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Entre mobilisation et manipulation : rôle des communautés locales en russie orientale : la question frontalière en Primor'e (1993-2000)

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Texte intégral

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FRANÇOIS DUBE

ENTRE MOBILISATION ET MANIPULATION

RÔLE DES COMMUNAUTÉS LOCALES

EN RUSSIE ORIENTALE

La question frontalière en Primor'e (1993-2000)

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures et postdoctorales de l'Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en science politique

pour l'obtention du grade de Maître es arts (M.A.)

DEPARTEMENT DE SCIENCE POLITIQUE FACULTÉ DES SCIENCES SOCIALES

UNIVERSITÉ LAVAL QUÉBEC

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Résumé

Les relations entre la Russie et la Chine ont progressé de manière considérable depuis la ratification de l'accord sur leur frontière commune en 1991. Or, les enquêtes examinant cette évolution tendent traditionnellement à placer au centre de l'analyse l'opposition entre les exécutifs nationaux et les régions périphériques autour de la politique asiatique fédérale. Ces approches passent ainsi sous silence le rôle unique des communautés locales russes, ignorées par les cadres d'analyse. Nous examinerons ici l'influence et le rôle que jouèrent ces communautés dans l'évolution des relations frontalières sino-russes au cours des années 90. Pour ce faire, nous proposerons d'abord certains ajustements théoriques au modèle à niveaux multiples, qui nous permettront de recadrer notre analyse vers les interactions entre les autorités et les mobilisations locales. Nous procéderons ensuite à l'examen du rôle des communautés locales de la Primor'e sur deux enjeux régionaux : les échanges commerciaux transfrontaliers et les concessions territoriales.

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Abstract

Relations between Russia and China have evolved significantly since the adoption of the agreement on their common border in 1991. However, studies examining these developments traditionally tend to place at the center of their analysis the opposition between the federal executive and the peripheral regions over Russian policy in Asia. The analytical framework of this approach thus ignores the unique role of local communities. We propose here to examine the influence and the role of these local communities throughout the evolution of Sino-Russian border relations in the 90s. In order to do this, we will reframe our analysis of the interactions between the authorities and local mobilizations by proposing some theoretical adjustments to the multilevel game theory. We will then review the role of the local communities in two of Primor'e's regional issues - cross-border trade and territorial concessions.

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KpaTKoe mjio/Keiiiic

OrHouieHHa Meayiy Poccnen H KnTaeM 3HaHHTejibHo H3MeHHJiHCb c MOMenra npHHATHJi corjiaineHHJi o fleMapKauHH HX oômen rpammbi B 1991 ro^y. OflHaKO, Hccjie^oBaHHH pa3BHTHM 3THX coôbiTHH, Kax npaBHJio, CTaBHT B u e m p e cBoero aiiauna npoTHBOCToaHne Me*«jiy tieaepanbHbiM pyKOBOncTBOM H npaBHTejibcreaMH pernoHOB BOKpyr a3HaTCKon nojiHTHKH POCCHH. TaxnM o6pa30M, B aHaiiHTHHecKHX paMKax 3Toro noaxo^a HraopHpyeTc» yHHKanbHaa pojib MecTHbix POCCHHCKHX OÔIUHH. Mbi npezyiaraeM 3,aecb nepecMOTperb BJIHUHHC H pojib STHX OÔIUHH B 3BOJIIOUHH KHTancKo-poccHHCKHx oTHouieHHH B 90-x roflax. Mbi BnepBbie npeflJiO-CHM HenoTopbie TeopeTHHecKHe KoppeKrapoBKH MHoroypoBHeBofi TeopnH nrp, KOTopwe no3BOJiaT HaM ctpopMyjinpoBaTb HOBbin no^xo^ K H3yMeHHio B3aHMOfleHCTBHa Meragiy OpraHaMH BJiaCTH H MeCTHblMH 06_e,IlHHeHHflMH. Mbi 3aTeM paCCMOTpHM KOHKpeTHyiO pOJlb 3THX COOÔUteCTB B pa3BHTHH ^Byx BonpocoB - TpaHCrpaHHHHafl TOprOBJlS H TeppHTopHajibHbie ycTynKH.

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Remerciements

Je suis d'abord reconnaissant à ma directrice de recherche, Madame Aurélie Campana, de m'avoir accordé sa confiance en me laissant une importante marge de liberté, tout en m'assistant judicieusement dans la préparation de mon enquête. Son professionnalisme, sa très grande connaissance du terrain, ses conseils et ses critiques furent toujours appréciés et absolument essentiels à la bonne conduite de ce mémoire.

Je remercie également les membres du jury, Madame Pauline Côté et Monsieur Gérard Hervouet, d'avoir pris le temps d'évaluer ce mémoire et pour leurs remarques et commentaires. Je suis redevable à mes professeurs, mes collègues et la direction de l'Université d'Extrême-Orient de Russie, à Vladivostok, et de l'Université de Sylviculture du Nord-Est, à Haerbin, qui m'apportèrent un soutien irremplaçable. Merci particulièrement aux professeurs MA. Alexseev, T.G. Troyakova, A.A. Kireev, Hu JuYuan et Liang DongMei qui me fournirent des sources documentaires de première main ainsi que des précisions éclairantes sur leur région.

Ce mémoire n'aurait pu prendre forme sans la collaboration et la confiance des participants interrogés, qui me réservèrent un accueil chaleureux et acceptèrent volontiers de contribuer à mon enquête. Merci donc aux divers répondants, que ce soit dans les entreprises, les administrations d'État, les organisations cosaques ou les organes policiers et frontaliers.

Sur une note plus personnelle, grand merci enfin à mes parents, Ghyslain Dubé et Hélène Grégoire, qui m'ont toujours aidé et encouragé dans la poursuite de mes études et de mes stages à l'étranger, et à Hwang Hyerin, dont l'absence lors de mon séjour sur le terrain rendit plus précieux encore son soutien à mon retour. Ce mémoire leur est dédié.

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Table des matières

Résumé iii Abstract v KpaTKoe H3Jio)KeHHe ...vii

Remerciements ix Table des matières xi Table des cartes et graphiques xiii

Note sur la translitération et traduction xv Introduction à une certaine idée de l'Extrême-Orient: Lointain, oriental et pourtant russe.— 1

L'Orient russe dans les années 1990 4 Influence et émergence du « local » en Primor 'e 6

Ch. 1. Discerner le « local » en Russie : Réflexions théoriques 11

Modèles à niveaux multiples 13 Propositions théoriques 15 Hypothèses et opérationnalisation 23

Structure de la preuve 27 Ch. 2. La question des flux transfrontaliers 33

Au-delà de l'immigration : les flux transfrontaliers 35 Les tendances hostiles : commerçants et autorités locales 36 Les tendances coopératives : de plus en plus affirmées 45

L'hostilité s'épuise et l'autorité s'impose 51

Conclusion 57 Ch. 3. La question des transferts territoriaux 59

Les dispositions et conséquences de l'accord frontalier 60 Les tendances hostiles : un mouvement planifié et organisé 63 Les tendances coopératives : rares et vite supprimées 74

La duplicité de la mobilisation locale 75

Conclusion 81 Ch. 4. L'équivoque « local » en Russie : Interprétations 83

« L'élargissement » des rapports frontaliers 84 Les tendances régionales et locales observées 86

Entre mobilisation et manipulation 88 Apports théoriques aux jeux à niveaux multiples 92

Le risque (illusoire) d'un débordement ethnique , 97 Constat d'une « périphérisation » permanente : Lointain, oriental, mais surtout russe 101

Dépasser les approches stato-centriques 102 Revoir les évaluations pessimistes 104 Les angles morts de notre enquête 107 Ni isolée, ni intégrée : une «périphérisation » forcée 108

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Table des cartes et graphiques

Carte de référence du Kraï de Primor'e xv Carte 1 : Présence d'activité hostile visant les flux transfrontaliers selon les districts 37

Graph. 1 : Événements de mobilisation en zone frontalière-agricole (Flux transfrontaliers) 53 Graph. 2 : Événements de mobilisation en zone urbaine-industrielle (Flux transfrontaliers) 53 Graph. 3 : Événements de contrôle social en zone frontalière-agricole (Flux transfrontaliers) 54 Graph. 4 : Événements de contrôle social en zone urbaine-industrielle (Flux transfrontaliers) 54 Carte 2 : Présence d'activité hostile visant les transferts territoriaux selon les districts 65 Graph. 5 : Evénements de mobilisation en zone frontalière-agricole (Transferts territoriaux) 77 Graph. 6 : Evénements de contrôle social en zone frontalière-agricole (Transferts territoriaux).... 11

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Carte de référence du Kraï de Primor'e

Zone urbaine-industrielle (Jaune) : Artjom (1), Naxodka (24), Vladivostok (27).

Zone frontalière-agricole (Rouge) : Dal'nerechenskij (2), Kirovskij (4), Oktjabr'skij (9), Pogranichnyj (12), Xankajskij (16), Xasanskij (17), Ussurijsk (26), Lesozavodskij (28).

Zone intérieure-pacifique (Vert) : Kavalerovskij (3), Krasnoarmejskij (5), Lazovskij (6), Mixajlovskij (7), Nadezhdinskij (8), Ol'ginskij (10), Partizanskij (11), Pozharskij (13), Spassk-Dal'nij (14), Ternejskij (15), Xorol'skij (18), Chernigovskij (19), Chuguevskij (20), Shkotovskij-Bol'shoj Kamen' (21), Jakovlevskij-Arsen'evskij (22), Anuchinskij (23), Fokino (25), Dal'negorskij (29).

A : République populaire de Chine (RPC). B : Kraï de Khabarovsk (Fédération de Russie)

C : République populaire démocratique de Corée (RPDC).

D : Mer du Japon. E : Rivière Ussuri.

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Note sur la translittération et la traduction

Considérant l'abondance des substantifs russes utilisés, nous avons adopté les normes de translittération GOST 7.79 (2002), conformément au standard de la Fédération de Russie et de la Communauté des États indépendants. Cette règle ne s'applique pas aux termes communément admis et reconnus par les dictionnaires.

Afin d'éviter la confusion des termes géographiques, les substantifs de lieu sont donnés exclusivement dans leurs variantes russes. Ainsi, nous utiliserons les appellations Tumannaya pour désigner la rivière Tumen et Damanskij pour l'île chinoise Zhenbao. Les lieux chinois ne possédant pas de dénomination russe sont présentés selon le système Hanyu Pinyin (1958), sauf pour les termes communément admis par les dictionnaires.

Nous avons adopté une méthode de notes bibliographiques alliant traduction et respect du titre original. Ainsi, les notes de référence aux auteurs insérées dans le texte sont présentées selon les normes de translittération GOST 7.79 et le système Hanyu Pinyin. Les notes bibliographiques complètes, quant à elles, sont présentées dans leur forme originale avec traduction, selon l'ordre alphabétique de leur translittération. Les citations des ouvrages et des témoignages provenant d'une langue autre que le français sont traduites librement par l'auteur. Notons enfin qu'à la demande de certains répondants, les noms furent modifiés afin d'assurer le respect de l'anonymat.

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Introduction à une certaine idée de l'Extrême-Orient :

Lointain, oriental et pourtant russe

BocmoK — dejio moHKoe1.

Bien qu'il soit légitime et même attendu de souligner la centralisation de la politique en Fédération de Russie, cette insistance tend toutefois à négliger d'autres aspects pourtant tout aussi fondamentaux de l'organisation du pouvoir. Si l'on fait l'effort de porter son attention loin de la capitale, nous y verrons que les processus qui marquent la vie politique russe se révèlent complexes et difficilement prévisibles à partir du centre. Ceux-ci prennent des formes variées, adaptées aux spécificités géographiques, ethniques et économiques du territoire et qui ne peuvent être réduites à une simple subordination hiérarchique au pouvoir moscovite. À cet effet, aborder l'État russe par sa périphérie, en tenant compte de son isolement par rapport aux processus nationaux et de sa perméabilité aux influences extérieures, constitue une approche particulièrement intéressante. De par son double rapport à Vautre - à la fois au centre et à l'étranger - la périphérie présente diverses caractéristiques susceptibles de nous renseigner aussi bien sur sa condition spécifique d'éloignement que sur les dynamiques de l'État dans son ensemble.

À ce titre, l'Extrême-Orient russe (EOR)2 se présente comme un terrain de

recherche potentiellement très riche pour l'étude des relations entre la société et l'État, en

« L'Orient est une chose subtile ». Le Soleil Blanc du Désert, Mosfilm, 1969.

Parmi les nombreuses définitions de l'Extrême-Orient russe, nous retenons celle correspondant au district présidentiel, instauré en 2000, comprenant les districts d'Amour, de Sakhaline, de Magadan, la région autonome juive, les Kraï du Kamtchatka, de Khabarovsk, de Primor'e, la République de Sakha et le District autonome de Chukotka. Cette région occupe plus du tiers du territoire de l'actuelle Fédération de Russie, tout en ne contenant que 5 % de la population nationale (6,5 millions d'habitants) et moins de 5 % du produit intérieur brut.

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insérant celles-ci dans un contexte unique, soit celui de la présence russe en Asie du Nord-Est. Les territoires qu'il recouvre forment l'un des grands ensembles régionaux de la Russie, qui manifeste sa spécificité autant dans ses tendances économiques et sociopolitiques que dans la formulation d'une identité propre. Ce sentiment d'appartenance locale est d'ailleurs marqué d'ambivalence et s'articule autour d'une contradiction fondamentale sur la place que la région occupe dans le récit national russe : l'Extrême-Orient évoque une « image lointaine, austère, typologiquement étrangère à la Russie, mais néanmoins inexplicablement et en tous points essentielle à la définition du territoire national, et irrémédiablement rattachée à celui-ci » (Tolstoguzov, 2008: 2).

La politique de colonisation des 18e et 19e siècles a renforcé cette idée d'un

« Orient lointain », non pas comme d'une construction mythique et inatteignable, mais comme d'un espace concret à posséder, occuper et développer. Le discours soviétique est par la suite venu confirmer cet élan, en substituant à la mission colonisatrice une justification scientifico-historique : les ambitieux projets volontaristes de développement et

de peuplement devinrent en ce sens « une victoire de la raison et de la volonté sur les éléments » et l'incarnation concrète de l'invincibilité de l'État socialiste (Pyatak, 2008: 36). La présence sur les rives du Pacifique et le long de la frontière asiatique de « forteresses socialistes », dans cette optique, fut interprétée comme une victoire quotidienne et héroïque contre un environnement hostile, et par le fait même comme une partie inaliénable de l'identité nationale (Shulman, 2003).

On comprend mieux alors toute la résonance que peuvent prendre les contentieux frontaliers et migratoires avec les États orientaux voisins. Les menaces de dislocation territoriale ou d'invasion démographique mettent en cause non seulement les populations locales, mais également la cohérence de l'ensemble culturel et politique russe dans son intégralité. La portée nationale des enjeux locaux explique également pourquoi l'on tenta d'appréhender et d'expliquer ceux-ci principalement à partir de la capitale. Loin de pouvoir épuiser la compréhension des phénomènes complexes à l'oeuvre en périphérie, de telles approches occupèrent et continuent d'occuper pourtant une place centrale dans la littérature

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réflexions centripètes se fait aux dépens des populations et des autorités locales, dont les comportements et les intérêts restent souvent mal compris ou simplement ignorés par les observateurs russes et étrangers.

Captives de leur insistance sur les milieux politiques fédéraux et limitées par leur conception purement moscovite du territoire, ces approches réduisent l'Extrême-Orient russe à son seul aspect de « forteresse » périphérique, prolongement et excroissance de la Russie européenne en Asie (Lo, 2008: 57). Elles évacuent par le fait même toute la subtilité qui imprègne la politique dans les confins du pays, dont le pivot central est sans aucun doute la forte ambiguïté des populations locales par rapport à Vautre. À cet effet, il serait plus juste de concevoir la région comme investie d'une double mission, à la fois comme gardienne de la souveraineté nationale en milieu hostile et comme zone de contact et d'échange avec l'étranger. Celle-ci est donc ouverte aux divers processus de diffusion et de dialogue interculturel, mais reste également consciente des risques « d'absorption et d'aspiration » par les forces étrangères (Goroxovskaya, 2003: 22).

A la fois enthousiastes, craintives et résignées, les communautés locales font preuve d'une grande polyvalence dans leur confrontation à l'altérité asiatique. Celles-ci sont donc loin de correspondre à l'image des masses xénophobes ou apathiques que certaines analyses leur prêtent. Nous verrons ici que l'aspect parfaitement dichotomique de la ligne frontalière - avec ses visas et ses régulations - est en ce sens peu représentatif de l'équivoque constante qu'expriment les populations locales dans leur rapport à l'étranger, et plus particulièrement avec la Chine. Nous proposons donc d'examiner concrètement comment la période de transition postsoviétique fut vécue par les populations locales en région frontalière. Il s'agit pour nous de restituer à ces communautés leur parole, monopolisée par les élites régionales et moscovites et occultée par les enquêtes précédentes,

3 Nous adoptons le terme « communauté locale » pour désigner les populations, pour la plupart d'origine

slave, arrivées dans la région suite aux mouvements migratoires présoviétique et soviétique. Si le qualificatif de « local » peut sembler quelque peu discutable, notamment dû au fait que ces colons ne furent pas les premiers habitants de la région, il correspond toutefois à une catégorie mobilisée par les répondants (mestnie, nashi) basée non pas sur une différence ethnique, mais sur un critère géographique. Les relations entre ces populations slaves et les peuples autochtones (Evenks, Orotches, Oudegéïs) ou encore avec les populations

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afin de voir comment celles-ci organisèrent et incarnèrent cette ambivalence : à la fois « rempart » face à l'étranger et « fenêtre sur l'Asie » (Dyatlov, 2009: 124).

L'Orient russe dans les années 1990

Cet examen se limitera dans le temps à la période de transition initiale qui suivit la dissolution de l'Union soviétique (URSS) à la fin de 1991. L'événement déclencheur des bouleversements subséquents fut le dépôt, le 16 mai 1991, par la Commission sur la frontière sino-soviétique d'une entente bilatérale avec la République populaire de Chine (RPC). Cette commission, mise en place par M.S. Gorbachev en 1987, avait visiblement atteint son objectif, soit le règlement d'une grande partie du litige territorial entre les deux États4. Ratifié en février 1992 par le Soviet suprême de la Fédération de Russie, héritière

légale de l'URSS, l'accord prévoyait un ensemble de mesures, dont l'ouverture de la frontière à la circulation des biens et des personnes, la redéfinition de la démarcation fluviale ainsi que le transfert de certains territoires à la Chine. Les deux pays s'engagèrent également à créer une commission conjointe chargée de finaliser sur place la démarcation du tracé frontalier dans un délai de 5 ans, soit avant 1997.

Directement affectées par cet accord, les populations de l'Extrême-Orient russe ne prirent pleinement connaissance de ces dispositions qu'en 1993, lorsque commencèrent les travaux de la Commission dans la région. Rapidement, les administrations régionales se déclarèrent hostiles à son application, particulièrement aux concessions territoriales totalisant près de 700 îles et 15 km2 de terres fermes, répartis dans trois districts de la

Primor'e (Larin, 1998: 190-196). La réconciliation entre la Chine et la Russie annonçait donc l'émergence d'un autre contentieux, celui-ci entre Moscou et les gouvernements régionaux de l'Extrême-Orient.

4 Suite à la signature des traités de 1858 et de 1860, la Chine reconnut à l'Empire russe les droits de

possession d'une grande partie du sud de l'Extrême-Orient russe actuel. La frontière sino-russe devint alors essentiellement fluviale, suivant le cours de l'Amour, du canal de Kazakevich et de PUssuri. Le litige territorial fait référence ici aux prétentions chinoises quant à des erreurs commises lors de la démarcation de 1860 (sur la terre ferme) ainsi qu'à un tracé fluvial injuste, octroyant à la Russie des îles et des droits de navigation ne respectant pas le principe international de délimitation selon le principal chenal du cours d'eau (principe de Thalweg).

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Ce désaccord sur la question frontalière survint dans le contexte particulier d'une réorientation générale de la politique extérieure russe en faveur d'un rapprochement avec la Chine, ainsi qu'une réorganisation des rapports internes entre le centre et les régions. Un système fédéral dysfonctionnel permit alors l'émergence de nouvelles figures au niveau régional, du moins dans les hautes sphères executives. C'est le cas du Kraï de Primor'e5, où

fut nommé en 1991 le premier gouverneur non-communiste, Vladimir Kuznetsov, qui mit de l'avant un programme de réformes résolument libérales, s'inspirant de l'expérience des tigres asiatiques. Kuznetsov, originaire de la Sibérie occidentale, favorisa l'intégration économique de la région à ses voisins chinois et coréen, dans une période initiale qualifiée « d'euphorie de l'ouverture frontalière » (Rozman, 2000: 180). Or, en raison de plusieurs expériences plus ou moins réussies de libéralisation en 1991-92 et des difficultés économiques résultant de l'affaissement des subventions centrales, celui-ci encourra vite la colère des élites régionales. Le parlement local, resté sous le contrôle des grands joueurs industriels, lui retira sa confiance en avril 1993 et proposa la candidature d'Evgenij Nazdratenko6. Celui-ci, réélu en 1995 et 1999, devint vite un personnage clé dans la vie

politique de l'Extrême-Orient russe.

Dès son installation à la tête de la région, Nazdratenko formula une politique de rupture par rapport aux réformes libérales de Kuznetsov, en réaffirmant le rôle central de l'État dans la gestion de l'industrie. Son programme reflétait en ce sens les intérêts de la classe industrielle locale, fermement établie dans le système politique de la Primor'e. Il se fit rapidement le champion des cartels régionaux, exigeant un important transfert de responsabilités du centre vers la Primor'e, ainsi que le maintien des politiques de

Suite à l'adoption de la Constitution de 1993, la Fédération de Russie fut divisée en 89 « sujets » techniquement égaux regroupés en 6 catégories : 21 Républiques, 49 Oblasts autonomes, 6 Kraï, 10 Districts autonomes, une région juive autonome et 2 villes fédérales. Au niveau local de ces sujets, la Constitution russe prévoyait également une gestion par les « rajon » (districts) et les villes autonomes.

Nazdratenko fut nommé par le président B.N. Eltsine au poste de gouverneur de la Primor'e le 24 mai 1993. Né en 1949 à Severo-Kuril'ska à Sahalin, il fit ses études et l'essentiel de sa carrière dans le Kraï de Primor'e, contrairement à son prédécesseur Kuznetsov. Il fut élu en 1990 en tant que député du parti « Union Industrielle » au Soviet suprême de l'URSS. Il est souvent associé à la classe des directeurs rouges, apparatchiks de l'industrie lourde, et affiche ouvertement sa proximité avec le milieu industriel de la région. Personnage très médiatisé et controversé, il est décrit comme « habile, cynique, opiniâtre, n'aimant pas les

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subventions fédérales aux grandes entreprises énergétiques et militaires. Cette forte prise de position en faveur de la Primor'e s'accompagna d'un ressentiment ouvert et affirmé envers le traité constitutionnel de 1993. Selon ce dernier, plus de pouvoir de taxation et de contrôle sur les ressources naturelles était alloué aux républiques qu'aux autres sujets de la Fédération. Dans une tentative ratée, Nazdratenko alla jusqu'à faire voter par le parlement local une déclaration visant la transformation du Kraï en une entité régionale ayant le statut légal-constitutionnel d'une république (McFaul et Petrov, 1998: 384).

Seule région russe où les concessions en faveur de la Chine comprenaient non seulement des îles, mais également des zones en terre ferme, la Primor'e devint le cœur d'une intense controverse avec Moscou, qui se poursuivit jusqu'au départ de Nazdratenko en 2001. Or, bien que houleuse par moment, cette opposition de l'administration régionale aux politiques centrales n'était pas du type des mobilisations populaires massives observées dans d'autres sujets fédérés. Celle-ci s'articulait d'abord à l'intérieur du cercle restreint des élites régionales, qui se refusèrent toutefois à formuler un projet séparatiste cohérent, s'astreignant à la sauvegarde d'une certaine autonomie régionale (Gelman, 1999). Cette politique valut tout de même à la Primor'e la réputation d'être la région ethniquement russe la plus autoritaire et contestataire par rapport aux politiques centrales (Titkov, 1999; McFaul et Petrov, 1998: 382). En effet, Vladivostok et Moscou s'opposèrent sur presque tous les aspects de la politique russe dans la région d'Asie-Pacifique : ouverture aux relations commerciales, cessions territoriales, contrôle sur l'immigration, etc.

Influence et émergence du « local » en Primor'e

L'antagonisme entre une autorité centrale en dépérissement et des administrations régionales en affirmation structura la vie politique de l'Extrême-Orient russe des années

1990. Dans ce contexte, les communautés locales devinrent un élément essentiel des stratégies autonomistes régionales, car elles seules étaient alors porteuses de la légitimité pouvant valider ces demandes. En ce sens, il est justifié de se questionner sur la place qu'occupaient ces communautés dans le contentieux frontalier. Où se situent les groupes affectés par l'Accord de 1991, littéralement « pris au milieu » entre la croisade autonomiste

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Or, cet examen peut difficilement s'effectuer à l'aide des théories classiques des relations internationales, qui tendent à négliger l'influence de la politique interne sur les négociations interétatiques. Comme nous le verrons, la dynamique interactive tripolaire, entre les groupes locaux, l'administration régionale et le pouvoir central est soit ignorée, soit neutralisée à partir de postulats stato-centriques (Nikolaev, 2007: 49). La place et l'influence des groupes locaux dans le règlement des questions frontalières sont donc des aspects traditionnellement négligés, même si ces communautés sont reconnues comme cruciales à une mise en application réussie des accords internationaux (Lynch, 2005; Frank, 2002). L'objectif principal de cette recherche est précisément de pallier cette lacune en considérant le rôle, souvent équivoque, de ces communautés locales, à la fois mobilisées, marginalisées et instrumentalisées. Nous devrons pour cela identifier les carences des modèles théoriques réalistes et formuler les outils permettant de mener à bien un tel exercice. Nous pourrons alors procéder à un examen approfondi du cas retenu, soit le processus de démarcation frontalière entre la Russie et la Chine, en nous concentrant spécifiquement sur la délimitation du Kraï de Primor'e.

Malgré l'importante littérature traitant de l'Extrême-Orient russe, les communautés locales ne furent pratiquement jamais abordées de manière systématique ou approfondie. Comme le note Iwashita, les publications existantes ne procèdent pas à un réel examen de leur influence, se limitant à reproduire certaines idées reçues sur la région (2002: 1). Plusieurs auteurs présentent en effet une vision essentialiste de la problématique frontalière, dressant un portrait d'une population nationaliste, xénophobe et naturellement encline à l'affrontement. Certains observateurs, notamment dans les médias locaux (Holzlehner, 2007), décrivent la dégradation des relations avec la Chine dans des tenues géoculturels, rappelant le discours du choc des civilisations (Stephan, 1994: 277; Lockwood, 2001). Ce courant insiste particulièrement sur l'incongruité essentielle des cultures slave et asiatique, dont la cohabitation devrait nécessairement aboutir à un affrontement en Primor'e, qualifiée de «Balkans asiatiques» par Nazdratenko (1996: 20). L'Accord de 1991 et l'histoire troublée des relations sino-soviétiques nourriraient cette hostilité réciproque, laissant craindre le déferlement (tant de fois annoncé) du péril jaune (Dyachenko, 1996;

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académiques et les médias locaux et internationaux sous la forme d'un pessimisme et d'un catastrophisme migratoire, affirmant, sans aucune enquête sérieuse, la présence de plusieurs millions de Chinois en Extrême-Orient russe seulement (Blank, 1997; Shim, 2002).

D'autres publications adoptent à l'inverse une vision constructiviste, selon laquelle une population plus ou moins passive serait victime de la manipulation des autorités régionales et fédérales (Kurth, 2007). Ces auteurs insistent ici sur le maintien du pouvoir oligarchique dans la région et l'établissement d'un autoritarisme local par l'administration Nazdratenko à partir de 1993. Dans une telle optique, la campagne pour la défense de la frontière et le mouvement anti-immigration seraient le résultat logique de cet autoritarisme, et non la réplique à une menace provenant de la Chine (Alexseev, 2002a). La question frontalière devint alors « un instrument dans les luttes politiques de la capitale et des territoires voisinant la Chine », notamment pour les quelques dirigeants régionaux voulant s'assurer « une place sur l'Olympe politique russe » (Larin, 1998: 178).

Bien que contradictoires, l'une et l'autre de ces interprétations partagent une conception identique des populations locales comme d'un acteur aliéné et passif. Nous proposons ici de sortir de cette polarisation afin de comprendre dans toute leur complexité et leur ambiguïté les diverses formes que prit la mobilisation des communautés locales dans le processus de démarcation. Au cœur de notre recherche se situent des groupes dotés d'une capacité et d'une autonomie propre, et non des populations entièrement soumises aux autorités ou prédéterminées par un antagonisme culturel. Par le fait même, nous délaissons également les approches classiques géopolitiques et diplomatiques au profit d'une conception anthropologique de l'environnement frontalier dans lequel s'articulèrent ces mobilisations (Prescott, 1965). Loin de nous limiter à des pratiques institutionnelles ou à des bornes géographiques, nous mettrons l'accent sur « les processus sociaux, politiques et culturels qui construisent la frontière » et par-delà celle-ci notre conception de Vautre (Liikanen, 2010). Un tel examen permettra de remédier à certaines carences relevées dans les enquêtes précédentes, dont les postulats initiaux empêchaient une pleine prise en compte du rôle et de l'autonomie du local. Pour ce faire, nous devrons traiter cette mobilisation en insistant sur deux aspects spécifiques : son émergence et son influence.

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Premièrement, nous chercherons à savoir si les mobilisations des groupes locaux furent une force influente sur l'élaboration des politiques des autorités dans la période allant de 1993 à 2000. Il s'agit de se questionner sur une influence qui s'exercerait du local vers l'administration et qui concernerait les enjeux relatifs aux politiques frontalières. Aborder la perméabilité de l'administration de Nazdratenko aux influences locales, c'est aussi s'intéresser à la violente intolérance de celle-ci envers toutes formes de dissension ou de participation démocratique (Savchenko, 2008; Kirkow, 1995) et ses liens avec les communautés locales, qui tendraient à être particulièrement ténus (Chung, 2007: 10). Deuxièmement, nous tenterons d'identifier la nature de cette mobilisation : celle-ci fut-elle véritablement spontanée, émergeant des communautés elles-mêmes, ou au contraire récupérée et alimentée « d'en haut »? En effet, il convient d'explorer non seulement l'influence de la mobilisation locale, mais également ses fondements : s'exerça-t-elle de manière autonome ou ne fut-elle qu'une stratégie orchestrée par le pouvoir régional afin de légitimer ses revendications par rapport au centre? Cette seconde question abordera la contre-influence potentielle des autorités en insistant sur le rôle des acteurs hiérarchiques dans la récupération des mobilisations dites « populaires » (Grillo & Stirrat, 1997).

Nous proposons donc d'explorer le rôle des communautés locales dans le contexte particulier de la démarcation frontalière entre la RPC et la Russie. Nous commencerons par exposer les bases théoriques et opératoires de la recherche, qui visent explicitement à combler certaines carences des modèles précédents. Nous présenterons ensuite nos observations, déclinées en deux enjeux : la question de l'ouverture frontalière et du rétablissement des flux frontaliers avec la RPC, et la question du transfert de trois zones territoriales selon l'Accord de 1991. Cet examen se bornera dans l'espace à la partie sud de l'EOR, soit le Kraï de Primor'e, qui sera lui-même partitionné en différents districts et zones géographiques, afin de donner à l'analyse une profondeur locale. Nous ciblerons exclusivement la période allant de 1993 à 2000, alors que l'administration Nazdratenko était au pouvoir et que cette mobilisation locale fut la plus intense. Suivront ensuite nos résultats et nos interprétations, à partir desquels nous serons en mesure de formuler

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dans la littérature existante. Nous espérons ainsi faire avancer la connaissance sur cette problématique, autant dans son incarnation particulière et régionale que dans son incorporation à l'intérieur d'un cadre théorique à visée plus large.

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Ch. 1. Discerner le « local » en Russie :

Réflexions théoriques

Dnojest dnem, nwetjeslijest obrocone do gory7.

La pertinence et la justesse d'un cadre théorique se jugent essentiellement à sa double capacité, d'abord à recouper une situation concrète donnée, pour ensuite en tirer des explications susceptibles de dépasser ce cas précis et restreint. Avant d'aborder en détail nos bases théoriques, il s'avère donc essentiel de situer cette discussion dans le contexte particulier du fédéralisme russe des années 1990. Nous verrons comment les spécificités de la Russie à cette époque sont à même de faire apparaître des ajustements théoriques débordant les limites de notre étude de cas. Cette variante atypique du fédéralisme se caractérisait d'abord par une fragmentation de l'espace économique et politique commun, conséquence directe de la désagrégation du régime soviétique. Le contrôle du Parti communiste de l'URSS, qui exerçait un rôle essentiel de coordination lors des périodes antérieures, ne fut pas entièrement relayé par le nouveau gouvernement démocratique, notamment en périphérie. La fin de ce système signifia donc l'abolition des deux verrous qui assuraient précédemment la cohésion entre les différentes entités fédérées, à savoir la menace de représailles politiques et le contrôle centralisé des ressources (Mendras, 1999: 2).

La répartition des compétences et des pouvoirs entre le centre et la périphérie n'ayant jamais été sérieusement renégociée suite à la chute du système soviétique, ces

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transformations rapides profitèrent à des groupes qui, occupant déjà des positions de pouvoir, refusèrent de se subordonner aux directives du centre fédéral. On ne peut parler ici de décentralisation, mais plutôt de « désorganisation des politiques centrales », obligeant les acteurs régionaux à développer leur propre mode de gestion politique et économique (Mendras, 2001: 7). Il en résulta une nouvelle Russie fédérale à géométrie variable, où chacun tentait de s'assurer une relation privilégiée avec l'appareil présidentiel, tout en maximisant son autonomie locale. La Constitution fut ainsi systématiquement contournée par des relations bilatérales essentiellement personnelles, auxquelles le centre fédéral ne semblait pas pouvoir - ou ne voulait pas - opposer de frein judiciaire et législatif.

Cette situation permit l'émergence et la prise d'autonomie de nouveaux types d'acteurs politiques jusque-là dépendants du centre, qui parvinrent tout au long des années

1990 « à convertir leur capital économique et social en capital politique », notamment afin d'accéder à la tête des régions (Lallemand, 2008). Ces gouverneurs, désormais élus au suffrage universel, se tournèrent vers les populations et les groupes d'intérêts locaux, où résidait désormais la légitimité de leur pouvoir. L'incapacité du marché à remplacer efficacement l'économie de survie et l'inertie bureaucratique plaça simultanément les populations en situation de dépendance à l'égard des administrations régionales et des grands joueurs industriels (souvent synonymes). Celles-ci furent donc forcées de participer à des politiques clientélistes pour assurer leur survie, accentuant de ce fait l'emprise des élites régionales et leur indépendance à l'égard du centre.

Le contrôle des municipalités, des districts, des groupes organisés et des ressources locales s'avérait donc absolument crucial pour la stabilité et la prise d'autonomie de tels régimes. Chez les dirigeants de l'EOR, ce nouveau clientélisme servit notamment à conforter leur prise de position hostile à l'égard de la politique asiatique de Moscou. L'hypertrophie régionale déboucha sur « des interventions dans les prérogatives du centre fédéral » (Larin, 1998: 8), qui se doublèrent d'une remobilisation de « l'éthos de la frontière » et de l'identité locale autant face au centre politique qu'à l'étranger chinois -afin de susciter chez les populations une adhésion aux politiques régionales (Lockwood,

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2001: 24). Les communautés locales de l'orient russe, marginalisées sous le précédent système, occupèrent dans la période de transition postsoviétique un double rôle à l'égard des élites régionales, à la fois pourvoyeuses de légitimité et tributaires de leurs ressources.

Modèles à niveaux multiples

Or, un tel constat pose problème aux théories classiques des relations internationales, libérales comme réalistes, incapables de formuler une vision intégrant ces zones d'autonomie régionales. Bien que celles-ci supposent que « l'État central soit le seul gardien de la souveraineté nationale », des pôles politiques alternatifs peuvent avoir une incidence majeure sur la formulation des politiques étrangères en Russie (Constantin, 2000: 38). La question est donc de savoir comment intégrer cette influence dans la sphère interétatique et, en ce qui nous concerne, comment restituer toute leur importance aux acteurs locaux. Afin de saisir cette concurrence entre différentes sources de légitimité, et la place qu'y occupent les populations locales, il faut rejeter a priori les conceptions selon lesquelles la politique extérieure aurait une préséance acquise sur les interactions internes (Waltz, 1979) ou que ces deux niveaux d'analyse seraient mutuellement exclusifs (Singer, 1961). Plutôt que de choisir entre l'une ou l'autre de ces impasses, nous nous inspirerons ici du modèle théorique de la négociation à deux niveaux (Putnam, 1988, 1993; Milner, 1997; Nikolaev, 2007), qui nous permettra d'observer comment les préférences internes conditionnent en grande partie le comportement de l'exécutif central.

Développé initialement par Putnam (1988), le modèle du jeu à deux niveaux tire sa force de l'association qu'il trace entre les négociations internationales et la dynamique politique intérieure. Les négociateurs (chefs d'État) joueraient simultanément sur deux tableaux : en cherchant à « maximiser leur propre capacité à satisfaire les demandes internes » (niveau II) tout en négociant une entente acceptable pour l'équipe dirigeante adverse (niveau I) (1988: 9). Parallèlement, divers groupes d'intérêts tenteraient d'atteindre leurs objectifs en incitant le gouvernement à adopter des politiques favorables à leur cause. Or, le modèle perd de son utilité lorsque l'on considère son insistance sur la «responsabilité spéciale des exécutifs centraux» (Ibid., 1988: 34), qui évacue toute la

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complexité des rapports interactifs au niveau II. La définition de celui-ci est d'ailleurs trop vague pour s'opérationnaliser correctement : le niveau II regrouperait l'ensemble des acteurs n'appartenant pas à l'exécutif central. Il n'y a donc pas de distinction qualitative entre les institutions parlementaires centrales, les pouvoirs régionaux et les acteurs non-étatiques. Ceux-ci ne participent pourtant pas tous de manière identique et égale au processus de ratification. De plus, Putnam distingue ces acteurs non pas selon leur position hiérarchique, mais plutôt en fonction de leur rapport aux enjeux négociés : on parle alors d'électeurs, plus ou moins favorables ou hostiles. Nous verrons qu'il s'agit d'un postulat qui tend à évacuer certains aspects importants de l'interaction interne.

H.V. Milner (1997) chercha à pallier cette carence en distinguant deux types d'acteurs opérant au niveau II : le législatif (les organes étatiques responsables du processus strict de ratification) et les groupes d'intérêts, assumant un double rôle, à la fois informateur et endosseur. Ces groupes d'intérêts engloberaient l'ensemble des acteurs sociétaux en dehors de la sphère étatique susceptibles d'être affectés par un accord international. On peut dès lors parler d'un jeu à niveaux multiples, une expression d'ailleurs déjà avancée par Putnam (1988: 25). A. Nikolaev, quant à lui, reprit et développa cette distinction en insistant sur le pluralisme interne aux niveaux : ceux-ci ne sont ni monolithiques, ni homogènes, mais plutôt des regroupements d'acteurs complexes et contradictoires. Cette pluralité interne serait également plus importante que « l'appartenance à un niveau » : des intérêts communs créeraient une solidarité transcendant les niveaux institutionnels (2007: 88). Nikolaev reprend en ce sens un autre postulat de Milner, pour qui les négociations sont déterminées, en dernière instance, par les différences d'intérêts et non par le statut institutionnel ou les ressources disponibles.

D'autres publications ont également cherché à résoudre certains points faibles du modèle à deux niveaux. Ces apports concernent, entre autres, le rôle des idées (Daugbjerg, 2008), l'identité (Gavious et Mizrahi, 1999), les acteurs supranationaux (Chung, 2007; Patterson, 1997; Hemer et autres, 2006), les stratégies de négociation (Schoppa, 1993) et le biais démocratique du modèle (Trumbore et Boyer, 2000). Notre approche insistera plutôt

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sur un aspect pratiquement ignoré jusqu'ici, à savoir le rôle qu'occupent les communautés locales dans le processus de négociation entre l'autorité executive centrale et la périphérie. En effet, les études de jeu à deux niveaux traitant des conflits frontaliers ne font pour la plupart que réitérer une insistance forcée sur l'unité interne des acteurs, lesquels se résument souvent aux négociateurs exécutifs (Huth, 1996; Prescott, 2008; Chung, 2007). Elles n'aboutissent enfin qu'à la reproduction des postulats réalistes, rendant peu pertinent l'emploi du modèle de Putnam (Trumbore et Boyer, 2000: 680). Il s'agit pour nous de recadrer le niveau d'analyse vers le bas, vers ces « pôles politiques alternatifs » qui se développent en périphérie d'un système fédéral dysfonctionnel (Constantin, 2000: 38), afin de comprendre les dynamiques dans lesquelles s'articulaient alors les mouvements de mobilisation. Nous éviterons ainsi la réduction des processus d'interactions à un dialogue entre administrations, ce qui permettra de réajuster certains postulats contestables et, comme le souligne Constantin, de dépasser « les limites des approches étato-centriques » (2000).

Propositions théoriques

Moravcsik souligne dans Double Edged Democracy (2003) que la métaphore formulée par Putnam ne deviendra une théorie cohérente que lorsque seront résolues certaines interrogations relatives à la nature et l'influence des interactions internes. En ce sens, nous pouvons constater que les travaux examinés précédemment ne sont pas arrivés à saisir dans toute leur complexité les interactions entre les communautés locales et les autorités. Comme nous le verrons, il s'avérera nécessaire pour cela de remettre en cause certaines de leurs propositions, quitte à inverser la logique qui les sous-tend. Nous proposons donc ici d'apporter deux ajustements théoriques concernant l'égalité d'influence des acteurs dans un État polyarchique (en insistant sur la hiérarchie institutionnelle en démocratie délégataire) et la préséance des intérêts dans l'émergence de la mobilisation des acteurs non-institutionnels (en faisant appel aux concepts de la mobilisation des ressources). Ces ajustements nous permettront de révéler des aspects jusqu'ici négligés, notamment en ce qui a trait au rôle des acteurs non-institutionnels, et d'apporter des réponses préliminaires à nos questions de recherche.

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Hiérarchie en démocratie délégataire

Les modèles présentés précédemment formulent une proposition centrale qui empêche la prise en compte des particularités de l'influence des acteurs non-institutionnels en régime non-démocratique. Putnam, Milner et Nikolaev s'appuient tous, de manière implicite ou explicite, sur une même vision de la participation collective, inspirée de la théorie de la société de masse (Arendt, 1973: 316-317; Kornhauser, 1960: 32; Berman, 1997: 564). En effet, selon cette conception, le rôle joué par les acteurs non-institutionnels ne peut être qu'intrinsèquement positif: ils influencent directement ou indirectement les acteurs institutionnels, ils se mobilisent automatiquement sur la base de leurs intérêts, ils disposent de toute l'information nécessaire et partagent celle-ci, orientant ainsi les décisions, etc. Toute mobilisation serait donc orientée dans sa nature même contre les pouvoirs, de par l'autogénération des ressources et leur investissement mécanique contre les autorités (Lankina, 2004: 8). Ces modèles s'avèrent donc totalement incapables d'intégrer un contexte où cette participation ne s'articulerait pas de manière libre ou n'émergerait pas des intérêts des communautés locales. En mettant l'accent sur l'égalité d'influence des acteurs, ils évacuent complètement l'action déformante, manipulatrice et fondamentalement hiérarchique des institutions étatiques.

Chez Milner et Nikolaev, ce postulat s'incarne explicitement dans la définition de l'État comme d'un ensemble ni hiérarchique, ni unitaire, mais plutôt polyarchique, c'est-à-dire l'amalgame de plusieurs pôles d'intérêts, où « aucun groupe [ne serait] supérieur aux autres » (Milner, 1997: 11). Empruntée à Dahl (1984), la polyarchie se caractérise par le partage du pouvoir et de l'autorité décisionnelle entre différents groupes, dont les interactions « sous-entendent une influence réciproque et/ou la parcellisation des différents pouvoirs » (Milner, 1997: 11). Nikolaev rejette aussi la possibilité de monopole dans l'une ou l'autre des sphères d'interaction : l'information est toujours partagée, comme l'est le pouvoir dans le processus de ratification institutionnelle, dépourvue « de processus top-down » (2007: 88). Ces deux auteurs s'entendent donc sur un schéma plutôt rudimentaire des relations de pouvoir, qui évacue l'influence biaisée des institutions et confond les concepts de l'unité de l'État avec celui de hiérarchie interne.

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Effectivement, accepter que l'État ne se résume pas à un acteur unitaire exécutif ne doit pas nous amener à évacuer les logiques hiérarchiques qui s'expriment dans ses rapports avec les institutions régionales et les populations. Pour bien comprendre les interactions internes à la structure étatique, il ne suffit pas d'insister sur un seul aspect - le pluralisme ou l'unité -, il faut développer les outils qui nous permettront de saisir l'influence à la fois du pluralisme interne entre les acteurs et les niveaux, et des leviers hiérarchiques top-down dont l'État dispose. Il est donc essentiel de réaffirmer l'importance des facteurs institutionnels dans l'exercice de l'influence. En effet, les institutions, ici conçues comme des « modes régularisés d'interaction connus, pratiqués et régulièrement acceptés » sont un niveau crucial de médiation et d'agrégation entre les structures et la mobilisation (O'Donnell, 1993: 5). Elles fixent les règles du jeu, en établissant quels acteurs, ressources, demandes et procédures sont acceptés comme des voix valides dans le processus décisionnel. Ce faisant, elles induisent également des modes de représentation, en favorisant et en intégrant certaines opinions et en écartant d'autres.

Cette influence institutionnelle sur les processus de mobilisation est particulièrement pertinente en dehors des régimes démocratiques-constitutionnels. Comme on peut l'observer dans différentes régions de la Fédération russe, un État en transformation interne, où les institutions centrales sont faibles, traditionnellement peu redevables aux populations et où la société démontre un déficit criant de ce que Putnam appelle le capital social, ne peut satisfaire aux critères de la polyarchie (Putnam, 1994). Nous utiliserons donc le concept de démocratie délégataire, développé par G. O'Donnell (1993), qui vise à caractériser certains États, engagés dans une transition, qui n'aboutissent néanmoins pas à l'établissement d'institutions démocratiques consolidées. Ces États sont d'abord caractérisés par la faiblesse et la basse capacité de leurs institutions politiques à agréger les multiples intérêts de la société. Dans ce contexte, des pratiques alternatives, tels le clientélisme, le paternalisme et la corruption, remplacent les institutions démocratiques codifiées (O'Donnell, 1993: 8). Bien que celles-ci revêtent à l'occasion des apparences démocratiques, le fonctionnement réel des institutions mine la responsabilité des dirigeants et tend à concentrer le pouvoir dans les mains d'un exécutif central.

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En effet, la responsabilité en système démocratique est double : verticale (par des élections libres et ouvertes) et horizontale, par l'action d'un réseau de pouvoirs relativement autonomes « qui ont la capacité de remettre en question et possiblement de punir les actions abusives» des autorités (O'Donnell, 1993: 10). Or, en démocratie délégataire, ce contrôle est considéré comme « un obstacle inutile à la pleine autorité du Président délégué » (Ibid.,, 1993: 8). L'autorité executive tâche donc de réduire au minimum ces contre-pouvoirs en assujettissant à son contrôle les institutions concurrentes, éliminant la responsabilité horizontale devant le parlement, le judiciaire et les organisations privées. Cela ne veut pas dire que les autorités soient complètement isolées des populations, mais qu'elles peuvent gouverner « sans aucune autre contrainte que celles imposées par les relations non-institutionnalisées de pouvoir » (Ibid., 1993: 9).

Cette description tend à particulièrement bien dépeindre l'émergence dans l'espace postsoviétique d'un certain type de régime (Kubicek, 1994; Tsygankov, 1998; Brudny, 1997; Murphy, 2003; Marsh, 2000, 2002). La vie politique dans les régions russes était alors conforme au modèle de communautés politiques « hautement personnalisées, où les gouverneurs élus tiennent le rôle de chef formel et informel » (Tsygankov, 1998: 342). En Primor'e, cette « délégation » des leviers démocratiques vers les autorités s'incarnait dans la concentration de la totalité des pouvoirs entre les mains des proches collaborateurs de Nazdratenko, l'assujettissement du parlement à l'exécutif (Lukin, 2007: 174), des élections entachées de graves irrégularités (McFaul et Petrov, 1998: 387), une fusion des milieux industriels et politiques (Lockwood, 2001: 75) et le contrôle presque total sur les processus de privatisation (Kirkow, 1995: 42). La région devint alors un fief d'impunité à tendance clairement antidémocratique, qualifié respectivement d'« absolutiste » (Ibid., 1996: 233), d'« autoritaire » (Alexseev, 2002a: 319) et même de « fasciste » (McFaul et Petrov, 1998: 386). En tenant compte de ce contexte, la démocratie délégataire nous permet de substituer à la polyarchie une approche axée sur la hiérarchie, où la centralisation de l'autorité politique par l'exécutif régional s'accompagna parallèlement d'une monopolisation du contrôle sur les ressources.

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Intérêts et mobilisation des ressources

Penser le modèle à niveaux multiples dans le cadre d'une démocratie délégataire verticale, plutôt que dans la polyarchie horizontale de Milner, s'avère utile, mais pas suffisant à la compréhension des rapports hiérarchiques entre les autorités et les acteurs non-institutionnels. Il faut pour cela remplacer l'insistance communicationnelle par une réaffirmation du rôle central des ressources. Cela permettra de remettre en question la conception de la mobilisation comme d'un phénomène émergeant seulement des intérêts ou de la volonté des communautés, et s'exprimant uniquement à travers le transfert de l'information. Nous insisterons plutôt sur les capacités des communautés à se mobiliser, et sur les capacités de l'État à ignorer, restreindre ou provoquer cette mobilisation par l'allocation ciblée des ressources.

Premièrement, les modèles présentés considèrent qu'une communauté dont les intérêts sont brimés par un accord devrait naturellement et spontanément entrer en opposition avec les organes de ratification. Putnam affirme que l'émergence d'une opposition dépend d'abord des enjeux touchés par l'Accord et que « les électeurs dont les intérêts sont directement touchés exerceront une influence spéciale » (1988: 20). Nikolaev considère également que « l'affiliation à une communauté d'intérêts » détermine la mobilisation, bien plus que l'appartenance à un niveau hiérarchique ou la disponibilité des moyens (2007: 90). D'autres auteurs sont pourtant moins catégoriques lorsqu'il s'agit d'aborder l'émergence d'une mobilisation et apportent certaines nuances. P.B. Evans souligne qu'un examen de la répartition des coûts et bénéfices n'est pas concluant s'il ne s'accompagne pas d'une analyse des agencements institutionnels et de la marge de manœuvre des acteurs concernés (1993: 414). Moravcsik parle même de «mobilisation sélective de certains groupes politiques » et d'une « manipulation de l'information sur l'accord», susceptible de fausser l'émergence d'un mouvement populaire (1993: 25). La capacité des groupes à se mobiliser ne réside donc pas uniquement dans leurs intérêts, mais plutôt dans le rôle qu'ils occupent dans le processus de ratification et, comme nous le verrons, dans leur capacité à utiliser cette fonction pour mobiliser des ressources.

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Deuxièmement, ces modèles considèrent que la mobilisation, une fois enclenchée, exercerait une influence considérable sur les prises de position des acteurs législatifs. Pour Milner, le lien entre les revendications des acteurs non-institutionnels et les décisions des niveaux supérieurs est direct : « un changement dans leur préférence est un changement dans les préférences des législateurs» (1997: 247). Ces derniers seraient donc orientés presque exclusivement par les informations fournies par les acteurs non-institutionnels (Ibid., 1997: 89). Nikolaev insiste également sur cet aspect: les groupes d'intérêts posséderaient l'information complète sur l'ensemble des choix envisageables, contrairement aux acteurs institutionnels, ce qui expliquerait pourquoi ces derniers « deviennent vulnérables à leur influence » (2007: 59). Pour ces auteurs, l'inégalité de l'information entre les législateurs et endosseurs confère donc un avantage politique déterminant à ces derniers, les gratifiant d'une influence décisive.

Tout comme pour la polyarchie, cette approche nous semble évacuer les logiques complexes de pouvoir que l'on retrouve en démocratie non-libérale. L'inégalité de l'accès aux ressources n'est jamais présentée comme un avantage potentiel des niveaux supérieurs par rapport aux acteurs non-institutionnels. Même chose pour l'émergence de la mobilisation, réduite à une défense mécanique des intérêts, évacuant les diverses entraves matérielles. Sur ces deux questions, le paradigme de la mobilisation des ressources s'avérera utile : celui-ci insiste sur l'infrastructure nécessaire et les conditions favorables à l'émergence d'une mobilisation, ainsi que sur son influence, conceptualisée en termes de capacité. Une action collective est donc considérée comme possible non pas seulement en raison d'une insatisfaction partagée au sein d'une communauté, mais parce « qu'existent certaines organisations qui rendent possible la canalisation et l'expression de ce mécontentement dans une action sociale concertée » (Gamson, 1975: 138). L'émergence de la mobilisation peut donc être interprétée comme un processus d'administration des moyens disponibles, qui forment un potentiel susceptible d'être activé (Neveu, 2002: 60). Une fois la mobilisation enclenchée, la possession de ressources « se traduit par un pouvoir et une influence à l'intérieur d'un groupe et par rapport aux agents externes », en plus de constituer « un préalable important pour le maintien de la participation » (Lankina, 2004: 5).

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L'avantage de la mobilisation des ressources réside dans sa capacité à penser autant le processus de mobilisation d'un groupe que son obstruction. Les ressources peuvent donc servir « aussi bien les actions facilitatrices que les menées répressives » (Marx, 1997: 3), les autorités possédant également une capacité de mobilisation, bien souvent supérieure. Le contrôle social fait donc référence au même processus d'agrégation et d'allocation, mais par les autorités ou les groupes visés par une mobilisation. Ce contrôle peut prendre diverses formes, tels des mesures coercitives, le conformisme par dépendance aux ressources matérielles et l'engagement idéologique (Etzioni, 1968: 396-397). Il arrive également que les autorités décident de récupérer intentionnellement un mouvement : celui-ci devient alors le relais des positions gouvernementales au sein de la population. Dans ses formes extrêmes, ce contrôle peut créer de toutes pièces des groupes d'intérêts et des mouvements sociaux, qui ne sont en fait rien d'autre que « des épigones du gouvernement », dans le but de « concurrencer les groupes existants dans la recherche de ressources, par définition limitées» (Marx., 1997: 3-12). Cette action de fomentation, même sous le couvert d'une rhétorique de participation, empêche dans les faits toute mobilisation autonome (Belloni, 2001: 174; Mohan et Stokke, 2000). L'étude de la mobilisation des acteurs locaux se doit donc d'intégrer les dynamiques de contrôle social ainsi que l'instrumentalisation de la légitimité participative (Zartman et Rubin, 2000). Il s'agit de comprendre comment les institutions peuvent «renforcer l'habileté des segments de la société les plus puissants et influents à contrôler et coopter les populations pauvres pour servir leurs intérêts » (Mehta, 1996).

Ces formes de contrôle social prennent une ampleur différente selon la distribution du pouvoir dans la structure étatique. En contexte démocratique, les ressources et le potentiel de contrôle social de l'État sont largement limités par la capacité du système à se policer lui-même par l'entremise d'un enchevêtrement de contre-pouvoirs. En effet, comme le souligne A.L. Stinchcombe, le pouvoir des autorités dépend avant tout de leur capacité à mobiliser et à contraindre les détenteurs des pouvoirs parallèles et inférieurs (1968: 160). Or, dans le cadre d'une démocratie délégataire, l'étendue potentielle des mesures de contrôle social que les autorités peuvent déployer est plus grande qu'en régime libéral. Non

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seulement les différentes institutions ne remplissent pas leur rôle, mais souvent la logique s'opère à l'inverse : les organes de gouvernement local « ne servent qu'à perpétuer des régimes politiques étroits, plutôt qu'à autonomiser la société civile » (Lankina, 2000: 42).

À cet effet, la Primor'e de Nazdratenko s'avère un cas exemplaire : profitant de la désorganisation des agences fédérales, celui-ci put étendre le contrôle de l'exécutif sur l'ensemble de l'appareil d'État. Les contre-pouvoirs se mutèrent alors en « simples institutions supplémentaires pour soutenir le gouverneur» (Tsygankov, 1998: 342). En monopolisant la quasi-totalité des ressources potentielles, son administration régionale fut capable d'instaurer librement des mesures de contrôle social, tels la manipulation de l'allocation des biens matériels et des pénalités, le renforcement de l'exécutif comme seul porteur de la légitimité, etc. Sans une prise en compte de la portée de ces réseaux de pouvoir et de la quasi-hégémonie étatique dans l'allocation des ressources, un modèle à niveaux multiples serait impuissant à expliquer les dynamiques d'interactions entre les communautés locales et les autorités dans cette région.

Bien que le modèle de la mobilisation des ressources semble particulièrement pertinent dans le cas qui nous intéresse, nous ne devons pas non plus passer sous silence les limites propres à ce paradigme. Dépassant les ambiguïtés de la frustration relative et de ce qui a pu être identifié comme le « psychologisme » du comportement collectif, celui-ci t

reste toutefois marqué par certaines contradictions. D'abord, le terme même de ressources est équivoque, et peut s'avérer tautologique et futile si on lui confère une portée trop vaste. Pour éviter ce piège dans le traitement de la catégorie de ressources, nous accorderons une importance particulière aux ressources matérielles, financières, humaines et légales, délaissant dans une certaine mesure les mobilisations à teneur symbolique et idéologique. Bien que celles-ci aient été indéniablement présentes dans la période étudiée, il s'agit d'une catégorie difficilement appréciable ou quantifiable en termes d'influence ou d'interactions : nous entendons donc par ressources essentiellement les moyens tangibles et observables mis en place par les différents acteurs.

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Une deuxième limite du modèle est son incapacité à réellement expliquer l'engagement individuel : en cherchant à dépasser le paradoxe olsonien de l'incitation sélective, on introduit une distinction entre les bénéficiaires potentiels de l'action collective et les militants moraux. Or le problème reste insurmontable, car la mobilisation des ressources peut difficilement expliquer les motivations et les conditions qui mèneraient à cette participation bénévole : les militants moraux, animés d'une « identité collective », se révèlent être l'antithèse de l'acteur économique-rationnel, s'organisant pour défendre ses intérêts. Bien que nous reconnaissions que cette limite pose un obstacle majeur pour l'étude de l'émergence des cas spécifiques, nous éviterons ce problème en n'abordant pas spécifiquement les motivations personnelles des militants. Notre insistance sur l'environnement matériel de la mobilisation, les spécificités des interactions avec les autorités et l'évolution sur le long terme des différents mouvements présents à l'époque nous permettra sinon de neutraliser la question de l'engagement individuel, du moins de contourner ce problème.

Hypothèses et opérationnalisation

Comme nous l'avons vu, l'influence des groupes d'intérêts dans un jeu à niveaux multiples est considérée sous deux aspects : en tant que groupes de pression et en tant qu'informateurs. Selon une telle approche, on pourrait s'attendre à ce que les communautés locales dans le processus de négociation autour de l'Accord frontalier sino-russe aient joué un rôle majeur, en influençant directement les prises de position des autorités régionales et en servant d'informateurs auprès de celles-ci. Or, à la lumière des ajustements apportés au cadre théorique, notamment par la remise en cause de la polyarchie horizontale et de l'influence communicationnelle, il est difficile d'accepter un tel scénario. Nous nous attendons plutôt à observer une situation où la mobilisation des communautés fut ignorée et sans conséquence sur la stratégie des autorités régionales, celles-ci formulant ses propres priorités et objectifs selon ses intérêts et indépendamment des revendications locales.

En ce qui concerne l'émergence de la mobilisation, les propositions des modèles présentés doivent également être réévaluées. L'approche traditionnelle nous amènerait à

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considérer que les communautés locales, percevant une menace dans la ratification frontalière, aient dû se mobiliser spontanément, afin de faire valoir leurs intérêts à l'égard des autorités. Or, il est trompeur de réduire l'émergence d'une mobilisation aux seuls intérêts brimés : celle-ci est fondamentalement liée à la capacité des acteurs locaux à mobiliser des ressources, capacité qui « dépend non seulement de la quantité et de l'intensité de l'action collective menée par l'opposant, mais aussi de la réaction du contrôle social » (Oberschall, 1977: 56). Nous nous attendons plutôt à observer une action partiale des pouvoirs régionaux sur le contrôle et l'allocation des ressources administratives. D'abord, par l'utilisation de celles-ci afin de limiter les mouvements aux seuls enjeux favorables à l'administration. Ensuite, afin de favoriser l'émergence d'une mobilisation récupérée et instrumentalisée par les pouvoirs pour justifier et légitimer leur position.

Afin de confronter nos propositions théoriques et nos hypothèses à notre étude de cas, il faut d'abord voir comment celles-ci s'incarnent concrètement en concepts opératoires. Pour ce faire, nous optons d'abord pour une dichotomie institutionnelle afin de différencier les différents acteurs impliqués à l'époque, ce qui s'avérera plus pertinent que les classifications géographiques. En effet, toute l'ambiguïté du qualificatif local provient de ce que cette revendication est souvent plus politique que géographique et reste résolument déterminée par « qui intervient, qui réclame le droit d'intervenir au nom de qui et qui choisit de se taire » (Armbrecht, 1996). Une approche axant plutôt sur l'intégration aux structures d'État nous permettra d'éviter une recherche futile du local ultime et de nous orienter plutôt vers une compréhension des processus par lesquels des acteurs en viennent à se définir comme tels.

Ainsi, nous considérons comme faisant partie des communautés locales tout acteur non-institutionnel, peu ou pas intégré dans les sphères d'autorité, directement ou indirectement affecté par les enjeux retenus. Inversement, les acteurs institutionnels se caractérisent ici d'abord par leur très forte proximité, sinon leur incorporation, au sein des administrations locales, régionales et fédérales. Celles-ci forment un « ensemble d'organisations administratives, policières et militaires dirigé, et plus ou moins bien

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coordonné, par une autorité executive» (Skocpol, 1979: 29-30). Occupant une position hiérarchique supérieure aux acteurs locaux non-institutionnels, ceux-ci contrôlent les processus d'intégration et d'exclusion de la sphère politique et économique, notamment en jouant sur leur capacité à « extraire et déployer des ressources de la société afin de créer et

de soutenir les organisations coercitives et administratives » (Ibid., 1979 : 29-30).

Ces deux catégories d'acteurs s'activent et interagissent selon divers processus, par lesquels ils tentent d'exercer une influence sur l'autre ou de contrer un mouvement inverse. Les communautés locales, par exemple, peuvent user de la mobilisation, c'est-à-dire d'un processus « par lequel un groupe mécontent assemble et investit des ressources dans la poursuite de buts communs » (Obershall, 1973: 28). Une fois enclenchée, cette mobilisation peut aboutir à un changement dans le sens voulu, ou s'avérer vaine : il faut donc également considérer l'influence exercée par ces mouvements. Nous nous appuyons ici sur l'opérationnalisation proposée par W.A. Gamson, à savoir une distinction entre deux aspects de l'influence : les tentatives et la capacité (1975: 67). Concrètement, il s'agit de repérer les tentatives d'influence (formulation de demandes précises sur un enjeu) et de combiner ces observations avec la capacité à entrer en interaction avec d'autres acteurs (investissement de ressources). Cette conception pose le postulat qu'une tentative d'influence sur un enjeu qui s'accompagne d'un investissement suffisant de ressources implique une « transmission de l'opinion », donc une influence (Gamson, 1975: 67).

Cette constante dualité entre volonté et capacité des acteurs à influencer nous permettra également d'opérationnaliser l'action de contrôle social des autorités. Celui-ci répond à la même logique : il « est le produit de la profondeur de l'engagement à un enjeu par les institutions executives et les ressources et l'autorité des appareils de contrôle » (Stinchcombe, 1968: 182). C'est donc dire qu'ici aussi l'influence s'évalue en tentative (par la position adoptée par l'exécutif) et en capacité (par l'étendue des moyens à la disposition des divers organes). Cette action peut prendre trois formes : Vobstruction systématique des tentatives de mobilisation des acteurs non-institutionnels (afin de limiter ces mobilisations aux seuls enjeux favorables à l'administration), Vinstrumentalisation d'une mobilisation

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(récupération par les autorités d'un mouvement à leur avantage) et enfin, la capacité d'un acteur à s'isoler des pressions populaires (en réduisant au minimum les opportunités d'interaction entre les niveaux, laissant s'épuiser le mouvement contestataire). Le contrôle social fait donc référence à la triple capacité des acteurs institutionnels « à isoler, à contraindre et à convaincre » (Gamson, 1975: 116-7).

Ces catégories nous permettent dès lors de voir que notre observation s'effectuera autour de deux indicateurs : les ressources et les enjeux. Toute mobilisation, qu'elle soit organisée ou spontanée, fait normalement connaître clairement ses revendications et n'hésite pas à publiciser ses doléances : il s'agit là de l'enjeu autour duquel s'organise l'action collective. Ces actions forcent les autorités à adopter elles-mêmes une position officielle ou à modifier/réaffirmer une position déjà formulée, qui peut s'avérer plus ou moins proche de celle des groupes mobilisés. Les ressources, quant à elles, sont multiples et s'investissent sous diverses formes : matérielles (emplois, salaires, investissements et droit d'accès à ces biens et services), non-matérielles (l'autorité, l'engagement moral, la confiance, les habitudes) et symboliques (invocation d'une mémoire historique, d'une perception populaire, de symboles identitaires) (Oberschall, 1973: 28). Comme nous l'avons souligné précédemment, ce travail insistera exclusivement sur la catégorie des ressources concrètes et tangibles, pouvant être observées et éventuellement quantifiées.

Ainsi, seront au cœur de cette recherche trois types distincts d'interactions entre les administrations et les communautés locales. D'abord, nous observerons les différentes tentatives de mobilisation autonome des acteurs locaux, sur des enjeux choisis et à l'aide de ressources propres. Ensuite, nous accorderons de l'importance aux différentes tactiques d'obstruction mises en place par les autorités afin de limiter au minimum les ressources accessibles aux communautés locales, entraînant chez elles une démobilisation. Enfin, nous examinerons également les processus de manipulation, c'est-à-dire une allocation ciblée de ressources envers des groupes précis, visant l'instigation d'une mobilisation faisant la promotion d'objectifs compatibles avec la politique des autorités régionales. Concrètement, il s'agit d'une mobilisation privée de ses deux caractéristiques propres, à savoir la

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