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Du côté du public : Usages et réceptions de la télévision

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Brigitte Le Grignou

Du côté du public. Usages et réceptions de la télévision

Economica, « Etudes Politiques », 2003

« Ils ne sont pas tous libres, ceux qui se moquent de leurs chaînes ». Doris Lessing

« Chacun sait que naguère, on plaignait les spectateurs de télévision des horreurs auxquelles ils étaient soumis. Ces êtres malheureux et passifs (…) avaient le choix entre l’état de zombie, le statut de consommateur et la catatonisation par l’idéologie bourgeoise. Bien heureusement, on découvrit un jour que ce musée des horreurs relevait du malentendu. Les supposées victimes de la société de masse se portaient bien, merci. Loin d’être catatoniques, elles étaient au contraire tout à fait alertes, et activement employées, face à leur poste, à épingler les connotations furtives, à résister aux séductions hégémoniques, et en général, à déjouer les ruses de l’idéologie. » (Morley, 1993, 33). C’est avec humour, on le voit, que David Morley, un des représentants britanniques des Cultural Studies, se plaint de la « réception » caricaturale accordée aux travaux sur la réception en général et aux siens en particulier. Il est vrai que cette perspective de recherche en communication, que l’on peut, à titre provisoire et sans préjuger de la résolution des conflits relatifs à sa généalogie et à son histoire, faire remonter aux débuts des années quatre-vingt, est encore jeune, mais d’emblée vecteur d’enjeux théoriques, sociologiques, politiques, commerciaux…, d’une importance dont témoignent les attaques dont elle est l’objet et les controverses qui l’animent.

Il est vrai également que les premiers travaux se réclamant des Reception Studies, ceux du Centre de Cultural Studies de Birmingham, et notamment ceux de Stuart Hall (1980), ou de David Morley (1980), portent sur le public de télévision, soit un groupe social et un objet sociologique méprisés, et comme tels, voués aux approximations, phantasmes, jugements à l’emporte-pièce, méconnaissances et raccourcis réducteurs. Les téléspectateurs sont le plus souvent, en tant que « masse » amorphe, condamnés et réduits à l’agrégation statistique et à sa quintessence, la « part de marché », ou encore, en tant que consommateurs dépendants, définis par leur passivité et leur crédulité, ou enfin, en tant que groupe nombreux, relégués dans la catégorie, discrètement stigmatisante, de « grand public » de la culture de masse. Les propriétés de cet objet, peu propres à susciter vocations et programmes de recherche (à l’exclusion bien sûr des mesures d’audience), se conjuguent avec quelques déclarations

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définitives sur l’inusable question du pouvoir des médias, pour en faire un « mauvais objet », exposant ses promoteurs à la dénonciation souvent caricaturale.

Il est vrai enfin, qu’on assiste, depuis une vingtaine d’années, à un phénomène de « réhabilitation » du téléspectateur, qui se déploie, avec des motivations et des arguments divers, aussi bien dans l’univers des professionnels de l’audiovisuel que dans celui de la recherche universitaire. Il se donne à voir dans la multiplication des déclarations, études, enquêtes, pratiques, promesses (professionnelles et académiques), qui tendent à ériger le téléspectateur (et plus largement le consommateur), ses goûts, dégoûts, ses désirs et comportements, ses pratiques de consommation et de « lecture », en objet d’investigation (intéressant et intéressé), toléré à défaut d’être légitime. Le mouvement d’abord britannique, sous l’impulsion des chercheurs en Cultural Studies1, s’est développé dans les pays anglophones, au point de rassembler une abondante littérature (britannique, australienne, nord-américaine mais aussi latino-américaine, scandinave) sous le titre de Reception Studies (ou Audiences Studies)2. Importés en France plus tardivement3, ces travaux restent encore trop rares et épars, pour constituer un courant de recherche homogène : on ne peut, pour l’heure, parler sans exagération, ni d’une sociologie, ni d’une histoire de la réception en France.

Sans céder à la tentation de la radicale nouveauté4, il faut prendre la mesure du déplacement et même du renversement de perspective ainsi engagé, dans l’approche des téléspectateurs, et des publics plus généralement. Il s’agit de ne plus se contenter de représentations du public en graphiques, pourcentages, courbes ou camemberts, mais de saisir son activité de réception, c’est-à-dire non seulement une pratique d’interprète mais aussi, plus largement, une expérience sociale, structurée par les conditions de production, de circulation, de réception et d’usage des « textes » ; de cerner la réalité, la dynamique et la diversité des pratiques, la complexité des motivations, la subtilité des justifications, l’imbrication des usages sociaux et

1 Sur ce courant de recherche et, notamment, sa contribution aux études de réception, voir : Mattelart, Neveu,

(2003)

2 Les deux expressions sont utilisées, de façon indifférenciée, par les auteurs anglophones qui dressent un bilan

des études de réception. Voir notamment : Morley (1992), Moores (1993), Nightingale (1996), Alasuutari (1999). Pour un usage exclusif du terme « audience », qui désigne le statut du public hors médias, voir Abercrombie & Longhurst (1998).

3 Pour les bilans en français et la réception de ces travaux en France, voir : Dayan (1992, 1993), Pasquier (1997).

Voir aussi l’approche récente d’Esquenazi (2003) qui opte pour une « Sociologie des publics », plus large, à ses yeux, qu’une sociologie de la réception.

4 Deux raisons inclinent à relativiser la nouveauté du phénomène. D’une part la télévision, même si « elle dit

peu de choses sur son public », se montre dès l’origine « avide de toute connaissance » sur lui (Meadel, 1998). D’autre part cette « nouveauté » est précisément l’enjeu d’un débat qui divise l’univers académique.

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individuels. Les études de réception, écrit l’anthropologue Daniel Dayan, qui est un des premiers importateurs et traducteurs des travaux de langue anglaise en France5, « ne parlent ni

du public, comme le font les chercheurs empiriques ; ni au nom du public, comme le font les théoriciens critiques (...). Elles donnent au contraire la parole à ce public et tendent à s’effacer dans un premier temps devant cette parole » (1993, 18). Ce renversement de point de vue s’accompagne d’un « tournant » méthodologique visant à repenser les outils et les modes de saisie des données, et aboutit, le plus souvent dans une perspective ethnographique, à des observations, entretiens, voire des séjours au sein de ce groupe exotique et mystérieux que constitue désormais le public de télévision. Si l’on ajoute que certains travaux, loin de s’effacer devant cette parole restituée, affichent une visée militante et s’interrogent sur les conditions d’une recherche engagée dans une voie « critique », c’est-à-dire une recherche qui se situerait délibérément « du côté du public »6,tandis que d’autres, dans une optique plus

gestionnaire, recherchent un savoir opératoire susceptible d’éclairer les décisions des producteurs et programmateurs7, on comprend mieux la virulence des arguments et la passion

des prises de position, qui sont autant d’engagements, à la fois, théoriques, méthodologiques et politiques.

Ainsi un conflit récurrent, à propos de la généalogie du courant des études de réception, va diviser la communauté des chercheurs. Un débat, quelque peu confus va, à partir d’une querelle de dates de naissance (années quatre-vingt ou années quarante ?), aboutir à un conflit de paternité, qui se traduira par la dénonciation par les uns, la mise à distance par les autres, de parrainages encombrants.

5 L’introduction de la problématique de la réception en France peut être datée du colloque « Public et

Réception », tenu à Paris, au Centre Georges-Pompidou, en 1989. Dayan en rend compte dans un article paru dans Le Débat, en 1992, puis dresse un bilan des savoirs et débats contemporains, dans un numéro de la revue

Hermès, en 1993.

Il faut néanmoins signaler qu’Armand et Michèle Mattelart ont, dès 1986, consacré un chapitre de leur ouvrage,

Penser les médias, aux « procédures de consommation et de réception des médias » (1986, Chap.8) ;

Il faut aussi rappeler que Pierre Chambat et Alain Ehrenberg publient, en 1990, un long article sur la télévision, dans lequel ils déplorent la « méconnaissance des pratiques réelles » des téléspectateurs et la représentation du public comme masse, et insistent sur le développement des pratiques culturelles actives et l’importance des usages. (1990)

6 L’expression est de Ien Ang, chercheure néerlandaise du courant des Cultural Studies : « How is it possible

to do audience research which is on the side of the audience ? » in E. Seiter (ed.), 1989, 104

7 C’est ainsi que Patrick Barwise et Andrew Ehrenberg, de la London Business School,, désignent leur projet

d’établir des « modèles » de comportement des téléspectateurs, modèles qui « peuvent (et devraient) avoir une incidence sur les modalités de production et de programmation des émissions, et sur le financement de la télévision » : « These patterns can affect how programs are produced, how they might be scheduled across the evening, and how television can be funded » (1988, 4)

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Car cette curiosité pour le public (qu’il soit consommateur, destinataire, usager ou pratiquant) n’est dénuée ni d’arrière-pensées commerciales ni de visées tactiques en matière de recherche. D’abord, sans convoquer le paradigme utilitariste, ni même l’hypothèse d’une recherche purement « administrative », force est de constater que cette « découverte » du public accompagne et s’accompagne d’un regain d’intérêt des professionnels de la télévision pour leur « client ». Sous l’effet des transformations de l’industrie télévisuelle qui modifient les modalités de consommation, et des injonctions de la « société de communication » qui renouvelle les représentations du rôle des médias, l’intérêt pour le public devient manifeste et même ostentatoire. Les dirigeants des chaînes de télévision font de la réhabilitation du téléspectateur un argument dans la lutte concurrentielle qui les oppose : « Mon ambition, déclare tel responsable de chaîne publique, est de placer le public au centre de nos préoccupations. Curieusement le téléspectateur est rarement au cœur de la programmation des chaînes. Les télévisions commerciales parlent au consommateur dans un souci de faire des parts de marché sur la ménagère de moins de 50 ans. Elles ne parlent pas de télévision »8. Tel autre, responsable de chaîne privée, prend acte des mutations du public et fait de nécessité vertu : « J’observe une France cathodique infiniment plus mature, douée d’une remarquable acuité, et qui manifeste beaucoup d’aptitude à décoder l’image (...) L’augmentation de l’offre (de films) a rendu le public terriblement exigeant »9.

C’est en effet l’accroissement de l’offre de télévision (lié à l’élargissement du temps de diffusion et à la multiplication des chaînes hertziennes, câblées et par satellite), conjuguée au développement de l’équipement (en téléviseurs, magnétoscopes, télécommandes, CDI, etc), qui incline le public à devenir nomade, fragmenté et spécialisé, et requiert donc une attention nouvelle au téléspectateur : « Les chaînes généralistes, pour durer, font l’apprentissage de la complexité du téléspectateur », remarquent justement les spécialistes de la communication audiovisuelle (Jost, Leblanc, 1994, 19). Le processus s’impose avec l’importance croissante de la publicité, qui conduit « à une plus grande prise en compte des réactions des téléspectateurs », notamment dans la construction des grilles de programmation (Lunven, Vedel, 1993, 220), et s’accélère avec la démultiplication des moyens de transmission, par le câble et le satellite. A la fin du XXe siècle, la définition du troisième millénaire comme « ère du numérique » et l’analyse des défis lancés à la « vieille » télévision sont devenues une banalité et un exercice incontournable chez les professionnels des médias. Deux évolutions

8 Eric Stemmelen, Directeur de la programmation de FR2, cité in Dossier Audiovisuel INA, 1998, n°79, 33 9 Etienne Mougeotte, Vice PDG de TF1, L’Express, 16/4/98

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sont perçues comme particulièrement inquiétantes et conduisent à appréhender le téléspectateur comme un client qu’il convient, face à la concurrence accrue, de fidéliser, voire de satisfaire : le public se fragmente et il peut intervenir activement dans la sélection des programmes. Ce public qui, à défaut de s’accroître massivement, s’émiette, qui achète des programmes et services, qui noue avec les prestataires une relation commerciale directe, constitue dès lors un marché fortement concurrentiel qui exige, de la part des « vendeurs », une attention nouvelle ou plus aiguë à ses motivations, goûts, insatisfactions et solvabilité. Cette représentation du téléspectateur en « consommateur souverain », qui se nourrit en outre du développement de dispositifs dits « interactifs », est générateur d’incertitude. D’autant plus que les études du marché américain suggèrent moins un bouleversement effectif des modes de consommation qu’une grande perplexité. Les conclusions de certains analystes de la situation médiatique nord-américaine des années quatre-vingt-dix, sont en effet loin d’être péremptoires : « certains indicateurs suggèrent que le modèle traditionnel d’un public de masse passif (...) est en train de céder du terrain (sinon encore la place) à un modèle plus différencié où des segments d’audience modérément actifs regardent des contenus plus spécialisés » (Carey, 1996, 153). Le comportement de ce public, « volage » ou « exigeant », hyperactif ou apathique, demeure l’inconnu. « Et si Madame Jones n’appuyait pas sur le bouton ? » : la question posée, devant un parterre d’investisseurs, lors d’un marché international de programmes télévisuels, dit clairement que l’inconnu réside dans la « liberté » du consommateur.

De plus, la réhabilitation du téléspectateur peut être inscrite dans une perspective plus large de promotion de la communication. Dans la « société de communication », les entreprises télévisuelles sont sommées de tenir leurs promesses au nombre desquelles figure en bonne place l’interactivité. La multiplication et la concurrence des chaînes et de tous les écrans incitent les producteurs-diffuseurs de télévision à dépasser leurs missions traditionnelles pour trouver une nouvelle légitimité dans la consolidation ou la réparation de la relation, voire du lien social. Ces changements qui touchent les industries télévisuelles, mais aussi plus largement l’univers de la communication, suscitent chez les professionnels, la recherche de nouveaux outils et démarches qui viendraient rénover les « systèmes déterministes », fondés sur des récepteurs passifs. Tel est le sens du discours tenu, en 1987 par un chercheur d’une agence de communication publicitaire, devant une assemblée de spécialistes, professionnels et académiques, de la publicité : « Parler comme nous le faisons, essentiellement avec les métaphores militaro-déterministes (…), est d’abord certainement une limitation lexicale. Mais c’est aussi une limitation de notre capacité à penser la communication dans une de ses

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composantes essentielles, inscrite au cœur même du mot « communication », à savoir dans sa composante d’échange, qui est toujours présente même si, côté récepteur, la réponse reste le plus souvent silencieuse » (Fouquier, 1987).

L’intérêt des chercheurs pour la réception de la télévision, à partir des années quatre-vingt, est sans doute moins prisonnier de ces préoccupations commerciales, mais ne se meut pas pour autant exclusivement dans le monde éthéré des idées. Il se nourrit en particulier des transformations économiques, sociales, culturelles, politiques, qui, dans les années quatre-vingt, touchent les pays occidentaux, et affectent les représentations du rôle des industries télévisuelles, de celui des individus, des conflits et des engagements politiques. Les « temps nouveaux » caractérisés, selon le chercheur engagé qu’est Stuart Hall10, par l’affaiblissement des « solidarités traditionnelles », la déstabilisation des « identités sociales », la « fracture des paysages sociaux », le « retour du subjectif », déplacent les problématiques et requièrent un renouvellement des outils conceptuels. « Un tel renouvellement conceptuel pose problème à la gauche. Sa culture conventionnelle qui met l’accent sur les « contradictions objectives », les « structures impersonnelles », les processus qui « œuvrent dans le dos des hommes », nous a rendu incapables de nous confronter de façon cohérente au subjectif en politique » (Hall, 1990, 41). L’attention au téléspectateur, à son expérience indissociablement privée et publique, peut dans cette perspective être interprétée comme une sensibilité nouvelle à la dimension subjective de l’action sociale et comme une confrontation des chercheurs avec une « nouvelle » donne, plus incertaine et brouillée. Et ce renouvellement qui « pose problème à la gauche », s’il ne perturbe pas de la même façon l’ensemble de la communauté des chercheurs, s’impose à tous.

Ce qui est repéré au sein des sciences sociales, notamment en France, comme montée des « théories de l’acteur », la réévaluation du rôle de l’acteur individuel et de ses capacités de calcul stratégique, contribue aussi à instaurer un climat favorable à l’observation ethnologique de la vie quotidienne des téléspectateurs, et plus largement des publics. Certains y voient un processus définitif et rassurant : « C’en est fini en tout cas de la figure de l’aliénation : sans aller jusqu’à prêter aux agents l’appréciation rationnelle de leurs intérêts, on s’accorde au moins pour refuser désormais de les enclore dans la mystification et l’ignorance relativement aux motifs qui les meuvent » (Gauchet, 1988, 166) ; d’autres doutent de la trompeuse évidence de la « série des retours », « de l’acteur, du sujet, du récit de vie, du qualitatif, de

10 S. Hall dirige le Centre des Cultural Studies de Birmingham, jusqu’à la fin des années 70, pour ensuite devenir

un des rédacteurs de la revue Marxism Today. Pour des précisions sur son parcours, sa réflexion, et pour un long extrait de l’article cité, voir : Mattelart, Neveu (2003, 54 et sq.)

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l’ethnographique… » (Pudal, 1994, 9) ; d’autres enfin, se méfient de la coïncidence entre « retour du sujet » et restauration du consommateur souverain, qui risque d’entraîner les études de réception, vers des « dérives néo-populistes » (Mattelart, 1995, 88). Tous constatent un discours de promotion du sujet (saluée comme un couronnement ou dénoncée comme une restauration).

Les études de réception répondraient donc à l’inquiétude des industriels de la culture face à un public de plus en plus volage, et aux « attentes » des chercheurs face à une problématique susceptible de renouveler les termes de questions rebattues et stérilisantes, comme par exemple, celle du pouvoir des médias. On conçoit sans mal que de tels parrainages soient sujets à controverses : les études de réception sont, tour à tour ou simultanément, soupçonnées d’être inféodées aux intérêts commerciaux les plus triviaux, critiquées pour leur immobilisme conservateur, dénoncées pour leur perspective apolitique (Le Grignou, 2001).

La posture dénonciatrice est notamment tenue par le spécialiste britannique de communication, James Curran (1993), dont le propos frôle parfois la caricature, mais a le mérite de désigner les points « sensibles » de la tradition de recherche. Il voit dans les Reception Studies, une « réinvention de la roue », qui ne parvient à s’imposer comme un courant original et novateur qu’au prix d’une « caricature époustouflante » de l’histoire, qui vise notamment à négliger le paradigme lazarsfeldien des « effets limités » : « Il est tout à fait insensé de dire que la recherche sur les effets ait été « dominée » par le modèle hypodermique11. Bien au contraire son souci principal depuis les années quarante était d’affirmer l’indépendance et l’autonomie des publics des médias et de dissiper la notion largement répandue selon laquelle les récepteurs sont facilement influencés. La recherche sur les effets a inventé bien des idées maintenant reformulées dans l’avalanche récente d’études sur la réception » (56). Ces travaux, selon Curran, ne se contentent pas de proposer de « vieux plats réchauffés », inspirés du paradigme des effets limités, ils constituent aussi « un nouveau mouvement révisionniste », qui se présente comme émancipateur, mais constitue en réalité une régression dans l’analyse de la relation public / média. Car ce révisionnisme qui met l’accent sur l’activité et l’autonomie du public, non seulement conduit à une évaluation prudente de l’influence des médias, mais en outre, participant du « désenchantement grandissant vis-à-vis d’un modèle de société basé sur le conflit des classes » (50), abandonne

11 Le terme modèle « hypodermique », ou modèle de « l’aiguille hypodermique » est forgé par Harold Lasswell

(Propaganda Techniques in the World War, 1927), pour signifier l’efficacité des médias qui « injectent » les messages de propagande. Le modèle « hypodermique » désigne, plus largement, les travaux fondés sur une représentation de médias tout-puissants, qui exerceraient des effets directs et indifférenciés sur des individus atomisés.

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toute perspective politique de recherche. Finalement, « le souci du politique cède la place à l’esthétique populaire : on ne se demande plus si les représentations des médias font avancer ou reculer les luttes ; on se demande d’où vient le succès des médias de masse » (56).

Sans suivre Curran dans ses conclusions les plus désabusées, on peut le rejoindre dans sa vision d’une histoire et d’une filiation conflictuelles. Incontestablement les études de réception empruntent à des traditions de recherche antagonistes : la tradition critique (et notamment le courant des Cultural Studies) et la tradition dite « empirique » (représentée par les travaux de Lazarsfeld et son équipe et, dans une version des années soixante-dix, par les Usages et Gratifications). Indéniablement les rapprochements, et a fortiori la « réconciliation », exigent des compromis fragiles, quelques « oublis » tactiques, des renoncements coûteux. Ainsi le thème, à première vue innocent, déployé par le chercheur danois Kim Schroder (1990)12, d’une « convergence » de traditions antagonistes de recherches sur les médias, se révèle ambigu et éminemment conflictuel. Car le rapprochement est perçu par certains comme la défaite du courant critique qui, confronté à la réalité des réceptions, serait conduit à renoncer à une posture radicale critique et engagée, bref à ses principes et hypothèses « de gauche », dans les termes de Curran. Schroder entrevoit d’ailleurs le potentiel conflictuel de cette réconciliation, qui s’efforce en conclusion de désamorcer la crise : « Les études critiques ne sont pas devenues moins critiques ; au contraire, l’analyse des réactions du public paraît faire la preuve d’un rebondissement inattendu des ressources de l’opposition et donner ainsi un nouvel espoir à ceux qui se battent pour l’émancipation des dépossédés et des opprimés » (334). Cet espoir ne suffit pas, manifestement, à combler le fossé qui sépare la tradition critique et celle « non moins pénétrante mais plus accommodante » des empiriques ! On prêtera au courant empirique des intentions hégémoniques, qui trouveraient dans les études de réception l’occasion de se réaliser, et l’on soupçonnera les études réception de se livrer, à travers la figure d’un public actif, à une entreprise de réhabilitation du téléspectateur en vue d’une rédemption des industries culturelles

L’histoire, brève, des études de réception est, on l’entrevoit, jalonnée de controverses, soupçons, dénonciations, mises en cause qui prennent tantôt la forme de disputes polémiques -telle la réponse de Morley à Curran (1993)-, tantôt celle d’interrogations inquiètes : « Faut-il

12 « Au cours du processus, les tenants autrefois convaincus des « effets limités » peuvent avoir été amenés à

concéder que, à long terme, les médias ont des effets hégémoniques tout à fait puissants. Tandis que la sociologie des médias est ainsi devenue plus « critique », il apparaît clairement que les spécialistes des études culturelles ont abandonné leur croyance en un pouvoir non mitigé des mass media d'imposer leur idéologie à des esprits passifs. La découverte du contexte social et la complexité psychologique des lectures effectuées par le public a conduit à une acceptation des « effets limités » ». (K. Schroder, 1990, 334)

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abandonner l’étude de la réception » (Quéré, 1996) ; tantôt encore des remises en cause radicales d’un courant qui « n’a jamais pu produire un ensemble cohérent de propositions en lesquelles une majorité de chercheurs pourraient se reconnaître » (Beaud, 1994, 5).

Pour qui refuserait de se laisser décourager par de telles mises en garde, il reste à penser que l’objet n’est pas anodin qui suscite de telles réactions, et que le bilan des critiques adressées aux travaux de réception atteste leur capacité à poser les « bonnes » questions, les questions dérangeantes, celles qui n’appellent pas de réponses univoques mais dont la seule formulation constitue une avancée dans la voie d’une sociologie de la réception. Car cette question de la réception a partie liée avec celle du pouvoir des médias, ce « concept obscur », et comme elle, apparaît entravée par des enjeux majeurs. L’hypothèse formulée, à propos d’une introuvable science des médias, vaut pour l’étude controversée de la réception : « si les médias résistent à l’objectivation scientifique, c’est peut-être bien qu’il s’agit d’un sujet trop investi de croyances sociales et politiques pour qu’une communauté savante (relativement) homogène parvienne à s’en faire le spécialiste. En recoupant un enjeu aussi fort que peut l’être celui des clefs d’un pouvoir direct sur les masses, la question du pouvoir des médias pourrait bien, sous cet angle, avoir contribué à borner toute possibilité de discussion scientifique et surtout de cumulativité des savoirs » (Georgakakis, 2001, 12).

Pour s’en tenir, provisoirement, à la seule sociologie des médias, on peut mentionner trois questions « éternelles », trois lieux communs, revisités par l’exploration des réceptions : C’est d’abord, on l’aura compris, la querelle des « effets » (ou leurs synonymes tout aussi ambigus, tels l’ « influence » ou le « pouvoir ») des médias de masse, qui est ravivée par la perspective de la réception. Sans apporter de réponses définitives, les études de réception donnent un fondement empirique à des intuitions, infirment quelques phantasmes et permettent d’entrevoir une issue au stérile face-à-face entre théories des effets puissants et théories des effets limités, de remettre en question le partage « entre une sociologie critique obnubilée par l’autorité du texte et une sociologie empirique fascinée par la liberté du lecteur » (Beaud, 1997, 37).

Ensuite, la perspective de la réception revient salutairement sur la nature du public des médias de masse. Cessant de s’intéresser exclusivement à ce public imaginaire, construit par les mesures d’audience ou imaginé par les théoriciens de la « masse », elle va sur le terrain, à la recherche de téléspectateurs « réels », de la matérialité de leurs pratiques, du sens qu’ils leur confèrent, de leur enracinement dans le monde social. Le regard déplacé des effets présumés vers les usages donne alors à voir des usages pluriels, différenciés, imprévus, voire non conformes aux injonctions des producteurs. L’étude de la réception souligne aussi l’absurdité

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d’une réduction du rôle de la télévision à une série d’effets comportementaux mesurables, et autorise à relativiser, voire disqualifier, les mesures d’audience dans leur prétention à déduire d’un nombre de téléviseurs allumés ou même d’un nombre de téléspectateurs signalant leur présence devant le téléviseur, la réalité de leurs pratiques, leurs goûts et motivations. Elle réaffirme surtout l’inanité de la notion de « masse » et le pessimisme élitiste qui lui est associé, pour lui substituer un « public » socialement différencié, structuré par âges, par genres, par capitaux culturels, par classes.

Enfin, actualisant les termes du duel « acteur / système », l’étude de la réception propose d’envisager à la fois l’autonomie du public et sa dépendance, de penser sa liberté sous contraintes, sa capacité d’agir et les limites de son pouvoir, bref les conditions de son action. Car si elle permet de s’affranchir du postulat, pas toujours explicite mais résistant, des effets massifs des médias de masse et interdit de présumer la réussite des opérations de stratégie ou de ciblage, elle donne aussi les moyens de résister à la tentation d’un consommateur souverain et de ne pas s’engager dans la voie enchantée d’une « démocratie sémiotique » (Fiske, 1989). Les pratiques culturelles ne sont pas mécaniquement déterminées par les infrastructures, mais ne résultent pas pour autant de goûts naturels et spontanés. Dans cette optique, la sociologie de la réception est moins une étude des acteurs que de leurs activités, moins une étude des hommes que celle de leurs moments.

De plus, la télévision et ses réceptions présentent des caractéristiques singulières et paradoxales : Regarder la télévision est une pratique si commune et si familière qu’elle a longtemps paru dispenser de toute enquête empirique (autre que les mesures d’audience), et partant, a nourri tous les phantasmes quant à ses effets ; C’est une activité partagée qui se pratique pourtant, souvent individuellement, dans le secret des domiciles privés, une activité de masse qui demeure invisible et se fragmente en une multiplicité de pratiques hétérogènes ; C’est une pratique « frivole » ou pire, « vulgaire », qui passe pour engendrer des effets puissants et maléfiques. Ces propriétés font des réceptions de la télévision, un objet particulièrement approprié à l’investigation sociologique. Les recherches « à propos des téléspectateurs » peuvent être conçues à la fois comme l’aboutissement d’études plus anciennes sur les publics, et le point de départ (ou le prétexte à) d’une réflexion moins attachée à un type de public qu’à un type de pratiques ou de postures. On peut alors cerner trois figures de « récepteurs », plus ou moins haut placés sur l’échelle de la légitimité culturelle (des lecteurs de « grands » auteurs aux lectrices de « romans roses », des visiteurs de musée aux téléspectateurs d’un soap opera…), qui ont en commun de former un groupe éphémère, collectivité physiquement assemblée ou « purement spirituelle », dans les termes

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de Tarde, pour pratiquer une activité commune, dans une position, non pas inévitablement subordonnée, mais toujours seconde. Chacune de ces trois figures, les publics, les téléspectateurs, les profanes, représente moins un objet qu’une manière de voir, un point de vue sur le public (ou le consommateur, le destinataire, l’usager, le récepteur). Chacune éclaire l’autre : Les travaux sur les publics, notamment de lecteurs, offrent au chercheur des outils conceptuels et, avec la reconnaissance de ce tiers longtemps ignoré, comme la permission d’étudier, plus sereinement, ces publics si décriés que constituent les téléspectateurs. Les études de réception de la télévision, si l’on s’autorise, à l’instar de Nathalie Heinich qui interroge « ce que l’art fait à la sociologie » (1998), à analyser la télévision et particulièrement ses réceptions, comme le terrain et le vecteur d’un renouvellement de la pensée sociologique, ouvrent sur une gamme de pratiques, multiples, disséminées, souvent anonymes, « ordinaires ». Ce sont ces trois figures emboîtées qui structurent le présent ouvrage :

La première partie s’attache à répertorier les principales traditions de recherche sur les publics. Car, si les études de réception de la télévision s’inspirent, la plupart du temps pour s’en séparer, de recherches en sociologie des médias, elles empruntent surtout à des traditions plus anciennes et extérieures à ce champ disciplinaire. Celles-ci, de la théorie littéraire au courant des Cultural Studies, en passant par l’histoire et la sociologie des usages, dressent le portrait de publics en lecteurs, en usagers de machines à communiquer ou en « pratiquants » de diverses cultures et subcultures.

La seconde partie, « Des téléspectateurs », explore les réceptions de la télévision, à partir de l’hypothèse minimale, et commune à des travaux par ailleurs très divers, d’un téléspectateur « actif ». On découvre alors, en conjuguant les mesures d’audience aux observations ethnographiques, la pluralité et la variété, mais aussi les logiques des pratiques, des appropriations, et des usages sociaux de la télévision, structurés par les genres télévisuels, les contextes de réception, les communautés socioculturelles d’appartenance…

Dans la troisième partie, l’expérience des téléspectateurs est transposée à d’autres types de pratiques (culturelles, politiques, citoyennes) abordées du point de vue des non initiés, ceux qui entretiennent un rapport ni lettré, ni professionnel, ni savant, à la lecture, à la politique, aux idées, les « profanes ». On apprend alors, non seulement ce que la télévision fait, mais aussi ce que la réception fait, à la sociologie.

C’est là un usage inédit et paradoxal de la télévision, qui confirme combien elle peut être utile à la sociologie, à condition de renoncer, pour un temps, aux modes d’emploi et aux injonctions des producteurs, des diffuseurs et exégètes, pour se placer « du côté » du public.

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Références bibliographiques

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