REVIEW
PÜN~JO~tS
ONL
V.
PAUL VALeRY A LA RECHERCHE DU POUVOIR: LES ,-Al-IIEN'3
Essai suivi d'une comparaison avec la sémantique générale d'Alfred Korzybski
by
Theresa Parkinson
A thesis submitted to the
Faculty of Graduate Studies and Research in partial fulfillment of the requirements
for the degree of Doctor of Philosophy
Department of French Language and Literature McGill University, Montreal
March 1990
l -- XXIX:
I~, l et II:
(1, l et II:
Paul Valéry, I_~ahl ers (Paris: Centre National de la Recherche Scientifique, 1957-1961).
Paul Valéry, '_-:ahU?T s, ~d. Judi th Robinson (Paris: Pléiade, 1973 et 1974).
Paul Valéry, ti",_".,,.-e s, ~d. Jean Hytier (Paris: Pléiade, 1957 et 1960).
Alfred Korzybski, 5r:: ZJ'3-t7ce an,j 5ani t v • An Int,~o-
duc t i Ol! To /IIon--Ar'i:o t o t c 1 ian 5vstê-fTlS and {;erl/~
ral '-5emant les (Lakeville, Connecticut: The
International Non-Aristotelian Library Publishing Company, 4th edition, 1980).
PAUL VAL:e:RY A LA RECHERCHE DU POUVOIR: LES I~HIPR~ Essai suivi d'une comparaison avec la sémantique
générale d'Alfred Korzybski
ABReG:e:
Certains critiques prétendent que Paul Valéry a, dans ses
Cahiers, ouvert une voie nouvelle à l'étude de l'homme en
abordant celle-ci par les méthodes propres aux sciences
natu-relles. Le présent travail se propose de vérifier ces
préten-tions en examinant de près toutes les analogies scientifiques
dont Valéry se sert pour élucider son analyse du mécanisme
psy-chique afin d'en déterminer la pertinence ainsi que
l'effica-cité. Un rapprochement est établi entre lu tentative du poète
et la sémantique générale d'Alfred Korzybski, laquelle prétend
elle aussi fonder sa connaissance de l'homme uniquement sur des bases scientifiques et non philosophiques.
La recherche des apports de la science fournit peu de
résultats convaincants; ainsi, la tentative valéryenne semble
avoir avorté. Pourtant, dans un contexte philosophique cette
tentative devient récupérable. L'échec d'une "science de
l'homme" s'amortit devant une "phénoménologie du pouvoir"!
PAUL VAL~RY A LA RECHERCHE DU POUVOIR: LES '. ANIE!?:' Essai suivi d'une comparaison avec la sémantique
générale d'Alfred Korzybski
ABSTRACT
Certain critics claim that Paul Valéry has, in his Cah1er~
(Nnt~b.-:>o" d, opened the way to a new study of man by approach-ing the subject with methods derived from the natural sciences. The present work investigates these claims by examining closely
aIl the scientific analogies which Valéry uses to clarify his
analysis of the mental mechanism, in order to de termine the
relevance of these analogies, as weIl as their effectiveness.
A comparison is drawn between the attempt of the poet and the
gener~l semantics of Alfred Korzybski, which also professes to
ground its knowledge of man only on scientific and not philoso-phical foundations.
The search for bases taken from science yields few
con-vincing results; thus, Valéry's atternpt appears to have failed.
However, in a philosophical context this attempt is regained.
The failure of a "science of man" is tempered by a
"phenomeno-logy of power"!
REMERCIEMENTS
Nous tenons à exprimer notre profonde reconnaissance à M.
Alain Fymat, professeur honoraire de physique ~ l'Université de
Lille, à U.C.L.A. (University of California Los Angeles) et à
U.S.C (University of Southern California), pùur avoir accepté
de relire les parties de notre travail qui traitent des
scien-ces et des mathématiques.
Nous remercions également MM. Emory Menefee, Ph. D.,
prési-dent de la Société Internationale pour la Sémantique Générale
(1986-89), et Jeremy Klein, Editor,
r
T I-ElE,?1. ,~ A"',oV]r>I,,1 ·rGi7J>"?r-al 5t?fflc<nt l ' - S , d'avoir attiré notre attention sur plusieurs
articles pertinents à notre recherche. Au professeur Benjamin
F. Weems (Université McGill) nous devons des remerciements
par-ticuliers pour avoir sacrifié d'innombrables heures au
télé-phone à discuter avec nous les répercussions philosophiques des découvertes récentes dans le domaines des sciences.
Enfin, nous exprimons notre vive gratitude à la J.W.
McCon-nell Memorial Foundation de l'Université McGill, dont l'aide
financière nous a permis d'entreprendre ce travail.
Thérèse Parkinson Californie, novembre 1989
INTRODUCTION . . . 1
PREMIÈRE PARTIE LA M!THODE DE PAUL VAL!RY AVANT-PROPOS . . . 36
l LES APPORTS SCIENTIFIQUES A) La quête du "Moi" . . . 43
B) Les mathématiques . . . 67
C) L'observation . . . 82
D) L'esprit et la machine . . . 93
II LE NETTOYAGE DE LA SITUATION VERBALE . . . 112
III LA RE:DUCTION AU "MOI PUR" -- L'INVARIANT FONDAMENTAL . . . 126
IV LE "POSSIBLE PUR" FONDAMENTAL . . . 135
V LE REGARD "IDE:AL" VALE:RYEN . . . 146
VI LA "POIE:TIQUE" DE VALE:RY . . . 166
VII "LA JEUNE PARQUE" -- UNE INTERPRE:TATION . . . 182
DEUXIÈME PARTIE VALE:RY ET LA SE:MANTIQUE GE:N!RALE D'ALFRED KORZYBSKI ALFRED KORZYBSKI . . . 215
, VIII LE SYSTEME NON-ARISTOT!LICIEN . . . 219
IX LE DILEMME DE "L'ÊTRE" . . . , . . . 232
X LA RtVISION LINGUISTIQUE SELON KORZYBSKI ET VALE:RY . . . 253
XI LE THÈME DU REGARD ET L'ORIENTATION EXTENSIONNELLE . . . 277
CONCLUSION Vers une phénoménologie du pouvoir . . . 301
I I I IV V
-Articles relatifs au 'Sujet . . . 322 Ouvrages sur la sémantique générale . . . • . . . 327 Ouvrages et articles scientifiques consultés . . . . 328 ttudes consultées sur Aristote et sur Husserl . . . 328
PAUL VALÉRY
..
--
-
..
,
--
-.
.
,. --, . / ... ~ ' / r / .'INTRODUCTION
L'oeuvre de Paul Valéry est en train de subir l'épreuve du
temps. Après avoir ébloui le monde des lettres pendant plus
d'un demi-siècle cette pensée riche et clairvoyante, qui sut
produire autant la prophétique "Conquête méthodique" que le
célèbre poème 1_ a Jr_-I!n~ Pdl~qU<?, est plus que jamais remise sur
la balance et son contenu scrupuleusement pesé.
Valéry avait un esprit de séduction, captivant ses
audi-teurs comme ses lecteurs, et quel que soit le sujet abordé il
le traitait en donnant une impression de génie. Un ami et
cri-tique, André Berne-Joffroy, remarque que Valéry "dans la
con-versation, étai t rapide, pétillant volontiers, et toujours
remarquablement dègourdi. Idées et mots lui venaient avec une
facili té scandaleu~e. "1 Certes, le calibl"e de cet espri t et
des productions qu'il a laissées est incontestable: Valéry
compte parmi les plus grands poètes, vojre penseurs de la
lan-gue française.
Pourtant, avec le recul des années, cette pensée qui, pour
emprunter le terme de Louis de Broglie, "a brillé comme un
diamant aux jnnombrable~ facettes",2 s'est recouverte d'une
imperceptible couche de poussière. Fond et forme en sont
main-tenant d'autant mieux scrutés: à leur juste valeur "les
facet-tes du diamant" n'aveuglent plus!
Scientifique (1957-61), les Cahier~ de Valéry, cette longue rédaction quotidienne, suscitèrent un grand intérêt. On ne peut s'empêcher d'évoquer le beau vers de Malh~r~e:
Et les fruits passeront la promesse des fleurs.3
Nul doute, beaucoup crurent pouvoir cueillir dans ces 1~8hie','
des frui ts que les recueils tels que f"!auv81 3~ 5 pensp.~s 1'" t
aLd-res et Tel quel semblaient annoncer. Des brins de
conversation ici et là entre Valéry et d'éminents personr.ages de l'époque divulgaient la pr~occupation a~dacieuse du poète, celle de déchiffrer le mécanisme mental de l'être humain. Valéry, dan~ ses correspondances avec Gide et Gustnve Fourment, dès 1897, fournissait des indications sur ses thp.ories:
Cette entr~vue très minutieuse m'a presque donné l'en-\ ie de finir par écrire et publier carrément L-_
"'.-rpmF. J'ai longtemps craint je ne sais quelles absur-dités cachées (et i l y en a du reste) dans mon travail, mais je n'ai pas encore rencontré, ave~ la meilleure foi du monde, un fait ou une idée qui torpillassent mon affaire, au point de l'envoyer à fond. 4
Et lorsqu'il écrit à Fourment, Valéry qualifie sa recherche, qu'il précise cette fois--ci comme étant "une méthode et pas un
système",~ d' "Arithmetica universalis".&
On retient également la célèbre phrase de Bergson: "Ce que Valéry a fait valait d'être tenté",7 phrase qui semble de prime abord impliquer une réussite (nous reviendrons sur ce point.)
Enfin deux ans après la parution des '-atu -=/-c; Judi th Robinson
publie un travail sur 1 . Anal YSé' dt:.~ l ' psr·rll '7Bns L r"-, ,-ahù"r s ,-jr
optimiste:
[ ... ] Valéry a fort bien compris mieux, peut-être,
que tout autre penseur de son époque -- que le
princi-pal obstacle à une solution du problème de l'esprit ne
réside pas dans la nature de l'esprit lui-même, mais
bien plutôt dans le fait que le problème a été mal
énoncé, et que les questions que nous avons pris
l'ha-bitude de nous poser au sujet de ]a pensée humaine sont
des questions illégitimes. C'est à la tâche de
remplacer ces questions illégitimes par des questions
nouvelles, précises, non équivoques, et capables d'être
résolues, que Valéry a consacré l'effort de toute sa
vie.B
Or, ce n'est guère l'impression que nous donne une lecture
pru-dente des CahlfTS. Bien au contrajre, il semLle que Valéry
dans ses recherches sur le mécanisme mental se heurte à des
problèmes justement insolubles à cause de la nature même de
l'esprit. Les C sni /?/'- 5 , loin de nous montrer un homme qui se
leurre, comme le fait, nous le croyons, notre critique, sont le témoignage d'un esprit lucide, constamment à l'afffit des pièges
~u'il S0 tend et fort conscient de ses limites, de son
impuis-sance.
A mesure que la lecture des Cahj-=,~s se propage parmi les
critiques et les enthousiastes de Valéry, la triste et
déce-vante notion d'échec commence à poindre. Face à l'énorme amas
de 3péculations, d'analyses, d'études profondes, d'efforts de
systématisation que sont les Cahiers de Valéry la question se
pose: "Est-ce utilisable ou non?"9 G.W. Ireland lors d'un
colloque sur Vùléry interroge l'auditoire:
On se demande si Valéry avait trouvé sa méthode.
Com-ment le saurait-on? Comment en jugerait-on? Une
méthode, c'est quelque chose qui permet de faire
opérées Valéry? Il n'a inventé ni lois théoriques comme Newton, ni machines comme Léonard; il n'a fait aucune découverte qui puisse se comparer avec celle de la relativité. Dans un seul domaine, sa méthode s'est montrée p.fficace, c'est celui de la littérature, qu'il s'agisse de prose ou de poésie.1o
Toujours dans le même sens Ned Bastet lors ~'une autre "table ronde" sur Valéry propose raisonnablement:
Nous pouvons nous demander également, face à cette aventure de l'esprit humain dont Valéry a eu une con-science si aigüe, dans quelle mesure des médecins, des mathématiciens peuvent estimer à leur tour que ces instruments forgés par lui ont valeur d'avenir, sont effectivement exploitables par la pensée actuelle. l 1
Près de quinze ans après la célèbre décade de Valéry quj eut lieu à Cerlsy-la-Salle sous la direction d'emilie Noulet-Carner et où la question d'échec chez Valéry fut abordée, J. Robinson soutient encore une fois que le débat
autour du prétendu "échec" du "Système" Jl'..! semble un
faux débat né de ce que Valéry aurait appelé un faux problème. Il ne saurait être question de parler de l'échec d'une entreprise dont le but était de trouver non pas I n r représentation définitive du fonctionnement mental mais r' Î us i F./W S représentations possibles, qui restaient ouvertes dans l'esprit de Valéry sur tout un avenir de l~ spéculation et de la recherche. Comme il l'écrit dans une phrase émouvante d'un de ses premiers cahiers: "TF t-,~avail1r r":IIIt~ ,-/II'?IClU'UII <:,'111
aÇ>,,~,>f'.". {I~,I, 201)12
Toujours nous semble-t-il que ce critique se méprend sur le but véritable que s'était assigné Valéry. Il s'agissait bien plus, pour lui, que de consacrer toute sa vie à spéculer sur les moyens possibles de déchiffrer le mécanisme mental ou unique-ment d'approfondir et de reposer les questions portant sur une
telle recherche, comme l'affirme J. Robinson "à propos de l'analyse de la pensée chez Valéry: c'est qu'il s'agissait pour
lui de poser des questions, de les poser avec la plus grande précision possible, et non pas d'y répondre."13 A cette affir-mation, nous répondons de concert avec J. Duchesne-Guillemin:
Quand VAléry écrit: "Je veux faire pour toute la pensée ce que Descartes a fait pour la géométrie", c'est-à-dire: je veux faire l'analytique àe toute la pensée comme 11 a fait l'analytique de la géométrie, i l
a I.ln r.rO.7r't l·ir-1101'/Y'1é-: [nous soulignons], et i l ne l ' a
pas exécuté. Il a échoué en cela; i l y cl un cadavre dans la vie de Valéry. Il y a un cadavre au-dessus de
l'armoire.1 "
Que Valéry dans ses recherches ait attribué à la refonte du langage un rôle primordial est indéniable. Il lui imposait de redéfinir son vocabulaire, ou de faire table rase de beau~oup
de notions attachées aux mots et empruntées à une culture lourde et encombrante afin d'y voir plus clair dans ce système qu'il travaillait à élaborer. Mais le système loin d'être un pur passe-temps de mandarin avait pour but précis et tangible de transformer l'individu, de lui permettre d'accroître ses pouvoirs dans le domaine de la création &rtistique comme dans la maîtrise de soi: sur sa sensib:lité, sur son système ner-veux, etc .. Le problème que s'~st posé le poète était d'une telle ampleur qu'assurément plus d'un penseur contemporain eOt envisagé Valéry d'un oeil ironique en l'entendant formuler ses tentatives. Tp,l serait le sens de la phrase de Bergson citée plus haut selon J. Duchesne-Guillemin:
Je suis très étonné qu'il (Valéry] n'ait pas senti que
Id
phrase de Bergson étai~ en réalité une impertinence voilée de courtoisie. Ce que Valéry a tenté est la mathématique de l'esprit, et Bergson veut dire que cela valait d'être tenté, mais qu'il n'a pas réussi; Valéry n'a pas compris les choses ainsi; i l s'est interrogésur la phrase de Bergson en se demandant ce qu'elle
signifiait et s ' i l s'agissait ou non de ses poèmes.l~
Il ne nous semble donc pas hors de propos d'introduire la
question d'échec ~n abordant les tentatives de Valéry. En ce
qui concerne la rnaitrise de sa sensibilité et de ses nerfs
sur-excités, sans équivoque nous pouvons affirmer que Valéry, tel
qu'il ressort des derniers Cahiprs, n'a pas abouti sur le plan
pratique. Cependant, J. Robinson, sans cesse optimiste,
sug-gère que dans toutes les disciplines scientifiques il existe
quelques rares théoriciens dont
la principale activité consiste à produire des
hypo-thèses très nombreuses et souvent très diverses qu'il
appartient à d'autres savants de vérifier, de mettre à
l'épreuve. Peu importe si certaines, et même beaucoup,
de ces hypothèses se révèlent, quand on y regarde de
près, être de fausses plstes, pourvu qu'il en reste une
ou deux qui sojent suffisamment ingénieuses et
sugges-tives pour ouvrir à la recherche des voies neuves. 1G
Il conviendrait donc de ranger Valéry dans cette catégorie
d'esprits. Pourtant, jusqu'à date, la préoccupation du poète
n'a été reprise par aucun savûnt. A ce que l'on sache, le nom
de Valéry n'a été associé à aucune recherche d'ordre
épistémo-logique. Faudrait-il alors conclure comme J.
Duchesne-Guillemin que
Valéry n'a pas été très persévérant dans son effort; au reste, il n'était ni mathématicien ni physicjen profes-sionnel: il a cherché dans ses études scientifiques des exemples de structures mentales, etc., mais il n'a été
qu'un amateur, un amateur exceptionnellement doué.17
Nonobstant les prétentions scientifiques du poète et certains
critiques qui veulent situer son oeuvre pour l'essentiel hors
littéraire, légitime dans son but d'évaluer à nouveau "le pro-blème Paul Valéry". "Mon imagination n'est pas littéraire, mais voici que mes moyens sont littéraires" (V, 152), corrobore Valéry. Comme son oeuvre ne s'expriill9 pas à travers des séries d'équations différentielles (quoiqu'un certain nombre de ces équations parsème les Cahiers), ou des formules hermétiques propres au domaine des sciences uniquement, mais à travers le langage -- nous sommes en présence de mots un esprit ouvert et attentif, nous semble-t-il, saurait par une lecture prudente assimiler le suc de la pensée de Valéry et en tenter une fois de plus une critique objective.
Sans plus tarder. il s'impose pour nous de définir le titre de notre étude et d'en justifier le choix. Valéry affirme lui-même: "l'objet d'un vrai critique devrait être de découvrir quel problème l'auteur (sans le savoir ou le sachant) s'est posé, et de chercher s ' i l l'a résolu ou non" (T-=-J Quel, 0, II, 558) . Et encore: "il faut chercher la visée, les objectifs probables des êtres. On ne sait rien de quelqu'un quand on ne sait pas ce qu'il veut" (XII, 676). Que désire Valéry? Lais-sens-le s'exprimer un moment: "Je désire pouvoir et seulement pouvoir" (l, 492) ; "L'idée de pouvoir est mon idée constante et centrale" (XI, 528); "Mais i l faut préciser ce 'pouvoir'"
(XI, 558);
Tout "grand homme" n'est pas lui-même réussi à se faire sur un modèle ou sur
donnée.
mais il a une échelle Ce qui est lui-même, son "génie" c'est précisé-ment ce pouvoir de se ref'abriquer et non pas ce qu'il
fut et non pas davantage ce qu'il est enfin devenu.
(IV, 878)
Ainsi le pouvoir valéryen se définit comme acte, acte dont
l'objet est Valéry même; c'est une opération consciente,
délibérée sur soi afin d'accroître ses possibilités, ses dons,
et de gagner une maîtrise totale de toutes ses facultés. Il
s'agit "d'un art du gouvernement et du maniement de soi-même,
un art de susciter, d'arrêter, d'utiliser, de développer ... l~
Tout Soi -m!}m,,:?" (VI II, 578) ; "Que me fait un art dont
l'exercice ne me transforme pas" (XXII, 233). Si donc chez
Valéry pouvoir est synonyme de faire: voilà
les mots essentiels, les Nots d'ordre" (XXIV, 717-718), i l est
difficile d'accepter l'interprétation de J. Robinson, laquelle
prétend que le but de Valéry se bornait à analyser le fonction-nement de l'esprit, mettant de côté la réussite à appliquer ces analyses au comportement de l'''humain Valéry".
Une telle préoccupation méliorative dénote chez le poète
une profonde insatisfaction envers lui-même. Quelle est la
source de ce malaise? Presque tous les critiques ont relevé le
sentiment d'impuissance physique dont souffrait l'enfant
Valéry,18 sa sensibilité outrée, et sa lucidité, son attitude
ascerbe envers ses moindres manques et faiblesses. La question
ayant été suffisamment traitée, mentionnons seqlement Gilberte
Aigrisse qui, dans sa Psychanal yse dl'.?' ('8u1 Val/'>r y , suggère
qu'un sentiment d'absence du père dans la vie de l'enfant
hos-tilité oedipienne envers son père, laquelle "se transfère sur la société entière et pousse l'adolescent à se replier sur lui-même. "1 9 Cette hostilité contribuera1t à développer des
senti-ments d'infériorité compensés dans l'imagination par des fan-taisies de puissance. C'est une interprétation intéressante du psychanalyste que nous notons sans toutefois y souscrire. Il est pourtant vrai que "le plus grand artiste présente, comme chacun de nous, une structure psychologique qui peut parfois se révéler pathologique et l'exploration analytique prouve sans cesse que sa vie esthétique est liée à ses complexes person-nels. "20
L'attitude de Valéry fait preuve de mérite lorsqu'il affirme: "Je vaux par ce qui me manque, car j'ai la science nette et profonde de ce qui me manque; et comme ce n'est pas peu de chose, cela me fait une grande science. J'ai essayé de faire ce qui me manquait" (VII, 105). Cependant la modération n'est pas le fort du poète; tant s'en faut, souvent un compor-tement outré, démesuré dépasse chez lui le désir de suppléer au manque:
Je suis terriblement jaloux de tout ce que j'ad-mire. J'ai la fureur de n'avoir pas vu, trouvé, de-viné -- tout ce que j'admire.
Mais voici mon apologie: Je tourne ma fureur con-tre moi-même et si je rencontre quelque chose qui me plaise beaucoup parmi celles que j'ai faites j'en-tre en souffrance, je me regrette, je hais ce que j'ai été pour l'avoir fait et celui que je suis pour ~e plus le faire. (IV, 173)
Tenir compte de l'état affectif du poète en évaluant ses théories s'impose car la recherche de Valéry se veut objective
et scientifique mais elle est née depuis des émotions. Maurice-Jean Lefèbve maintient que
ce qui distingue Valéry, c'est cet effort qu'il a fait
pour maîtriser le mécanisme de l'esprit, mais
précisé-ment l'origine de cet effort, c'est en somme une
cer-taine inadéquation dans laquelle il se trouvait
vis-à-vis du monde, vis-à-vis-à-vis-à-vis de lui-même, vis-à-vis-à-vis-à-vis de cet
esprit lui-même, et, à ce moment-là, cela devient
ex-tr@mement important de savoir comment il a résolu le
problème.21
Ces besoins trop profondément ressentis ont poussé Valéry à
dépasser les limites de la raison,22 à abandonner ce qui est
vérifiable et suivre le chemin de la foi, de la "Fiducia"
(terme valéryen), et dont le poète maintient avoir voulu se
défaire: "Mon "Système" [ ... ] qui m'a servi [ ... ] à crever la
Fiducia qui se résume en le mot POL,I\',-:>i,~" (XVI, 45.) Notons les
citations suivantes dans les Cahiers:
Ego J'ai pensé, j'ai cru avec foi -- qu'il était
possi~le de concevoir une sorte de science de tout
l'esprit -- (XV, 576);
j'ai cru qua toute pensée (discours
images tenues et combinaisons --) doit
à des conditions 9én~ralp~
constantes--Je crois
intérieurs, satisfaire et que ces (XIV, 32);
cond(itions] générales sont en n,-.mb,-e ( l i U
J'ai passé ma vie à croire à ceci, à observer dans
cette intention; -- donc à me s~nsibl1i~er selon elle,
et donc, à trouvel- nécessairement des raisons pour
ma croyance. (XXVII, 312)
Certes, Valéry prétendait s'enticher de positivisme: une
théo-rie scientifique, '3'exclame-t-il, "n'est pas \'1"[111'"', ou non,
elle est v6rifiable ou non" (XI, 220); "il n'y a de vrai que
le vérifiable" (XIII, 306). Or, nous venons de voir quel rôle
possi-bilité, sans attendre que celle-ci se révèle tangiblement. Le poète se trouve souvent peiné d'avancer dans sa recherche sans plus de lueurs que cette "sorte de croyance à je ne sais quelle édification" (XVII, 687), ou bien à "la f.oi étrange
[nous soulignons] dans l'analyse en vue de construire" (XIV, 768). Peu surprenant de le voir conclure: "Mais je n'ai pas construit" (idem).
Sans toutefois dénigrer l'interprétation psychanalytique de G. Aigrisse, nous préférons nous fier à Valéry lui-même lorsqu'il dévoile: "Mais ma sensibilité est mon infériorité, mon plus cruel et détestable don" (XXVI, 66). La sensibilité, le tempérament sont des questions de gènes transmis de généra-tion en généragénéra-tion; l'enfant ne choisit pas son caractère, il l'hérite: "Car nous sommes tirés des combinaisons tlrées au sort, avec 2 dés" (XXVII, 35-37). Le frère de Valéry, Jules, qui a partagé l'enfance et l'atmosphère familiale du poète ne semble pas avoir été cet être tourmenté, ultra-sensible.
Rien de vrai comme de dire que l'environnement détermine le caractère d'un individu. Mais l'humain est tout aussi porté à
trier de cet environnement ce qui lui semble satisfaire le mieux le~ exigences de sa propre nature. Ainsi Valéry admet-il: "En général, je suis attiré et ne retiens que ce à
quoi j'étais "sensibilisé" et il m'est presque impossible de
lire le reste et tout à fait impossiblt: de le retenir. Ma mémoire [et nous ajoutons "ou ma disposition"] n'est pas indépendante de mon attente inconsciente" (XXVIII, 450).
..
Sans trop réitérer ce qu'ont traité les critiques,
notam-ment Henri Mondor dans sa Précocité de Vell~,~Y, il incombe de
reconsidérer l'époque de la jeunesse et les influences qui ont
été selon nous prépondérantes. On n'a que trop souligné les
abus de la période symboliste et les traces qu'elle a laissées
dans la poésie et la vie du jeune Valéry: période d'extrêmes,
d'ascèses, de mysticisme, de "rares voluptés", de "liberté
totale", de soif d'absolu. Valéry qu~ parle en connaissance de
cause nous dépeint ainsi, cette période:
Jamais les puissances de l'art, la beauté, la force
de la forme, la vertu de la poésie, n'ont été si près
de devenir dans un certain nombre d'esprits la
sub-stance d'une vie intérieure qu'on peut bien appeler
"mystique", puisqu'il arrivait qu'elle se suffît à
elle-même, et qu'elle satisfît et soutînt le copur de
plus d'un, à l'égal d'une Ct~oyalÎce dt!finie. (0, l,
694)
Dans sa correspondance avec Valéry le jeune Gustave Fourment
note:
C'est bien toi qui aimes la vie de l'alchimiste, du
seigneur féodal, du castel, du moustier même. C'est
bien toi qui me parlais naguère des moines dans leur
cloîtres, de ces longues processions de moines
coif-fés de la cagoule [ . . . ];23
"tu vis d'une vie par trop factice. Ne te crois pas obligé
d'emboîter le pas à Théophile Gautier et à Baudelaire. Le
moins que tu pourrais y perdre c'est ton origina1ité."24 Ravagé
par le sentiment d'infériorité, d'impuissance, Valéry,
ternpo-rairement, trouve un refuge parmi le petit nombre des "initiés"
du symbolisme, des "quelques Jus te Sil ,2 !I loin de la foule.
.
,1science m'a ennuyé, la forêt mystique ne m'a conduit à rien
o~ trouverai-je une magie plus neuve?"26 soupire-t-il à Gide.
Cette nouvelle magie Valéry la découvre chez Poe et chez
Mallarmé. Ireland affirme que si Valéry a délaissé le
symbo-lisme et la poésie
ce n'était ni par dépit, ni par impuissance, mais
tout simplement parce qu'il croyait avoir mieux à
faire. A la mystique symboliste qui prétendait
sub-stituer la poésie à la sagesse (on dirait
quelque-fois: au sens commun) ou qui pour le moins, y voyait
la forme par excellence et quasi unique de la culture
de l'esprit, Valéry opposait un scepticisme
clair-voyant et une robuste curiosité scientifique qui
exposaient impitoyablement l'exagération de ces
prétentions.27
Nous consentons que Valéry "opposait un scepticisme
clair-voyant et une robuste curiosité scientifique", mais il ne nous
apparaît pas que ce fut une "exagération de prétentions" qui
rebutait le jeune Valéry. Au contraire, certains symbolistes
n'étaient pas allés suffisamment loin pour le satisfaire. Qui
contestera l'influence de Poe sur V&léry, ce Poe au sujet
duquel Valéry écrit:
Ego Je ne sais plus en quel lieu, je ne sais plus
dans lequel de ses ouvrages, Poe dit que l'homme est
loin d'avoir réalisé, en aucun genre, la perfection
qu'il pourrait atteindre etc. -- (Peut-être Arnheim?)
-- Mais cette parole a eu la plus grande "influence"
sur moi. Et celle-ci de Baudelaire parlant du même
Poe: "ce merveilleux C'e,~veau tot./Jours en eveil".
Ceci agit comme un appel de cor un signal qui
excitait tout mon intellect -- comme plus tard le
motif de Siegfried. (XXII, 489)
En fait, les prétentions de Po~ étaient un peu exagérées. Il
soutient dans Eureka n'offrir rien de moins qu'une explication
...
Je me propose de parler du Physique, du NétBPhysique
ainsi que du l'1Bthématique -- de 1 ·unive,.~s NBtr!>riel et
Spirituel. - - de son Essence, son Orioine. sa Ct~r!>a
tion, sa Condition Présente i?t 5 8 Destin"s,e. Je serai
si téméraire, en outre, que de défier les
conclu-sions, et par là, en effet, de remettre en question
la sagacité de beaucoup des plub grands et plus
ré-vérés, à bon droit, des hommes.28
Il n'est donc pas surprenant de voir Valéry, après la lecture
de Poe, partir d~ son côté à la recherche du "Phénomène Total
c'est-à-dir~ le Tout de la conscience, des relations, des
conditions, des possibilités et impossibilités analogues dans
leur usage aux principes et lois les plus générales de la
phy-sico-mécanique" (XII, 722) !29 Ned Bastet a bien vu cet aspect
de magie profonde, d'espoir démesuré en une entreprise
gran-diose que partagent Poe et Valéry:
Je pense, effectivement, que dans l'intention du
"Système" i l y a une volonté de protection et de
défense. [ ... ] Mais je crois aussi [ ... ] qu' il y a
eu, en même temps, une très grande espérance qui
n'est pas d'ordre scientifique, qui est d'ordre
quasiment magique. Le mot maçle a été un des mots
clé de l'enfance valéryenne, et le pouvoir magique,
qu'il a d'abord conféré à la parole poétique, et
dont il a désespéré très vite en ce domaine, s'est
ensuite nourri très largement de la lecture de Poe.
P'le a agi sur lui en lui faisant entrevoir à vide
[ ... ] en tant que magie pure, ce que pourrait être
une sorte de toute-puissance de l'esprit.3D
Que dire maintenant de l'influence de Mallarmé? Lorsqu'il
a dix-hui t a n s (1889) Valéry lit l'A rd:" 'ut s de Huysmans et y
découvre quelques fragments de l' "Hérodiade" de Mallarmé. Il
est ébloui et désespéré par cette poésie. Mallarmé lui
sem-blait avoir atteint la perfection du langage, la mai tri-::e
Valéry admirait hautement, ni Valéry lui-même, ayant déjà
com-posé plus de cent poèmes, n'avaient atteintes. Valéry admet
avoir, sous l'influence de Poe en ce temps là, déjà tenu la
poésie "pour ~n exercice, ou application de recherches plus
importantes. Pourquoi ne pas développer en soi [pensait-il]
cela seul qui dans la genèse du poème m'intéresse? ... Dans cet
état, j'ai connu avi.dement Mallarmé."31 Valéry traversait denc
déjà une période de crise intellectuelle avant d'être enfin
présenté à Mallarmé en octobre 1891 par son ami Pierre Louys.
A l'instdr de Poe il se préoccupait intensément du
fonctionne-ment de l'esprit lors de la création poétique. Le phénomène
Mallarmé ne fit qu'accroître l'intensité de cette crise.
Tel-les sont Tel-les impressions de Valéry au contact de l'oeuvre de
Mallarmé:
A l'âge encore tendre de vingt-ans, et au point cri-tique d'une étrange et profonde transformation
intel-lectuelle, je subis le choc de l'oeuvre de Mallarmé,
la surprise, le scandale intime instantané,
l'éblou-issement et la rupture de mes attaches avec mes
idoles de cet âge. Je me sentis devenir comme
fana-tique; j'éprouvais la progresslon foudroyante d'une
conquête spirltuelle décisive. (0, l, 637)
Revoyons brièvement l'esthétique mallarméenne laquelle
sem-blait cristalliser les recherches poétiques de Valéry. Chez
Mallarmé l'émotion, la sensation brute étaient subtilisées,
purifiées par un travail intellectuel intense. Le contenu
sub-jectif devenait un "foyer d'analogies", un symbole polyvalent,
de sorte que ce symbole d'une part, en tant qu'unité parfaite
l'indi-vidu, d'autre part, en tant qu'unité polyvalente, le même
sym-bole pouvait vaguement "communiquer" un senti universel. Ce
qui était défini et purement subjectif ne pouvait avoir, selon
Mallarmé, de valeul universelle; le caractère indéfini du
sym-bole, du langage poétique mallarméen permettait d'atteindre à
l'universalité, ou, davantage, à une vérité à l'échelle du
cos-mos. L'obscu:r.ité, par conséquent, était essentielle. C'est
bien ce caractère polyvalent du symbole mallarméen que Valéry
peut comparer à l'algèbre, car il possède comme cette branche
des mathématiques une extension combinatoire. De plus, dans la
poésie de Mallarmé la musique, par le rythme,
Id
sonorité dulangage servait de véhicule à l'émotion, à la sensation
origi-nelle, lout en permettant d'atteindre un degré d'inférence
encore plus élevé. Il s'agissait d'une parfaite synthèse, que
l'on pourrait nommer: intellect émotionnel, ou connaissance
émotionnelle, le symbole préservant des vérités cachées dans
une formule visible, tout cela accompagné d'impressions les
plus intenses -- ce dont avait rêvé Poe et ce dont rêvait
Valéry.
Pourquoi, alors, Valéry était-il désespéré par l'oeuvre de
Mallarmé? Il nous répond lui-même: "Du moment qu'un principe
a été reconnu et saisi par quelqu'un, il est bien inutile de
perdre son temps dans ses applications" (0, l, 631). En
vérité, il semblait à Valéry que sa raison d'être venait de lui
être ôtée: "Â quoi bon ce l'loi -mémé [ . . . J 5 ' 11 en PF::'ut
d'être comme les Essences ou les Idées, dont chacune
nécessai-rement n'a point de seconde" (0, l, 647).
Nous connaissons tous la crise sentimentale qu'éprouva
Valéry à vingt ans, et qui acheva de l'exacerber et de le
dres-ser plus que jamais contre sa sensibilité. Tous les critiques
ou peu s'en faut relèvent la célèbre nuit de Gênes, du 4 au 5
octobre 1892, où Valéry prit la ferm~ décision de maîtriser ses
émotions et ses sentiments (dans ce cas son amour déchirant
pour Mme. de Rovira) en fondant son "Système", afin de
'défen-dre Moi contre Moi'" (YV, 257). Valéry avait donc une double
raison d'abandonner la poésie à cette époque: Mallarmé avait
déjà atteint le sommet de la création poétique; et, de plus, la
poésie comme toute la littérature se nourrit trop de la
sensi-bi1ité, des méprises et des malentendus. "La littérature est
l'art de se jouer de l'âme des autres."32 Désormais puisqu'il
faut s'attaquer à la sensibilité, au Désordre Intérieur, à cet
état affectif, afonctionnel de l'être humain qui ne peut être
articulé malS qui tente néanmoins de s'exprimer par l'Art, i l
faut égalenlent balayer la poésie.
Il est donc surprenant que Valéry admette continuer de
subir l'influence de Mallarmé même après 1892, alors qu'il
abandonne définitlvement la création poétique pour s'adonner à
la recherche de la maîtrise de soi. A l'âge de soixante-dix
ans le poète avoue encore:
Le phénomène Mallarmé a exercé sur ce qui devint mon
existence une action extraordinaire, des plus
mo-dification intellectuelle .•. Jusqu'au fatal été 98, j'ai entretenu l'espoir que notre intimité croissante
me permit un jour de lui parler à lui comme je lui
parlais en moi ... 33
Il semble que si le grand poète ait dans un certain sens fermé
une voie à la poésie en la menant à son paroxysme, i l en ait
ouvert une autre à Valéry.
Lor'3que Mallarmé lut à Valéry son célèore Coup de dé's pour
la première fois Valéry fut saisi de stupéfaction:
Je me sentais livré à la diversité de mes
impres-sions, saisi par la nouveauté de l'aspect, tout
divisé de doutes, tout remué de développements
pro-chains. Je cherchais une réponse au milieu de mille
questions que je m'empêchais de poser. J'étais un
complexe d'admiration, de résistance, d'intérêt
pas-sionné, d'analogies à l'état naissant, dêvant cette
invention intellectuelle. (0, l, 625)
S'agissait-il de considérations purement esthétiques dans
l'esprit de Valéry, ou avait-il décelé dans le poème un fond
philosophique frappant? Quelle a pu être la signification de
cette oeuvre pour Valéry?
Les idées principales de Mallarmé qui se dégagent du COI1'
de dés nous semblent être les suivantes.34 Le drame de l'être
humain est concentré en cette région que Valéry nomme le vague:
domaine de l'affectivité, partie de l'individu qui n'a pas de
fonction (il paraît), qui ne possède pas l'être la
perma-nence laquelle n'appartient qu'à l'univers objectif, à
l'infinitude matérielle, mais qui voudrait posséder l'être.
Dans cet univers afonctionnel, tout ce qui échappe aux
prévi-sions, à la connaissance semble le produit d'un hasard. Ce qui
tel moment particulier correspond à un coup de dés. Or, le
hasard qui engendre le coup de dés n'est selon Mallarmé que le
produit d'une détermination fort complexe. L'état existentiel,
affectif, qui cherche à s'exprimer, mais ne peut le faire,
porte l'homme à créer dans un métamécanisme (mécanisme
trans-formateur) valoriseur qui gouverne l'élaboration de l'oeuvre
d'art. Par cet acte qui a engendré l'oeuvre, l'homme éprouve
l'illusion de l'être, de la permanence, l'illusion d'avoir
atteint l'absolu. Illusion parce que, selon Mallarmé, l'absolu
n'existe pas; il n'est qu'une pulsion impérative qui cherche à
se référencier dans un "ailleurs", lequel ne serait encore une
fois qu'une antériorité causale, sorte de force génétique,
source du géllie.
Logiquement l'acte, le coup de dés -- le faire -- est
inu-tile, car cet acte qui se dit volontaire n'est lui aussi que le
produit d'une détermination; mais du point de vue de
l'affectivité il a acquis une valeur, puisque par l'oeuvre
d'art l'homme a tenté d'échapper au néant. Quoique la
tenta-tive de l'homme soit vouée à l'échec: "Jamais un coup de dés
n'aboI ira le hasard" (Mallarmé, Un coup de dês) r
justifié.
l'acte est
Le probl ème, toujours selon Mallarmé, réside dans le fa~t
que l ' hommEl vi t dans des "mondes séparés"; les déterminations
qui régissent son existence s'ignorent; l'homme les vit d'une
façon contradictoire. Lors du métamécanisme de toute création,
temporel-- 20
-les et spatiales déterminées: il y a donc détermination
référente; 2) l'esprit (l'intelligence) imagine et éprouve
(mode affectif) un état unique contemporel à l'acte: donc
détermination inférente, qui produit une pulsion impérative; 3)
les phénomènes qui se déroulent dans la matérialité, laquelle
prend forme, contP-mporellement à l'acte, relèvent d'une
déter-mination immédiatement étrangère aux précédentes
détermina-tions. Cependant, parce que l'état affectif est référencié
dans le corps, il semble y avoir
l'esprit l'univers mental et
un certain
affectif,
rapport entre
le corps, dont
l'esprit ignore le mécanisme et ne contrôle pas l'acte, et le
produit: l'oeuvre, étrangère à l'acte ainsi qu'à l'état
affec-tif qui l'a engendrée, rapports qui créent la confusion et font
croire qu'il ne s'agit dans les trois cas que d'une seule et
même causalité. C'est l'erreur que va commettre Valéry.
Mallarmé permit ainsi au jeune poète de préciser le
pro-blème de sa recherche; il lui montra qu'il n'y a pas de hasard
dans l'existence, mais qu'il y a détermination complexe; et,
persuadé que dans le cas de l'être vivant il ne s'agit que
d'une seule détermination, Valéry consacrera sa vie entière à
déchiffrer cette détermination, à découvrir le "Nombre"
(Mal-larmé, Un COt.JP dt'? dés) causal inconnu, auquel elle se rédui t,
nombre analogue au nombre causal universel qui régit le cosmos. Ce nombre connu, découvert, l'invention Qéniale abolirait les
coups de dés. Notons que l'image des dés revient fréquemment
dans l'oeuvre de Valéry, attestant l'obsession de celui-ci pour
l'aveu d'échec, aveu d'illusion, aveu d'impuissance que
représentaient les dés mal1armé~~s; trois exemples suffisent:
[ ... l je ne vois dans mes pensées que des
combinai-sons jnstantanées, aussi indépendantes les unes des
autres que le sont des coups successifs de dés, [ ... ]
toute relation entre elles n'est jamais que l'une
d'entre elles [ ..•
l
(0, II,1505);Si je commençais de jeter les dés sur un papier [ ... ] (0, I, 1206) i
Tout ce que voient véritablement nos yeux est hasard.
Les ouvrir tout à coup est comme jeter les dés. (0,
II, 858)
Nous sommes bel et bien dans l'univers mallarméen où "toute
pensée émet un Coup de Dés" (Mallarmé, Un coup de dés) •
La ten~:ative de Valéry se définit par conséquent comme la
recherche du "Nombre" causal dont la connaissance permettrait
l'élucidation des pouvoirs de l'esprit; Valéry affirme: notre
pensée "ne peut saisir, et se servir de ce qu'elle a saisi,
que si elle lui a donné quelque figure simpl9"" (0, I, 1207),
d'où le "Nombre". Les pouvoirs de l'esprit comprendraient non
seulement la maîtrise totale de soi mais encore de la création
artistique: "car la pensée de toute ma vie fut j'essayer de me
représenter cette relation symétrique [mathématique] générale,
et d'en tirer les conséquences applicables à la culture et même
à l ' ar t " (0, l 1 48).
Si brève soit-elle, une mention des influences majeures
dans la vie de Valéry serait grandement fautive et incomplète
si elle omettait de relever l'importance du milieu
ont grandement moulé son être, selon l'aveu même de Valéry, furent surtout la mer, le soleil et le ciel pur:
[ ... ) un regard sur la mer, c'est un regard sur le
possible [ ... ] notre esprit ressent alors, découvre
alors, dans cet aspect et dans ~et accord des
condi-tions naturelles, précisément toutes les qualités,
tous les attributs de la connaissance: clarté,
pro-fondeur, vastitude, mesure! . . . Ce qu'il voit lui
représente ce qu'il est dans son essence de posséder
ou de désirer (0, l, 1093);
t()ujours dans ce même essai sur la "Nage" il ajoute:
Certainement rien ne m'a plus formé, plus imprégné,
mieux instruit ou construit -- que ces heures
dérobées à l'étude, distraites en apparence, mais
vouées dans le fond au culte inconscient de trois ou
quatre déités incontestables: la Mer, le Ciel, le
Soleil [ ... ] Mieux que toute lecture [ ... ) certains
arrêts sur les purs éléments du jour, sur les objets les plus vastes [ ... ] nous induisent à ressentir sans effort et sans réflexion la véritable proportion de
notre nature [ ... ] Nous possédons, en quelque sorte,
une mesure de toutes choses et de nous-mêmes. La
parole de Protagoras, que 1 • homme est la meC;Uf"/'3' dec
choses, est une parole méditerranéenne. (0, l, 1092)
Nous relèverons plus loin la pensée de Bachelard sur le rôle
joué par l'eau chez l'humain.
De ces vastes étendues, mer et ciel pur, de ce paysage
ensoleillé et clair qui lui étaient familiers naquirent en
Valéry deux aspirations en apparence contradictoires, qui
firent de lui l'homme parfait de son époque. En effet, il eut
une préoccupation démesurée quant à l'état de sa connaissance,
puis i l voulut relier son fonctionnement à celui de tous les
êtres en croyant devoir mener cette recherche aVèC clarté,
selon un processus scientifique. Nous lisons dans les Cahiers:
J'ai voulu introduire un peu de rigueur dans
Histoire, Lettres -- et m@me S~ciété (poli-tique) et Philosophie aussi.
Il m'a paru que l'époque l'exigeât. (XX,28)
J'ai essayé de mettre
exigences de l'esprit moderne scientifique --) les terrains sophie. (XV, 895)
en harmonie avec les
(c'est-à-dire d'origine vagues --poésie,
philo-Ainsi peut-on dire de Valéry -- en le citant à propos de Poe:
"Il est absurde par ce qu'il cherche, il est grand par ce qu'il
trouve" (0, l, 862). Voilà qui nous conduIt maintenant au but
du présent travail.
Tenant compte des remarques établies sur l'échec de notre
penseur, cette étud~ vise à synthétiser la pensée du poète dans
les Cahiers et d'établir s ' i l existe effectivement chez lui une
méthod6 ou un système d'entraînement de l'esprit. Bref, nous
nous proposons d'être cet "Allemand qui achèverait mes idées"
(V, 671), selon Valéry, puisqu' "il faut n'appeler 5cience:
que l'ensemble des recettes qui réussissent toujours. Tout le
reste est littérature __ ft (0, II, 522). Nous tenterons dans
une première partie de dégager toutes les "recettes", tous les
instruments, les étapes de la gymnastique intel:ectuelle que se
propose Valéry pour accroître les pouvoirs de son être. Nous
relèverons et définirons les démarches de "Gladiator"3~ te~les
que l'analyse quotidienne de soi par l'écriture, la refonte du
langage, la notion du Moi Pur qui sert à opérer une distance
sur soi et gagner de ce fait de l'objectivité, l'entraînement
de la "sensibilité spéciale" par opposition a la "sensibilité
en a une, mise à nu, semblera bien élémentaire, mais remarquons
ce qu'avoue le poète: "Apl~ès tout JE sui:.:; un système
simple, trouvé ou formé en 1892 -- par irritation insupportable
[ •.. ]" (XVI, 45). Valéry admet encore: liMais je n'ai jamais
réalisé mon système que par très petits fragments -- __ II (XXIV,
117) ; aussi examinerons-nous le système en marche dans la
com-position de La Jeune ParQU"3', poème auquel nous consacrerons
tout un chapitre, puisqu'il s'agit ici de la plus grande
réus-site de Valéry.
Judith Robinson déclare: "quand on prétend que Valéry n'a
rien découvert de précis, on oublie qu'il a tout de même
ima-giné une mathémathique de l'esprit à une époque o~ personne
d'autre, à ma connaissance, ne l'avait imaginée -- aucun savant
ni aucun philosophe. "36 Ce dont le critique n'était
effective-ment pas au courant c'est qu'alors que Valéry rédigeait ses
Cahi"!'rs en France, au moins un autre esprit (car d'autres comme
Cantor, de Saussure, Karl Bühler et l'école de Würzburg,
Lukasiewicz et l'école de Varsovie, et al., avaient déjà abordé
l'analyse des procédés de l'esprit ainsi que la notio~ d'une
mathémathique de la pensée) aux Stats-Unis d'Amérique élaborait
le système "non-aristotélicien". En 1933 à Chicago parut la
première édition du traité: Science and Sanitv , 04,1 Introducti':ln
TQ Non-A,~istot:é"lian Systems and {;en"."ral .;emantzç., du comte
Alfred Korzybski. Korzybski présente son système de cette
façon (nous ne tirons que des extraits):
il
l
~tre une science strictement empirique [ ...
l
Lasémantique générale n'est pRS une "philosophie"
quel-conque, ou une "psychologie", ou une "logique" dans
le sens ordinaire. C'est une nouvelle discipline
extensionnelle qui nous entraîne à utiliser nos
sys-tèmes nerveux le plus efficacement [ . . .
l
En bref,c'est la formuiation d'un nouveau système
non-aristotélicien d'orientation lequel affecte toute
branche de la science et de la vie. Les différentes
questions impliquées ne sont pas tout à fait neuves;
leur formulation méthodologique en tant que syst~me
qui est pratiquable, enseignable et si élémentaire
qu'tl peut être appliqué aux enfants est tout à fait
neuve.37
si nous comparons cette brève introduction de Korzybski à la
citation suivante de Valéry:
J'ai eu cette idée perpétuelle -- que la culture de l'esprit, de ses machines, formations de machines,
de leur emploi, de leur multiplication était une
culture dans l'enfance.
Je vois toujours un homme s'y appliquant, à
par-tir d'une idée juste et v§rifiable, et vérifiée à
chaque instant de l'esprit, arrivant au moyen de soi
bien conduit, bien manié à gouverner ce qu'on appelle cerveau et cet indéfini, comme un être fini, comme un
cheval -- (VI, 629),
il semble être question chez les deux penseurs:
1° d'une science empirique, c'est-à-dire une
discipline dépassant le niveau verbal,
théori-que, philosophique qui
2° affecterait le comportement même de l'individu,
effectuant une "éducation totale nerveuse", 3 8
selon le terme de Valéry, et dont le but serait d'accroître l'efficacité de toutes les facultés de l'être humain.
Le présent travail ne se propose nullement de faire de Valéry
un "sémanticien général". Nous croyons cependant innover en
soutenant qu'établir un rapprochement entre Valéry et Korzybski
poète. La sémantique gé~érale, dont le contenu rappelle d'une
façon frappante certaines théories de Valéry, est une
disci-pline encore enseignée dans nombre de cOllèges et universités
américains. Le contenu des Cshi ~:rs de Valéry serait-il
égale-ment utilisable?
La deuxième partie de notre thèse comprendra une étude
com-parative des systèmes de Valéry et de Korzybski. Les points de
convergence de la pensée de ces deux auteurs sont multiples.
Remarquons que Valéry n'était que de huit ans l'aîné du penseur
polonais. Le premier était littérateur par formation, le
second ingénieur. L'un comme l'autre fut profondément frappé
par les découvertes sclentifiques qui bouleversèrent le début
du siècle. Tous ~eux étaient familiers avec les recherches
d'Einstein, de Poincaré, de Piéron, etc., et perçurent avec
acuité le décalage de plus en plus grandissant entre les
nou-velles vérités de la science du vingtième siècle, nota~ment la
relativité et la mécanique des quanta, et les conceptions
tra-ditionnelles de l'homme et de l'univers maintenues dans les
systèmes philosophiques.
tournèrent vers le langage
Ainsi, presqu'au mème moment ils se
source de grands malentendus
pour effectuer un nettoyage de la situation verbale. "Nous
vivons dans et de la scholastique d'origine grecque, de la
dia-lectique et de la forme du "savoir" fondée sur l'analyse du
langage commun [ ... ]" (XVII, 746). Mais aujourd' hui "nous en
savons plus que le langage créé dans un temps où nous en
faut donc se défaire des problèmes verbaux illégitimes, des
fausses entités telles qu' "esprit", "âme", "temps", "espace" ,
etc., divisions que l'on ne peut établir dans l'univers réel où
tout est relations. Au contraire, il impose, selon Valéry, de
se "refaire des yeux qui voient ce qui est à voir, et non ce
qui a été vu" (XX, 436). Et Korzybskj d'ajouter:
Dans mon cas, je dois construire un langage
non-élémentaliste dans lequel "sens" et "esprit",
"émo-tions" et "intellect", etc., ne sont plus séparés
verbalement, car un langage dans lequel ils sont
séparés n'est pas structurellement similajre aux
faits empiriques connus, et toutes spéculations dans un tel langage é1émenta1iste (aristotélicien) doivent
être trompeuses.39
La refonte du langage se situe par conséquent à la base de la
recherche de Valéry ainsi que du système "non-aristotélicien"
de Korzybski que nous définirons plus amplement. Tous deux
vont se créer un système verbal dont le fonctionnement tentera
de copier celui des mathématiques. Les cheminements dans
cha-que cas seront différents. Mais c'est alors que
d'intéres-santes comparaisons pourront être établies ~ntre 1e~ deux
méthodes. Pour Valéry comme pour Korzybski l'accent sera placé
non sur le "contenu", mais sur le "fonctionnement", sur
l ' "ordre" et la "structure", sur le "système" de relations".
Valéry aboutira à une gymnastique intellectuelle -- hygiène
mentale -- rendue possible grâce au "Moi Pur" ou "conscience
consciente" bien entraînée: l'invariant dans le fonctionnement
mental ou le zéro absolu des équations algébriques:
Penseur • •. Pour':ant il est possible de trouver un
pen-- 28
-seur comme on est dêmseUI~, et usant de son esprit
comme celui-ci de ses muscles et nerfs; qui,
perce-vant ses images et ses attentes, ses langages et ses
possibilités, ses écoutes, ses indépendances, ses
vagues, ses nettetés, -- distingue, prévoie, précise
ou laisse, se lâche ou refuse -- circonscrive,
des-sine, se possède ... artiste non tant de la
connais-sance que de soi, -- qu'il préfère à toute
connais-sance [ ... ] (VI, 173).
Korzybski, lui, prétendra aboutir à un même état de bien-être
mental (sanity < 3-i0nce a~j Sanity) au moyen d'une gymnastique
intellectuelle singulièrement semblable à celle de Valéry: le
procédé de différenciation généralisé menant à la "conscience
d'abstraire" (consciousness of abstracting), laquelle, déclare
Korzybski,
résulte en la sagesse que l'épistémologie et
l'expé-rience personnelle peuvent nous donner, étant
struc-turellement un résultat total de l'expérience de la
race. Puisque la structure est basée sur les
rela-tions et l' ord,~e, l'entraînement structural,
lorsqu'il est effectué consciemment, devient une
méthode physiologique, qui opère simplement et
auto-matiquement.4o
Toutes ces notions de "Moi Pur", de "conscience d'abstraire",
de "procédé de différenciation", de "structure" 1 d' "ordre",
de "réalité" étant les bases sur lesquelles nous fonderons nos
rapprochements entre Valéry et Korzybski seront revues,
déve-loppées, comparées dans cette deuxième partie de notre étude.
Après la mort d'Alfred Korzybski en 1950 la sémantique
générale tombe, il semble, peu à peu dans l'obscurité (sauf
dans le domaine de l'éducation, où les thèses sur le sujet
pro-lifèrent). Le système de Korzybski a-t-il lui aussi fait
fail-lite? C'est une question que les savants, paraît-il, ont
jours eu beaucoup de difficulté à résoudre. Un mathématicien,
Martin Gardner, consacre quelques pages à la sémantique
générale dans son livre: Fads and i=al1acies i n the Name or
Science (1957); critique acerbe, i l avoue néanmoins: "La
sémantique générale (et le psychodrame) doivent être vus comme
des exemples polémiques et marginaux, qui peuvent ou non avoir
un mérite considérable."41 Bertrand Russell, après une lecture
de Science and 5anicv , télégraphia de Londres à Korzybski:
"Votre travail est impressionnant et votre érudition
extraor~i-naire. N'ai pas eu le temps pour une lecture complète mais
pense bien des parties lues. Sans aucun doute vos théories
exigent une sérieuse considération."42 (On croirait dans ce
télégramme entendre des savants français commenter l'oeuvre de
Valéry!) Pourtant B. Russell n'a jamais fait dans ses ouvrages
d'allusions quelconques à l'oeuvre de Rorzyb3ki. Gaston
Bache-lard, par contre, bien plus enthousiaste et plus optimiste dans
sa Phi 1 osophi ~ du non, concède beaucoup de méri te à la
tenta-tive korzybskienne:
En fait, le mouvement des extensions logiques a pris
depuis quelque temps en Amérique une importance
nota-ble. On en espère un renouvellement de l'esprit
humain et sans s'embarrasser de démonstrations
tech-niques ardues, tout un groupe de penseurs suivant
l'inspiration de Rorzybski s'appuie sur la logique
non-aristotélicienne pour renouveler les méthodes dé
la pédagogie. C'est là prouver la valeur de la
logique non-aristotélicienne en marchant, en
vi-vant c 43
Il est intéressant de noter que Bachelard fut le premier à éta-blir un rapprochement, quoique superficiel ici, entre la pensée
de Valéry et celle de Korzybski:
La pensée rationnelle trop droite risque
cepen-dant l'entêtement. Elle peut conduire l'évolution à
une impasse. Suivant l'amusante Gxpression de
Kor-zybski la tête humaine est alors un durillon, "a
cos-mic corn". Opinion qui confirme la belle pensée de
Paul Valéry: "On pense comme on se heurte." Il faut
alors se reprendre et c'est cette reprise que va
réa-liser le non-aristotélisme éduqué.44
En conclusion nous reverrons le système de Valéry comme
celui de Korzybski à la lumière de la phénoménologie
husser-lienne et des derniers travaux des sciences se rapportant à
l'étude de l'esprit humain. Le grand débat sera le suivant:
peut-on atteindre à une connaissance de ' 'homme valable selon
les méthodes de Valéry ou de Korzybski; peut-on traiter la
conscience comme un objet physique, observable, et la soumettre
à des analyses scientifiques à la manière de Valéry. Husserl
prétend qu'on ne peut saisir et connaître que ce qui possède
"
l'Etre la permanence, ce qui n'est pas victime des
contin-gences de l'existence. Puisque Valéry refuse d'aborder le
pro-blème philosophique de l'Être, sa recherche n'est-elle pas dès
le début vouée à l'échec; pourra-t-il jamais, malg~é bien des
efforts, retenir et saisir ce qui est en état de mouvement et
de changement constant? Valéry tente de résoudre cet aspect du
problème en suggérant la notion de probabilité tirée des
scien-ces. Les savants continuent de travailler, d'opérer sur la
matière ou sur l'univers en mouvement perpétuel grâce à la
pro-babilité, au principe d'incertitude d'Heisenberg. La
"abso-lue", mais une connaissance descriptive et opératoire. Quelle
est alors la valeur de la connaissance "absolue" husser1ienne
qui se dit plus vraie car plus permanente? Il faudra replacer
la quête de Valéry dans un conLexte philosophique.
La présente thèse sera une étude détaillée des Cahiers de
Valérx uniquement. Les autres écri ts du poète, comme /"Ionsiçut~
Tt::ste, Intt~oduct ion èl la méthode de L éona,-d de Vine i , Note et
di9ression, etc., ont tous été des oeuvres de circonstances et
ne nous semblent pas pouvoir exprimer d'une façon véridique la
pensée profonde de Valéry. Trop souvent dans ces textes le
poète s'amuse à pousser ses spéculatjons philosophiques jusqu'à
leur extrême, tel Teste. Sur ses propres créations Valéry
avoue: "Il m'est difficile da vouloir créer des personnages,
trop certain que je suis de l'absence de rigueur et d8 sanction
dans ces créations: je me dis: quelqu'un d'habile verrait que
ce sont d'impossibles fantoches" (II, 835). l'lells avons donc
choisi, afin de définir la véritable pensée de Valéry, de nous
en tenir aux notes de "laboratoire": aux Cahiers.
AVERTISSEMENT
Dans les pages qui suivent nous laisserons Valéry et
Korzybski s'exprimer librement, "à leurs risques et périls".
Les pensées qu'ils émettent ne reflètent pas nécessairement la