtine» n'est pas le seul texte, abordé dans ce chapitre, dans lequel la recréation de l'Autre est implicite. En effet, l'attitude de Michel-Ange, exposée dans la précédente citation, s'apparente à =elle d' Haàrierr. En plus de se représenter l'Autre comme une statue, ce dernier se targue de pouvoir remodeler son esprit.
Ce que l'empereur admet dans ses mémoires à propos de sa relation avec Antinoüs étaye adéquateœent notre
hypothèse. Du vivant du jeune homme, le pouvoir du
'sculpteur' Hadrien semble bien réel, et pas limité à un fantasme dominateur plus ou moins conscient: « Je n'ai été maître absolu qu'une seule fois, et que d'un seul être
[ ... ]. En vérité, ce visage changeait comme si nuit et jour je l'avais sculpté ».33
Soulignons tout de même que paradoxalement, Hadrien en vient à nier vigoureusement avoir exercé ce pouvoir
particulier quand la responsabilité inhérente à cette prérogative lui pèse trop lourd sur la conscience. Effectivement, afin de se déculpabiliser en partie, à
propos du suicide de son ami, il raisonne de la manière suivante:
En prenant sur moi toute la faute, je réduis cette jeune figure aux proportions d'une statuette de cire que j'aurais pétrie, puis écrasée entre mes ~ains. Je n'ai pas le droit de déprécier le singulier chef-d'oeuvre que fut son départ; je dois laisser à cet enfant le mérite de sa propre rnort.34
Le refus de l'altérité, un choix narratologique
Il demeure que le dessein àominateur des protagonis~es
est favorisé par les choix narratologiques de Marguerite Yourcenar. En effet, parce qu'Éric et Hadrien sont
narrateurs, ce sont eux les metteurs en scène de leur histoire. Qui plus est, la narration ne relève pas de la
polyphonie, mais bien du monologisme. C'est ce que Brian Gill a analysé dans son article « L'altérité dans Le coup de grâce ». En prenant pour référence le texte théorique La
poétique de Dostoïevski de Bakhtine, le critique démontre
que la narratologie yourcenarienne tend fortement vers le monologisme.
Le monologisme coïncide avec la tendance à éliminer d'un texte la spécificité de l'Autre. L'auteur
monologique, selon Bakhtine, n'a pas d'orientation envers la parole de l'autre et même lorsqu'il emploie un narrateur, celui-ci parle au nom de l'auteur. [ ...1 L'auteur monologique emploie un langage classique dans lequel « il n'existe que le mot 'linguistique', le mot impersonnel, le mot chosifié, qui fait partie d'un lexique poétique d'où il est directement transposé dans le contexte monologique de l'enoncé ».35
Toutefois, Brian Gill considère que le modèle polyphonique de Bakhtine ne s'applique pas à l'écriture de Yourcenar parce que la romancière présente des personnages qui n'auraient leur propre voix qu'en apparence. Par exemple, une analyse comparative du style du narrateur Hadrien et du narrateur Éric fait ressortir un même caractère altier et despotique. En outre, ce narrateur yourcenarien type
monopoliserait toute la focalisation, et ce même lorsqu'il semble tenir compte du point de vue de divers personnages.
Nous constatons pour notre part que le lecteur doit se méfier, car toute information est filtrée par un narrateur intradiégétique, lequel est bien sûr impliqué émotivement dans ce qu'il relate, ce qui cause une
distorsion de sa perception de la réalité. Aussi, la forme de ces textes, privilégiée par l'auteur, renforce notre impression que le narrateur intradiégétique mène le récit à sa guise. Par exemple, Hadrien rédige des mémoires dans lesquels il n'y a aucun dialogue. Quant à Éric, il insère bien des dialogues dans sa confession, mais sa vision des choses, entachée de narcissisme, incite à remettre en question son objectivité.36 Toute autre voix que celle du narrateur peut donc être aisément évacuée, ce qui facilite le rejet de l'altérité.
Erin CarIs ton abonde dans le même sens dans son
ouvrage intitulé Thinking Fascism. Elle consacre en effet un chapitre à Marguerite Yourcenar dans lequel elle conclut que la voix de l'homme homosexuel est utilisée par
Yourcenar comme universelle, tandis que celle de la femme est complètement oblitérée. Ce jugement semble aussi valoir pour les protagonistes masculins dominateurs qui sont
hétérosexuels. En effet, dans la nouvelle Le premier soir,
même si le narrateur est omniscient, se sont les pensées du personnage de Georges qui sont nettement favorisées par rapport à celles de Jeanne.
En résumé, l'assimilation de l'être aimé à une statue révèle des sentiments paradoxaux que le protagoniste
entretient envers lui. En effet, ce dernier se retrouve élevé au rang d'idole pour être ensuite souffleté de
plusieurs façons. Il se voit notamment privé de parole, par le biais de la narration qui favorise le héros quand celui-ci ne se l'approprie pas tout bonnement. De plus, en le comparant à une statue, le personnage principal im~obilise mentalement l'individu amoureux de lui, ce qui lui permet de se l'imaginer réduit à sa merci. La source de cette agressivité face à l'amour de l'Autre est la crainte de devoir se remettre en question parce que confronté à la différence, et d'être jugé. Cette attitude du protagoniste témoigne d'un caractère narcissique. D'ailleurs, le
Narcisse du mythe ne résistait-il pas aussi à l'altérité et l'amour accaparant qu'incarnait Écho? Le rapprochement
entre le personnage grec et le héros yourcenarien sera davantage exploité dans le prochain chapitre. En effet, pour qu'un être narcissique s'attendrisse, son ego doit être en sécurité, ce qui ne peut être assuré que par la présence du Même. Qui Narcisse aime-c-il, si ce n'est son reflet?
Notes
l Marguerite Yourcenar, MH, p. 424.
2 Teéfilo Sanz, « Poétique musicale de l'amour-amitié et du plaisir dans Alexis» in Marguerite Yourcenar. Écritures de l'Autre, Montréal, XYZ, 1997, p. 325.
Le critique applique justement ce raisonnement à un texte yourcenarien (Alexis) que nous n'abordons pas.
3 L'analyse va des pages 121 à 131. 4 Marguerite Yourcenar, CG, p. 105. 5 Marguerite Yourcenar, CG, p. 117.
6 Nous en voulons pour preuve cet extrait de la page 116: « Sophie[ •.. ] étal[aitl sous mes yeux des jambes gainées àe
soie caramel, qui étaient moins celles d'une jeune déesse que d'un jeune dieu ».
7 Ralph D. Ellis, Eros in a Narcissistic Culture. An
Analysis .~chored in the Life-World, Boston, Kluwer Academie Publishers, 1996, p. 13.
a Andrew P. Morrison, Shame, the Underside of Narcissism,
Hillsdale, New Jersey, The Analytic Press, 1989, p.49.
9 Marguerite Yourcenar, CG, p. 129. ta Marguerite Yourcenar, CG, p. 98.
--
Marguerite Yourcenar, CG, pp. 133-134. 12 Marguerite Yourcenar, CG, p. 133. 13 Marguerite Yourcenar, CG, pp. 134-135. :,; ~arguerite Yourcenar, PS, p. 30.--
Marguerite Yourcenar, PS, p. 39. :'6 Marguerite Yourcenar, CG, p • 109. .../ Marguerite Yourcenar, CG, p. I l l . :.8 Marguerite Yourcenar, CG, p. 122. t9 Marguerite Yourcenar, MH, p. 424.Notes (suite)
20 Rémy Poiqnault, « Antinoüs, un destin de pierres » in
Marguerite Yourcenar et l'art.L'art de Marguerite Yourcenar. Tours, Société Internationale d'Études yourcenariennes, 1990, p. 109.
21 Marguerite Yourcenar, MH, p. 394. 22 Marguerite Yourcenar, MH, p. 419.
23 L'oxymore est « (le rappro~tèmentde] deux :~cnes dont
les significations paraissent se contredire ». Cette définition provient de Bernard Dupriez, Gradus. Les procédés littéraires, Paris, 10/18, 1984, p. 31.
24 Marguerite Yourcenar, MH, p. 424.
,5
Marguerite Yourcenar,MH, p. 389.
26 Marguerite Yourcenar, MH, p. 443.
27 Marguerite Yourcenar, MH, p. 450, citée par Rémy
Poignault, « Antinoüs, un destin de pierres », p. 116.
28 Marguerite Yourcenar, MH, pp. 463-464, citée par Rémy
Poignault, « Antinoüs, un destin de pierres », p. 117.
19 Marguerite Yourcenar, « Sixtine », p. 20. 30 Marguerite Yourcenar,
« Sixtine », p. 20. 31
Marguerite Yourcenar, « Sixtine », p. 22. 32 Marguerite Yourcenar, « Sixtine
», p. 22.
33 Marguerite Yourcenar, L"1H, pp. 405-406.
34 Marguerite Yourcenar,
t"1H, p. 420.
35 Brian Gill, « L'altérité dans Le coup de grâce» in
~Érguerite Yourcenar. Écritures de l'Autre, Montréal, XYZ,
1997, p. 59. La citation de Mikhaïl Bakhtine provie~t de La
poétique de Dostoievski, pp.249-250.
36 Au sujet du narcissisme d'Éric, consulter les articles d'Yves-Alain Favre, « Marguerite Yourcenar, le rôle du mythe dans sa création romanesque» et de Georgia H. Shurr, « Narcisse, le mythe caché chez Youcenar » in Roman,
Notes (suite)
histoire et mythe dans l'oeuvre de Marguerite Yourcenar,
Tours, Société Internationale d'Études yourcenariennes, 1995, pp. 189-196, pp. 411-418.
But Echo, the voiced other of the myth, remains unheard and out of sight. Narcissus is busy with himself, dying for love.1
En deux courtes phrases s'opère la modification de la préoccupation majeure de Narcisse. Il voulait se dérober aux avances importunes d'Écho; il désire soudain ardemment obtenir les faveurs et l'estime de ce si beau reflet
inaccessible. De la même manière, nous effectuerons un déplacement des thèmes dominants de cette recherche. La résistance intraitable qu'opposait Narcisse aux avances de l'Autre constituait en grande partie l'objet du premier chapitre. Nous explorerons maintenant les effets de la
fascination amoureuse pour le Même. La citation en exergue laisse soupçonner que cet amour-là aussi est voué à
l'échec.
Nous continuons toutefois dans cette étude la
réflexion amorcée dans « L'idole soufletée » puisque nous confirmons la tendance narcissique du protagoniste en abordant le thème de la connivence avec le Même.
Ce sujet pourrait ne sembler, au premier coup d'oeil, qu'un simple corollaire de la réaction 0utrée contre
l'Autre précédemment analysée. Pourtant, ce ne sont pas du tout les mêmes aspects qui sont mis en relief. Cette :Oi5-ci, en effet, nous nous attachons moins aux relations de pouvoir que les amants entretiennent entre eux - bien
qu'elles soient toujours présentes - qu'à l'amour réduit au silence en raison des conventions sociales.
Nous examinerons comment les protagonistes contraints à la discrétion ont recours à des allusions culturelles pour exprimer le désir interdit, lequel est parfois réprimé au point d'être inconscient. Si dans le chapitre précédent, nous avions fait appel aux personnages mythologiques de Pygmalion et de la Méduse afin de relier le concept des dangers de l'amour envahissant à l'art statuaire, cette section-ci de la recherche doit beaucoup plus au mythe de Narcisse. Les éléments que nous en retenons ne s'attachent pas au rejet de l'altérité mais plutôt à l'impossibilité de vivre sereinement l'amour du Même. En effet, Narcisse, tou~ absorbé par son reflet, ne songe plus du tout à l'importune Écho.
Après avoir dressé des parallèles entre trois intrigues amoureuses yourcenariennes et le mythe de
Narcisse, nous mettrons en évidence le rôle de premier plan que joue le silence, tant au sein des relations exposées que dans le médium qui les représente. Nous espérons ensuite convaincre de la pertinence du lien entre les
notions de l'amour narcissique et impossible, et le fait de le représenter en peinture. Outre le thème de l'attirance pour son semblable qui est suggérée par la seconde phrase,
la citation en exergue évoque, entre autres, une certaine cohérence sur la plan du monologisme, puisque la voix de l'Autre demeure inaudible, comme c'était le cas dans le
premier chapitre: « [ ...]the voiced other [ ... ] remains unheard. Narcissus is busy with himself[ ... ] ». Or, la présence exclusive du Même implique l'absence de la
polyphonie. Le Même exerce, par ailleurs un envoûtement sur le protagoniste qui ne peut s'empêcher de le contempler, comme Narcisse son reflet sur l'onde. Aussi, traiterons-nous du thème du regard, inhérent à la fois au motif de Narcisse, à celui de la peinture, et aussi à celui des relations de pouvoir. Puis, nous observerons comment les différents mythes évoqués dans les extraits des romans de Yourcenar présentés dans ce chapitre finissent toujours par renvoyer à celui de Narcisse.
Pour illustrer nos propos, nous aurons recours à trois textes de fiction sélectionnés parce qu'ils contiennent une relation amoureuse suggérée dans une oeuvre picturale. Nous nous pencherons ainsi sur la liaison entre Éric von Lhomond et san cousin Conrad de Reval dans Le coup de grâce, la fugace union incestueuse entre Miguel et Anna dans Anna, soror ... , puis, parmi les nombreuses intrigues amoureuses de Nathanaël qui sont relatées dans Un homme obscur, nous retenons la discrète sympathie qui le lie à la veuve
Les constantes d'un amour
D'emblée, certains éléments se recoupent d'une liaison à l'autre. Par exemple, en aucun cas le protagoniste
n'associe directement la personne de ses rêves à une peinture dans une visée de chosification comme c'était le cas pour l'assimilation d'un être vivant à une statue. Cette fois-ci, ce n'est pas l'être aimé que le héros cherche à figer mais plutôt un moment privilégié de leur relation. Il s'agit aussi parfois de la mise en image d'un désir réprimé, de l'immobilisation d'un sentiment
évanescent dont le héros n'est pas toujours conscient.
À la lumière des trois romans choisis, nous constatons que, plus souvent qu'autrement, l'amour du protagoniste se
retrouve illustré par une peinture au moment où ce dernier articule, consciemmenc ou non, sa déférence ou sa tendresse envers la personne convoitée. Dès lors, dans les textes étudiés, l'amour représenté en peinture serait de nature tendre ou respectueuse. Certains détails de l'intrigue nous permettent d'ailleurs de déceler chez le héros du respec~ envers l'objet de ses désirs. Par exemple, Anna en vient à trouver des ressemblances entre son frère, qu'elle
respecte et craint, et le Christ tandis que pour Miguel, aucune femme ne peut prétendre atteindre la perfection de sa soeur. Éric, de son côté, apprécie en Conrad l'idéal compagnon d'armes en qui il peut avoir entièrement