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Intervalle suivi de Filiations et ruptures chez Catherine Mavrikakis : le cas de Ça va aller

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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Intervalle suivi de Filiations et ruptures chez Catherine

Mavrikakis : le cas de Ça va aller

Mémoire

Maude Leclerc Guay

Maîtrise en études littéraires - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

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Résumé

Intervalle :

Roman autofictif composé de courts chapitres qui alternent entre le présent et le passé de la narratrice. Le lecteur est convié à suivre le fil des questionnements identitaires et des péripéties qui surviennent sur le chemin du personnage de Maude, alors qu’elle tente de trouver sa place dans un monde qu’elle ne comprend pas toujours. Elle veut sortir de sa torpeur, causée notamment par un emploi aliénant en restauration ainsi que par l’angoisse et l’appréhension d’entamer des études aux cycles supérieurs en littérature. Sa quête identitaire commence par un voyage dans le Maine lors duquel elle rencontre un humoriste connu. Mais le fil conducteur du récit tient surtout aux questionnements de Maude – comment se retrouver soi-même, comment continuer seule, après son histoire avortée avec Antoine. Si les nouvelles connaissances ou les amis.es de longue date de Maude traversent le texte pour la conseiller et changer, à leur façon, sa vision du monde et de sa personne, c’est le personnage du grand-père, appelé affectueusement Papi, qui revient sans cesse appuyer la narratrice, que ce soit par des souvenirs d’enfance ou par une visite à sa maison sur le bord de la grève, à Saint-Jean-Port-Joli.

Filiations et ruptures chez Catherine Mavrikakis : le cas de Ça va aller :

Publié en 2002, Ça va aller de Catherine Mavrikakis est un curieux roman aux allures de pamphlet. L’auteure nous y présente la quête identitaire d’un personnage féminin, inscrite dans les profondeurs de la psyché québécoise. Elle y expose la relation que l’improbable et explosive narratrice, Sappho-Didon Apostasias, entretient avec la littérature, ambiguë s’il en est du fait qu’elle s’en réclame autant qu’elle la rejette. L’auteure fait de Réjean Ducharme un personnage mythique du récit, et Hubert Aquin y est apparenté à un spectre aux allures de prophète. Ces auteurs sont ici dépeints comme des figures paternelles, même s’ils y

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va aller pose la question de l’héritage, cherchant à distinguer ce qu’il faut conserver de ce

qu’il faut, au contraire, évacuer, la posture d’héritière mélancolique de l’auteure et de sa narratrice peut être associée à un deuil irrésolu qui permettrait de préserver les liens avec les disparus, mais qui offrirait aussi la possibilité de faire advenir de nouvelles formes littéraires et identitaires.

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Table des matières

Résumé ... ii

Table des matières ... iv

Remerciements ... v

Roman : Intervalle ... 1

Essai : Filiations et ruptures chez Catherine Mavrikakis : le cas de Ça va aller ...102

Introduction ...103

1. Prodromes ...104

1.1 Présentation de l’œuvre ...104

1.2 Sappho-Didon Apostasias...105

1.3 Objet de la recherche ...106

1.4 Méthodologie et approches critique ...107

1.5 Définition des concepts ...107

1.6 Lien avec la création ...109

2. Filiations et ruptures ...111

2.1 « Les mères, c’est toujours dangereux »...111

2.2 « Enfer universitaire » ...116

2.3 « On est vraiment nés pour un p’tit pain »...119

2.4 « Mon prophète de la vie maudite » ...122

2.5 « Le grand absent de nos médias » ...126

Conclusion ...133

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Remerciements

Je veux remercier mes amies qui, par leur écoute, leur présence, leurs encouragements et leur soutien, m’ont aidée à traverser ces deux dernières années pour en sortir la tête haute, surtout fière. Sans vous, je serais encore égarée : vos mots-lumières m’ont montré le chemin. Jade, Julie-Maude, Élizabeth, Amélie, Catherine, Daphnée, Clotilde, Jasmine : merci.

Je veux remercier mes parents-secours, qui endossent ce rôle depuis Halloween 1991. Votre amour inconditionnel, votre présence constante, même au bout du fil ou du courriel, votre dévouement, votre façon de croire en moi et de me pousser à me surpasser, votre manière d’être un exemple de réussite en soi, m’ont permis de me rendre jusqu’au bout de cette aventure périlleuse qu’est la maîtrise. Maman, Papa, merci pour tout. Une mention spéciale pour mon frère et ma sœur que j’aime.

Je veux remercier mon amoureux qui a perdu le fil plus d’une fois à force de ne plus savoir si j’écrivais un roman, un essai, un article, un poème, un portrait ou un mémoire. Merci de m’accompagner et de me soutenir à ta manière, merci de m’aimer malgré mes crises d’angoisse et de larmes. Kimm Morgan, je t’aime d’amour et je n’ai aucun doute que tu sauras bientôt différencier toutes les facettes de mon domaine. Merci d’être qui tu es.

Je veux remercier le café Ma Station sur Saint-Vallier pour leur latte triple dose d’espresso et leur liste de lecture toujours adéquate et de circonstance. Merci d’avoir été mon réconfort et mon petit bonheur quotidien, la création était plus douce chez vous.

J’ai gardé le meilleur pour la fin, comme les desserts (au chocolat).

Je veux remercier Alain Beaulieu, mon directeur de maîtrise. Merci d’avoir cru en moi avant même mon inscription à la maîtrise, d’y avoir cru alors que je n’y croyais plus moi-même. Merci d’avoir apaisé mes craintes et calmer mes insécurités, d’avoir répondu à tous mes messages « crise existentielle » en trouvant les mots justes pour m’insuffler le goût de continuer. Merci pour les conseils, les suggestions et les commentaires, merci de m’avoir aidée à donner le meilleur de ma personne. Merci de me rendre fière de déposer ce projet et surtout, merci pour ta présence. Tu es mon Albus Dumbledore de la vie réelle.

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intervalle

par Maude Leclerc Guay

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Tu sais, je suis plus vieux que toi, je peux te le dire, on ne guérit de rien, jamais. Ni de personne. On absorbe tout et on le garde. Ne te secoue pas et ne te tords pas pour chasser ton eau, c’est ta santé d’éponge.

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Papi me l’a toujours dit, on a juste une vie, faut en profiter pour être heureux du mieux qu’on peut. Je le sais depuis longtemps, mais on dirait que c’est dur à faire entrer dans mon cerveau, comme si l’idée me glissait sans cesse entre les doigts. Elle perle sur ma peau, imperméable aux mantras de vie paisible. Namaste, non merci, ça fonctionne pas pour moi. Les tapis de yoga, les jus verts aux épinards et les quotes un peu quétaines de Rupi Kaur, c’est juste bon pour Instagram. Je préfère me fier à Papi. C’est un grand sage, il a quatre-vingt-cinq ans de vie derrière lui. Il en a amassé des connaissances, des idées, des manies et des proverbes. Parfois, ça fait aucun sens ou ça se contredit, mais je l’écoute quand même parce que les cheveux blancs de Papi imposent le respect. Quand ses yeux bleus me regardent et me disent « Maude, t’as vingt-six ans, t’as toute la vie devant toi, mais tu dois t’y mettre maintenant, tu sais jamais ce qu’y peut arriver », je prête attention. Des fois.

Un soir où je suis rentrée du travail à une heure du matin et où je me suis mise à pleurer sans aucune raison, en boule sur mon lit, toujours vêtue de mon uniforme qui sentait la vaisselle sale, le ketchup sec, la mayo chaude et le feu de bois, je me suis dit qu’il serait temps de suivre ses conseils. J’ai ouvert ma messagerie sur mon cellulaire et j’ai écrit à mon boss. Ça ressemblait à « Allô André, je suis écœurée de toute, je pars la semaine prochaine, je sais pas où mais je pars, merci pour ta compréhension, à demain, Bye ». Par chance, il a compris que je niaisais pas, que j’allais bientôt m’effondrer ou balancer ses nouvelles assiettes au bout de mes bras, alors il a accepté de me donner quatre jours de congé. Je pense qu’il aimerait ça, lui aussi, pouvoir partir, mais il a décidé de monter sa propre entreprise et de rien devoir à personne, donc il peut pas qu’il dit. Papi lui sortirait sûrement un dicton tautologique de son cru, du genre « on choisit ses choix et les conséquences qui s’ensuivent, sauf qu’oublie pas qu’on a toujours le choix ». Quelque chose qui veut rien dire, mais qui fait quand même du sens dans le fond.

Partir en vacances toute seule, ç’a jamais été un problème pour moi, surtout après l’été que je viens de passer dans le Vieux-Québec à servir plus de monde que mon quota de gentillesse-politesse peut tolérer. À chaque fermeture, mes collègues et moi on se pose la même question, en roulant nos ustensiles ou en astiquant notre millième rack de verres.

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montre ou qui défilent sur l’écran de leur téléphone? Relaxer sur une terrasse dans le Petit Champlain, c’est du gaspillage si c’est pas écrit dans le Routard ou le Lonely Planet. Je pense qu’ils ont peur de se réveiller un matin, bourrés de regrets et de j’aurais donc dû. Ils ont juste pas compris que même St-Padoue truc-machin pourra pas les aider à le retrouver, le temps. Ça fait trois mois que je me fais agresser par des clients qui voient pas que le restaurant est plein et que non, gros cave, tu pourras pas recevoir ta macreuse bien cuite en dix minutes. J’ai deux bras, les cuisiniers aussi en ont seulement deux, ça arrivera quand ça arrivera. L’affaire c’est que maintenant, les gens voient souvent la vie par la lentille de leur Canon ou de leur iPhone. Ça appose un filtre sur la réalité, ça la déforme, toujours présents mais à moitié, sans conscience du monde qui gravite autour. Ils veulent être partout à la fois. Parfois, j’ai envie de dire aux familles ou aux couples qui sont ensemble que de corps, prisonniers de leur téléphone, qu’ils sont poches et pathétiques à regarder. Je me retiens parce que ça m’arrive aussi d’être sur mon téléphone en présence de mes amies, mais j’espère que mes yeux parlent assez fort pour qu’ils comprennent.

Ces derniers temps, j’ai de la misère à dissimuler mon écœurantite aiguë de tout, c’est pour ça que j’ai besoin d’air. J’en ai plein mon casque du monde, fin ou pas, et des obligations. Chaque jour ressemble au précédent, pareil au suivant. Des plans pour virer folle. Je pars quatre jours, loin, juste avant de commencer l’université. C’est ma vingtième rentrée scolaire, je devrais pas m’en faire avec ça, mais c’est ma première fois aux cycles supérieurs, l’envie est pas là et je sais pas dans quoi je m’embarque. C’est pour ça que je vais m’aérer les esprits, sur le bord de l’océan Atlantique, à Wells et à Ogunquit. Deux de mes endroits préférés au monde.

Mes amies me croient pas quand je leur dis que je me pousse seule avec moi-même. Elles pensent que je vais rejoindre un beau ténébreux dans sa grosse cabane avec vue sur l’océan, une maison avec un balcon tout le tour pour pouvoir prendre un café le matin en robe de chambre toute nue en dessous. Elles imaginent le scénario d’un homme mûr qui

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On est lundi matin, six heures, je remplis ma voiture avec beaucoup trop de linge, garroché pêle-mêle sur la banquette arrière. C’est un des avantages de voyager seule, je peux m’éparpiller et y a personne pour me faire culpabiliser de pas apporter seulement une paire de short, un jean, deux t-shirts et un coton ouaté pour toute la semaine. On sait jamais, mieux vaut être plus préparée que pas assez, au cas où je rencontrerais un bel étranger pour vrai. Entre mes six bikinis et ma collection de chaussures, je glisse mon kit de fille très seule – quatre livres dont le plus récent de Kevin Lambert et un Christian Bobin magnifique mais un peu trop sombre pour une lecture de bord de vagues, un carnet enfantin avec une face de monstre sur le dessus et des bics bleus, laids mais efficaces, pour écrire des idées pour la maîtrise, et transcrire mes péripéties de voyage si la vie se décide à mettre un peu de magie dans mon été. J’en demande pas beaucoup, là. Juste un beau lifeguard avec des cheveux pâlis par le soleil qui m’aborderait gentiment pour comprendre pourquoi je suis toute seule sur la plage et qui voudrait savoir si un tour guidé pourrait m’intéresser. Je lui dirais yes sans hésitation, même si je connais déjà la ville par cœur. Je le laisserais faire le beau et peut-être qu’après, je lui avouerais que j’ai dit oui juste pour être avec lui. Il trouverait ça charmant et il me donnerait un bec salé au coucher du soleil. On se lâcherait plus du reste de mes petites vacances, on aurait les yeux humides en se disant bye et en se faisant des fausses promesses de se revoir.

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C’est quand même long aller à Wells en partant de Québec quand t’es toute seule, surtout quand, après avoir traversé la frontière, t’es pognée pendant une heure et demie sur une route du Vermont sans service ni réseau cellulaire pour ta musique. C’est encore plus long si tu te perds en chemin pour trouver un Dunkin Donuts où prendre un gros café glacé pour garder les yeux ouverts – et que t’as toujours pas de réseau pour activer ton GPS et retrouver ton chemin. C’est pas ma faute, j’ai perdu l’habitude de me réveiller avant les rayons du soleil.

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Comme chaque fois que je dors chez Antoine, je me lève avant lui pour m’assurer qu’il me trouve belle à son réveil. C’est pas dur, sortir du lit, parce que souvent je ferme pas l’œil de la nuit. Mon cerveau en point d’interrogation me tient en alerte jusqu’au matin. Lui, il dort comme une bûche. Sans bruit, je vais à la salle de bain pour me laver le visage, m’hydrater, me brosser les cheveux, dissimuler mes cernes. Parfois, j’abuse même jusqu’à mettre une touche de mascara. Je veux qu’Antoine se compte chanceux quand il va ouvrir les yeux. Qu’il se dise wow en me prenant dans ses bras et en me souhaitant bon matin. Mais le bec matinal passe souvent après la mise à jour de sa boîte de réception sur son cellulaire.

Je me demande s’il s’est déjà aperçu de ma routine, et s’il me considère comme superficielle.

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Je passe ma commande à un gars blasé de la vie qui a pas l’air d’aimer trop ça les matins, lui non plus. Il marmonne une demi-phrase, je comprends rien, je le fais répéter, on dirait qu’il me trouve conne. Il me demande mon nom, Maude que je lui dis. Il me regarde avec un air interrogateur, gribouille quelque chose sur le verre de plastique. Je le vois mettre cinq sucres et quatre crèmes dans mon café, je capote, mais qu’est-ce tu veux, bienvenue aux États-Unis ç’a l’air. Il me tend mon verre, have a nice day, comme un automate. Il m’a rebaptisée Mouth. Merci man.

J’arrive enfin sur la 1, la Main Street de Wells et Ogunquit. Quand tu roules sur la 1, la vie va mieux. Sauf quand y a beaucoup de trafic, mais même là, c’est un trafic plus agréable que sur l’autoroute Laurentienne parce que quand tu ouvres la fenêtre, le vent de la mer te caresse les cheveux et les joues. Il y a de tout sur cette rue-là : la grosse épicerie Hannaford avec les meilleures brochettes marinées du monde, surtout quand c’est papa qui les apprête sur le BBQ, les mille et une boutiques de vêtements pour touristes – surtout des chandails fluos écrits I LOVE MAINE dessus –, des Dunkin Donuts en masse, des restaurants de fruits de mer et des resorts qui s’appellent tous Sea Vue ou Ocean Vue, avec une petite précision pour qu’on sache si c’est un camping, un motel ou une place à gros VR.

Je roule en direction de la plage, avant même d’aller monter ma tente au camping où j’ai réservé. Y a aucun autre endroit au monde où j’ai envie de m’écraser à part là en ce moment. Le soleil chauffe ma peau comme jamais auparavant, même le stationnement à vingt-cinq piasses US m’empêche pas de sourire. Je flotte de bonheur, les pieds dans le sable doux parsemé de mégots de cigarettes. J’essaie de trouver un endroit stratégique où je pourrais nous installer, moi, mon kit de fille très seule et ma serviette de plage gagnée dans un concours de limbo. Je repère une fille en train de cramer et une gang de madames en vacances qui boivent du rosé. Entre les deux, ça devrait faire l’affaire. Je m’enduis ben épais de crème solaire, sinon je vais attraper des coups de soleil et le cancer de la peau.

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Je me tiens près de Papi, qui descend les marches tranquillement. Depuis quelques mois, il doit faire deux pas sur chaque tuile pour pas perdre pied. On est loin du temps où il dévalait le terrain à grandes enjambées à même le gazon. Le soleil brille fort dans le ciel de Saint-Jean-Port-Joli et, pour une rare fois, y a pas le vent du nord qui nous fait frissonner. Papi veut aller s’occuper de son bassin d’eau, qu’il a construit de ses mains il y a plusieurs années. Avant, la chute filait en cascade sur les galets qu’il avait ramassés avec soin sur le bord de la grève, pour finir dans un bassin où flottaient de beaux nénuphars. Aujourd’hui, la chute ne coule plus et les feuilles mortes ondulent sur l’eau brouillée. Mais Papi a oublié. Même si son installation fonctionne plus, il descend chaque jour pour s’en occuper. Je l’aide à ramasser quelques feuilles. Il en reste dans le bassin, mais Papi a le sentiment du devoir accompli. Il aime ça, besogner comme si rien avait changé. Une fois le tas de feuilles mortes lancé dans la forêt, on peut s’installer sur sa vieille chaise berçante et se laisser aller. On délie nos jambes et on offre notre visage au soleil. On s’enveloppe d’un silence qui parle plus que les mots.

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Dans mon sac, ça vibre sans arrêt. Mes amies veulent savoir si la plage de Wells regorge de spécimens masculins intéressants. On dirait que je m’en fous, finalement. La seule chose que je veux, c’est passer au travers de mes quatre livres, manger des lobsters

rolls tous les jours jusqu’à en exploser, pas m’en faire si j’ai le ventre ballonné après et

aller au Beachfire boire des cocktails fancys autour du feu jusqu’à ce que mes gougounes fondent sur le bord du foyer – c’est arrivé à une fille une fois. Je veux surtout me débarrasser des images d’Antoine qui me hantent tout le temps, les éparpiller entre les particules d’air salin et lui crier dans ma tête de me laisser tranquille. Depuis son accident, j’ai les yeux et les pensées rivés sur lui, ce qui m’empêche de m’ouvrir à autre chose. Je regarde quand même autour du coin de l’œil, juste au cas. Des vieux Américains bedonnants avec leurs femmes blondes platines trop bronzées, des familles québécoises avec leurs enfants qui hurlent, une gang de filles qui font semblant de savoir surfer pour prendre des photos dans leurs maillots craque de fesses et poster ça fièrement sur Instagram, #surflife. Je réponds à mes amies que c’est sûrement pas aujourd’hui que je vais recevoir une invitation à boire du champagne en écoutant le bruit de la mer dans une grosse maison, et que c’est correct comme ça. J’éteins mon téléphone, le cache dans le fond de mon sac et me plonge dans ma lecture pour de vrai. Mais chaque fois qu’une vague vient se briser sur la plage, c’est Antoine et ses pirouettes dans l’eau qui apparaissent dans ma tête. C’est dur de se concentrer sur l’univers de Kevin Lambert dans ce temps-là.

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Je portais mon pyjama en flanelle ce soir-là, une soirée de décembre froide et plate. Avachie sur le divan, je fouinais sur Instagram quand ta photo m’est apparue, éclipsant toutes les autres. C’était toi sur ton wakeboard, quelque part dans le monde je sais pas où. Avec tes cheveux bouclés secoués par le vent, tu exécutais une figure qui paraissait compliquée et tu resplendissais. J’ai liké ta photo, je suis allée voir le reste de ton profil. Tu semblais voyager beaucoup parce que ta page débordait de beaux paysages. J’ai aimé ça tout de suite parce que moi aussi découvrir des nouvelles places, ça m’allume.

Un peu plus tard le même soir, j’ai reçu une notification comme quoi tu avais liké une de mes photos aussi, aujourd’hui je sais plus laquelle, j’aimerais ça m’en souvenir. Tu m’as retrouvée sur Facebook et tu m’as envoyé une demande d’amitié. Je capotais et on n’avait même pas échangé un mot, t’imagines. Mon amie Sarah était déjà au courant de ton existence, qui se résumait à un cliché. Je trouvais ça excitant, un bel inconnu capable de me retrouver sur Internet, je me sentais comme l’héroïne d’un roman d’amour quétaine qu’on lit en cachette.

Antoine Létourneau, j’ignorais dans quoi je m’embarquais quand j’ai accepté de devenir ton amie virtuelle. Parfois, je me demande de quoi ma vie aurait l’air aujourd’hui si j’avais su percevoir dans les images défilant sur mon écran que mon cœur allait souffrir de ta rencontre, que notre histoire me tuerait tranquillement en dedans et que c’est toi qui m’apprendrais l’amour, mais seulement celui qui déchire.

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Au Riverside Campground & RV, j’essaie de monter l’abri qui va m’accueillir pour les trois prochaines nuits. La dernière fois que j’ai séjourné ici, c’était avec mon ami Brad. C’est lui qui avait assemblé la tente – celle que mes parents avaient achetée avant ma naissance. Elle était trop petite pour lui, un peu plus et ses pieds sortaient par la porte. Il avait dormi tout contorsionné, et je me suis jurée que je m’en servirais plus. Alors là, j’ai emprunté celle d’Élizabeth, ma meilleure amie depuis que je vis à Québec. Je l’ai jamais utilisée avant aujourd’hui et je me rends compte que c’est une tente pour les amoureux, parce qu’il faut absolument quelqu’un pour tenir le machin en étoile pendant que l’autre fait entrer les bâtons dedans. Comme j’ai pas regardé la météo avant de venir et qu’on annonce frette en maudit pour la nuit qui vient, je suis la seule personne qui a réservé côté camping. Ça, ça veut dire qu’y a aucun papa expérimenté en montage de tente sur un terrain

pas loin pour venir m’aider. Je m’applique à la tâche.

Câ.lisse.de.tente.à.mardeee.de.bâ.tons.d’criss.fuck.fuck.fuck. Comme je m’efforce depuis que je suis adolescente à devenir une fille indépendante-intrépide-et-mystérieuse, je prends une grande respiration et me remets au travail. J’ai pas besoin de personne dans vie, non monsieur. Après vingt minutes, je suis éreintée, mais ma maison de toile tient debout, prête à recevoir ma fatigue et ma peau brûlée de soleil.

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Papi me dit pour la troisième fois de la matinée qu’il doit préparer son jardin avant les grandes chaleurs, qu’il va aller chercher ses plants et ses graines aux Serres Caron, sur le chemin des Pionniers Est à L’Islet. Comme dans les petits villages on encourage l’achat local, il effectue ses emplettes chez ce commerçant depuis toujours. Je lui réponds que c’est une bonne idée, même si Papi a plus de jardin depuis au moins quatre ans. Les légumes manquent d’eau, se font envahir par les mauvaises herbes et poussent n’importe comment. Papi vit dans le passé, il pense que rien a changé, qu’il va pouvoir nourrir ses enfants avec le fruit de son travail et de ses bons soins. Son visage s’éclaire quand il parle de tomates et de salades.

Lorsqu’il part pour son rendez-vous chez le médecin, je saute dans ma voiture et roule jusqu’aux Serres Caron. J’achète des plants de tomates et des graines, un gros tournesol dans un bac rouge aussi. De retour chez Papi, j’arrache les mauvaises herbes, je sarcle, je laboure la terre. Je regarde sur Internet comment on organise ça, un jardin. Je veux que tout soit parfait. Je creuse des trous, je façonne des monticules, je plante mes semences. Je saupoudre de l’engrais, j’arrose abondamment. Je range les outils, puis je m’installe sur une chaise en attendant que Papi revienne. Je sais que la récolte sera pas foisonnante, qu’il pensera même plus à ses légumes demain. Mais le sourire qui illumine son visage quand il découvre son jardin propre à nouveau vaut plus que tous les concombres du monde, et que toute la terre incrustée sous mes ongles manucurés.

Je pense que j’ai jamais entendu un merci aussi sincère que le merci de mon Papi ce jour-là.

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Je m’assois deux secondes sur la table de pique-nique maganée par le temps et remplies d’échardes, et je réalise deux choses. Il fait déjà froid, et j’ai le ventre qui gargouille tellement je meurs de faim. Le Dunkin Donuts de ce matin commence à être loin. J’ai jamais soupé seule dans un restaurant de toute ma vie. C’est effrayant. Je déjeune souvent sans amie dans des cafés ou des restaurants avec des noms poches formés d’un jeu de mots avec coco ou œuf, parce que le matin tu amènes ton livre ou tes devoirs et c’est juste agréable de se retrouver seule avec un gros latte qui a un dessin sur le dessus et la serveuse qui t’envie et qui aimerait ça être à ta place. Le soir, c’est une autre game, et je suis pas certaine que j’aime tant ça, l’idée de manger avec le regard des autres qui se disent qu’elle fait donc pitié la pauvre fille au bar sans ami sans famille sans personne avec qui parler. Le problème, c’est que je m’en fais souvent trop avec ce que les autres peuvent penser de moi. C’est un de mes défauts sur lequel je travaille fort. Mais des fois je trouve ça dur, comme ce soir.

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Je bois dans un verre immense une boisson aux bleuets chimiques, assise près du feu au Beachfire, avec un livre pas tant bon entre les mains, parce que j’ai terminé Querelle

de Roberval sur la plage. Le nouveau est écrit par une psychologue qui joue à l’écrivaine,

et ça paraît. Je me reconnais pas dans ses mots. C’est quétaine, déjà vu, on dirait qu’elle pense avoir trouvé la recette du bonheur. Voyons, tout le monde le sait que pour être heureux et bien avec les autres, il faut être bien avec soi-même, voir la vie avec les yeux du cœur et qu’après la pluie vient le beau temps même si l’orage peut durer longtemps. Franchement. Les personnages me font vivre aucune émotion, et il me semble que c’est ça, la littérature, des émotions qui arrivent de manière impromptue au détour d’une phrase, on sait pas comment réagir, trop de choses se passent en nous, on se remet en question, et c’est ça qui est beau. Je relis le même passage pour la quatrième fois avant de décrocher complètement.

Mon regard vogue de table en table et je me demande pourquoi tous les Américains, mettons neuf sur dix, s’habillent avec un chandail sur lequel est écrit le nom de leur ville ou de leur État, des pantalons de velours côtelé défraîchis, souvent d’une couleur spéciale genre vert menthe ou lilas qui vient d’éclore, des running shoes des années ’80 blancs mais jaunis par le temps et une calotte molle trouvée dans une caisse de bière. Sans parler du sac banane en cuir vieilli. La serveuse circule avec des plats qui exhalent des effluves alléchants. Ça me rappelle que j’ai faim et que c’est la raison première de ma venue ici. Là je suis en train de me nourrir d’alcool, et la boisson dans un ventre vide, ça porte souvent à prendre des décisions plus ou moins éclairées, du genre qu’on regrette le lendemain.

Je m’installe au bar en me disant que je pourrai jaser avec le barman pour passer le temps, jusqu’à ce qu’un beachbum mystérieux s’assoie à côté de moi, mais sans bouclettes frisées sinon ce sera trop comme Antoine et ça fonctionnera pas comme histoire spéciale d’été. J’étudie le menu, tout a l’air trop gros ou trop gras. Je sais que je me suis dit qu’on s’en fout des ventres ballonnés, sauf qu’y a quand même des limites. Je commande un autre drink, ça goûte la mangue chimique. Le barman est tanné de me voir tergiverser, il vient à ma rescousse et me conseille les bruschettas. Alors que je sirote mon deuxième cocktail, je l’entends parler avec une serveuse. Ils râlent parce que les clients chialent beaucoup

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à faire la même chose, râler dans le coin service en roulant des ustensiles avec Catherine. La restauration, c’est de la marde dans le fond, et je suis ben contente de pas être à leur place.

Mon plat arrive en même temps qu’un couple de Philadelphie. Ils sont en escapade d’amoureux pour la semaine qu’ils me disent. La fille s’appelle Shannon et le gars, Tom. Je ris dans ma tête tellement ils ont des prénoms typiquement américains. On jase, ils sont fins, ça mérite un autre drink. Les fruits chimiques commencent à m’écœurer, j’opte pour un traditionnel rhum n coke. Tom me donne son numéro, au cas où je me sentirais trop seule durant mon voyage et que je voudrais des amis. Il me dit qu’on pourrait aller prendre un verre tous les trois, demain soir ou l’autre d’après. Je trouve ça vraiment gentil et attentionné, j’espère juste que c’est pas parce que je fais trop pitié toute seule au bar avec mon livre, poche en plus. Deux nouvelles personnes s’installent à côté de moi, des Québécois en vacances. Je me retourne pour les observer vite vite, bronzés avec leurs t-shirts RipCurl et des gougounes assorties, mais leurs cheveux grisonnants les trahissent. Des beachbum qui veulent pas vieillir. Tant pis. Je continue de discuter avec Shannon et Tom, même si l’alcool commence à les faire mâcher leurs mots et que je comprends plus grand-chose.

Le barman me demande si je veux boire autre chose. Même si je prendrais encore quelques drinks parce que je suis en vacances et que j’ai envie de me rattraper pour tous les soirs d’été où j’ai pas pu en profiter, je lui réponds que c’est assez, sinon je serai pas capable de retourner à mon camping. Il me dit que c’est les deux gars d’à côté qui m’offrent une consommation. Je pivote pour les regarder plus attentivement. Le premier doit avoir quarante ans, mais son visage dégage de la gentillesse et de la bonté. Ça paraît qu’il est encore jeune dans sa tête. Le deuxième me sourit, ça se rend jusque dans ses yeux qui pétillent et ça me donne le goût de sourire aussi. On fait les présentations, le plus vieux c’est Stéphane, l’autre c’est Mathieu. Enchantée, moi c’est Maude. La face de Mathieu me

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Mathieu paye mon drink et toute la facture que je me suis montée depuis mon arrivée au bar.

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On sort s’installer sur la terrasse extérieure, autour du feu qui sent un peu trop le gaz. On jase comme des amis du secondaire dont les vies auraient pris des chemins différents et qui se retrouvent par hasard dans le Maine, dix ans plus tard. Ça paraît pas pantoute qu’on s’est rencontrés il y a à peine vingt minutes. À part nous trois, y a personne sur la terrasse du Beachfire. Je comprends pas, vacances ou non, la soirée est magnifique et tout le monde devrait prendre le temps d’en profiter. Dommage. J’imagine qu’ils font le plein d’énergie pour la journée de demain, au cas où ils voyageraient avec quelqu’un qui aime pas tant ça, faire le bacon trop longtemps. Genre mon père. Je me souviens encore de nos escapades en famille, quand maman et moi, mon frère et ma sœur aussi, on voulait juste se reposer les fesses sur le sable chaud et peaufiner notre bronzage, et que papa avait d'autres plans pour nous. Toutes les quinze minutes, il levait les yeux de son livre en souriant, « BON, QUI VIENT JOUER AU BOCCE », et il insistait jusqu’à ce que quelqu’un se manifeste. Souvent c’était moi, parce que maman s’en foutait et que les deux autres faisaient semblant de pas l’avoir entendu.

Mathieu me demande pour la quatrième fois si je suis vraiment venue toute seule. Comme si les filles pouvaient pas voyager sans être accompagnées. Franchement. Je pense que c’est Antoine qui m’a appris ça, par la bande. Il partait toujours sans se soucier des autres, moi en l’occurrence, alors je me suis dit que moi aussi, debord, j’allais explorer le monde sans l’attendre, ni lui ni personne. C’est quand même une bonne chose, je trouve. Je réponds à Mathieu qu’aucune de mes amies pouvait m’accompagner.

— On travaille toutes au même resto et mon boss aurait dû fermer faute de staff.

Souvent, à la fermeture du restaurant, on s’imagine des plans où on part en vacances toute la gang, une semaine dans une villa au Costa Rica, à faire du surf et boire des mojitos. On aime ça rêver.

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que la brise de l’océan a dépoussiéré ma flirt switch qui s’est allumée subtilement durant la soirée, et j’aime ça, ce sentiment de liberté.

— Pis vous, vous êtes venus faire un trip de gars pis de surf sur un coup de tête,

ou c’est votre première fois dans le coin?

— Je viens ici deux ou trois fois par année avec ma famille depuis que j’ai dix ans,

répond Mathieu. C’est comme une tradition maintenant. Pis là j’ai décidé d’emmener mon meilleur chum Stéphane avec moi pour qu’on ait du fun pendant que je suis en pause entre euh… ben… entre deux spectacles.

Mathieu est mal à l’aise, gêné tout à coup. Il gigote sur sa chaise en cherchant le regard de Stéphane, comme s’il avait dit quelque chose qu’il ne fallait pas. Je comprends rien à ce soudain changement d’attitude. La chose que j’ai retenue, moi, c’est qu’il voyage sur la côte est pour profiter de l’air maritime plusieurs fois par année et pas moi. Jalousie. Stéphane a un sourire en coin, je vois bien qu’il trouve la situation amusante, même si j’ignore ce qu’il y a de drôle. Je les regarde encore, et j’allume. Mathieu, c’est Mathieu Grondin. L’humoriste. Dire que je croyais qu’il s’agissait d’un client du resto. Je me sens un peu niaiseuse de pas l’avoir reconnu et je me demande si je l’ai offusqué. Il est quand même connu, tsé. Je garde ces réflexions pour moi et je fais comme si de rien n’était. J’ai jamais assisté au moindre de ses numéros ni écouté aucune des émissions quétaines dont il est l’animateur, alors je m’en fous. Peut-être que ça va lui faire du bien d’être juste Mathieu Grondin le gars, pas l’humoriste. Il est pas venu à Wells pour se faire gosser par une groupie.

— Moi c’est Mathieu Grondin, l’humoriste.

Il se présente officiellement, comme pour mettre les choses au clair et dissoudre le petit malaise qui flotte dans l’air depuis deux minutes. C’est sûrement mieux comme ça, afin d’éviter un malaise encore plus gros s’il devait se faire apostropher sur la plage par des Québécois en vacances, avec moi à côté qui comprends rien.

— Messemblait ben, aussi, que ta face me disait de quoi. J’espère que tu le prends

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On rit, ç’a pas l’air de le déranger, une bonne chose de réglée. J’écris quand même discrètement à mes amies que Mathieu Grondin m’a payé mon souper et des cocktails, il me semble que c’est une histoire croustillante à raconter pour ma première soirée qui, au départ, devait consister à réfléchir, toute seule, sur ma vie et mon avenir. Avant de remettre mon cellulaire dans mon sac, je regarde s’il y a quelque chose de nouveau sur le profil d’Antoine, et s’il était en ligne récemment. Actif il y a 34 minutes, et aucun message de sa part. Pourtant, j’ai pris la peine d’actualiser ma story Instagram avec des photos et des vidéos montrant que je partais sur le bord de l’eau. Il aurait pu me souhaiter bon voyage, ou m’envoyer un emoji de surf, je sais pas. Il aime ça le bord de l’eau.

Avant de me laisser envahir par une nostalgie plate décuplée par l’alcool, je range mon téléphone sans répondre aux messages de mes amies qui veulent plus de détails. Je décide de les faire poireauter et de profiter de ma soirée.

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Je passe des après-midi complets à m’enfoncer des couteaux dans le cœur et dans le corps, les yeux rivés sur les réseaux sociaux, à scruter et à analyser la moindre des activités d’Antoine. J’attends de ses nouvelles, mais je ne vois que les likes qu’il distribue à des filles qui passent leur vie en maillot de bain sur des plages trop belles pour être vraies. Je me demande s’il les connaît, s’il les désire, s’il leur écrit. Assise sur mon divan rouge, je fais défiler leurs photos sur l’écran craqué de mon téléphone. Je les juge et je les envie. Je deviens folle, obsédée, j’ouvre sa page Facebook huit fois par jour. Je publie des photos de moi, j’écris des posts drôles, je guette un signe de sa part. En vain… toujours en vain.

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— LAST CALL!

Voyons donc, il est à peine onze heures. C’est con, j’ai pas envie que ce soit la fin déjà, de leur dire bye sans savoir si je vais les revoir. On dirait que les vacances en solo semblent moins attrayantes depuis leur rencontre. Je suis fâchée contre Ogunquit qui se couche trop tôt et qui met des bâtons dans les roues de mes péripéties estivales. Stéphane demande à Mathieu s’ils prennent un dernier verre ici ou s’ils retournent à l’hôtel pour boire des cafés Bailey’s en jouant au Backgammon. Je pense à ma tente froide et humide, sans personne dedans pour me réchauffer ou parler ou passer le temps, tout ça en même temps, et j’ai presque envie de m’immiscer dans leurs plans de soirée. Je siphonne mon restant de gin qui goûte la glace fondue et j’attends le verdict.

— Maude, viens-tu avec nous? Ça sera beaucoup mieux que de geler à ton

camping!

Je jubile en dedans, mais laisse rien paraître. Je réponds ben oui, pourquoi pas, même si mes yeux commencent à se fermer tout seuls. Tant pis, je dormirai dans une autre vie, ou demain sur la plage.

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Je ressentais le froid glacial de ce début janvier 2014 jusque dans mes os, même installée proche du foyer. Mon téléphone a vibré quand j’ai reçu un message d’Antoine Létourneau. Je l’avais même pas encore lu que mon cœur de fille pétillait sous la première bébé décharge électrique reçue depuis longtemps, parce que c’était toi, Antoine, qui avais le plus beau visage de tout mon Facebook à ce moment-là.

« T’es fraîche pète, mademoiselle Maude »

Drôle de manière de m’aborder. J’ai aimé ça. Je crois que tu étais envieux parce que j’avais passé la journée avec les gars de chez Burton, la compagnie d’équipements de planche à neige. Ils étaient venus au Axis, la boutique où je travaillais, et j’avais publié une photo de l’événement sur Facebook. Dans ma tête, mes petits neurones me disaient que peut-être tu attendais juste une occasion comme celle-là pour engager la conversation. Je sais pas et je saurai jamais si j’avais raison, mais c’était une pensée qui me plaisait beaucoup, et qui me plaît encore. Je t’ai répondu d’aller chier, que tu étais juste jaloux.

« C’est quoi, Jérémy Jones c’est rendu ton best friend? »

Je t’ai dit que oui, qu’il m’avait même invitée à aller faire de la planche à neige avec lui et les autres gars. J’espérais dans ma tête que tu me trouves cool, mais tu m’as pas cru. T’as bien fait. Je leur avais à peine parlé, aux gars de chez Burton, la gêne m’entortillait la langue et mon anglais ne me venait plus. Mais tout le monde s’est laissé embobiner par ma photo où j’avais presque l’air famous. J’ai eu plein de likes dessus.

Tu me racontais des niaiseries et des histoires de tortellinis, je riais de partout, de la face, des yeux et des épaules qui sautillaient. Maman m’a demandé ce qui se passait.

— Y a un beau garçon qui vient de m’écrire.

Elle m’a zieutée avec son regard spécial de maman-inspectrice-du-cœur-et-du-bien-être. C’est parce qu’elle le savait que j’étais fragile en dedans, que je me sentais souvent seule et que ce sentiment avait trop d’emprise sur ma vie. Elle se doutait bien que j’étais un cri muet. Mais pas à ce moment-là. J’avais le rire plein et le sourire sincère. J’ai croisé les doigts très forts, ceux des deux mains pour être certaine que ça fonctionne, et j’ai

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puis de faire que tu m’aimes bien. Du moins assez pour me parler plus qu’une soirée. Ça devait ressembler à quelque chose comme : s’il vous plaît Madame Monsieur, je suis toujours fine et sage et souriante, il me semble que je mérite de vivre une histoire belle magique qui rend le cœur en bulle de savon Bath and Body Works.

Il était vingt-trois heures trente et mes yeux fermaient d’eux-mêmes. Mais je n’avais pas envie de dormir. J’avais peur que tout s’arrête, que personne, en haut, ait reçu ma prière. J’ai mis la luminosité de mon téléphone au plus fort, le volume de ma sonnerie aussi. Je voulais rien manquer, même si je devais casser mon cellulaire parce que mon bras était trop fatigué pour l’empêcher de tomber. Je me suis dit qu’à vingt-deux ans, j’avais envie d’un amour qui rend le cœur et les jambes en barbe à papa, que j’étais prête pour ça. J’avais le goût de me mettre belle pour un garçon et qu’il me trouve belle tout le temps, même le matin avec les yeux collés. Le goût d’avoir toujours quelqu’un à qui écrire des niaiseries ou avec qui râler de l’Université, et que, pour lui, je sois la plus drôle et la moins fatigante de toutes les filles du monde. J’avais envie d’un garçon avec qui aller déjeuner souvent parce que c’est mon repas préféré, quelqu’un avec qui manger des toasts pour le souper, savoir que ça le dérangera pas. Je voulais surtout un garçon avec qui élaborer des projets de camping, de balades en voiture, de voyages en sac à dos ou en valise, d’aventures loin, ailleurs qu’ici. J’envoyais déjà des prières à la vie, après juste une soirée, parce que tu répondais à tous les critères, sauf peut-être celui où tu me dis que je suis belle le matin, je savais même pas si tu pensais que j’étais belle tout court. Ton métier, c’était wakeboarder professionnel que tu m’as dit. C’est rare, réussir à vivre de sa passion. T’étais chanceux. Ça te permettait de voyager et d’être payé pour ça, je t’enviais encore plus. T’étais parfait pour moi, j’étais déjà prête à te suivre au bout du monde pour que tu m’enseignes le

wakeboard et qu’on vive d’amour et d’eau salée. Je divaguais, je t’ai dit bonne nuit.

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J’aurais aimé prendre un taxi pour éviter de conduire, mais je crois que ça existe pas, à Ogunquit, les taxis. Toutes les fois où je suis venue ici, j’en ai jamais croisé. Et le

trolley est hors service la nuit. Alors je roule lentement sur la 1, la fenêtre ouverte et la

musique très forte, en essayant de suivre Mathieu et Stéphane dans leur gros pick-up noir. Après un arrêt à la station-service pour y acheter du café qui doit dater du début de l’après-midi et qui goûte le goudron brûlé, on arrive à un hôtel by the sea. Je me stationne illégalement dans le stationnement des résidents, je m’en fous, c’est la nuit. Je crois pas recevoir de contravention, pas comme cet été, à Québec, où j’ai pleuré après en avoir reçu une de 169$ pour avoir stationné ma voiture trop près d’une intersection. Ça serait le bout de la marde. Je ramasse mon sac, regarde dans le rétroviseur si, malgré les consommations et ma peau gorgée de soleil, ma face a encore l’allure de quelque chose d’intéressant et d’attirant. Je pense que ça va, même que j’ai presque l’air d’avoir des cheveux de fille qui fait du surf. C’est un leurre, bien entendu.

Le visage de maman apparaît au-dessus de mon épaule droite tel l’ange des décisions judicieuses. Elle me demande si je trouve ça intelligent d’aller chez des gars que je connais pas, la nuit, dans le Maine, sans personne qui sait où je suis. Je veux dire, c’est pas parce que t’es connu que t’es fin. Maman m’a toujours mise en garde contre les princes-serpents. Gentils et attentionnés, ils te font sentir comme la plus belle la plus importante la plus drôle la plus toute, ils s’entortillent tranquillement autour de toi, jusqu’à ce que tu voies plus rien sauf eux, que tu deviennes aveugle d’amour. Sauf que l’amour a pas sa place dans le monde des reptiles, et sans t’en rendre compte, tu te ramasses prise dans l’étau. Mais eux, ils se sont lassés depuis longtemps et vont s’enrouler autour d’une autre en te laissant seule sans souffle sans repère sans rien. J’ai jamais écouté maman sur ce sujet-là. Pas que je voulais pas, mais malgré ses nombreuses mises en garde, j’ai jamais été capable de les reconnaître, les méchants serpents. Je suis pas encore capable.

Je sors de mon véhicule. Mathieu et Stéphane m’attendent sur le perron, leur bonheur de vacances à côté d’eux. Tant pis pour les serpents et les métaphores de gars pas fins, j’aurai de la peine plus tard au pire. Comme d’habitude. En ce moment, j’ai envie d’avoir du plaisir, de pas penser à mon été aliénant où j’ai rien fait d’autre que de travailler,

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chambre au centre de réadaptation, à mon impression de pas pouvoir être heureuse sans lui dans ma vie, au sentiment de m’être paralysée le cœur depuis sa paralysie à lui. Je veux penser à rien, sauf à moi.

À l’intérieur, les gars préparent leurs cafés Bailey’s et me demandent si j’en veux un. Je suis pas certaine que la caféine avant d’aller dormir soit une idée judicieuse, surtout si elle est périmée en plus. Je décline l’offre. Pas grave qu’ils me disent, on a de la bière dans le frigo. Je m’ouvre une Coors Light, ça goûte l’eau, la pisse, le jus de bas sales, mais je garde ça pour moi, je veux pas passer pour la fille difficile qui boit juste du vin blanc et des bières fruitées de microbrasserie. Même si c’est vrai.

Stéphane sort le jeu de Backgammon. Je me rappelle une mallette semblable dans l’armoire du salon, chez mes parents. Chez nous, le Backgammon faisait office de passe-temps lors des pannes d’électricité et en camping. Pour mes parents en tout cas. Je me suis toujours dit que c’était un jeu de vieux. Nous autres, les enfants, on jouait au Skip-bo ou au Jok-R-Ummy.

— On va te montrer comment jouer, comme ça tu pourras impressionner tes

parents la prochaine fois. Tu leur diras que t’as rencontré des pros du Backgammon dans le Maine!

Ils commencent une partie, je sirote ma bière en les observant. Ils m’expliquent comment ça fonctionne, les dés, les pitons qui se bouffent entre eux ou qui doivent se protéger. Le but du jeu consiste à rentrer tous tes pitons dans ton compartiment avant ton adversaire. Ça me semble pas trop compliqué à comprendre, mais chaque fois que je crois avoir saisi le concept, un des gars fait un move spécial en me disant qu’il s’agit d’une exception. Ça me rappelle la grammaire française et si ça continue comme ça, je vais abandonner le projet de devenir la reine du Backgammon, parce qu’y a plus assez de place dans mon cerveau pour d’autres règles spéciales. J’avais raison de préférer le Skip-bo.

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un instant, mais je fais un peu n’importe quoi. Stéphane s’improvise en mentor. Je brasse les dés et j’obtiens de nombreux doubles, c’est bon pour notre équipe ça. C’est sûrement la chance du débutant. Tranquillement, je commence à me calmer sur l’ingurgitation de bière imbuvable, surtout depuis qu’elle est rendue tiède, parce que je dois vraiment partir bientôt. J’ai pas envie de dormir jusqu’à midi, je veux profiter de la plage et de mes livres, apprécier à fond mes vacances solo plus ou moins solo maintenant. J’aimerais aussi, en secret, que les gars m’invitent à passer la journée avec eux, c’est pour ça que je dois être en forme et prête à toutes les éventualités. De toute façon, des poches mauves en dessous des yeux, c’est non tout le temps. J’ai du plaisir avec eux et je voudrais que ça continue demain, surtout parce que je suis soulagée que Mathieu soit pas une tête enflée qui raconte des blagues en voulant faire de la vraie vie un show d’humour. Ç’aurait été tellement malaisant. Je sens mes joues rouges d’avoir beaucoup ri, d’avoir bu un peu plus que d’habitude, d’apprécier le regard que Mathieu porte sur moi quand je le fais rire aussi. C’est bien d’être bien. Ça faisait longtemps.

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J’aide Antoine à faire ses bagages, parce qu’il part demain matin pour un voyage de wakeboard. Il s’en va aux Philippines, je suis jalouse, j’ai le cœur en miettes de biscuit Mr. Christie qui sèchent dans le fond d’une boîte. J’essaie de rentrer de force dans sa valise. On roule ses chandails et ses boxers, on plie ses maillots de bain en petits carrés. On trie ses pulls. Il fait chaud là-bas, pas besoin d’en apporter beaucoup. On empile ses affaires sur le lit, on se chamaille, on fait l’amour. Tout est à recommencer. On rit, je suis bien. Je réussis à oublier qu’il part pour longtemps.

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On termine la partie de Backgammon rapidement parce que tout le monde est fatigué. On décrète que j’ai gagné, yes. En allant vider les trois quarts de ma bière dans le lavabo, je leur annonce que je pars. Je dors debout et suis à veille de devenir grognonne. Mathieu me répond que ç’a pas d’allure que j’aille dormir dans une tente, qu’on gèle, qu’il a peur que je meure d’hypothermie et qu’il doive appeler mon père pour lui annoncer la nouvelle. Sans même consulter Stéphane, il m’invite à dormir sur le divan. Je capote et je trouve ça bizarre en même temps. J’entends déjà le sifflement du serpent dans mes oreilles, mais j’y prête pas attention.

— Ben non, voyons, merci pour l’invitation, mais j’ai déjà fait des choses pas mal

pires que ça dans la vie. Dormir toute seule dans une tente glaciale, y a rien là. De toute façon, j’ai deux sacs de couchage, une couverte, un polar et des bas de laine. Je devrais m’en sortir...

Je tente de me convaincre en même temps. C’est vrai qu’il fait froid.

— OK, comme tu veux, mais tu prends mon numéro de téléphone en note et s’il y

a quoi que ce soit, tu appelles, ou non, tu t’en viens directement ici, on garde la porte débarrée, c’est bon? T’hésites vraiment pas, ok.

En enfilant mon manteau en jean, je lorgne le divan qui a l’air quand même confortable, parce que c’est pas tant vrai que j’ai fait des « affaires pires que ça » dans vie. Mais de un, ce serait très imprudent de ma part, et de deux, je dois persister dans mon image de fille indépendante-intrépide-et-mystérieuse. Et je veux voir si Mathieu va m’écrire demain. Juste avant que je sorte, il me tend une couverture trouvée au fond d’une armoire, ainsi que son coton ouaté. Dans ma tête, une troupe de danse sautille partout en faisant des sauts périlleux. Il a l’air inquiet pour vrai, curieux de savoir si mes orteils et mes bouts de doigts vont passer la nuit. Ça me réchauffe en dedans de le constater, assez pour survivre à ma nuit toute seule.

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Au camping, il fait très noir et très froid. Quelle idée de merde sérieux. Tout ça pour économiser quelques piécettes. OK, quand même plusieurs. J’ai envie d’aller à la toilette parce que tout le monde sait que quand tu bois une bière, tu en pisses quatre, mais je sais pas si j’ai le courage d’aller braver le bloc sanitaire pas hygiénique pantoute. Impossible de me retenir plus longtemps. Y a pas assez de place entre la cuvette et la porte, je me ramasse dans une position vraiment inconfortable avec la face étampée dans le cadrage et les genoux écartillés. Comme dans tous les campings du monde, une araignée à longues pattes a élu domicile dans un coin de la cabine. Elle me regarde, je la regarde. On sait jamais à quel moment elle va décider de descendre me voir en tortillant son corps mince et long. Je me dépêche à sortir, après m’être lavé les mains uniquement avec de l’eau, le distributeur à savon étant hors service, of course. C’est la dernière fois que je viens ici.

À l’intérieur de ma tente, mes choses suintent d’humidité. Le givre est à veille de se former sur mon oreiller. Les conditions idéales pour bien dormir, quoi. Je pense à la chaufferette portative de ma cousine Jasmine, celle qui fait des voyages backpack en Asie pendant six mois, qui dort dans des chambres miteuses d’auberges de jeunesse remplies de coquerelles, mais qui part plus jamais en camping au Québec sans sa chaufferette. Avant je la jugeais un peu, mais maintenant je la comprends. J’enfile mes combines, mes bas de laine, mes trois chandails et je termine par le coton ouaté de Mathieu. Je regrette de pas avoir de tuque en dessous de mon banc d’auto au lieu de mes six paires de souliers. Il faudra revoir mes priorités. Je grelotte, je pense au divan douillet des gars. Je regarde mon téléphone, vieux réflexe dont je dois me débarrasser. Ç’a l’air que c’est pas bon pour la rétine et le cerveau juste avant le dodo. Aucune nouvelle d’Antoine, mais Mathieu me souhaite une bonne nuit pas trop froide dans mon tipi avec deux becs. Je souris, le visage dans mon oreiller mouillé. Avant de m’endormir, je rabats le capuchon du coton ouaté. Le nez dans l’encolure, je me rends compte qu’il a pas d’odeur. Ça sent pas Mathieu. Ça sent rien, comme s’il l’avait jamais porté.

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Je roulais vers chez toi en me disant que c’est loin en maudit, Saint-Lazare. Jamais je m’étais aventurée par-là auparavant, l’autoroute 40 Ouest m’horripile, constamment en construction et bordée par des buildings, des entrepôts et des centres commerciaux. Aucune verdure. J’écoutais Ben Howard, stressée et anxieuse que tu me trouves plate. Mon cerveau pense toujours trop, tout le temps. Un vrai cinéma Guzzo avec des scénarios pas possibles. Je dois apprendre des techniques de respiration ou de méditation, peu importe tant que ça fonctionne.

Devant ta maison, je me demandais si je devais me stationner devant, dans la rue, derrière ou de côté. J’angoissais pour un rien. Inspire, expire. J’ai replacé mes cheveux, vérifié si j’avais quelque chose entre les dents et je suis sortie de mon véhicule. J’ai gravi les marches sur mes jambes tremblantes, j’ai cogné puis j’ai attendu en prenant une pose nonchalante, le regard au loin, pour pas avoir l’air de la fille qui a trop hâte.

« Salut, Antoine »

Tu m’as souri et j’ai fondu. Je suis entrée, gênée de mon corps qui savait plus comment se déplacer et de mon sourire niais lorsque j’ai constaté que t’étais pas seulement le plus beau en photo sur Facebook, mais que tu illuminais la pièce de tes bouclettes et de tes yeux verts-forêt picotés brun-terre-mouillée et orange-soleil-couchant.

Après un tour du propriétaire – très impressionnée par ta rampe de skate dans ton sous-sol même si je suis très poche à ce sport –, on s’est assis sur le divan avec une bière. On se parlait de tout et de rien, on se racontait des bouts de nos vies. Tu avais tellement de choses à dire, ton existence tournait autour de tes voyages et des gens intéressants que tu avais rencontrés. Moi, avec ma routine école-étude-boulot-dodo, je me sentais pas à la hauteur. Je me suis jamais sentie à la hauteur avec toi. J’espérais que tu saurais me sortir de ma zone de confort, que tu m’apprendrais à vivre. Ton rire sonnait à mes oreilles comme une musique salvatrice, la plus belle de toutes. Quand tu regardais ailleurs ou que tu marchais du salon à la cuisine, je t’observais à la dérobée. Déjà mon cœur papier de soie s’entichait de toi. J’aurais dû me méfier, mais je saurais pas ce que je sais de moi aujourd’hui.

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Il se faisait tard. Je songeais à retourner à la maison parce que la route jusqu’à Terrebonne était longue, mais en même temps je voulais rester. Tu remplissais les espaces vides que j’avais dans le corps, dans l’âme.

« J’ai pas envie que tu partes. »

Oui. Non. Oui. Peut-être. J’étais pas certaine que ce soit une bonne idée, parce que j’aime pas ça les premières fois, les premières nuits. J’étais et je suis toujours gênée de mon corps, mes jambes pas rasées et mes sous-vêtements pas agencés, et ça c’est important pour moi pour une première fois, des bobettes dans le même tissu que la brassière. Je t’ai dit non, que tu avais juste à me rappeler. Tu voulais pas que je m’en aille, j’ai trouvé ça charmant, mais en même temps mon cerveau-cinéma se demandait si tu voulais juste un

one-night ou si ça voulait dire quelque chose pour toi. Décoder les garçons, c’est vraiment

pas mon fort, je m’attache trop vite. Je me disais que ça me ferait trop de peine si tu me rappelais jamais après. J’ai enfilé mon manteau et mis mes bottes. Te serrer la main, te donner deux becs? L’un devant l’autre, on savait pas quoi faire. C’était un au revoir maladroit, mais adorable. Bye, merci, que j’ai dit en ouvrant la porte, avec dans mon sourire l’espoir de te revoir bientôt. Tu m’as attrapée par le bras pour me tirer jusqu’à toi, mon nez dans le creux de ton cou. J’ai levé la tête timidement, pour te regarder du bout des cils. On respirait fort. Tu m’as embrassée. C’était tellement doux, je suis montée jusqu’aux nuages pour aller faire un high five à la vie et à Dieu qui avaient entendu ma prière. Je me sentais comme dans un film de Nicholas Sparks, mais en mieux. Un autre bec, de la magie. Je suis retournée au ciel pour demander que tout ça dure plus qu’une soirée.

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J’ouvre les yeux sur ce qui vient d’être l’une des pires nuits de ma vie. En plus du froid humide, j’ai failli mourir de déshydratation. Mon téléphone a la consistance d’une brique de glace, mais je vois quand même que Mathieu m’a écrit ce matin. Il veut savoir si j’ai bien dormi et s’il me prépare un fameux sandwich de plage. Ça, c’est une façon détournée de m’inviter à passer la journée avec eux et je trouve que c’est pas mal agréable pour mon ego de fille insécure. Je lui réponds que ben oui, ça me tente, et que s’ils ont besoin de quoi que ce soit à l’épicerie, je vais m’en charger. « Non, on a tout. Amène-toi juste une gourde pour notre sangria légendaire. » Il est à peine neuf heures, ça promet.

Je sors de mon abri, il fait gris et frais. Je maudis Madame Nature. C’était pas prévu, les nuages et les chandails à manches longues. Après avoir branché mon cellulaire dans mon auto, je retourne affronter les toilettes crades, afin d’éliminer toutes traces d’oreiller sur mon visage. J’essaie de me créer un look arrangé pas arrangé, parce qu’être trop maquillée sur la plage, c’est moyen. Du cache-cerne, de la poudre, un illuminateur et une touche de mascara plus tard, je me passe un coup de brosse et m’enduis le corps de ma crème préférée, celle qui sent le Waikiki Beach Coconut. Il me semble que de dégager une odeur de pina colada, de soleil et de bon temps, c’est toujours gagnant quand on flirte. Je choisis mon maillot de bain avec attention, même si les chances de pouvoir l’exhiber sont minces. J’écris à Mathieu que je suis prête, si je peux toujours venir les rejoindre. Quelle question, qu’il me répond, en me fournissant le point de rencontre.

Sur la route, je réfrène mon envie d’arrêter au Congdon Donuts, le restaurant si tu veux déjeuner à Wells. Tu y es accueillie par des madames trop enjouées de te servir une assiette d’œufs bacon gargantuesque, avec en plus un beigne frais fait du matin. Un vrai beigne avec du vrai beurre, comme dans le temps de nos grands-parents. Du genre qui réconforte. Ça fait changement des affaires pleines de graines préparées avec du lait de noix de toutes sortes dégueulasses, très en vogue dans les cafés de St-Roch où je vais étudier. Je passe tout droit parce que ça va se voir au premier coup d’œil si j’ai déjeuné pour quatre à moi toute seule et ça me tente pas de commencer ma journée avec un sentiment de culpabilité.

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journée avec les gars. J’espère que je vais vivre des péripéties dignes de mon carnet monstre, un séjour dont je me souviendrai longtemps. Je les aperçois, ils me font de grands signes afin que je les remarque. On est dix sur la plage, je pense que ce sera pas un problème. Mathieu m’aborde.

— Bon matin, miss! Pis, t’as survécu? Pas trop gelée cette nuit? — Juste assez, j’ai déjà vu pire!

Menteuse. J’installe ma serviette et Stéphane s’occupe de remplir ma gourde. On se fait un gros tchin de vacances et je passe proche de recracher ma première gorgée tellement ça goûte l’alcool.

— Cibole, je comprends pourquoi vous l’appelez « légendaire », votre sangria! Y

a quoi là-d’dans, pas juste du vin rouge certain?

— Mettons qu’on l’a un peu échappé sur la bouteille de vodka à matin. Après

trois-quatre gorgées, on s’en rend plus compte!

Si mes calculs s’avèrent exacts, je devrais me sentir pompette dans trente-cinq minutes. Mathieu met de la musique sur son Bose portatif. Je fredonne « Outta Line » de Leon Bridges et il me regarde avec surprise lorsque je lui dis que j’adore cet artiste. Il s’imaginait peut-être que j’écoute du Drake la fenêtre baissée et que j’écris les paroles de ses chansons en quote de mes photos Instagram. Ben non, j’aime pas juste mon bed et ma

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Assise sur le divan d’Antoine, je l’écoute jouer de la guitare. C’est sa nouvelle passion. Il répète beaucoup pour devenir bon rapidement. Antoine est perfectionniste : ce qu’il entreprend, il le réussit. Je lui dis que moi aussi, au secondaire, je jouais de la guitare, que j’étais même dans un band. On s’appelait « Behind the Surface ». J’étais dans ma passe emo-punk. Il me joue « Atlas hands » de Benjamin Francis Leftwich. Je me souviens pas de toutes les paroles, mais je me dis qu’il peut pas avoir choisi cette chanson-là pour rien, c’est impossible. I will remember your face, cause I am still in love with that place. I got a

plan, I got an atlas in my hands. On va voyager ensemble autour du monde, faire du wakeboard dans les plus beaux décors de la planète.

Dans les jours qui suivent, j’écoute « Atlas hands » en boucle. Ça me réconforte, la voix du chanteur évoque l’espoir.

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Stéphane a raison, j’ai avalé la moitié du contenu de ma gourde et ça rentre comme un charme. L’ambiance est légère et même si je travaille pas sur mon bronzage en forme de t-shirt de job, je pourrais pas demander mieux comme début de journée. Mathieu sort un ballon ovale de son gros sac de plage.

— BON, QUI VIENT JOUER AU FOOT!

Je crois entendre mon père. Finalement, ce doit être une affaire de gars, cette incapacité à rester assis dans le sable plus que trente minutes. Une chance que j’aime ça, le foot, surtout les Pats, surtout Gronk. D’aussi loin que je me souvienne, c’est avec mon père que j’écoute la Soirée du hockey et les NFL Sundays. Je me suis souvent demandé si papa aurait aimé mieux partager ces moments-là avec mon frère. Mais Guillaume préfère Chanel et Chloé aux Bruins ou aux Stealers. Alors c’est moi qui crie fort dans le salon quand y a des buts et qui chiale lorsque ça va pas bien. J’adore ça. Comme quoi on s’en fout, au fond, des idées préconçues et des stéréotypes de genre.

Je me lève, ça tourne un peu, mais juste assez.

— Tu feras attention de pas te casser un ongle là!

Je toise Mathieu avec mon air bête de fille-femme offusquée. Il va voir si je vais me casser de quoi en lançant un ballon. Il sait pas que je joue sur la plage et en camping avec mon père depuis que j’ai dix ans. Surtout que j’en ai même pas, des ongles.

La plage est quasi déserte alors on peut prendre de la place et faire de longues passes sans se soucier que notre ballon arrache le parasol d’une madame aux lunettes démesurées ou écrase le château de sable d’un architecte en herbe. J’attrape le ballon envoyé par Stéphane. Je sais comment placer mes doigts correctement sur le lacet pour le stabiliser et lui donner une trajectoire digne de Brady. Je m’aligne vers Mathieu pour le faire taire, prends mon élan. Et voilà. Il me regarde avec l’air du gars qui comprend pas ce qui vient

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— Ouain, tu sais lancer!

Oui monsieur. Je suis pleine de surprises et j’espère juste quelqu’un de sincère qui ait envie de les découvrir. En attendant, je les garde enfouies. Parfois j’en laisse sortir une, comme là. Une fille surprenante, ça gagne des points dans un cœur de gars.

On joue encore un moment, on prend des pauses pour remplir nos gourdes. Je sens les regards de plus en plus appuyés que Mathieu pose sur moi. Il pense que je l’ai pas remarqué, mais des yeux nouveaux sur mon corps, ça passe pas inaperçu. Pendant quatre ans, j’ai attendu un regard amoureux d’Antoine. Je transposais dans ses yeux mes propres désirs et je vivais dans un monde où mes lubies me réconfortaient plus que la vérité. Je voulais que sa douceur me répare le cœur. Alors lorsque Mathieu m’enrobe le corps de son regard, même si je sais que ça durera que le temps des vacances, je me dis que j’y ai droit. J’ai envie de flirter avec un gars dix ans plus vieux que moi. En plus, comme je sais déjà que ce sera éphémère, il y a moins de risque que mes émotions de fille sensible refassent surface. Je suis immunisée, j’ai un cœur de rocker.

On décrète qu’il est l’heure de goûter au fameux lunch préparé par Stéphane qui, ç’a l’air, possède un diplôme de chez Subway. Les sandwichs de ma mère sont meilleurs, mais je joue le jeu et le couvre d’éloges. Ça fait du bien d’offrir une récompense à mon estomac vide. Je prends des bébés bouchées, je mastique tranquillement. Mes vieux démons dorment jamais. Même en vacances, ma peur infondée de grossir me taraude. Maudite insécurité.

Aussitôt son sandwich terminé, Stéphane s’assoupit sur sa chaise de plage multicolore, son drink se déversant par terre en petites cascades. Mathieu se tourne vers moi, ses yeux me font l’effet d’un doigt dans une prise de courant électrique. Y a quelque chose de différent chez lui, de plus intense.

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On laisse un Stéphane à moitié conscient surveiller nos ballons, nos serviettes et notre punch. Seule avec Mathieu, je suis nerveuse. Mon sang bouillonne comme lorsque je bois trop de café. Une chance que la sangria des gars fait effet. On se dirige près de l’eau pour que les vagues viennent mouiller nos pieds. Mathieu propose de marcher jusqu’à l’amas de roches qui se dessine un kilomètre plus loin. On parle de tout de rien de tout encore. Nos bras se frôlent volontairement, nos yeux se trouvent de plus en plus souvent. Je suis bien avec mon corps en alerte. Je sens le sable entre mes orteils, mon poil de bras en chair de poule, la chaleur de mes joues rouge désir, mes mèches folles balayant mon visage au gré du vent. On trouve une balle de golf abandonnée dans les vestiges d’une forteresse.

— Pas game qu’on la traîne avec nous jusqu’aux roches, mais juste avec nos

orteils!

Mathieu a l’air d’avoir huit ans. Je me prête au jeu, on rit comme des adolescents à leur première date. On se pousse pour avoir la balle de golf ou juste pour se toucher le plus souvent possible. Je veux sa peau sur la mienne et ses grandes mains d’homme sur mon épiderme. Mathieu me raconte des niaiseries, des anecdotes de tournées, des histoires de fans étranges, et je sens l’air vibrer entre nous. Lui aussi, je vois pas d’autres options. Je me dis que si ça continue comme ça, mes péripéties estivales vont passer à un niveau supérieur. Mais Mathieu gâche l’ambiance.

— J’ai tellement envie de pisser, m’en vais dans l’eau!

J’ignore si c’est parce qu’il est stressé, qu’il veut pas qu’on s’embrasse sur la plage parce que des gens pourraient le reconnaître ou s’il est vraiment incapable de se retenir. Il ressort de l’eau soulagé et frigorifié. On court, on se chamaille, on marche vite sans oublier la balle de golf. J’ai une pensée pour Stéphane, je me demande s’il est réveillé et s’il nous cherche. Il s’imagine peut-être qu’on est en train de flirter, et il aurait raison. Je le chasse

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