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Rhétorique abolitionniste des romans de Victor Hugo

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Academic year: 2021

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(1)

© Frédéric HARDEL

par

Frédéric HARD EL

Mémoire de maîtrise soumis à l'Université McGill

en vue de l'obtention du diplôme de Maîtrise ès Arts

Département de langue et littérature françaises Université McGill

Montréal, Québec

(2)

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Ottawa ON K1A ON4 Canada

395, rue Wellington Ottawa ON K1A ON4 Canada

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(3)

La peine de mort occupe une place primordiale chez Victor Hugo, notamment

dans son œuvre narrative où il met

à

profit toutes les ressources de la rhétorique

pour tenter de convaincre son lecteur de la nécessité d'abolir cette pratique qu'il

considère« barbare

».

Ce mémoire propose une lecture de cette rhétorique,

à

la

fois en regardant de près divers arguments spécifiques de l'argumentation

hugolienne, et en suggérant une vision d'ensemble de cette argumentation. Le

premier chapitre s'attache

à

montrer que l'opposition entre le droit et la loi est

à

l'origine de la critique judiciaire chez Hugo, critique dont est issue la question

de la peine de mort. Nous étudions ensuite la genèse et le fonctionnement de

divers arguments spécifiques en montrant, en outre, la constance et la persistance

de l'argumentation de Hugo, les mêmes arguments étant repris d'un roman à

l'autre. Enfin, nous analysons, dans le troisième chapitre, le rôle de l'histoire en

tant que méta-argument abolitionniste, le déroulement historique venant souvent

structurer l'opposition de Hugo face aux pratiques pénales excessives.

(4)

The death penalty occupies an essential place in Victor Hugo' s work, notably in

his narrative work where he emphasizes the rhetoric resources in attempts to

convince his reader of the necessity of abolishing this practice which he

considers "barbarie".

This memoir suggests a reading of this rhetoric,

concentrating on various specifie Hugolian arguments and suggesting a global

vision of his reasoning. The first chapter demonstrates that the opposition

between law and his application lies at the root of the judicial criticism

according to Hugo, from which also stems the question of death penalty to begin

with. We then study the genesis and the functioning of multiple arguments

depicting the consistency and persistency of Hugo' s reasoning, these arguments

being interpreted from novel to novel. Finally, in the third chapter, we analyze

history' s role as a meta-argument of the abolishment; the historical development

often structuring the opposition of Hugo's theory regarding the excessive use of

capital punishment.

(5)

Je tiens d'abord à exprimer ma reconnaissance à mon directeur d'études, le Professeur Jean-Pierre Duquette, pour sa lecture attentive, ses judicieux conseils et ses encouragements au cours de ces longs derniers mois.

Je veux aussi remercier celles et ceux qui m'entourent et dont le soutien de tous les instants m'a permis de mener à bien ce projet. Je pense en particulier à ces gens affectionnés que sont ma grand-mère (1' Arquebuse), Monique, compagne de longue date, sans oublier, bien sûr,

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INTRODUCTION ... 1

1 De l'engagement hugolien ... 1

TI Perspectives ... 7

III Problématique ... 8

CHAPITRE PREMIER VICTOR HUGO ET LA JUSTICE ... 12

1.1 La justice humaine mise à l'épreuve ... 12

1.1.1 « Pro jure contra legem » ... 12

1.1.2 Le Christ au tribunal. ... 16

1.1.3 La justice des hommes face à la nature ... 19

1.2 Portrait de la justice humaine ... 23

1.2.1 «Coup d'œil impartial» sur les procureurs et les magistrats ... 23

1.2.2 Gringoire et Ursus face à Thémis ... 29

CHAPITRE SECOND LA PEINE DE MORT: DE L'EFFET LITTÉRAIRE AU POSITIONNEMENT ABOLITIONNISTE ... 35

2.1 Han d'Islande, genèse d'une argumentation ... 36

2.1.1 Éclosion des premiers arguments abolitionnistes ... 36

2.1.2 Joseph de Maistre, une influence de surface ... 39

2.1.3 Les images de l'horreur: choquer« l'œil» pour mieux choquer l'esprit ... 43

(7)

2.2.1 Le Dernier jour d'un Condamné: la préface et le journal,

un même combat? ... 50

2.2.2 Claude Gueux, un pas de plus vers Les Misérables ... 72

CHAPITRE TROISIÈME LA PÉNALITÉ FACE À L'HISTOIRE ... 78

3.1 La pénalité du temps jadis ... 79

3.1.1 Une pénalité décorative? ... 79

3.1.2 Les supplices comme symbole du pouvoir politique ... 84

3.2 Le présent de la pénalité: de la désuétude des pratiques pénales et de ses dangers ... 87

3.3 L'avenir de la pénalité ... 91

3.3.1 Un horizon qui semble bloqué ... 91

3.3.2 Un processus historique inéluctable ... 94

3.3.3 L'ère des prophètes ... 97

CONCLUSION ... 106

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1. De l'engagement hugolien

« Mais on ne se bat pas dans l'espoir du succès! Non! non, c'est bien plus beau lorsque c'est inutile ». Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac

À l'agonie, mettant ses ultimes énergies à liquider ses derniers fantômes, Cyrano-le célèbre héros de Rostand - synthétise bien dans Cyrano-les deux vers en exergue, et ce bien malgré lui, l'un des enjeux esthétiques majeurs du 1ge siècle français: l'engagement artistique, la question des rapports entre le «beau» et 1'« utile ». Des partisans de l'art pur (<< l'art pour l'art ») aux tenants d'un art engagé, voire politisé, toutes les tendances apparaissent au cours de ce siècle qui a connu des régimes politiques aussi opposés que l'Empire et la République: coup d'État, Charte, constitutions, l'agitation politique sollicite tous les esprits et plusieurs écrivains cèdent à la tentation de mettre leur plume au service d'une idéologie. Mais aux discussions politiques (légitimisme vs orléanisme, républicanisme vs monarchisme, etc.) s'ajoutent les questions sociales qui deviennent de plus en plus pressantes à mesure que le siècle avance et que la pression des masses se fait sentir avec plus d'intensité. Insatisfait, le peuple rejoue en mode mineur, en 1830, puis en 1848, la Révolution de 1789 : travail, éducation, suffrage universel et libertés diverses forment un écheveau inextricable dans lequel les écrivains interviennent au gré de leur

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volonté d'engagement. Si la presse, démocratisée grâce aux initiatives de personnages tels Émile de Girardin et Armand Dutacq, permet à un plus grand nombre de voix de se faire entendre, prose, poésie et théâtre seront aussi largement mobilisés dans les combats politiques et sociaux.

Dans l'œuvre immense de l'homme-siècle que fut Victor Hugo, les différents débats politiques et sociaux ont trouvé une résonance inégalée. Des odes royalistes des années 1820 aux virulents Châtiments stigmatisant Napoléon III, du combat contre la

censure de la presse et du théâtre à la violente opposition à la loi Falloux sur le contrôle de l'éducation, questions politiques et questions sociales émaillent la vie et l'œuvre de Hugo. S'il faut attendre son exil (1851), ou à tout le moins son accession à la Chambre des pairs (1845) et à l'Assemblée constituante (juin 1848), pour voir apparaître les interventions et les écrits les plus engagés de Hugo, une lecture des différentes préfaces de ses recueils poétiques et de ses pièces de théâtre révélerait que l'écrivain avait choisi son camp beaucoup plus tôt en optant pour un engagement profond de son œuvre.

C'est par la question de la peine de mort que s'effectue le baptême de l'engagement social de la prose hugolienne1• La publication, en 1829, du Dernier jour d'un Condamné, constitue le premier pas significatif de ce qui deviendra une contribution

de plus de cinq décennies de vie et de littérature à la cause abolitionniste. La particularité de l'implication de Hugo contre la peine de mort, par rapport à ses autres luttes, est double. D'abord, ce combat est celui auquel l'homme a consacré le plus de son temps, et

1 La question de la peine de mort n'est pas exclusive au genre narratif chez Hugo, la poésie et le théâtre sont aussi mis à profit. Toutefois, nous ne tiendrons pas compte des textes relevant de ces derniers genres au conrs du présent travail ponr deux raisons. D'abord, les romans nous fournissent une matière bien suffisante et même au-delà de ce qu'il nous sera possible d'explorer dans les limites d'un mémoire. De plus, le genre narratif a, par définition, des caractéristiques argumentatives qui lui sont propres et que nous serons plus à même de mettre en évidence en isolant ce genre de texte. Par contre, il nous arrivera de citer des textes non-fictionnels de Hugo au sujet de la question pénale lorsque cela pourra éclairer notre corpus.

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pour lequel l'écrivain a noirci le plus de pages. Au moins deux anthologies consacrées à cette question, anthologies faisant une place tant à la correspondance et aux discours qu'aux écrits de fiction, témoignent en ce sens2• Ensuite, premier en date, le combat

contre la peine de mort semble avoir été le catalyseur de la pensée sociale de Hugo. Si dans son texte de 1829 l'auteur traçait une condamnation de la peine de mort par les moyens limités que ses choix narratifs lui permettaient, la préface ajoutée en 1832 et la rédaction de Claude Gueux (1834), autre récit abolitionniste, chercheront à approfondir

les causes de la criminalité. On sait à quels développements futurs cette tendance est promise, notamment dans les grands romans de l'exil que seront Les Misérables et L 'Homme qui rit. Toutefois, loin de se restreindre aux romans du tournant des années

1830, l'argumentation contre la peine de mort est reprise dans presque tous les romans ultérieurs, l'auteur poursuivant le travail argumentatif amorcé dans ses premiers romans; travail sourd mais soutenu.

Il est légitime de se demander ici pourquoi la question des réformes pénales, mais plus encore celle de la peine de mort, ont pris une telle ampleur dans l'œuvre du romancier. Les réponses sont à chercher essentiellement à la confluence de deux facteurs. D'abord, il s'agit d'une question de conjoncture. Si toutes les époques semblent avoir connu des opposants aux châtiments physiques, le véritable débat contre la peine de mort point avec le 18e siècle des Lumières. Déjà, dans L'esprit des lois (1748), Montesquieu

entamait une réflexion sur l'ajustement du crime et du châtiment, mais c'est la parution du traité de Beccaria, Des délits et des peines (1764), qui lancera véritablement le

2 Hugo, Victor, Écrits sur la peine de mort, édition établie par Marie Salavert et présentée par Raymond Jean, Paris, Actes Sud, 1979, et Victor Hugo contre la peine de mort, textes réunis et présentés par Jérôme Picon et Isabel Volante, Paris, Éditions Textuel, 2001.

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mouvement abolitionniste européen. En France, divers concours philosophiques ayant pour thème la pénalité sont organisés en cette seconde moitié du I8e siècle, et ils auront pour participants des Marat, Robespierre, Lacretelle, etc3. Si la possibilité de l'abolition

de la peine de mort est soulevée à la Constituante, notamment par Robespierre en 1791, la nécessité de préserver le nouvel ordre aux lendemains de la Révolution fera contrepoids à ces visées humanitaires, et la question sera repoussée sine die. En fait, la Convention

émet un décret le 4 brumaire de l'an IV, décret stipulant que la peine de mort sera abolie en France au retour de la paix générale en Europe; ce report durera près de deux siècles4.

Au 1ge siècle, le combat abolitionniste s'intensifie et, sous l'impulsion des premiers socialismes (saint-simonisme, fouriérisme) et d'un certain courant chrétien abolitionniste (Lamennais, Lacordaire, Ballanche), des théoriciens comme Charles Lucas, auteur de l'ouvrage Du système pénal en général et de la peine de mort en particulier (1827),

critiquent sévèrement l'ensemble du fonctionnement judiciaire. Mais la période romantique est aussi marquée par les diverses i:J;litiatives - littéraires ou non - des écrivains. Si Voltaire avait donné le ton au siècle précédent avec ses interventions dans certaines affaires judiciaires, c'est au tour des Sand (Mauprat), Nodier (<< Histoire

d'Hélène Gillet »), Lamartine (ode politique «Contre la peine de mort », et certains discours), etc. de mettre leur plume au servIce du combat contre la peine capitale. D'ailleurs, lorsque Lamartine prendra la tête du gouvernement provisoire en février 1848, l'une des premières mesures qu'il adoptera sera l'abolition de la peine de mort en matière politique, geste pour lequel Hugo le félicitera tout en déplorant qu'il ne soit pas allé plus

3 Arasse, Daniel, La guillotine et l'imaginaire de la Terreur, Paris, Flammarion, 1987, pp. 20-21.

4 Savey-Casard, Paul, La peine de mort: esquisse historique et juridique, Genève, Droz, 1968, p. 80. Cet

ouvrage, ainsi que celui de Jean Imbert, La peine de mort en France, Paris, P.U.F. (Que sais-je?), 1989, brossent clairement et succinctement l'évolution de la peine de mort à travers les âges et nous ont été fort utiles.

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loin en décrétant une abolition totale. Ce qui est certain, c'est qu'il y a un contexte qui favorise la publication des textes littéraires abolitionnistes, notamment autour des années 1830, contexte qui commandera, en partie, la prise de position de Hugo.

Mais ce climat intellectuel ambiant n'explique pas à lui seul l'intérêt porté à la question par Olympio; la plupart des écrivains de sa génération ne sont jamais devenus des abolitionnistes ardents tel qu'il le fut. La clef se trouve plus vraisemblablement dans ses expériences personnelles et divers biographes n'ont pas manqué de le souligner. L'une des premières en date, Adèle Foucher, femme du poète, a bien mis en évidence, dans son Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, le rôle que les expériences de jeunesse ont pu jouer dans l'implication abolitionniste de son époux. Elle souligne, entre autres, les visions de pendus et autres suppliciés, croisés sur les routes d'Espagne et d'Italie, lors des voyages que fit le jeune Victor Hugo pour aller rencontrer son père, alors sous les ordres de Joseph Bonaparte. Elle rappelle le retour d'Espagne, plus précisément le passage à Burgos, où Victor et son frère Eugène se mettent à la poursuite d'une foule pour connaître la cause de l'attroupement: «Ils arrivèrent à une place et virent ce qui attirait cette multitude, un tréteau de bois surmonté d'un poteau. Ils demandèrent ce que c'était; on leur dit que c'était l'échafaud et qu'on allait garrotter un homme. Cette idée leur fit peur et ils se sauvèrent à toutes jambes ». Se sauvant, ils rencontrent celui qu'on va supplicier: «Cet homme avait l'air hébété de terreur. Des moines lui présentaient le crucifix, qu'il baisait sans le voir. Les enfants s'enfuirent avec horreur. Ce fut la première rencontre de M. Victor Hugo avec l'échafaud »5. Dans la narration de ces événements à Adèle, Hugo n'a pas manqué d'indiquer certains des éléments qui reviendront sans cesse

5 Foucher, Adèle, Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, Tome 1 (1802-1818), Paris, Nelson (Collection Nelson), p. 170.

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dans son combat contre l'échafaud: attrait morbide de la foule pour les supplices, hébétude du condamné, horreur se dégageant de la scène. Les chapitres L et LI du Victor Hugo raconté sont d'ailleurs exclusivement orientés vers la question de la peine de mort

et établissent une relation de cause à effet entre certaines des rencontres de Hugo avec des suppliciés (Louvel, Martin, etc.) et son implication abolitionniste, tant d'un point de vue littéraire (rédaction du Dernier jour d'un Condamné et de Claude Gueux) que

biographique (interventions dans diverses affaires: Barbès, Joseph Henry, Lecomte). Jean-Marc Hovasse, récent biographe, met aussi les idées abolitionnistes de Hugo sur le compte des contacts du poète avec la justice:

Victor Hugo n'avait de surcroît pas besoin de se plonger dans La Gazette des tribunaux pour entretenir son indignation, il n'avait qu'à feuilleter ses souvenirs: toute sa vie n'avait-elle pas été jusque-là pavée de rencontres insoutenables avec la mort légale, de la fusillade du duc d'Enghien à celle de son propre parrain, du voyage en Italie au voyage en Espagne, de l'exécution de Louvel à celle d'Ulbach?6

Il faut dire que Hugo lui-même n'a pas hésité à faire de son expérience personnelle le point d'ancrage de son combat contre l'échafaud; nombre de textes (lettres, discours, récits) relatent ses rencontres avec les châtiments physiques, événements dont il fait le point de départ de son engagemene. Ainsi, la pensée de Hugo en matière pénale est fortement influencée à la fois par la conjoncture intellectuelle et par sa trajectoire personnelle.

6 Hovasse, Jean-Marc, Victor Hugo, Tome 1 (1802-1851), Paris, Fayard, 2001, p. 384.

7 Voir, entre autres, la Préface du Dernier jour d'un Condamné dans les Œuvres complètes de Victor Hugo, Tome Roman l, Paris, Robert Laffont (Bouquins), 1985, pp. 401-416, et la lettre «Genève et la peine de mort» dans le Tome Politique de la même édition aux pages 541-550. Sauf indication contraire, toutes les citations ultérieures des œuvres de Victor Hugo proviendront de cette édition. Afin de rendre plus accessibles les renvois à celle-ci et de limiter le nombre de notes de bas de page, ces renvois seront faits à même le corps de notre texte et sous une forme abrégée pour la suite de ce mémoire. Ainsi, le tome auquel on renvoie suivi de la/des page(s) seront insérés entre crochets à la suite de la citation. Toujours dans cette optique d'alléger notre texte, il est à noter que les tomes Roman l, II et III, seront simplement désignés par le nombre correspondant au tome en chiffres romains (I, II ou IIl), sans la mention Roman. Par exemple, les deux citations précédentes prendraient la forme suivante: [1,401-416] et [Politique, 541-550].

(14)

n.

Perspectives

De nombreuses études ont été consacrées à l'engagement social de Victor Hugo, tant d'un point de vue biographique que littéraire. La thèse de Mahmoud Aref et l'ouvrage de Henri Pena-Ruiz et Jean-Paul Scot8 mettent en lumière les différents combats de l'écrivain et du citoyen Hugo. Les questions de laïcisation, de suffrage universel, de paix européenne, d'éducation, de lutte au paupérisme y sont successivement abordées. Le combat contre la peine de mort y occupe évidemment une place de choix, et les auteurs soulignent particulièrement le lien établi par Hugo entre la misère et la criminalité, héritage des courants socialistes ambiants. C'est parce que le crime a une origine essentiellement sociale - il n'est qu'exceptionnellement le résultat d'une tare psychologique - que la peine de mort est une aberration: la société ne peut punir par la mort un crime dont elle est au premier chef responsable. C'est toutefois la thèse de Paul Savey-Casard qui prend le mieux la mesure de cette lutte de Hugo contre l'échafaud, et de ses répercussions littéraires9. Le critique souligne habilement les influences, l'évolution et

l'inscription de toute la « criminologie» hugolienne (délit, criminel, sanction) au cœur de l'œuvre. Un de ses apports importants est de tenter une définition de ce qu'est le droit, dans son essence, pour Victor Hugo, en montrant en quoi celui-ci est éloigné de la justice positive, observable au cours de ce 1ge siècle. En effet, un reproche important que Hugo fait à la justice de son temps est de cacher ses véritables intentions - enracinées dans la loi du Talion - sous une rhétorique fleurie. De son côté, A. Halsall, s'intéressant surtout au récit pragmatique dont la principale fonction serait de «mobiliser le vraisemblable

8 Aref, Mahmoud, La pensée sociale et humaine de Victor Hugo dans son œuvre romanesque, Genève, Slakine, 1979 et Pena-Ruiz, Henri et Jean Paul Scot, Un poète en politique: les combats de Victor Hugo, Paris, Flammarion, 2002.

9 Savey-Casard, Paul, Le crime et la peine dans l'œuvre de Victor Hugo, Paris, Presses Universitaires de France, 1956.

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pour motiver le persuasif»lO, s'est intéressé à l'argumentation de Victor Hugo dans un ouvrage récentl!. Se situant dans la lignée des chercheurs influencés par les travaux de

Chaïm Perelman - à l'origine d'un certain renouveau des études rhétoriques dans les années 1960 - Halsall consacre le cinquième et dernier chapitre de son livre à étudier la rhétorique du récit abolitionniste par excellence de Hugo, Le Dernier jour d'un

Condamné. Il Y fait ressortir entre autres l'utilisation du plan classique comme structure

de la Préface du roman (exorde, narration, confirmation, réfutation et péroraison), et la manière dont l'auteur mobilise les trois types d'arguments (technel retenus depuis Aristote (éthos, pathos et logos). De là, il dégage bien quelques-uns des ressorts de l'argumentation hugolienne contre la peine de mort, met au jour les arguments du poète, tout en exposant ce que celui-ci doit à la rhétorique traditionnelle, rhétorique qu'il ne cesse pourtant de discréditer tout au long de son œuvre lorsqu'elle sert à soutenir des points de vue opposés aux siens.

HI. Problématique

Si notre intérêt pour la question de la peine de mort dans l'œuvre narrative de Hugo est né au contact de ses romans, la lecture des textes critiques précités ainsi que de certains autres que l'on trouvera en bibliographie, a décuplé notre curiosité. Au-delà de toute la contextualisation historique de ce combat contre la peine capitale - aspect intéressant en soi mais plutôt éloigné de nos considérations - ce sont les arguments amenés par le romancier, leur agencement ainsi que tout l'outillage rhétorique les

\0 HalsaH, Albert W., L'art de convaincre: rhétorique, idéologie, propagande, Toronto, Paratexte, 1988, p.24.

Il Halsall, Albert W" Victor Hugo et l'art de convaincre " le récit hugolien " rhétorique, argumentation,

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supportant qui retiendront notre attention. En cela, les travaux de Savey-Casard, mais surtout ceux de Halsall, nous seront des plus utiles. Poursuivant donc, dans une direction un peu différente, le travail amorcé par ce dernier, ce mémoire a pour but d'explorer quelques-unes des modalités de l'argumentation de Victor Hugo contre la peine de mort et, au-delà, contre tous les châtiments excessifs, sans toutefois nous limiter au seul récit

du Dernier jour d'un Condamné. Un tel projet mérite toutefois de sérieuses mises en

garde, prolepses obligatoires à tout travail rhétorique! En effet, il convient de préciser que, s'il arrivera au cours des prochaines pages que l'on souligne certains des arguments mis de l'avant par Hugo dans son combat, ce travail n'est rien moins qu'un inventaire des passages concernant la peine de mort ou un dénombrement des arguments convoqués par le poète; il n'est pas question ici d'encyclopédisme ou de recensement anthologique. Les arguments traités se retrouvent certes parmi les plus sollicités par Hugo, mais nous ne prétendons pas que l'argumentation de Hugo s'y limite. Il ne s'agit pas non plus ici d'évaluer la bonne ou mauvaise foi de Hugo et de juger l'homme, un peu comme a pu le faire incisivement Paul Lafargue, qualifiant les écrits hugoliens de « tirades charlatanesques de la philanthropie et du libéralisme bourgeois »12. Par-delà les

intentions, ce qui nous intéresse, c'est le matériau argumentatif qui demeure. Finalement, ce travail ne compte pas non plus juger de l'efficace de l'argumentation de Hugo: seule une analyse de la réception permettrait de tirer des conclusions en ce sens.

Ces précautions oratoires étant prises, disons que notre intention se limite plutôt à proposer notre propre lecture d'une certaine rhétorique contre la peine de mort dans l'œuvre narrative de Hugo, et de montrer qu'une cohérence et une permanence gouvernent cette rhétorique. Partant du principe que tous les romans de Hugo ne relèvent

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pas expressément d'une pragmatique abolitionniste, mais que presque tous contiennent des passages-clés jouant ce rôle, nous avons établi un corpus rassemblant la plupart d'entre eux 13. Afin de mener à bien l'exploration de ce corpus, notre réflexion se limitera

essentiellement à trois aspects. D'abord, il s'agira de cerner la conception du droit sur laquelle reposent les idées abolitionnistes de l'auteur et la manière par laquelle celui-ci tente de partager sa vision de la justice avec son lectorat. Ce questionnement permettra, dans un premier temps, de situer le combat contre la peine de mort dans le cadre plus large qui lui donne son impulsion, soit la remise en cause de l'ensemble de la justice de l'époque. Ensuite, il sera possible de mettre au jour le fonctionnement de certains arguments logiques et pathiques du roman abolitionniste paradigmatique qu'est Le Dernier jour d'un Condamnë4• En mettant en lumière l'écart, mais surtout les points de

convergence qui existent entre la Préface et le roman, il sera possible de mettre en évidence la véritable portée abolitionniste du roman, portée discutée par plusieurs critiques. Par le fait même, nous aurons l'occasion de voir la fortune de ces arguments dans les romans subséquents, éclairant ainsi - de manière limitée il est vrai - le réseau d'arguments qui s'étend à l'ensemble de notre corpus. Le présent travail vise donc, en outre, à montrer qu'il n'y a pas de solution de continuité dans l'exploitation du thème de la peine de mort dans l'œuvre de Hugo; l'argumentation systématisée dans la Préface du

13 Du corpus romanesque de Hugo, nous avons retenu les œuvres suivantes: Han d'Islande, Le Dernier jour d'un Condamné, Claude Gueux, Notre-Dame de Paris, Les Misérables, L 'Homme qui rit et Quatrevingt-Treize. Si nous avons exclu les romans Bug-Jargal et Les Travailleurs de la mer, c'est tout simplement que le thème de la peine de mort n'y était pas abordé de façon significative. Bug-Jargal, roman d'aventures se déroulant sur une toile de fond coloniale, s'attarde essentiellement à la question de l'esclavagisme tandis que le roman Les Travailleurs de la mer présente l 'homme aux prises avec l' Anankhè de la nature et ne laisse pratiquement aucune place aux institutions sociales telle cene du châtiment.

14 Nous nous intéresserons ici exclusivement au logos et au pathos, car il nous semble que l'ethos ne saurait être abordée qu'un roman à la fois. En effet, si les arguments logiques et pathiques reviennent d'un roman à l'autre et peuvent ainsi être analysés plus globalement, la crédibilité du narrateur (ou personnage) avançant ces arguments se construit toujours sur de nouvelles assises qui lui sont propres. Afm de mener à bien

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Dernier jour d'un Condamné (1832) est reprise d'un roman à l'autre et, si elle devient périphérique dans les ouvrages suivants, elle ne laisse pas de marquer l' œuvre hugolienne de part en part. Finalement, en plus de définir les diverses armes argumentatives utilisées par Hugo, armes redéployées roman après roman, nous nous demanderons s'il est possible de proposer une certaine vision d'ensemble cohérente des diverses argumentations, vision se déclinant sur le mode historiciste. En effet, de Notre-Dame de

Paris, ayant comme toile de fond le ISe siècle, à L 'Homme qui rit et Quatrevingt-Treize,

récits où se développe un discours utopique, il semble que la question de la peine de mort s'inscrive irrémédiablement dans l'histoire de l'humanité. Ainsi, l'histoire deviendrait en quelque sorte un méta-argument gouvernant une bonne part de l'argumentation de Hugo contre l'échafaud. Cette troisième et dernière partie viendra compléter l'analyse des arguments dans leurs détails par une perspective macroscopique beaucoup plus englobante et venant donner un sens à l'orientation générale de l'œuvre de Hugo en ce qui concerne la question de la peine de mort.

Un peu mieux connaître les chemins rhétoriques par lesquels Victor Hugo mène son lecteur au constat de la nécessité d'abolir la peine de mort et d'établir une justice plus humaine. Voilà ce que nous nous proposons comme but.

l'analyse de cet aspect, il faudrait donc mettre au jour la logique énonciative interne de chacun des passages, chose impossible à accomplir dans le cadre de ce travail.

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CHAPITRE PREMIER: VICTOR HUGO ET LA JUSTICE

Avant d'aborder la question plus spécifique de l'argumentation contre la peine de mort, il convient de s'arrêter sur la conception de la justice élaborée par Victor Hugo. Il sera ainsi possible de constater de quelle manière la position du poète, face à l'échafaud, s'inscrit et s'articule dans un système de remise en question de la justice qui a sa propre cohérence et qui repose sur des convictions profondes.

1.1 : La justice humaine mise à l'épreuve 1.1.1 : «Pro jure contra legem »

Le texte « Le droit et la loi », ajouté en introduction aux Actes et paroles en 1875, permet de bien prendre la mesure de la perception de Hugo sur les questions judiciaires. D'emblée, endossant la position de l'historien du droit, il met en opposition les termes «droit» et «loi », soulignant que «Toute l'éloquence humaine dans toutes les assemblées de tous les peuples et de tous les temps peut se résumer en ceci: la querelle du droit contre la loi» [Politique, 65]. Afin de bien montrer la distinction entre ces deux concepts, Hugo forge à chacun une définition qui explique son origine et laisse présager de sa portée; ainsi, le « droit» est un principe d'origine divine qui «parle et commande du sommet de vérités », tandis que la «loi» est une contingence humaine qui «réplique du fond des réalités» [Politique, 67]. Plaçant ainsi la justice des hommes face à celle de

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Dieu, mesurant celle-ci à l'aune de celle-là, Hugo la disqualifie d'emblée ou, à tout le moins, la rend sujette au doute. Il va sans dire que les définitions proposées par Hugo sont entièrement rhétoriques; elles servent son propos en induisant une «vision du monde» particulière et n'approchent ainsi en rien des définitions neutres que tentent d'énoncer les lexicographes 15. Sous des dehors explicatifs, la défmition joue ici un rôle argumentatif,

car celui qui l'accepte voit les notions qu'elle recouvre - ici celles de «droit)} et de «loi» - circonscrites à ce que propose l'énonciateur. Dans une lettre adressée à l'avocat Léon Bigot, Hugo ne souligne pas autre chose que ce même rapport qui s'avère désavantageux pour la justice éphémère et chancelante des hommes : «[ ... ] il n'est pas bon que nos chétifs codes transitoires et nos sentences myopes d'ici-bas indignent là-haut les lois éternelles [ ... ] » [Politique, 833]. Cette distinction, explicitée par le poète et reprise régulièrement, lui permettra de mettre en place une critique d'autant plus efficace qu'elle aura pour pivot un comparant et un comparé clairement définis qui viendront toujours se mettre en lumière l'un l'autre, et ce, toujours au détriment de la justice effective.

Si Hugo en arnve à cette conception hiérarchique de la justice, c'est que sa réflexion pénale, tout comme sa pensée sociale en général, est grandement infléchie par ses croyances spirituelles. Emmanuel Godo, qui s'est intéressé aux croyances religieuses du romancier, résume bien et succinctement le fondement de la justice hugolienne : «La justice n'est pas arithmétique, elle est d'abord métaphysique »16. Par là, il faut entendre

que la justice ne se réduit pas à un simple système de réparation où le châtiment devra

15 Olivier Rehoul précise que «toute définition est un argument puisqu'elle impose tel sens, en général au détriment des autres », Introduction à la rhétorique, Paris, Presses Universitaires de France (Premier cycle), 1991, p. 178.

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être «équivalent» au crime, où le coupable payera sa dette à la société afin qu'un équilibre s'étabHssel7. Il ne s'agit donc pas tant de tenir une comptabilité des crimes et

des châtiments que de s'assurer que la justice des hommes est bien en harmonie - ou plutôt qu'elle tend à s'y mettre - avec la justice divine énoncée dans les Évangiles. Refusant ainsi une justice purement utilitariste, Hugo entend amener le débat sur le terrain plus vaste des principes, ceux-ci ne pouvant être dissociés des croyances religieuses18•

Ainsi, le but que devraient se donner ceux qui se penchent sur les questions pénales - qu'ils soient poètes ou législateurs, c'est-à-dire qu'ils tendent l'oreille plutôt du côté de Dieu ou du côté de la société - serait de tenter d'en arriver à une fusion des deux réalités, de retrouver leur unité originelle perdue. Cette idée est clairement inscrite au cœur des Misérables:

Le droit, c'est le juste et le vrai.

Le propre du droit, c'est de rester éternellement beau et pur. Le fait, même le plus nécessaire en apparence, même le mieux accepté des contemporains, s'il n'existe que comme fait et s'il ne contient que trop peu de droit ou point du tout de droit, est destiné infailliblement à devenir, avec la durée du temps, difforme, immonde, peut-être même monstrueux. [ ... ] Cette lutte du droit et du fait dure depuis l'origine des sociétés. Terminer le duel, amalgamer l'idée pure avec la réalité humaine, faire pénétrer pacifiquement le droit dans le fait et le fait dans le droit, voilà le travail des sages [II, 654-655].

La loi humaine, si elle reste sourde au droit, peut donc devenir « difforme », «immonde» voire même «monstrueuse» et, comme nous le verrons, c'est ce que de nombreux passages de l' œuvre romanesque tendent à illustrer. Mais comment l 'homme, engoncé

17 D'ailleurs, l'équilibre reste impossible à atteindre puisque le condanmé portera toujours sur lui l'odieux de ses actes passés, que ce soit par le passeport jaune où est inscrit son crime (on pense ici à Jean Valjean) ou par la flétrissure qui inscrit le crime à même le corps. Dans Claude Gueux, le narrateur décrie ces

pratiques lorsqu'il parle de cette « peine insensée que celle qui pour la vie scellait et rivait le crime sur le criminel! qui en faisait deux amis, deux compagnons, deux inséparables! » [l, 877], ne laissant ainsi aucune place à l'amendement sincère et à la réintégration sociale de celui qui a commis un crime.

18 L'influence religieuse apparaît clairement dans la perception que Hugo a de la justice. Dans la lettre « Genève et la peine de mort», il demande: «Quand donc la loi s'ajustera-t-elle au droit? quand donc la justice humaine prendra-t-elle mesure sur la justice divine? quand donc ceux qui lisent la Bible comprendront-ils la vie sauve de Caïn? quand donc ceux qui lisent l'Évangile comprendront-ils le gibet du Christ? » [Politique, 542].

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dans son quotidien, peut-il arriver à reconnaître le droit, principe de justice, et ne pas le confondre avec la loi, justification de tous les arbitraires? Tout simplement par l'écoute de sa conscience qui est sa voie d'accès à toute transcendance. Parlant de lui et de son propre parcours politique, parcours qui recoupe évidemment ses écrits littéraires engagés, Hugo résume: «Sa conscience lui a imposé, dans ses fonctions de législateur, une confrontation permanente et perpétuelle de la loi que les hommes font avec le droit qui fait les hommes. Obéir à sa conscience est sa règle; règle qui n'admet pas d'exception»

[Politique, 68]. Il dira aux députés, dans son discours sur la déportation: «Le jour où, par

votre ordre, la loi veut transgresser cette limite [de la peine juste], cette limite sacrée, cette limite tracée dans l'équité de l'homme par le doigt même de Dieu, la loi rencontre la conscience qui lui défend de passer outre» [Politique, 230]. Ainsi, le progrès, au sens

large du terme, est guidé par la conscience humaine qui, à l'écoute de la voix divine, en dicte les avenues. Se détachant largement de la conception chrétienne de la chute, Hugo reprend ici le flambeau des apôtres de la perfectibilité du genre humain, tel Condorcet. Si, pendant la rédaction des Misérables, Hugo croit à la possibilité de «terminer le duel»

d'« amalgamer» le droit et la loi (qu'il nomme aussi «fait »), il fait preuve de moins d'optimisme en 1875. Arrivera-t-on jamais à écrire un code de lois qui reflète parfaitement le droit? Non, de répondre Hugo: «Approcher toujours, n'arriver jamais; telle est la loi. La civilisation est une asymptote» [Politique, 84]. Tout perfectible qu'il

soit, l'homme ne peut donc prétendre atteindre cet équilibre dans la justice et toute l'œuvre hugolienne est tiraillée entre les espoirs et les déceptions, la réalité venant toujours mettre un holà à l'élan de l'idéal.

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Si cette opposition fondamentale entre la loi et le droit est explicitement inscrite dans l'œuvre de Hugo, elle l'est aussi sous une forme symbolique qui renforce l'idée d'une fracture entre l'idéal divin et la réalité humaine.

1.1.2 : Le Christ au tribunal

Les conceptions religieuses de Victor Hugo sont assez complexes. À mille lieues de l'athéisme, il refuse toutefois de suivre l'Église dont il stigmatise, plus souvent qu'à son tour, les dogmes et les pratiques 19. On peut donc qualifier Hugo de déiste, sans

toutefois voir en lui le contempteur de tous les aspects du christianisme; les Évangiles et la figure du Christ sont souvent chez lui source de vérité; c'est parce qu'elle s'éloigne de son esprit originel et tend vers le dogmatisme que l'Église est pour lui discréditée. La figure christique est donc convoquée régulièrement par l'écriture hugolienne, tant comme incarnation divine que comme figure paradigmatique de l 'homme souffrant, du martyr. C'est dans ce premier sens que, d'un point de vue symbolique, le Christ en croix est un lieu, un topos omniprésent dans ses fictions; sa présence est le rappel de l'existence d'une loi divine, supérieure. Ce symbole religieux, déjà chargé de connotations abolitionnistes, a encore plus de poids lorsque le crucifix est situé dans une salle de tribunal, juxtaposition et contraste évidents entre le droit divin et la loi humaine.

En juin 1851, Charles Hugo, fils du poète et rédacteur à l'Événement, est traîné devant les tribunaux pour avoir «manqué au respect dû à la loi» [Politique, 309]. C'est

19 En fait, le développement de la foi et le respect pour l'Église ne sont pas parallèles chez Hugo. S'il est tenté par l'ultramontanisme dans les années 1820, ce n'est pas tant par le fait de ses croyances religieuses que par la nécessité politique d'appuyer la monarchie sur une base solide qui se trouve encore, croit-il, dans l'Église officielle. Par la suite, son passage vers le républicanisme rendra caduc l'appareil de l'Église qui se trouvera finalement disqualifiée par son appui au coup d'État du 2 décembre 1851. La foi de Hugo, pour sa part, reste omniprésente tout en trouvant son aboutissement dans l'exil où le poète est face à Dieu. Sur cette question, voir Emmanuel Godo, op. dt.

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qu'il a décrit dans toute son horreur une guillotinade réelle où le condamné a résisté à son exécution jusqu'au dernier instant. C'est son père, champion de l'abolition depuis son intervention devant l'Assemblée constituante le 15 septembre 184820, qui assure sa

défense. Au milieu de sa plaidoirie, le poète prend sur lui le blâme que l'on jette à son fils, décrit son propre combat contre l'échafaud et anticipe:

[ ... ] tant qu'il me restera un souffle dans la poitrine, je la combattrai [la peine de mort] de tous mes efforts comme écrivain, de tous mes actes et de tous mes votes comme législateur, je le déclare (M Victor Hugo étend le bras et montre le christ qui est au fond de la salle, au-dessus du tribunal) devant cette victime de la peine de mort qui est là, qui nous regarde et qui nous entend! Je le jure devant ce gibet où, il y a deux mille ans, pour l'éternel enseignement des générations, la loi humaine a cloué la loi divine! [politique, 312].

Cette image, dont la force vient en partie de cette pragmatique du geste joint à la parole, ne sera jamais reprise aussi explicitement dans la fiction hugolienne. Cependant, plusieurs scènes significatives se déroulant au tribunal feront allusion à cette présence/absence du crucifix.

Dans Les Misérables, roman présentant divers aspects du système judiciaire, on

arrête abusivement, pour vol de pommes, un certain Champmathieu en qui on croit reconnaître Jean Valjean, l'ex-bagnard. Le véritable Valjean, désormais M. Madeleine, se rend au tribunal afin de s'identifier et de permettre ainsi à Champmathieu de recouvrer sa liberté. La salle du tribunal lui rappelle son propre procès qui remonte à plusieurs années: «Tout y était, c'était le même appareil, la même heure de nuit, presque les mêmes faces de juges, de soldats et de spectateurs. Seulement, au-dessus de la tête du président, il y avait un crucifix, chose qui manquait aux tribunaux du temps de sa condamnation. Quand on l'avait jugé, Dieu était absent» [II, 211]. Cette absence est d'abord un rappel historique, puisque Valjean a été condamné en pleine période révolutionnaire, moment de

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laïcité absolue des institutions. Mais absent par le truchement de son symbole, Dieu est également absent dans les faits. Ce que ce passage tait, mais que l'on peut inférer par tout ce que l'on sait de l'histoire de Jean Valjean - qui a purgé dix-neuf années de bagne pour le vol d'un pain - c'est qu'il y a eu dans sa condamnation une part d'injustice qui s'affiche dans la disproportion entre le crime et la peine21. Toutefois, dans cette salle où

se déroule le procès de Champmathieu et où se trouve un crucifix, « [ ... ] se dégageait une impression austère et auguste, car on y sentait cette grande chose humaine qu'on appelle la loi et cette grande chose divine qu'on appelle la justice » [II, 210]. Si Jean Valjean a été condamné, Champmathieu sera pour sa part relaxé. Évidemment, ce n'est pas la présence/absence du crucifix qui infère la présence/absence de la justice véritable: celui-ci n'est que le symbole de celle-Ià22.

Dans un autre procès important de l'œuvre de Hugo, celui où Esméralda est accusée de sorcellerie, et dont l'issue est funeste puisque la torture pousse la bohémienne à faire un faux aveu conduisant à sa condamnation à mort, le crucifix semble encore une fois jouer un rôle symbolique important. Toutefois, sa présence demeure trouble puisque, plongé dans le noir et «oblitéré» par la tapisserie, le Christ semble impuissant à contrebalancer le faste de l'appareil de la justice humaine: «Les murs étaient semés de

21 Jean Valjean, réfléchissant sur ses dix-neufalUlées de bagne,« [ ... ] se déclara à lui-même qu'i! n'y avait pas équilibre entre le dommage qu'il avait causé et le dommage qu'on lui causait; il conclut enfin que son châtiment n'était pas, à la vérité, une injustice, mais qu'à coup sûr c'était une iniquité)} [II, 73].

22 D'ailleurs, il ne serait pas exagéré de dire qu'en plus du crucifix qui se trouve sur le mur lors de ce procès, Jean Valjean est une incarnation christique tout au long du roman. Non seulement son parcours post-transfiguration fait de lui un « saint homme », mais plusieurs passages suggèrent clairement ce rapprochement. C'est notamment le cas lors du fameux épisode d'« Une tempête sous un crâne» lorsque Valjean cède «à cette puissance mystérieuse qui lui disait: pense! comme elle disait il y a deux mille ans à un autre condamné: marche! » [II, 179]. Plus loin, Javert dont la conscience bascule après avoir eu la vie

sauve par Jean Valjean, hésite encore à pourchasser l'ex-bagnard et entend une voix lui dire: «C'est bien, livre ton sauveur. Ensuite fais apporter la cuvette de Ponce-Pilate, et lave-toi les griffes.» [II, 1042]

Finalement, Marius découvrant la véritable identité de M. Madeleine/Jean Valjean, découvre l'ampleur de ses sacrifices et, dans son esprit, «Le forçat se transfigurait en Christ» [II, 1142]. Ce sont bien les actes et la terminologie associés au Christ qui sont évoqués ici.

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fleurs-de-lis sans nombre. On distinguait vaguemenP3 un grand christ au-dessus des juges, et partout des piques et des hallebardes au bout desquelles la lumière des chandelles mettait des pointes de feu» [1, 712]. Ici, les nombreuses fleurs de lys, symbolisant clairement l'arbitraire du pouvoir royal dont est issu le pouvoir judiciaire, viennent presque faire disparaître le crucifIx. On ne sera donc pas surpris, lors de ce procès, de voir une justice bâclée qui mènera à la condamnation d'une innocente. Nous aurons l'occasion de revenir sur cette séquence.

Ces deux exemples permettent de mettre en évidence que l'opposition entre le droit et la loi, entre la justice de Dieu et celle des hommes, est reprise symboliquement dans les romans de Hugo. Il semble bien qu'il y ait quelque rapport entre cette présence ou non du crucifIx et l'existence d'une véritable justice, comme si la présence divine était garante d'une victoire du droit sur la loi, pourrait-on dire, en reprenant la distinction faite par Hugo. Ce qu'il importe de noter, c'est que cette opposition vient jeter un sérieux doute sur la légitimité de la justice des hommes. Sa nature même, l'origine qu'elle prend dans le « contrat social », la rend faillible24.

1.1.3 : La justice des hommes face à la nature

La dualité entre les deux types de justice se transpose aussi dans l'opposition entre les actes de l'homme et ceux de la nature. Là, ce n'est plus la présence du Christ mais celle des beautés de la nature qui accuse l'homme et ses lois. Une scène de

Quatrevingt-Treize est particulièrement éloquente à cet égard, cene où la guillotine révolutionnaire est

23 C'est nous qui soulignons.

24 Cette opposition du droit et de la loi s'incarne bien dans la tradition qui fait des lieux sacrés des lieux

d'asile. Dans Notre-Dame de Paris, la cathédrale protège Esméralda - qui s'y réfugie - de la justice du roi: «[ ... ] la condamnée était inviolable. La cathédrale était un lieu de refuge. Toute justice humaine expirait sur le seuil» [J, 746].

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dressée devant la Tourgue, forteresse représentant le pouvoir féodal. Cet épisode est capital pour l'issue du roman puisque les deux objets qui se font face symbolisent les deux modèles de société proposés: la monarchie et la république. Et dans cet affrontement du passé et de l'avenir, c'est aussi une mise en rapport de la justice des deux époques qui apparaît :

La Tourgue avait été longtemps seule dans ce désert. Elle était là avec ses machicoulis d'où avaient ruisselé l'huile bouillante, la poix enflammée et le plomb fondu, avec ses oubliettes pavées d'ossements, avec sa chambre aux écartèlements, avec la tragédie énorme dont elle était remplie; elle avait dominé de sa figure funeste cette forêt, elle avait eu dans cette ombre quinze siècles de tranquillité farouche, elle avait été dans ce pays l'unique puissance, l'unique respect et l'unique effroi; elle avait régné; elle avait été, sans partage, la barbarie; et tout à coup elle voyait se dresser devant elle, et contre elle, quelque chose, - plus que quelque chose, - quelqu'un d'aussi horrible qu'elle, la guillotine [III, 1061-1062].

Au faste déployé par la société d'Ancien Régime dans l'entreprise guerrière et dans l'administration de la justice - qui ont souvent partie liée chez Hugo - vient s'opposer la simplicité terrible du couperet, symbole d'une «coupure» historique et sociale. D'ailleurs, il ne faut pas oublier qu'en 1793 la guillotine représente non seulement un moyen plus efficace de décapitation, elle est aussi une «démocratisation» de la peine de mort puisqu'elle efface la distinction entre le noble qui avait le «privilège» d'avoir la tête tranchée et le roturier qui était grossièrement pendu; l'une des valeurs fondamentales de la république, l'égalité, s'incarne donc directement dans la guillotine25. Mais si la

nature a 1'« habitude» de la vieille tour, c'est la première fois qu'elle est mise en présence de la guillotine qui lui apparaît comme une «chose étrange, immobile, surprenante, et que les oiseaux du ciel ne connaissaient pas [ ... ] Au premier abord, l'idée que cette chose éveillait était l'idée de l'inutile. Elle était là parmi les bruyères en fleur.

25 Le premier article du projet de loi de 1789 visant à réformer le système pénal stipulait: «Les délits du même geme seront punis par les mêmes gemes de peines, quels que soient le rang et l'état du coupable », D. Arasse, op. cit., p. 19.

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On se demandait à quoi cela pouvait servir. Puis on sentait venir un frisson» [III, 1060-1061]. La guillotine trouble la nature paisible. Moment fatidique, tant du point de vue de 1 'Histoire que de la narration, cette rencontre de deux mondes culminera avec la victoire de la Révolution sur le passé, victoire symbolisée par l'exécution de Gauvain par Cimourdain, sacrifice nécessaire. Dans le dilemme qui s'imposait à lui, Gauvain pouvait soit libérer Lantenac, ce «rebelle» monarchiste et «traître» à la France, soit l'exécuter, lui qui, pouvant s'enfuir, avait choisi de donner sa vie pour sauver trois enfants. Cherchant le devoir dans les deux options, tiraillé entre sa raison et son admiration pour le geste de Lantenac, Gauvain optera finalement pour l'évasion de ce dernier: «Le raisonnement n'est que la raison; le sentiment est souvent la conscience; l'un vient de l'homme, l'autre de plus haut» [III, 1040]. À l'écoute de sa conscience plutôt que de la loi, Gauvain libère Lantenac, en dépit du décret de la Convention qui ordonnait de ne pas prêter assistance aux «rebelles» monarchistes; il devra mourir à son tour. La victoire républicaine est donc mitigée puisque la mort de Gauvain signifie aussi l'échec de la république fraternelle et utopique au profit de la république froide et rationnelle. En exécutant Gauvain qui fut son protégé, Cimourdain choisira d'obéir à la loi plutôt qu'à sa conscience, tout en se sanctionnant lui-même par son propre suicide. En cela, Cimourdain représente le double inversé de Javert qui, pour avoir écouté sa conscience et laissé à Valjean sa liberté, se suicide aussi, incapable d'accepter d'avoir pris une décision contrevenant à la loi. La loi et la conscience ne font généralement pas bon ménage dans l' œuvre de Hugo.

Mais ce qu'il importe de faire ressortir de cet affrontement de la monarchie et de la république, symbolisées par la Tourgue et la guillotine, c'est la présence de la nature qui rend plus odieuses ces deux voies historiques:

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La nature est impitoyable; eUe ne consent pas à retirer ses fleurs, ses musiques, ses parfums et ses rayons devant l'abomination humaine; elle accable l'homme du contraste de la beauté divine avec la laideur sociale; elle ne lui fait grâce ni d'une aile de papillon, ni d'un chant d'oiseau; il faut qu'en plein meurtre, en pleine vengeance, en pleine barbarie, il subisse le regard des choses sacrées; il ne peut se soustraire à l'immense reproche de la douceur universelle et à l'implacable sérénité de l'azur. Il faut que la difformité des lois humaines se montre toute nue au milieu de l'éblouissement éternel. L'homme brise et broie, l'homme stérilise, l'homme tue; l'été reste l'été, le lys reste le lys, l'astre reste l'astre [III, 1062-1063].

La fracture entre la nature et 1 'homme ne saurait apparaître plus clairement que dans l'opposition qui sépare cette barbarie de cette quiétude. Si c'est la «diffonnité des lois humaines» qui est prise ici comme exemple de cette opposition, c'est qu'elle exprime parfaitement le dévoiement de 1 'homme par rapport à son état originel. En effet, le «contrat social» repose sur de fausses assises qui éloignent l'homme de la voix de sa conscience et, donc, de la véritable justice, ce qui l'amène à cautionner des pratiques aussi barbares que la peine de mort (ici, celle de Lantenac qui devait survenir, et celle de Gauvain). La Révolution de 1789 et ses suites constituent le premier pas, pas violent certes mais nécessaire, comme le démontre le dernier roman de Hugo, d'une «restauration» de l'ordre naturel qui passe d'abord par la chute de la monarchie et l'établissement de la république.

Si Hugo, de manière générale, exonère la nature de toute responsabilité dans la genèse de la criminalité et de ses causes, et rejette la faute sur la société, la providence ordonne malgré tout les choses d'une manière qui peut être questionnée. Dans Notre-Dame de Paris, l'épisode où Esméralda est torturée amène cette réflexion du narrateur:

« Certes, la providence et la société avaient été également injustes, un tel luxe de malheur et de torture n'était pas nécessaire pour briser une si frêle créature» [l, 724]. Mais, au bout du compte, ce sont les hommes qui sont responsables de l'application d'une peine sur un individu qui ne peut la supporter; au lieu de pallier les inégalités naturelles ou, à

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tout le moins, d'en tenir compte, la société institue un ordre de choses qui les accentue et même en crée d'autres. Ainsi, lorsqu'on met la nature et la société dans la balance pour mesurer leurs responsabilités, c'est cette dernière qui est à blâmer. Dans le roman Claude

Gueux qui constitue une véritable charge contre les institutions pénales françaises, la

nature devient un modèle à suivre: «Que la société fasse toujours pour l'individu autant que la nature. Voyez Claude Gueux. Cerveau bien fait, cœur bien fait, sans nul doute. Mais le sort le met dans une société si mal faite qu'il finit par voler. La société le met dans une prison si mal faite qu'il finit par tuer» [1, 876]. C'est par ce dédouanement de la nature que Hugo en viendra à rejeter et même à railler les théories criminelles physiologiques, très en vogue au Ige siècle. Nous reviendrons sur cet aspect à la fin du second chapitre.

1.2 : Portrait de la justice humaine

1.2.1 : « Coup d'œil impartial» sur les procureurs et les magistrats

Ainsi, erronée dans son principe, dénoncée par la nature et, ce qui est la même chose, par la justice divine, la justice humaine ne peut qu'être imparfaite dans ses applications, et c'est par de nombreuses scènes de son œuvre que Hugo s'affaire à le démontrer. Tous les romans de notre corpus contiennent une scène importante se déroulant au tribunal et, dans presque toutes, des éléments grotesques viennent miner la crédibilité des acteurs en place, procureurs ou magistrats. C'est de cette manière, par un humour relativement féroce - tantôt ironique et tantôt direct - que Hugo stigmatise, aux yeux de ses lecteurs, cette justice qu'il a déjà classée comme fausse. C'est en la dépeignant risible et ridicule - parfois aux limites de la caricature - qu'il entend faire la

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démonstration non pas seulement de son inefficacité, mais de son caractère foncièrement pervers.

À cet effet, les personnages de procureurs constituent une cible de choix pour Hugo, notamment à cause de leur rhétorique ampoulée qui prête le flanc au ridicule. Encore une fois, notre corpus nous en fournit un large éventail. C'est la cas du procès déjà cité d' Esméralda, où le procureur du roi est l'objet des sarcasmes mal dissimulés du narrateur:

[Maître Charmolue] se mit à lire avec force gestes et l'accentuation exagérée de la plaidoirie une oraison en latin où toutes les preuves du procès s'échafaudaient sur des périphrases cicéroniennes, flanquées de citations de Plaute, son comique favori. Nous regrettons de ne pouvoir offrir à nos lecteurs ce morceau remarquable. L'orateur le débitait avec une action merveilleuse. Il n'avait pas achevé l'exorde, que déjà la sueur lui sortait du front et les yeux de la tête. [l, 722]

C'est qu'ici le procureur, rouage d'une justice aberrante - sous la torture, Esméralda avouera avoir commis un crime qui n'est pas le sien - ne peut que tenir un discours ridicule et faussé, à l'instar précisément de cette justice qu'il sert. Au-delà de la pantomime et de la grimace de l'actio, Hugo, qui n'attaque jamais mieux que par l'ironie (<< morceau remarquable », «action merveilleuse »), fait de son personnage l'auteur d'un discours figé par les règles de l'éloquence judiciaire (Cicéron) et dans lequel sont intégrées des citations d'un auteur comique. Le mauvais goût du procureur de convoquer un auteur de comédies dans une plaidoirie pouvant mener à une condamnation à mort s'ajoute ici aux artifices d'une rhétorique visiblement usée.

Ce même procédé de dévalorisation de la justice sera utilisé, avec moins d'outrance cependant, dans Les Misérables, lors du procès de Champmathieu. Dès son arrivée au palais de justice, Jean Valjean croise un groupe d'hommes en robes noires, des avocats, discutant entre eux. Le narrateur précise: «Il est rare que la charité et la pitié sortent de toutes ces paroles. Ce qui en sort le plus souvent, ce sont des condamnations

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faites d'avance» [Il, 205]. De l'un des groupes, Valjean entend que «l'avocat général était très bon, - et ne manquait pas ses accusés; - c'était un garçon d'esprit qui faisait des vers» [II, 206]. Au moment où Valjean s'engouffre dans le tribunal, l'avocat de l'accusé vient de terminer sa défense, plutôt bonne, malgré l'utilisation d'un vocabulaire emphatique par lequel «l'avocat général [devient] l'éloquent interprète de la vindicte» [11,212]. Vient le tour justement de la plaidoirie de l'avocat général, individu «violent et fleuri, comme sont habituellement les avocats généraux» [Il, 2l3]. Après avoir fait de ces digressions contre «l'immoralité de l'école romantique» - toujours chères au Hugo railleur dont les ennemis sont à ranger chez les « classiques» - l'avocat en arrive au cœur du sujet: «Qu'était-ce que Jean Valjean? Description de Jean Valjean. Un monstre vomi, etc. Le modèle de ces sortes de descriptions est dans le récit de Théramène, lequel n'est pas utile à la tragédie, mais rend tous les jours de grands services à l'éloquence judiciaire}) [II, 2l3]. Là encore, le procureur est plus soucieux de l'effet de ses envolées oratoires que de la justesse de son propos - comme le précédent, il défend une position clairement illégitime - et c'est ce que la pompe artificielle de l'emphase racinienne dénonce ici.

La prose hugolienne sert aux magistrats un traitement similaire à celui des procureurs, mais cette fois l'empressement à juger s'ajoutera au grief de la mauvaise foi. D'ailleurs, leur dévoiement s'avère encore plus désolant puisque ce sont eux qui doivent, en principe, rendre la justice. Dans Notre-Dame de Paris, outre le procès d'Esméralda déjà évoqué, il y a celui de Quasimodo, accusé d'avoir troublé la paix et d'avoir pris à partie l'escouade de l'ordonnance du roi. Cette scène de tribunal, intitulée explicitement « Coup d'œil impartial sur l'ancienne magistrature », est probablement le chef-d'œuvre de Hugo en fait de tableau d'aberration judiciaire. Robert d'Estouteville, prévôt chargé de

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juger cette bousculade, ne s'était pas levé de très bonne humeur ce matin-là: «Or [dit le narrateur] nous avons remarqué que les juges s'arrangent en général de manière à ce que leur jour d'audience soit aussi leur jour d'humeur, afin d'avoir toujours quelqu'un sur qui s'en décharger commodément, de par le roi, la loi et justice» [1, 631]. Mais les procédures avaient commencé sans lui et Florian Barbedienne, auditeur au Châtelet, siégeait à sa place; «Or l'auditeur était sourd. Léger défaut pour un auditeur. Maître Florian n'en jugeait pas moins sans appel et très-congrûment. Il est certain qu'il suffit qu'un juge ait l'air d'écouter» [1, 632-633]. Bien instruit du dossier, maître Florian se tire habituellement d'affaire en sachant d'avance les réponses à ses questions:

Ayant donc bien ruminé l'affaire de Quasimodo, il renversa sa tête en arrière et ferma les yeux à demi, pour plus de majesté et d'impartialité, si bien qu'il était tout à la fois en ce moment sourd et aveugle. Double condition sans laquelle il n'est pas de juge parfait. C'est dans cette magistrale attitude qu'il commença l'interrogatoire.

- Votre nom?

Or voici un cas qui n'avait été « prévu par la loi », celui où un sourd aurait à interroger un sourd.

Quasimodo, que rien n'avertissait de la question à lui adressée, continua de regarder le juge fixement et ne répondit pas. Le juge, sourd et que rien n'avertissait de la surdité de l'accusé, crut qu'il avait répondu, comme faisaient en général tous les accusés, et poursuivit avec son aplomb mécanique et stupide. [I,633]

L'interrogatoire progresse donc ainsi sans que jamais Quasimodo ne réponde et l'auditeur se montre satisfait des réponses qu'il feint d'entendre. Ceci, évidemment, fait éclater de rire l'auditoire, et maître Florian, croyant à quelque réponse irrévérencieuse, rétorque à l'accusé, qui n'a toujours rien dit: «Vous avez fait là, drôle, une réponse qui mériterait la hart! savez-vous à qui vous parlez? » [1, 634] Le comique de cette scène sert bien sûr à dénoncer la justice de façon caricaturale, en amplifiant volontairement ce qu'on lui reproche. Sourde par orgueil et volontairement aveugle, la justice telle qu'elle est dépeinte dans cette scène ne peut évidemment être en accord avec le droit tel que conçu par Hugo; les questions posées à l'accusé ne le sont que pour sauver les apparences, alors

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que le verdict est déjà décidé. Mais cette critique sur le mode parodique est si grosse qu'elle risque de ne pas obtenir l'adhésion du lecteur que Hugo cherche toujours à convaincre, elle est alors entièrement reprise par l'interrogatoire de Robert d'Estouteville qui arrive enfin, lui qui n'est pas sourd mais dont c'est le «jour d'humeur ». Quasimodo, voyant bien cette fois que c'est à lui qu'on parle, puisqu'on le regarde, répond au juge. Toutefois, toujours aussi sourd, il répond à des questions autres que celles qui lui sont posées et Robert d'Estouteville croit qu'il se moque de lui et le condamne, par conséquent, à être fouetté sur le pilori. Le résultat demeure donc le même qu'avec l'auditeur sourd. En guise de conclusion à ce passage, le narrateur résume cette justice du XVe siècle: «Tout y était clair, expéditif, explicite. On y cheminait droit au but, et l'on apercevait tout de suite au bout de chaque sentier, sans broussailles et sans détour, la roue, le gibet ou le pilori. On savait du moins où l'on allait» [1, 636]. Le «but» ici, n'est donc pas le service de la vérité, de la justice, mais l'application d'une peine sévère et exemplaire. Dans le même esprit, le narrateur soutiendra quelques pages plus loin, au sujet de l'absence du témoin principal au procès d'Esméralda, que «La justice d'alors se souciait fort peu de la netteté et de la propreté d'un procès au criminel. Pourvu que l'accusé fût pendu, c'est tout ce qu'il lui fallait» [1, 736].

Ce désir d'être «expéditif», que Hugo reproche aux représentants de la justice, est bien montré justement dans ce procès d'Esméralda. La bohémienne, refusant d'avouer qu'elle a tenté d'assassiner Phoebus, ce qui est de fait l'œuvre de Claude FroUo, va être «passée à la question» afin de tirer ses aveux et, un conseiller de la cour faisant remarquer que «ces messieurs étaient fatigués, et que ce serait bien long d'attendre jusqu'à la fin de la torture, le président répondit qu'un magistrat doit savoir se sacrifier à son devoir ». Cette «magnanimité» ouvre la porte à cette répartie d'un vieux juge: «La

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