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Vérité et conscience dans la Phénoménologie de l'esprit de Hegel

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MARC LAMONTAGNE

VÉRITÉ ET CONSCIENCE

DANS LA PHÉNOMÉNOLOGIE DE L ,ESPRIT DE HEGEL

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures de !’Université Laval

pour l’obtention

du grade de maître ès arts (M.A.)

FACULTÉ DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ LAVAL

SEPTEMBRE 2001

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Notre mémoire dégage la nature du rapport de la conscience et de la vérité dans la

Phénoménologie de l’esprit de Hegel selon deux aspects. D'un côté, la vérité est ce à quoi la

conscience se rapporte comme une réalité en soi normative qu’elle distingue de son savoir. Mais, dès lors qu’elle veut s’assurer de la vérité de son savoir, elle fait Y expérience de la non- vérité de ce qu'elle tenait pour le Vrai. Cette expérience que fait la conscience et qui entraîne la perte d’elle-même, Hegel l’appelle la dialectique. De l’autre côté, l’absolu n’a pas seulement pour Hegel la teneur d'une substance, il est bien plutôt sujet, c’est-à-dire auto- mouvement d’advenir qui se manifeste phénoménalement en se déployant au cœur de l’opposition conscientielle du concept et de l’être, pour s’y montrer comme leur unité fondamentale. Le mémoire tente de cerner comment ces deux mouvements se concilient et quelles en sont les modalités d’accomplissement.

Marc CANDIDAT

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Je voudrais d'abord adresser mes plus profonds remerciements à ma directrice de recherche, Mme Marie-Andrée Ricard, qui m’a dirigé avec la plus grande attention. Son ouverture d’esprit, ses connaissances intellectuelles et ses qualités humaines m’ont été d’un appui précieux tout au long de la réalisation de ce mémoire.

Je remercie aussi M. Luc Langlois qui m’a fait l'honneur de travailler pour lui comme assistant de recherche au cours de ma formation à la maîtrise. Je voudrais lui témoigner ma reconnaissance pour le support qu’il m’a toujours apporté concernant mon projet de carrière. Finalement, un merci tout spécial à mes parents qui m’ont soutenu et qui me soutiennent encore. Je leur dédie tout particulièrement ce travail.

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Pages

RÉSUMÉ ____ ______ ____ i

AVANT-PROPOS ii

TABLE DES MATIÈRES iii

INTRODUCTION 1

CHAPITRE I PHILOSOPHIE ET VÉRITÉ 9

1.1. Le problème de la connaissance 10

1.1.1. Positionnement général du problème 10

1.1.2. Kant et la méthode critique 13

1.1.3. Critique de la critique 16

1.1.4. La conception phénoménologique de la conscience 18

1.2. L’entendement comme mode particulier du savoir 20

1.2.1. Les limites de la connaissance selon Kant 20

1.2.2. L’entendement et la vérité philosophique 23

1.2.3. Critique hégélienne du modèle mathématique comme mode

déterminé pour la connaissance philosophique 26

1.2.4. Critique de la forme du jugement 30

1.3. Le besoin et la tâche de la philosophie 33

1.3.1. La différence entre l’entendement et la raison 33

1.3.2. Le double présupposé de la philosophie compris comme son besoin _ 1.3.3. L’absolu visé dans l'expérience du langage

37 39

CHAPITRE II L’IDÉE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’ESPRIT 42

2.1. L'idée d’une progression de la vérité dans la philosophie 42

2.2. La Phénoménologie de l’esprit comme processus de culture 46

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57 57 59 62 64 64 67 71 74 79 79 85 89 97 3.1. La méthode du développement phénoménologique

3.1.1. Le problème du commencement_______

3.1.2. La nécessité du développement phénoménologique 3.1.3. Rapport de la dialectique à l’idée du système____ 3.2. La dialectique platonicienne

3.2.1. Le mode du philosopher des Anciens_________ 3.2.2 Deux aspects primordiaux de la pensée de Platon 3.2.3. La limite de la dialectique platonicienne_______

3.3. Le concept proprement hégélien de la dialectique : la réflexion spéculative CHAPITRE IV L’EXPÉRIENCE DE LA CONSCIENCE

4.1. La conscience individuelle et la vérité scientifique 4.2. Définition phénoménologique de la conscience__ 4.3. Modalités de l’expérience de la conscience_____ CONCLUSION

106 BIBLIOGRAPHIE

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Connaître en vérité est depuis toujours ce que se propose de réaliser la Raison. Depuis PAufklärung, la Raison s’impose de réaliser cette tâche sans s’appuyer sur rien d’autre qu’elle-même. La philosophie devient alors la terre d’accueil la plus appropriée sur laquelle la Raison pose pied afin d’examiner toutes vérités qui ne se fondent en elle et se reconnaître enfin elle-même comme la vérité absolue, comme ce à partir de quoi toute connaissance est simplement possible. Mais pour être strictement rigoureux, la Raison ne peut se satisfaire de cette position-reine qu’elle s’est donnée, elle doit en tout premier lieu se prouver elle-même comme fondement absolu et ainsi se soumettre à l’impératif du connais-toi toi-même.

« Connais-toi toi-même! : ce commandement absolu n'a, ni en lui-même, ni là où il se présente historiquement en tant qu’exprimé, la signification seulement d’une connaissance de soi selon les aptitudes, le caractère, les inclinations et les faiblesses particularisant l’individu, mais la signification de la connaissance de ce qu’il y a de vrai dans l’homme, ainsi que de ce qu’il y a de vrai en et pour soi, - de Vessence elle-même en tant qu’esprit. »’

Pour Kant, cela implique que la Raison se critique elle-même et mette à jour les limites de ce qu’elle peut connaître. Ce qui signifie qu’en plus de se prouver elle-même comme fondement de la connaissance vraie, elle doit aussi démontrer de quelle manière cette connaissance est possible. Ce qui revient, pour Kant à répondre à la question de la possibilité des jugements synthétiques a priori. Car connaître, c’est juger. Or, les jugements qui étendent notre connaissance tout en étant vrais de façon universelle et nécessaire, sont les jugements qui ne s’appuient pas sur l’expérience empirique, mais sur notre seul pouvoir de connaître. Comme nous le dit Kant dans Y Introduction de la Critique de la raison pure, si toute notre

connaissance débute avec l’expérience, cela ne veut pas dire qu’elle dérive toute de l’expérience. Ce qu’il entend ici par expérience renvoie directement à la question de ses

conditions de possibilité. 1

1 G.W.F. HEGEL. Encyclopédie des sciences philosophiques, tome ΙΠ - Philosophie de l’esprit, trad. B. Bourgeois, § 377, p.175

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« Que toute notre connaissance commence avec l’expérience, cela ne soulève aucun doute. En effet, par quoi notre pouvoir de connaître pourrait-il être éveillé et mis en action, si ce n’est pas des objets qui frappent nos sens et qui, d’une part, produisent par eux-mêmes des représentations et d’autre part, mettent en mouvement notre faculté intellectuelle, afin qu’elle compare, lie ou sépare ces représentations, et travaille ainsi la matière brute des impressions sensibles pour en tirer une connaissance des objets, celle qu’on nomme expérience ? »2

L,expérience est ainsi définie comme une construction réalisée par notre pouvoir de connaître (la synthèse catégorielle du sujet transcendantal) à partir des impressions sensibles (Γintuition sensible) qui nous viennent des objets à Γextérieur de nous. Partant, ce que Kant cherche à mettre en évidence, ce sont les conditions a priori de l’expérience possible. Dit autrement, la tâche de la philosophie kantienne est donc de démontrer comment P expérience, la réalité telle qu’on la connaît, trouve son fondement absolu dans la Raison elle-même.

La philosophie a sensiblement la même tâche pour Hegel, soit la connaissance

effectivement réelle de ce qui est en vérité. En fait, tout comme dans la philosophie kantienne,

Hegel veut ériger la philosophie au rang de science à partir de la Raison elle-même. De plus, il considère aussi que la connaissance débute avec l’expérience. Mais il y a ici une différence énorme dans la manière de concevoir l’expérience. Celle-ci n’est pas simplement pour Hegel une construction de l’esprit. En fait, l’objet de la philosophie n’est pas en lui-même achevé, lequel il suffit de dévoiler pour y voir le résultat de l’activité synthétique d’un sujet transcendantal : les catégories. L’expérience ne se réduit ni à la sphère de la connaissance possible ou à la nature ni à l’expérience empirique. Au sens de Hegel, l’expérience a une bien plus grande portée et cette extension la rend particulièrement intéressante.

Contrairement à Kant, l’expérience ouvre à la connaissance du sujet absolu qui, dans la philosophie kantienne, demeurait inaccessible au savoir parce qu’en tant que condition ultime de la connaissance possible, il se situait hors des limites de l’intuition sensible. Chez Hegel, au lieu d’être le produit du sujet transcendantal, l’expérience correspond bien plutôt au mouvement et à la vie du sujet. « La substance vivante n’est, en outre, l’être qui est sujet en vérité, ou, ce qui signifie la même chose, qui est effectif en vérité, que dans la mesure où elle est le mouvement de pose de soi-même par soi-même, ou encore, la médiation avec soi-même du devenir autre à soi.»3 Cette manière de définir la vérité fait intervenir un aspect remarquable qui n’était pas présent chez Kant : l’idée que la vérité contient en soi la médiation

2 Emmanuel KANT, Critique de la Raison pure. § 377

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d’avec soi-même et qu'elle est, par conséquent un auto-mouvement d’advenir à soi. On remarque aussi que Hegel définit la vérité ou la vie du sujet avec des termes qui pourraient tout aussi bien définir la liberté. C’est en effet un aspect primordial qui nous permettra de comprendre le concept d’expérience hégélien, car l’expérience étant la manifestation vivante de l’activité de l’absolu compris comme sujet, cette idée recoupe nécessairement aussi celle de la liberté.

Partant, un autre aspect qui distingue l’expérience dans la pensée de Hegel, c’est qu’on peut directement référer le mouvement expérientiel de l’absolu à notre propre expérience commune, c’est-à-dire à la manière tout humaine que nous avons d’être en rapport avec l’ensemble de la réalité. Car, à travers l’expérience que nous faisons du monde, nous faisons, selon Hegel, l’expérience de nous-mêmes, de notre substance spirituelle qu’il définit, tel qu’on l’a vu, comme l’absolue liberté de devenir soi-même par la médiation d’avec soi, l’Esprit4. Ce qui suppose l’idée d’une aliénation au passage d’un état à un autre par le truchement d’un devenir-autre de soi-même. L’expérience doit donc être comprise comme un concept très concret qui rend compte de la négativité de la vie, car elle est un processus de médiation qui correspond en tout point à la commune notion que nous avons de l’expérience : apprendre par l’expérience. On peut décrire l’expérience comme suit : nous sommes d’abord dans un état d’unité avec nous-mêmes jusqu’au moment où une contradiction vient briser cette unité ; nous sommes alors en opposition avec une réalité souffrante ; ensuite, il y a retour à une unité plus concrète, c’est-à-dire à une harmonie relative qui est enrichie du savoir de cette expérience.

Donc, l’expérience est le mouvement même du Vrai, lequel, s’il semble d’abord être une réalité extérieure à notre conscience commune, se manifeste pourtant dans notre manière concrète d’être au monde. Le concept d’expérience de Hegel nous offre ainsi la possibilité de connaître l’absolu, de le voir face à face, parce qu’à travers l’expérience que nous faisons de la réalité mondaine, nous ne faisons ultimement rien d’autre que l’expérience de nous-mêmes. Mais de cela, il faut d’abord prendre conscience, prendre conscience de soi comme de l’absolu. C’est seulement à ce moment que la conscience est Esprit et que la réalité est reconnue dans sa vérité. « Le vrai est le Tout. Mais le Tout n’est que l’essence s’accomplissant

4 Concernant l’orthographe du mot « Esprit », nous l’écrivons de cette manière, lorsque nous faisons directement référence au concept hégélien. Il apparaît néanmoins comme tel, « esprit », lorsque nous rapportons une citation qui l’écrit comme tel. Dans le titre de la « Phénoménologie de l’esprit » de Hegel, les traductions que nous avons utilisées l’écrivent avant une lettre minuscule ; nous respectons aussi l’orthographe des traducteurs. Il en est de même pour le mot « Raison ».

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définitivement par son développement. Il faut dire de l’Absolu qu’il est essentiellement

résultat, qu’il n’est qu’à la fin ce qu’il est en vérité ; et c’est là précisément sa nature, qui est

d’être quelque chose d’effectif, sujet, ou d’advenir à lui-même. »5 L’Absolu, conçu comme sujet, doit faire l’expérience de lui-même pour devenir pleinement ce qu’il est. Hegel nous montre dans la Phénoménologie de l’esprit comment il se réalise sur le terrain de la conscience. Il nous montre aussi et en même temps, comment la conscience, celle que nous sommes habituellement, s’élève au savoir de soi comme Esprit.

Ce sont ces différents aspects de l’expérience, tels que le but et la nécessité du développement expérientiel, son mouvement dialectique, sa négativité et son rapport à l’absolu, que nous tenterons de cerner dans notre mémoire. Toutefois, Y expérience ne fait pas elle-même l’objet d’un long développement philosophique dans l’œuvre de Hegel. L’endroit où elle est le mieux définie se trouve dans la Phénoménologie de l’esprit. On y remarque deux définitions de V expérience différentes, l’une dans la. Préface et l’autre dans Y Introduction.

Dans la Préface : « L’esprit cependant devient objet parce qu’il est ce mouvement : devenir à soi-même un autre, c’est-à-dire, devenir objet de son propre soi, et supprimer ensuite cet être-autre. Et on nomme justement expérience ce mouvement au cours duquel l’immédiat, le non-expérimenté, c’est-à- dire l’abstrait, appartenant soit à l’être sensible, soit au simplement pensé, s’aliène et de cet état d’aliénation retourne en soi-même ; c’est seulement alors quand il est aussi propriété de la conscience que l’immédiat est présenté dans sa réalité effective et dans sa vérité. »6

Dans VIntroduction : « Ce mouvement dialectique que la conscience exerce en elle-même, en son savoir aussi bien qu’en son objet, en tant que devant elle le nouvel objet vrai en jaillit, est proprement ce qu’on nomme expérience. [...] Ce nouvel objet contient l’anéantissement du premier, il est l’expérience faite sur lui. »7

D’un côté, ce mouvement est défini comme le mouvement de l’Esprit lui-même dans la sphère de la conscience, et de l’autre comme le mouvement dialectique que la conscience exerce en elle-même entre son savoir et l’objet de son savoir. Qu’il y ait deux définitions augmente la difficulté à cerner ce que Hegel entend par expérience dans la Phénoménologie de l’esprit Mais plus encore, comme nous l’avons déjà suggéré, Inexpérience n’est pas un concept thématique.

En fait, l’expérience est définie, dans la Préface et dans Y Introduction, à partir de deux points de vue différents qui sont respectivement le point de vue de l’Esprit et le point de vue

5 Ibidem, p.39

6 G.W.F. HEGEL, Phénoménologie de l’esprit, tome 1, trad. J. Hyppolite, p.32 7 Ibidem, p.75

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de la conscience. Ainsi, l’expérience exprime un mouvement dans deux directions différentes. D’une part, il y a le mouvement de l’Esprit qui se fait objet et se donne ainsi à voir à la conscience, il se phénoménalise, et d’autre part, le mouvement de la conscience qui s’élève vers l’Esprit à travers l’examen de son propre savoir. Ces deux mouvements font voir pourtant une structure semblable. Un premier état immédiat est nié, provoquant ainsi le passage à un moment qui s’oppose à cette immédiateté, lequel moment est conçu comme une aliénation, une médiation ou une perte de soi. Et finalement, une deuxième négation qui effectue, à partir de la négation du premier terme, un retour à une nouvelle immédiateté résultant de cette double négation. Sont-ce vraiment deux mouvements différents, deux expériences distinctes, celle de l’Esprit et celle de la conscience, ou n’est-ce pas la même expérience qui se réalise dans les deux sens en même temps ?

C’est précisément cette question qui fait la difficulté de l’entreprise et avec laquelle nous devrons nous confronter pour déterminer clairement le concept d’expérience.

L’une des premières difficultés, comme nous l’avons déjà remarqué, c’est que l’expérience n’est pas un concept particulier que l’on peut isoler du développement de la Phénoménologie de l’esprit. Elle est, dans un sens comme dans l’autre, un processus sur lequel s’appuie toute la pensée de Hegel. Pour l’expliquer, nous devrons donc occuper un point de vue extérieur au contenu du développement expérientiel. Mais dans un autre sens, nous ne devons pas nécessairement suivre pas à pas chacune des étapes, mais plutôt plonger immédiatement au cœur du mouvement général de l’œuvre. En fait, le sens général de l’expérience ne se trouve pas dans une forme particulière ou une figure déterminée de la conscience, mais dans la visée ou le but qui est poursuivi par le passage d’une figure à une autre.

Ainsi, le cours de l’expérience n’est pas un chemin arbitraire choisi par le philosophe, il s’effectue nécessairement de façon à former un système. « Le vrai est le devenir de lui- même, le cercle qui présuppose comme sa finalité et qui a pour commencement sa fin et qui n’est effectif que par sa réalisation complète et par sa fin »8 On comprend donc que le système hégélien n’est pas un système déductif qui aurait une forme pyramidale. Au contraire, la fin se trouve tout aussi bien au début en tant que le système n’est rien d’autre que son auto­

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début, avoir saisi son résultat.

Une dernière difficulté que nous devons relever est celle du statut et de l’unité même de la Phénoménologie de l’esprit. Nous ne traiterons pas directement de ce problème dans notre mémoire, mais, il faut tout de même le mettre en évidence, car il détermine d’une certaine manière notre problématique. Il semble en effet que la Phénoménologie de l’esprit ne soit pas uniquement une Science de l’expérience de la conscience tel que c’est annoncé par l’intertitre précédant l’Introduction, mais aussi une phénoménologie de l’Esprit. Nous avons déjà remarqué cette difficulté en citant les deux définitions que l’on trouve de l’expérience dans la Préface et Y Introduction. Or, pour cerner clairement le concept d’expérience dans la Phénoménologie de l’esprit, nous devrons être en mesure de montrer comment s’articulent ces deux points de vue.

La méthode que nous empruntons pour répondre à ces différents aspects de la problématique sera la suivante.

Dans un premier chapitre intitulé Philosophie et vérité, nous cernons d’abord la contradiction qui gît au cœur de la relation que la conscience moderne entretient avec la vérité. Pour ce faire, nous passons particulièrement par la critique que Hegel adresse à la philosophie critique de Kant, afin de dresser le portait dans lequel prend pied l'exigence pour la philosophie de devenir une science. Premièrement, nous mettons en relief les difficultés auxquelles sont confrontées les représentations de la connaissance qui se conçoivent d’emblée comme étant séparées de l’absolu. Dans une deuxième section, nous analysons plus profondément le mode de penser par entendement pour montrer qu’il est une manière strictement subjective de connaître et qu’il s’agit précisément de dépasser son point de vue limité pour réaliser la science philosophique. Troisièmement, nous voyons comment le besoin de l’absolu se présente comme Raison dans ce même entendement. Nous pourrons ainsi déterminer en quoi consiste la tâche de la philosophie selon Hegel. Nous nous référons surtout dans cette partie du travail à la Critique de la raison pure de Kant et à la Préface de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel. Nous nous penchons aussi, pour enrichir certains aspects, sur La différence entre les systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling et sur Foi et Savoir, deux écrits antérieurs de Hegel.

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Dans un second chapitre, nous traitons plus directement du sens de la Phénoménologie de l’esprit. Premièrement, nous donnerons une définition préliminaire de la vérité selon l’idée hégélienne que le Vrai advient progressivement à travers les différents systèmes de l’histoire de la philosophie. Nous verrons que c’est dans le concept de Raison que pointe le principe même de la connaissance et la détermination plus précise de l’absolu comme sujet. Par suite, nous mettrons en évidence le fait que la Phénoménologie de l’esprit est un processus de

culture qui conduit ce même principe à sa réalisation effective. Partant, nous pourrons

développer le sens qui est contenu dans le concept d’une telle détermination du sujet à partir des grandes thèses de la Préface.

Dans un chapitre sur Le mouvement dialectique de la vérité, nous tentons d’éclaircir le concept central de la pensée hégélienne : la dialectique spéculative. Nous poserons en premier lieu le problème du commencement de la philosophie, à savoir !’impossibilité pour elle de pré- supposer une méthode. Nous montrons ensuite comment la dialectique présente le mouvement même de l'Esprit advenant à soi. Le sujet étant pour lui-même un pouvoir d’auto- détermination, nous verrons la nécessité pour lui de s’épancher dans un développement phénoménologique qui sera de « nature » dialectique. Afin de cerner le caractère propre de ce processus, nous expliquerons pourquoi, selon Gadamer, Hegel se réclame du concept grec de méthode. Un passage par la dialectique platonicienne est donc obligé. En effet, en dégageant les aspects principaux de celle-ci, nous serons en mesure de comprendre la singularité de la dialectique chez Hegel : Y Aufhebung et l’unité des contraires. Pour cette partie du mémoire, nos recherches se sont concentrées autour de quelques dialogues de Platon, mais surtout sur les Leçons sur l’histoire de la philosophie et sur L’Encyclopédie des sciences philosophiques de Hegel. Nous nous rapporterons aussi à Gadamer pour éclairer notre point de vue.

Finalement, dans un dernier chapitre, nous traitons plus directement de Y expérience de

la conscience. Nous le faisons en trois temps. Tout d’abord, à partir des concepts qui ont été

démontrés au cours des trois chapitres précédents, nous articulerons l’argument prouvant la thèse en vertu de laquelle nous avons conduit la majeure partie de notre développement : « la conscience est esprit ». Suivant cette ligne directrice, nous définirons dans un second temps le concept proprement phénoménologique de la conscience. Nous montrons ainsi concrètement comment l’expérience reflète notre rapport « naturel » à la réalité phénoménale et à

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nous-mêmes. Cette étude nous permettra finalement de relever clairement les différents caractères de Γ expérience de la conscience et les modalités de son accomplissement.

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PHILOSOPHIE ET VÉRITÉ

Dans ce premier chapitre, nous abordons les différents aspects du problème de la connaissance tel que le présente essentiellement Hegel dans la Préface à la Phénoménologie de l’esprit. En fait, nous montrons surtout pour quelles raisons Hegel considère que la connaissance, telle que conçue par la culture philosophique de son époque, doit être dépassée. Hegel est reconnu comme le dernier représentant de l’Idéalisme allemand et comme le dernier grand métaphysicien. Dans son entourage philosophique, on retrouve bien entendu Fichte et Schelling qui sont ouvertement critiqués dans la Phénoménologie de l’esprit. Tous deux développent leur pensée en réaction à la philosophie critique de Kant, même que Fichte se dit lui-même kantien. Le but étant de mener à son terme ce qui fut simplement indiqué chez Kant comme le principe absolu de toutes connaissances possibles : le sujet transcendantal. Comme nous le verrons plus amplement, ce dernier n’est pas connu en lui-même car il se situe en dehors des limites de la connaissance que la Critique de la raison pure a mises en évidence. Autrement dit, la connaissance suppose toujours la synthèse, par l’activité catégoriale de l’entendement, d’un divers sensible donné dans l’intuition. Or, la condition a priori de cette pure activité, le Je qui accompagne toutes mes représentations et qui en est le principe, est quant à lui inaccessible à l’intuition sensible. Comme dans la philosophie kantienne une intuition intellectuelle est tout à fait impossible, il s’avère donc que le principe même du savoir ne peut être connu.

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Cette limite à laquelle on se voit ainsi confronté suppose, d’après Hegel, une mauvaise conception de ce qu'est la connaissance elle-même. Nous relèverons donc ici les présupposés sur lesquels repose la philosophie critique pour en montrer les inconséquences. De plus, nous mettrons en relief le fait que les dichotomies qui apparaissent à prime abord insurmontables chez Kant, relèvent d’un certain contexte de la culture philosophique qui, en même temps exprime le besoin et la tâche que Hegel lui-même reconnaît à la philosophie. Du même coup, nous pourrons ainsi saisir clairement la visée essentielle que se propose de réaliser la Phénoménologie de l’esprit.

1.1. Le problème de la connaissance

1.1.1. Positionnement général de la problématique

Dans Y Introduction à la Phénoménologie de l’esprit. Hegel commence par discuter de l’épistémologie en général et particulièrement de la philosophie critique qui prône le primat de la méthode, c’est-à-dire qui nous exhorte à une réflexion critique sur notre manière de connaître. Pour être certain de connaître en vérité, et surtout pour savoir ce qu’il nous est possible de connaître, la Raison, nous dit Kant, doit se faire subir à elle-même un examen critique. Au sujet de !’indifférence qui se fait sentir pour la philosophie comparativement aux sciences pures telles que les mathématiques et la physique, Kant affirme : « elle est une invitation [mise en demeure] faite à la Raison d’entreprendre à nouveau la plus difficile de toutes ses tâches, celle de la connaissance de soi-même, et d’instituer un tribunal qui la garantisse dans ses prétentions légitimes et puisse en retour condamner toutes ses usurpations sans fondement, non pas d’une manière arbitraire, mais au nom de ses lois éternelles et immuables. »9 Cet effort est motivé par le contexte général de YAufldârung dans lequel la conscience moderne n’accepte rien pour vrai qui ne soit préalablement prouvé comme tel par et sur l’unique base de la Raison elle-même.

Ce que nous entendrons en général par conscience se réfère directement à son sens originaire tiré du latin, conscientia, et qui signifie connaissance, que nous pouvons

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intimement mettre en rapport avec la conception hégélienne de la conscience. Or, la connaissance ou la conscience implique toujours le rapport sujet-objet. Ainsi l’on peut encore définir la conscience comme l’acte par lequel ou l’état dans lequel on distingue en soi le savoir que l’on a d’un objet et cet objet lui-même.

« La conscience distingue précisément de soi quelque chose à quoi, en même temps, elle se rapporte ; comme on l’exprime encore : ce quelque chose est quelque chose pour la conscience ; et le côté déterminé de ce processus de se rapporter, ou de l’être de quelque chose pour une conscience est le savoir. Mais de cet être pour un autre nous distinguons l’être-en-soi ; ce qui est rapporté au savoir est aussi bien distinct de lui et posé comme étant aussi à l’extérieur de ce rapport. Le côté de cet en-soi est dit vérité. »1°

Autrement dit, la conscience est toujours conscience de quelque chose duquel elle a un savoir qu'elle distingue précisément comme le côté subjectif, le pour soi, et auquel elle se rapporte comme le côté objectif, Yen soi. C'est en effet la manière habituelle d’avoir conscience si l’on peut dire, mais exprimée sur le plan philosophique impliquant de fait un certain recul par rapport à la position que tient la conscience elle-même devant son objet. Car la conscience naturelle n’est pas consciente qu’elle fait elle-même la distinction entre son savoir et l’objet de son savoir : pour elle la séparation est absolue. Elle est consciente de soi d'être savoir d’un objet et consciente de cet objet comme quelque chose d’extérieur au rapport qu'elle entretient avec lui. En effet, lorsque nous avons conscience d’un objet quelconque, nous ne devenons pas du même coup cet objet lui-même. Ainsi la conscience suppose qu’il existe à l’extérieur d’elle et que sa manière d’en être consciente, de le connaître autrement dit, n’est qu’un savoir subjectif ou pour elle.

Partant, la conscience moderne veut s’assurer de la vérité de son savoir : de quelle manière pouvons-nous en effet être certains que le savoir que nous avons des objets correspond à ce qu’ils sont en eux-mêmes, indépendamment de nous ? C'est la problématique à laquelle s’est d’abord attaqué Descartes que l’on pourrait aussi définir comme la philosophie cherchant à s’assurer de l’objectivité de notre connaissance. Nous nous souvenons que la solution cartésienne consistait à faire intervenir la bonté divine pour garantir la concordance de notre savoir à l’objet dont il est question dans ce savoir. Dieu tient le rôle ici de l’absolu fondement de la vérité qui, quant à elle, est comprise comme l’adéquation du concept et de la chose. En ce sens, religion et philosophie ont le même objet, comme nous le fait d’ailleurs remarquer Hegel lui-même dans !’introduction de !’Encyclopédie des sciences 10

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philosophiques : « Toutes deux ont pour ob-jet la vérité, et cela dans le sens le plus élevé, - dans celui selon lequel Dieu est la vérité et lui seul est la vérité. Ensuite, toutes deux traitent en outre du domaine du fini, de la Nature et de Vesprit humain, de leur relation l’un à l’autre et à Dieu comme à leur vérité. »״ Mais à la différence de la religion, la philosophie ne se contente pas de la foi : elle veut concevoir son objet, penser Dieu en quelque sorte. Dans la religion la conscience se re-présente la Vérité en Dieu et s’y rapporte extérieurement, comme ce qui n’est pas elle mais ce dont elle dépend. La véritable connaissance, l’Absolu, se situe donc en dehors d’elle.

Comme nous l’avons remarqué, les philosophes de VAufldàrung ne se satisferont pas d’une telle position qui consiste à faire dépendre la vérité de l'existence d’un être suprême à l’extérieur même du champ de connaissance, bref sur un « sentiment » religieux qu’on appelle aussi la foi. Nombre de philosophes modernes, Kant particulièrement, ont d'ailleurs révoqué la légitimité de l'argument philosophique sur l'existence de Dieu. Si l’on veut s’assurer de la validité de la connaissance elle-même, on ne peut s’appuyer sur quelque chose qui n’est pas lui-même connu, mais présupposé : l’existence de Dieu. On voit dès lors s’instaurer, selon les termes que Hegel utilise dans !’Encyclopédie des sciences philosophiques, une méfiance envers la légitimité même de la philosophie qui, au contraire des autres sciences, ne peut elle- même présupposer son objet. « La philosophie est privée de l’avantage dont profitent les autres sciences de pouvoir présupposer ses ob-jets, comme accordés immédiatement par la représentation, ainsi que la méthode de la connaissance — pour commencer et progresser -, comme déjà admise. »11 12 Un présupposé signifie un objet ou une idée reçue, autrement dit, quelque chose que l’on tient immédiatement pour vrai et sur la base duquel on développe une pensée voire même une science. Comme nous le fait clairement comprendre Platon dans la République au moyen du symbole de la ligne, le présupposé sert de base et de principe aux sciences telles que les mathématiques :

« Tu sais, j’imagine, que ceux qui s’appliquent à la géométrie, à !’arithmétique ou aux sciences de ce gerne, supposent le pair et l’impair, les figures, trois sortes d’angles et d’autres choses de la même famille, pour chaque recherche différente ; qu’ayant supposé ces choses comme s’ils les connaissaient, ils ne daignent en donner raison ni à eux-mêmes ni aux autres, estimant qu’elles sont claires pour tous ; qu’enfin, partant de là, ils déduisent ce qui s’ensuit et finissent par atteindre, de manière conséquente, l’objet que visait leur enquête. »13

11 Idem, Encyclopédie des sciences philosophiques, tome I - La Science de la logique, trad. ]).Bourgeois, § 1, p.163

12 Loc. cit.

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Par conséquent, ces sciences sont des connaissances finies ou limitées. D’abord parce qu’elles sont limitées à la sphère que leur confère leur principe de départ. Deuxièmement parce qu’elles se fondent sur un principe lui-même conditionné parce que simplement posé en tant qu’hypothèse de départ. Or, ce qui est simplement posé est fini, car il dépend d’autre chose que de lui-même. Finalement, ce principe est supposé vrai avant même tout examen sur lui, il est littéralement pré-supposé. Nous supposons par exemple en mathématique le nombre comme ce qui est bien connu et nous réfléchissons à partir de lui, sans pour autant nous questionner sur le nombre lui-même. Poser la question de la nature ou du ce qu ,est un nombre ne serait plus être mathématicien, mais philosophe, car on remet ainsi en cause le fondement même de la mathématique. Sans ce présupposé, la science elle-même est ébranlée.

1.1.2. Kant et la méthode critique

Car la tâche qui incombe à la philosophie est justement de connaître ce qui est au fondement de ce qui est bien connu, car, comme le dit Hegel, « Ce qui est bien connu en général, justement parce qu'il est bien connu, n’est pas connu.»14 Elle ne peut donc s’appuyer sur rien d’autre qu’elle-même, car le savoir de l’absolu doit être lui-même absolu. Par conséquent, il semble naturel pour la connaissance purement rationnelle d’opérer un retour sur soi avant même de connaître afin de déterminer la méthode qui lui assurera la vérité de son savoir. Le problème demeure le même, il s’est simplement déplacé : au heu de trouver un fondement dans l’objectivité, la conscience cherche à s’assurer de son savoir en elle-même, dans la conscience de soi. Il semble ainsi que Kant ait tracé l’unique voie que doit prendre la philosophie dans l’exigence moderne pour celle-ci de devenir une science véritable : la philosophie critique. Il s’agit ici de la connaissance de la connaissance ou la connaissance réflexive. Or, connaître implique un rapport du sujet à l’objet. Par conséquent, la science sera la connaissance de ce rapport, c’est-à-dire de leur unité, le milieu dans lequel s’énoncent à la fois le sujet et l’objet. Ce retournement, Kant le compare à la révolution copernicienne : « Que l’on essaie donc enfin de voir si nous ne serons pas plus heureux dans les problèmes de

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la métaphysique en supposant que les objets doivent se régler sur notre connaissance, ce qui s’accorde déjà mieux avec la possibilité désirée d’une connaissance a priori de ces objets qui établisse quelque chose à leur égard avant qu’ils ne nous soient donnés. »15 Ce changement d’attitude face à l’objectivité de la connaissance implique en même temps un déplacement de la recherche philosophique, et donc un nouvel absolu : la Raison en tant qu’elle est le principe inconditionné de la connaissance vraie. Kant dira cependant, nous le verrons davantage plus avant, qu’elle est finie ou dialectique.

Il apparaît donc de manière évidente que le problème de la méthode s’accompagne d’une méfiance envers notre pouvoir de connaître absolument, c’est-à-dire envers la possibilité pour notre conscience d’atteindre la vérité des choses, le fondement absolu de la réalité ou encore l’être de l’étant. Si Kant se sent obligé de poser la question de la possibilité pour la métaphysique de devenir une science véritable, c’est parce que la philosophie, selon lui, n’arrive pas à connaître son objet avec autant de succès et de rigueur que les sciences reines de l’époque. En parlant du changement de méthode qui s'est opéré dans ces sciences et qu’il s’efforcera d’appliquer à toute la philosophie critique, Kant nous invite à les imiter : « Je devais penser que l’exemple de la Mathématique et de la Physique qui, par l’effet d’une révolution subite, sont devenues ce que nous les voyons, était assez remarquable pour faire réfléchir sur le caractère essentiel de ce changement de méthode qui leur a été si avantageux et pour porter à l’imiter ici - du moins à titre d'essai, - autant que le permet leur analogie, en tant que connaissances rationnelles, avec la métaphysique. »16 D’après Hegel, cette inquiétude envers la connaissance philosophique relève d’un préjugé de la conscience ou plutôt d’une contradiction qu’il s’agira justement de dépasser.

En effet, une telle préoccupation critique de notre pouvoir de connaître vient directement du fait que l’on se représente la connaissance « comme l’instrument à l’aide duquel on s’empare de l’absolu ou comme le moyen grâce auquel on l’aperçoit »17. Soit on se le représente comme un instrument ou comme une faculté au moyen de laquelle on peut

s’emparer de l’absolu, soit la connaissance est un milieu à travers lequel nous apparaît

l’absolu. Selon le premier membre de alternative, il convient alors de poser la question de la

bonne utilisation de l’instrument pour réaliser cette fin ; selon le second, il convient cette fois

15 Emmanuel KANT, op. cit., p. 18 16 Loc. cit.

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soi, mais à travers ce médium qu’est la connaissance.18 D’un côté, si la connaissance est un instrument, le moyen à partir duquel on tente de saisir l’absolu affectera nécessairement la nature de ce dernier. Il devient par conséquent nécessaire d’examiner les transformations qu’implique notre pouvoir de connaître sur la chose même et ainsi démontrer les limites de notre prétention à la connaître elle-même, ainsi que les modes de connaissance qu’il convient d’utiliser pour le faire correctement. « Mais la raison d’être de la critique de la connaissance est l’idée que la connaissance (critique) de la connaissance (de l’être) permet d’en retrancher l’effet négatif au sein de l’être-connu de l’être, et donc de connaître, par ce détour négatif, l’être lui-même. »19 L'idée ici consiste à corriger, au moyen d’une connaissance de la connaissance, l'erreur ou la falsification engendrée par la connaissance elle-même ou par un mauvais mode d’utilisation de celle-ci. L’objectif d’une critique est donc d’annuler l’effet de la connaissance sur l’absolu, en présupposant que suite à cette correction, la vérité devrait apparaître telle qu’elle est en soi. Mais, même si cette critique est possible, admet Hegel, elle s'avère du même coup inutile. « Si nous déduisons d’une chose formée l’apport de l’instrument, alors la chose, c’est-à-dire ici l’absolu, est de nouveau pour nous comme elle était avant cet effort pénible, effort qui est donc superflu. »2° La connaissance « instrumentale », celle-là même qui est à Fallût d’une méthode pour connaître l’absolu, ne peut donc pas le connaître. Il en est de même pour la connaissance comprise comme une sensibilité passive. Si l’absolu nous apparaît à travers le médium du savoir, comme nous l’avons déjà remarqué, il ne se donne pas tel qu’il est en soi, mais tel qu’il nous apparaît. Voilà sensiblement la conclusion s laquelle arrive VEsthétique transcendantale de Kant.

« Nous avons donc voulu dire que toute notre intuition n’est que la représentation du phénomène, que les choses que nous intuitionnons ne sont pas en elles-mêmes telles que nous les intuitionnons, que leurs rapports ne sont pas constitués en eux-mêmes tels qu’ils nous apparaissent, et que, si nous faisons abstraction de notre sujet, ou même seulement de la nature subjective de nos sens en général, toute la manière d’être (Beschaffenheit) et tous les rapports des objets dans l’espace et dans le temps et même l’espace et le temps disparaissent, puisque, en tant que phénomènes, ils ne peuvent pas exister en soi, mais seulement en nous. Quant à ce que peut être la nature des objets en eux-mêmes et abstraction faite de toute cette réceptivité de notre sensibilité, elle nous demeure tout à fait inconnue. »21

18 « Ces deux hypothèses paraissent correspondre, l’une à un entendement actif l’autre à une sensibilité passive. »Cf. Hyppolite note2 ; loc. cit.

19 Bernard BOURGEOIS, Préface et introduction de la Phénoménologie de l’esprit, p.305 20 G.W.F. HEGEL, op. cit., p.65

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connaissance comme instrument ou comme milieu, nous renvoie aux conditions de possibilité des jugements synthétiques a priori de Kant. En effet, on y retrouve les deux alternatives réunies. La connaissance résulte pour Kant de l’apport conjoint de la sensibilité et de l’activité de l’entendement. D’un côté, la chose nous est donnée dans l’intuition sensible, laquelle affecte déjà sa nature car la chose est perçue à travers les formes pures du temps et de l’espace ; ce n'est pas la chose en soi que l’on perçoit, mais la chose telle qu'elle nous apparaît, un simple phénomène dit Kant. De l’autre côté, l’entendement synthétise cette intuition au moyen des catégories pour en former l’objectivité. Si nous avons conscience de ce phénomène comme d’un objet, c'est grâce à l’activité entendementale qui construit ce divers sensible, qui lui donne sa forme. Par conséquent, lorsque nous pensons dire l’essence de la chose, ce n’est que le résultat de nos propres facultés de connaissance que nous décrivons, non pas la chose en soi. L’épistémologie kantienne nous apparaît comme une synthèse des modes de connaissance comme instrument et comme médium. Or, à travers la présentation de ceux-ci, Hegel vise particulièrement à mettre en évidence les présupposés de la philosophie critique.

1.1.3. Critique de la critique

Hegel discerne deux principales contradictions qu’il impute tant au contenu de la critique qu’à la forme qu'elle emprunte. Pour ce qui concerne le contenu même de la critique, nous reprendrons de façon plus générale ce qui a été dit plus haut. « La critique de la connaissance se contredit dans l’idée effective qu’elle a de son objet : la connaissance même, à la fois

supposée explicitement comme extérieure à l’être, mais présupposée implicitement comme

intérieure à l’être. »22 La connaissance instrumentale suppose d’abord qu’elle se trouve elle- même séparée de son objet ; donc la connaissance qui en résulte est une apparence de savoir, car la vérité consiste précisément en l’unité du sujet et de l’objet. La connaissance critique quant à elle, présuppose que son savoir est vrai, autrement dit que son objet, la connaissance, se situe à l’intérieur des limites de son pouvoir de connaître. « Une telle contradiction de la

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critique d’une connaissance jugée par elle à la fois impossible et possible comme connaissance de l’être, traduit celle qui l’affecte en tant que critique non critique d’elle-même. »23

D’une part, cet examen suppose que nous sommes capables de prendre ainsi une distance entre nous-même et la connaissance et ainsi de la réfléchir extérieurement ou de la critiquer. Mais réfléchir sur notre faculté de connaître, c’est toujours déjà connaître. « L’exigence est donc celle-ci : on doit connaître la faculté de connaissance avant de connaître ; c’est la même chose que de vouloir nager avant d’aller dans l’eau. L'examen de la faculté de connaître est elle-même connaissante, elle ne peut pas parvenir à ce à quoi elle veut parvenir parce qu’elle l’est elle-même, - elle ne peut pas parvenir à soi, parce qu’elle est chez soi. »24 Hegel met en relief ici l’absurdité même d’une critique de la connaissance. Cette absurdité est du même ordre que celle qui met en échec la tentative de celui qui veut voir sa vision ou celui qui veut se voir voir : tout ce qu’il y voit, même en se plaçant devant un miroir, c’est lui-même se regardant en train de se regarder. Ainsi, la critique suppose que la connaissance est un

intermédiaire entre l’objet à connaître et le sujet qui connaît en maintenant séparés ces deux

pôles. D’autre part, elle suppose que l’absolu ou la vérité est quelque chose qui est en soi dans l’objectivité comme une chose et séparé de la conscience. « (...) elle présuppose que la connaissance, laquelle étant en dehors de l’absolu, est certainement aussi en dehors de la vérité, est pourtant encore véridique, admission par laquelle ce qui se nomme crainte de l’erreur se fait plutôt soi-même connaître comme crainte de la vérité. »25 En effet, Kant prétend bien que la Critique de la raison pure est une connaissance vraie, en même temps qu’il refuse la connaissance des choses en soi. En ce sens, il affirme que la connaissance ne peut atteindre véritablement son objet, autrement dit n’est pas une vérité absolue, mais que la connaissance de la connaissance, quant à elle est nécessaire et universelle, donc vraie. Il s’opère donc une distinction entre un vrai absolu et un vrai d’une autre nature qui, comme on le sait, oblige Kant à admettre que notre connaissance est essentiellement finie, d’abord parce qu'elle est conditionnée par la sensibilité, et surtout parce qu’elle n’est pas absolue, c’est-à- dire qu’elle n’atteint pas la chose en soi, mais demeure dans les propres limites de la subjectivité.

* m¿, p.306

24 G.W.F. HEGEL, Leçons sur l’histoire de la philosophie, p.1854 25 Idem, Phénoménologie de l’Esprit, tome 1, trad. Hyppolite p.67

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Nous avons présenté ici les inconséquences qui résultent dans la simple forme que prend la philosophie critique. Mais la problématique qui est à l’œuvre dans cette manière de concevoir la connaissance est beaucoup plus profonde qu'elle ne paraît d’abord l’être. Ces représentations tirent leur origine d’une attitude générale de la conscience face à l’absolu qui se cristallise dans une philosophie conduite de façon globale par !entendement. Celui-ci est, bien entendu, l’un des acteurs principaux de la pensée kantienne. Mais du point de vue de Hegel, il conditionne une manière de pensée qu’il s’agit justement de dépasser. C'est en cela que s’expriment le besoin et la tâche de la philosophie, par conséquent aussi l’intention de la Phénoménologie de l’esprit. Avant même de nous attaquer de manière plus précise à l’examen des principaux aspects de ce mode de connaissance, nous devons dès lors introduire quelques concepts hégéliens qui nous permettront d’articuler sa critique de l’entendement.

1.1.4. La conception phénoménologique de la conscience

Nous resituerons maintenant une telle représentation de la connaissance autour de la relation que la conscience entretient avec son objet. Hegel définit justement la conscience comme la conscience de ce rapport : « Notre savoir habituel ne se représente que Y objet qu’il sait ; il ne se représente pas en même temps lui-même, c’est-à-dire le savoir même. Or le tout qui est donné dans le savoir ne se réduit pas à l’objet ; il contient aussi le Je qui sait, et la relation réciproque entre moi et l’objet : la conscience. »26 Cette définition est particulièrement intéressante car elle suggère que la conscience fait immédiatement une différence entre son savoir et son objet, ce qui fait référence aux types de connaissance que nous avons auparavant décrits. C'est aussi pour cette raison qu’elles sont des connaissances re-présentatives, c’est-à- dire que le savoir d’un objet est considéré par la conscience comme un savoir simplement

subjectif, l’objet tel qu’il est simplement pour elle et non tel qu’il est en soi. Cela ne signifie

pas que Hegel conçoit lui-même la connaissance comme représentation. Bien au contraire, c’est justement ce qu’il s’agit de dépasser. Pourtant ce sera sur la base de cette différence faite par la conscience que l’unité du sujet et de l’objet se réalisera. Mais il est trop tôt pour s’avancer sur la manière à partir de laquelle la philosophie connaîtra effectivement son objet,

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la vérité ou l’absolu. Il s’agit pour l’instant de mettre en place les différents aspects du problème au milieu desquels prend pied l’exigence pour la philosophie de devenir une science véritable.

De l’extrait que nous avons cité, il y a trois dimensions qui entrent en ligne de compte : le représenté (l’objet), le représentant (le Je qui sait) et la représentation elle-même (la conscience). La conscience est donc la relation déterminée entre le sujet et l’objet ou l’unité relative de ces deux pôles de la connaissance. Selon cette définition préalable, on peut caractériser deux modes de représentations qui concrétisent deux différentes manières de concevoir ce rapport.

« Puisque les choses et leurs déterminations appartiennent au savoir, on peut, d’une part, se représenter que ces choses sont, en elles-mêmes et pour elles-mêmes, hors de la conscience, et qu’elles lui sont purement et simplement données comme une réalité étrangère et achevée ; mais, d’autre part, puisque la conscience n’est pas moins essentielle au savoir, on peut se représenter aussi que la conscience se pose elle-même ce monde qui est sien et que, par son comportement et son activité, elle produit d’elle-même ou modifie, de façon totale ou partielle, les déterminations de ce monde. »27

Dans la première représentation, le sujet conçoit que les déterminations appartiennent exclusivement à l’objet et ne voit pas sa propre action connaissante. Selon cette perspective de la conscience ou, mieux encore, selon ce mode de la représentation, la connaissance est

réaliste ou empiriste. Le sujet connaissant croit que tout son savoir lui vient de l’extérieur et

qu’il n’est lui-même qu’un milieu à travers lequel lui apparaît la vérité. La représentation est un savoir passif de l’objet, comme si ce dernier venait poser son sceau dans le sujet. Cette copie subjective de l’objet circonscrit le savoir. Cette attitude est particulière à la conscience empiriste qui suppose que sa conscience en général s’articule autour de l’opposition d’un objet extérieur qui affecte le sujet ou le Je. Une manière particulière d’être conscient détermine un savoir particulier. Or, ce savoir, pour une telle conscience, est exclusivement déterminé par son objet, lequel demeure toutefois à l’extérieur de la relation conscientielle ; la représentation n'est pas l’objet, mais n’est seulement que pour le sujet, imprimée en lui par une réalité indépendante de la représentation qu’elle produit. L’objet devient ainsi donc la mesure

normative de la connaissance ou la vérité de son savoir. Dans une telle conception l’absolu ou

la vérité se fixe dans un au-delà que la conscience ne peut atteindre.

Selon le second type de connaissance que Hegel nomme idéaliste, le rapport de la conscience à l’objectivité se modifie. La conscience ne considère plus que le contenu de son

Loc. cit.

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savoir lui est exclusivement donné de l'extérieur. Bien au contraire elle se représente que tout ce qu’elle tenait auparavant, dans une position empiriste par exemple, comme des déterminations des objets, n’était en réalité que le résultat de son propre savoir sur l’objet. La conscience est ainsi conscience de soi de son savoir, ce qui n’entrait pas en ligne de compte dans le précédent type de connaissance. Dans le savoir est reconnue, contrairement au premier mode, !’intervention du sujet. Malgré cet élément nouveau, la conscience demeure tout de même attachée à l’objectivité, autrement dit, le savoir est toujours et simplement un savoir de la réalité empirique et par conséquent, conditionné par l’objectivité sensible. « Ici les déterminations universelles des choses ne sont à considérer, absolument parlant, que comme une relation déterminée de l’objet au sujet. »28 Ce mode de représentation nous renvoie directement au principe fondamental de l’épistémologie kantienne, l’entendement. Conçu dans une perspective proprement hégélienne, il est un rapport déterminé de la conscience à l’objectivité, une conscience qui est consciente de soi comme activité qui détermine l’objectivité et à laquelle la sphère de son savoir est strictement limitée.

1.2. L’entendement comme mode particulier du savoir

1.2.1. Les limites de la connaissance selon Kant

L’épistémologie kantienne s’articule autour du couple intuition-entendement, ce qui fait référence au rapport qu’entretient cette conscience avec l’objectivité. «La philosophie critique a ceci en commun avec l’empirisme qu’elle admet l’expérience comme Vunique terrain des connaissances, mais, au lieu de tenir ces connaissances pour des vérités, elle ne les tient que pour des connaissances de phénomènes. »29 Les choses en soi affectent l’intuition sensible, laquelle contient en soi les formes pures ou a priori du temps et de l'espace. L’affectation de la chose est donc elle-même modifiée par la sensibilité qui n’accueille pas en soi la chose telle qu'elle est, mais modèle sa manifestation d’après les dimensions subjectives du temps et de l’espace. Le résultat en est le phénomène qui trouve sa cause dans la

28 Loc. cit.

29 Idem, Encyclopédie des sciences philosophiques, tome I - La science de la logique, trad. B. Bourgeois, §40, p.202

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manifestation de la chose, mais qui n’est pas lui-même la chose. Le phénomène est la chose

telle qu’elle apparaît à travers les formes pures de l’intuition30 31. Comme la connaissance se limite à l’expérience, il en résulte que nous ne connaissons que des phénomènes et non pas la vérité entendue comme une connaissance des choses en soi. Hegel n’admet pas, quant à lui, une telle transformation spatiale et temporelle de la manifestation en général, il ironise d’ailleurs à propos de cette idée dans les Leçons sur l’histoire de la philosophie : « Les choses qui sont mangées n’ont pas la bouche ni les dents, et de même que la conscience fait subir le manger aux choses, elle leur fait subir l’espace et le temps ; de même qu’elle met les choses

, ... 31

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entre la bouche et les dents, elle les met dans l'espace et le temps. » Néanmoins, il considère comme un mérite le fait que Kant voit dans les choses, telles qu’elles se donnent à la conscience, déjà des déterminations universelles du sujet32, car l’essence des objets est justement, selon lui, de se manifester phénoménalement à la conscience. Mais la chose-

auprès-d’elle-même est une abstraction de tout ce qu’est l’objet pour la conscience et donc

quelque chose de tout à fait inconnaissable et de vide. S'il est obligé de la supposer au fondement du phénomène comme sa cause, c’est parce que Kant est pris dans des déterminations d’entendement. C'est ce qu’il nous faut mettre en évidence.

Si la connaissance est ainsi restreinte à l’expérience, c’est en raison de la manière dont la connaissance est strictement comprise comme jugement. Il y a en effet deux sortes de jugements qui caractérisent la connaissance chez Kant : les jugements analytiques et les jugements synthétiques. « Ainsi les jugements (les affirmatifs) sont analytiques quand la liaison du prédicat au sujet y est pensée par identité ; mais on doit appeler jugements synthétiques ceux en qui cette Maison est pensée sans identité. »33 Or, ce ne sont que les jugements synthétiques qui sont à proprement parler des jugements de connaissance car ils étendent notre savoir. La connaissance est effectivement comprise comme un acte d’unir les différences et particuHèrement, chez Kant, la connaissance est l’unité du divers sensible donné dans l'expérience. En effet, pour être en mesure de faire de tels jugements synthétisants, la Raison a besoin de s’appuyer sur quelque chose d’autre qu’elle-même, qui n’est rien d’autre

30 Cette théorie est exposée par Kant dans Y Esthétique transcendantale de la Critique de la raison pure, p.53 31 G.W.F. HEGEL. Leçons sur !’histoire de la philosophie, p.1860

32 Nous faisons référence ici au formes pures de Γ intuition sensible. 33 Emmanuel KANT, op. cil,p.37

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que ce qui apparaît dans l’intuition sensible. Or, l’universalité et la nécessité ne se trouvent pas dans l'expérience sensible en tant que telle. C'est pourquoi la possibilité de la connaissance rationnelle repose sur des intuitions pures, les intuitions des formes subjectives du temps et de l’espace. Seuls les jugements synthétiques s’appuyant sur ces intuitions seront universels et nécessaires. « C'est là le grand côté de cette philosophie. Ce que montre Kant, c’est que le penser est concret en lui-même, qu’il comporte des jugements synthétiques a priori qui ne sont pas tirés de la perception. »34 En effet, Hegel affirme une telle chose, parce que les déterminations que recevront ces intuitions du temps et de l'espace ou la liaison qui sera effectuée à partir des intuitions pures viennent exclusivement de l’activité d’un sujet transcendantal synthétisant le divers sensible (empirique ou pur) au moyen des catégories a

priori de l’entendement.

- Mais il n’en reste pas moins que ces jugements sont strictement limités à la sphère de l'expérience et ce même s’ils s’appuient sur l’intuition pure. En effet, comme le temps et l’espace sont les formes à travers lesquelles l’objectivité en général nous apparaît, les jugements qui seront faits au moyen de leur intuition pure détermineront les structures a priori de l’objectivité, autrement dit le squelette formel de la réalité phénoménale. « Le nécessaire et l’universel reçoivent ici la signification de se trouver dans la faculté humaine de connaître. Mais Kant distingue encore de cette faculté humaine de connaître l’en-soi, la chose en soi, de sorte que cette universalité et cette nécessité ne sont en même temps qu’une condition subjective du connaître, et que la Raison avec son universalité et sa nécessité ne parvient cependant pas à la vérité. »35 Une opposition entre l’objectivité et la conscience est en effet absolument fixée. Les structures subjectives de l’entendement, les catégories, ne sont pas reconnues comme des déterminations des choses elles-mêmes. Elles ne déterminent ou synthétisent au moyen du jugement que l’apparence subjective des choses données dans l’intuition sensible. Or, la nécessité et l’universalité des jugements ne sont rendues possibles que par l’intuition de notre propre capacité subjective à se représenter les objets dans le temps et l'espace. Les choses ne sont donc pas connues en vérité, mais toujours à l’intérieur de cette distance instituée entre la connaissance elle-même et l’objet. C’est pour cette raison que Kant réserve !’utilisation des jugements synthétiques a priori à la connaissance mathématique en

34 G.W.F. HEGEL, op. cit, p.1856-1857 35 Ibid., p. 1857-1858

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général. C'est d’ailleurs pourquoi nous ferons ici le parallèle entre le mode de connaissance par entendement et la critique de la connaissance mathématique exposée dans la Préface à la Phénoménologie de l’esprit. Et ce, afin de démontrer en quoi l’entendement est un mode déterminé du savoir qui n'est pas adéquat à la vérité philosophique telle que la conçoit Hegel.

1.2.2. L’entendement et la vérité philosophique

La définition de la vérité absolue ou philosophique est entendue comme l’unité du sujet et de l’objet ou du concept et de l’être. C'est précisément ce qui n’est pas réalisé dans le mode de connaissance par entendement. Le résultat de l’activité catégoriale consiste simplement en des déterminations subjectives de l’être. « L’activité de l’entendement consiste en général à conférer à son contenu la forme de l’universalité, et, en vérité, l’universel posé au moyen de l'entendement est quelque chose d’abstraitement universel, qui est comme tel maintenu ferme en face du particulier, mais par là aussi en même temps déterminé lui-même à son tour comme [un] particulier. »36 Par suite, l’objectivité elle-même, construite par cette même activité entendementale, est aussi strictement subjective, au sens où ce ne sont pas des déterminations des choses en soi, mais de nos propres structures de pensée. Mais, selon Hegel, là n'est pas connue la véritable objectivité. « Au contraire, la véritable objectivité de la pensée est celle-ci, à savoir que les pensées ne sont pas simplement nos pensées, mais en même temps

Y en-soi des choses et de Y être ob-jectif en général. »37 On remarque qu’il n’y a pas de

distinction, pour Hegel, entre l’être et le concept, ce qui caractérise proprement la vérité philosophique telle que conçue dans la Science de la logique, écrite du point de vue du savoir absolu. Ce qui n’est manifestement pas la vision de l’entendement pour qui l’objectivité ou l’être véritable des choses est maintenu fermement en opposition à son savoir.

La position dans laquelle se trouve l’entendement repose essentiellement sur la manière spécifique qu’il a d'être conscience de son savoir et de la réalité objective.

« L’inégalité qui prend place dans la conscience entre le moi et la substance, qui est son objet, est leur différence, le négatif, en général. On peut l’envisager comme le défaut des deux, mais il est en fait leur âme ou ce qui les meut tous les deux (...) Si maintenant le négatif se manifeste en premier lieu comme

36 Idem, Encyclopédie des sciences philosophies, tome I - La science de la logique, trad. B. Bourgeois, add. § 80, p.510

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inégalité du moi avec l’objet, il est aussi bien inégalité de la substance avec soi-même. Ce qui paraît se produire en dehors d’elle, être une activité contre elle, est sa propre opération (...) »38

Cet extrait décrit la situation dialectique de la conscience en général, laquelle présuppose d’emblée une distinction entre son savoir et son objet. Cette opposition se présente aussi dans l’entendement. Nous verrons plus précisément dans le dernier chapitre de quelle manière cette séparation engendre le mouvement même de l’expérience de la conscience. Mais pour l’instant, il convient seulement d’indiquer que cette inégalité entre le sujet et son objet, appartenant aussi à l’entendement, sera la source du dépassement de son mode particulier de connaissance qui est, du point de vue absolu, un moment déterminé de la vérité.

Sachant cela, on pourrait considérer la pensée de Kant comme une simple position qui, du fait de cette inégalité est une fausse conception que l’on doit rejeter. C'est en effet la manière habituelle que nous avons d’envisager les différents systèmes philosophiques qui traitent d’un même sujet : soit ils sont en accord les uns les autres, soit ils s’opposent entre eux. Cette manière de penser la diversité caractérise particulièrement la conscience moderne. « Elle ne conçoit pas la diversité des systèmes philosophiques comme le développement progressif de la vérité ; elle voit plutôt seulement la contradiction dans la diversité. »39 Elle considère le faux en lui-même comme une réalité qui s’oppose au vrai, sans aucune

communication l’un avec Vautre. Mais comme nous l’avons remarqué le négatif, que l’on

considère en général comme le faux, qui se manifeste comme l’inégalité de la conscience avec la chose, est le résultat de sa propre opération ou, autrement dit, elle est une contradiction inhérente au mode de connaissance par entendement. « Savoir quelque chose d’une façon fausse signifie que le savoir est dans un état d’inégalité avec sa substance. Mais cette inégalité est justement l’acte de distinguer en général et est un moment essentiel. De cette distinction dérive bien ensuite l’égalité des termes distingués, et cette égalité devenue est la vérité. »4° Ici est exprimée dans un contexte différent une des thèses principales de la Préface : le Vrai est le devenir de lui-même. Cela ne signifie pas que le faux, compris comme cette inégalité, est simplement expulsé par l’entrée en scène du vrai, c’est-à-dire de la véritable unité de la conscience et de son objet. Le faux est à comprendre bien plutôt comme un moment du vrai en

38 Idem, Phénoménologie de l’esprit, tome 1, trad. Hyppolite, p.32

3»Añ¿,p.6

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tant que la véritable synthèse origine précisément des termes distingués : elle suppose la distinction et surgit de celle-ci comme leur inégalité supprimée.

En effet, parce que la vérité n’est réalisée complètement que dans son résultat, l’entrée en scène de la science (la connaissance effective de la vérité) se manifeste d’abord phénoménalement, c’est-à-dire comme conscience : unité immédiate ou non-réfléchie du savoir et de l’objet. Que cette dernière en ait conscience comme son Autre, voire ce en rapport à quoi elle est en absolue opposition comme c’est le cas chez Kant, n’est qu’une apparence qui devra elle-même être dépassée. La vérité ne se dresse pas devant la conscience à côté de ce non-savoir. « Par une telle assurance elle déclarerait, en effet, que sa force réside dans son

être ; mais le savoir non-vrai fait également appel à ce même fait, qu’zï est, et assure que pour

lui la science est néant ; une assurance nue a autant de poids qu'une autre. »41 Le faux n’a pas pour Hegel de réalité en soi si ce n'est qu’il est une apparence de vérité ou une vérité incomplète, non encore entièrement déployée. C’est pourquoi elle n’est d’abord qu’un savoir phénoménal, c’est-à-dire une connaissance finie. On ne doit pas entendre phénomène [Schein] ici dans le sens de la locution dans tout ce qui est faux il y a quelque chose de vrai, car encore une fois la vérité est prise comme quelque chose d’achevé qui se trouve caché dans un savoir non -vrai. La vérité est phénomène non plus dans le sens que lui donne Kant pour lequel le phénomène est comme un voile devant les choses. Il faut plutôt entendre ici phénomène dans le sens de manifestation. « La Manifestation est le mouvement de naître et de périr, mouvement qui lui-même ne naît ni ne périt, mais qui est en soi, et constitue la réalité effective et le mouvement de la vie de la vérité. Le vrai est ainsi le délire bachique dont il n’y a aucun membre qui ne soit ivre ; et puisque ce délire résout en lui immédiatement chaque moment qui tend à se séparer du tout , - ce délire est aussi bien le repos translucide et simple. »42 La vérité est donc une réalité une, mais une unité devenue qui contient en elle- même chaque moment de sa manifestation, qui correspond à des formes particulières de la conscience, jusqu’à ce qu'il n’y ait plus de distance entre ce dont elle a conscience et le savoir qu’elle en a. Ce qui ne veut pas dire que toute différence soit complètement dissoute dans le Vrai, mais bien plutôt comprise comme une détermination limitée, chacune trouvant sa place

41 Ibid., p.68

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au sein du tout de sa manifestation et du même coup dépassée en tant qu'elle n’est qu’une des déterminations du tout.

En partant de cette définition préalable de la vérité en tant que celle-ci contient en elle- même le faux comme un moment de son apparition, nous comprenons déjà que la vérité réalise l’unité des différences tout comme le font les jugements synthétiques. Sauf que le mode de connaissance dans lequel Kant est ancré ne lui permet d’atteindre qu’une identité formelle ou relative.

« La détermination objective et ses formes apparaissent seulement dans la relation réciproque des deux termes, et cette identité qui leur est propre est la relation formelle, qui se manifeste comme liaison causale ; de sorte que la chose en soi devient objet, en tant qu’elle reçoit quelque déterminité de l’activité du sujet, déterminité par là même une et identique dans les deux termes, mais en outre ils forment quelque chose de parfaitement inégal, ayant une identité analogique à celle du soleil et de la pierre par rapport à la chaleur, quand le soleil échauffe la pierre. »43

Par conséquent, la chose n’est connue que de manière subjective et c’est pourquoi la réflexion de l'entendement sur la chose est une réflexion extérieure à son objet. C'est d’ailleurs ce qui caractérise en propre la connaissance mathématique laquelle est privilégiée par la philosophie kantienne, avec la physique, comme seuls usages légitimes de l’entendement. Cette remarque nous permet de passer à notre troisième point dans lequel nous exposons la critique de Hegel du modèle de la connaissance mathématique.

1.2.3. Critique hégélienne du modèle mathématique comme mode déterminé pour la connaissance philosophique

Par là, Hegel a certainement plus en vue un modèle ou une méthode déductive qui a été déjà employée en philosophie par Descartes et Spinoza par exemple, qu’une critique qui s’adresse directement à Kant. Les mathématiques ont été ainsi considérées comme le modèle par excellence d’une construction et d’une preuve. Dans le propos de Hegel, nous mettrons en relief l’aspect que la connaissance mathématique partage intimement avec l’entendement : tous deux connaissent leur objet dans un rapport d’extériorité.

D’abord, dans sa manière dogmatique de penser, nous dit Hegel, l’entendement considère que le vrai réside dans une proposition qui est un résultat fixe. Or, comme nous

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