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La sensibilite dans les tragedies de Voltaire /

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LA SENSIBILITE DANS LES TRAGEDIES DE VOLTAIRE. RESUME.

La sensibilité dans les tragédies de Voltaire apparaft comme un amalgame complexe formé d'influences historiques, socio-logiques et psychosocio-logiques. Déjà, au dix-septième siècle, le pu-blic recherche au théâtre l'attendrissement. Les oeuvres de

Cor-~

neille et Racine comportent de nombreux éléments d'ordre affectif. Les thèmes de l'amour et de l'amour maternel dans les tragédies de Voltaire relèvent de cette influence et comportent une part d'ori-ginalité due à la personnalité de l'auteur.

Voltaire transpose ensuite dans son oeuvre sa haine du fa-natisme et des pr~tres cruels. D'autre part, il présente l'image d'un christianisme attendrissant et de nombreux personnages dont la haute tenue morale provient de leur sensibilité. Le dix-huitième siècle rattache également au domaine de l'affectivité certains termes tels l'humanité et la nature. Leur analyse nous fait déc ou-vrir comment s'accomplit une telle relation. Enfin, toute cette époque est caractérisÉe par un phénomène bien particulier, les larmes, moyen par excellence de manifester son émotion.

L'analyse des tragédies de Voltaire rév~le certains as-pects, peut-~tre moins connus de la personnalité de l'auteur et nous apporte également le reflet des aspirations de toute une époque.

Gaétane Hinse-Serre Frencrr Department. ~.

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Department of French MCGi11 University Montreal

by

Gaetane Hinse~Serre

A thesis submitted of the Faculty of Graduate Studies and Research in partial fu1fi11ment of the requirements for the degree of Master of Arts

Gaetane Hinse-Serre 1969

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entraina une ardeur sans précédent pour les sciences, sorte de pa-nacée universelle, qui allait enfin débarrasser l'humanité de tou-te superstition. Malgré la frivolité de la Régence, ~n se mit avec ardeur à la recherche de la vérité, et tout le si~cle s'engagea dans une lutte qui devait établir la suprématie des lumi~res.

Voltaire est souvent considéré comme le représentant le plus illustre de cette littérature de combat. Ne fut-il, en effet, que ce défenseur acharné des droits de la raison, ce pur cerveau dont les raisonnements rigoureux voulaient secouer la frivolité naturelle des Welches? Cet homme d'une mobilité extraordinaire, engagé corps et âme dans la lutte, n'a pas su ou n'a pas voulu s'arrêter ê l'analyse de ses états d'âme; croyait-il à l'instar du "misanthrope sublime" que "le moi est ha!ssable"? Son enfance demeure toujours secr~te, ses sentiments à l'égard de sa famille et surtout certains aspects de sa vie amoureuse font partie des énigmes de l'histoire. Chez cet écrivain qui, par son refus du lyrisme, a lui-même contribué ê répandre cette réputation de pur cerveau qu'on lui attribue volontiers, o~ trouverons-nous des marques de sensibilité?

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La postérité opare souvent un décalage entre les oeuvres d'un même auteur. Les écrits les plus célabres de Voltaire se clas-sent évidemment parmi ses ouvrages philosophiques. Or, dans ces oeuvres brille avant tout cet esprit fin et malicieux dont les multiples facéties enchantaient l'Europe entiare. Toutefois, cette existence si mouvementée fut également jalonnée d'une production thé8trale abondante et variée. Mais, comme ses tragédies n'attei-gnent pas, selon la plupart des critiques, la perfection formelle de ses écrits philosophiques, elles constituent maintenant les parties mortes de son oeuvre. L'importance énorme qu'elles ont tenue dans la vie de l'écrivain nous laisse cependant présumer . . leur intérêt.

Voltaire aimait passionnément le théâtre. Et ce goût chez lui remonte presque à l'enfance. En effet, ~ l'âge de douze ans, il compose déjA une tragédie, Amulius et Numitor. A ce pre-mier essai succédera Oedipe, présenté au public français en 1718. La prodigieuse carriare de Voltaire débuta et se termina sous les feux de la rampe. L'apothéose d'Irane représente en 1778, ses adi-eux à la scane qu'il avait longtemps dominée par sa présence. Soixante années voient naitre de façon ininterrompue opéras, comé-dies et tragécomé-dies, elles révalent une passion peu commune pour le théâtre.

Apras avoir écrit ses tragédies, une préoccupation le hante, les faire jouer. Aussitôt dans un séjour étranger, il

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cons-trult un théâtrë et les représentations s'organisent. Si le projet réussit, sa joie ne connatt plus de bornes, et ses "ange~n reçoi-vent alors des lettres remplies d'un enthousiasme juvénile et dé-bordant. Et puisqu'on ne peut constamment recourir aux services de comédiens professionnels, on met les mains ~ la pâte, Madame Denis joue Zalra et lui-même, n'en déplaise aux bien-pensanta, celui de Lusignan. Transporté d'enthousiasme, il écrit alors:

Madame Denis est entourée de tailleurs, de coif-feurs et d'acteurs ••• elle joue Zalre ••• elle nia pas les beaux yeux de Gaussin, mais elle joue infiniment mieux qu'elle ••• ! Je fais Lusignan, ce rôle me convient et l'on pleure. (1)

Comment expliquer une telle prédilection pour le théa-tre? Voltaire n'était pas le seul ~ vibrer devant les artifices de l'ert dramatique. A cette 'poque, jouer la comédie constituait le divertissement par excellence. Tous les châteaux possédaient leurs petits théâtres. Les hôtes de marque offraient ~ leurs invi-tés la représentation d'une ou plusieurs tragédies. Le théâtre de société connut alors une vogue incroyable. Les princes du sang, la Duchesse du Maine, le Prince de Conti, le Duc d'Orléans et les riches bourgeois, tel La Poplini~re possédaient leurs sc~nes par-ticuli~res. A cause de cet engouement, le théâtre devient le

(1) Cité par Perey, Lucien et Maugras, Gaston, La Vie Intime de Voltaire, Paris, Calmann L'vy, 1892, p. 13.

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moyen par excellence de briller dans la société. L'art dramatique conduit à la gloire. Le bruit des applaudissements enivre Vol-taire et rien ne lui procure un plus grand bonheur que le succ~s

d'une représentation thé~trale.

Corneille et Racine brillaient alors de tout leur éclat. mais rien n'effarouchait ce jeune ambitieux. Le défi s'avérait dif-ficile à relever; la gloire à conquérir balayait toute hésitation. Un tel désir de réussite ne suffit pas toutefois pour justifier la constance avec laquelle Voltaire produisit ses tragédies. Cet homme était véritablement habité par le démon du théâtre et, si ses oeuvres dramatiques p~chent par de nombreux défauts, elles démontrent da la part de l'auteur un don indiscutable. La varlé-té de ses productions prouve la facilivarlé-té avec laquelle il imagi-nait les intrigues les pfus complexes et la réussite de certaines de ses créations rév~le qu'il savait également animer ses person-nages, En outre, nous dit Bruneti~re, "nul n'a eu plus que lui cet ~clat, ce brillant, ce "COloris", qui durent d'ailleurs ce qu'ils peuvent, mais, vous le savez, qui charment les contempo-rains." (1)

Ces qualités ont évidemment perdu un peu de leur relie~ - " mais Voltaire n'écrivait pas pour la postérité. Le succ~s

(1) Bruneti~re, Ferdinand, Les époques du théâtre français, Paris, Calman, Lévy, 1892, Ile conférence, p. 258-259.

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immédiat lui importait davantage. Il ne concevait d'ailleurs le thé@tre qu'en fonction des représentations. "Il faut avouer, di-sait-il, que sans les grands acteurs, une pi~ce de théâtre est sans vie; c'est vous qui lui donnez l'âme. La tragédie est enco-re plus faite pour êtenco-re enco-représentée que pour êtenco-re lue.n(l) Une telle conception explique la connaturalité existant entre l'écrivain et son public dont il cherchera sans cesse à percevoir les goûts et les désirs. Voilà pourquoi ses tragédies reflètent la plupart des caractéristiques du dix-huiti~me si~cle.

Comment apparatt la sensibilité dans le théâtre de Vol-taire? Elle provient tout d'abord de l'époque précédente, puisque la tragédie classique comporte déjà de nombreux éléments d'ordre ~ffectif. D~s lors, nous voyons, grâce à différents facteurs, se dessiner peu à peu une évolution du public qui recherche avant tout au théâtre l'attendrissement. L'émotion se manifestera en

premier lieu dans les secteurs traditionnels, l'amour, l'amour mater-nel et, progressivement, envahira tous les domaines.

On s'interroge souvent sur la valeur et la sincérité de ces manifestations. En effet, nous dit Blondel,

à distance la caract~re conventionnel des thèmes affectifs selon lesquels nos prédécesseurs ont

(1) Voltaire, Thé@tre, Paris, Garnier, Moland, 1883, Préface de Zulime, p. 6, t. 3.

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conçu leurs émotions et leurs nous saute d'emblée aux yeux. (1)

Chaque époque élabore son propre code et Voltaira nous transmet celui du dix-huiti~me si~cle. On peut donc considérer la sensibi-lité dans son oeuvre en partie comme un phénomène social. Mais, par un jeu d'inter-influences, le milieu ambiant joue un grand rôle dans la formation de l'individu, on verra comment les dif-férentes tendances de cette époque rejoignent tr~s souvent la per-sonnalité de l'auteur. La sensibilité apparatt donc comme un amal-game tr~s complexe d'influences historiques, sociales et psycholo-giques.

(1) Blondel, Charles, Introduction ~ la psychologie collective, Paris, Colin, 1928.

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Le dix-septième siècle produisit deux grands dramaturges, Corneille et Racine. Ils présentent un univers dramatique et une conception de l'homme accusant de multiples différences. Leurs oeuvres proviennent de moments historiques déterminés. Le contras-te entre leurs tragédies pourrait-il s'expliquer en partie par une évolution subie par la société au cours du siècle classique?

Corneille conçoit ses tragédies pendant la Fronde, épo-que caractérisée par les guerres, les conspirations et les trou-bles politiques. Tous se passionnent pour les affaires de l'état; il Y a peu de temps ~ consacrer ~ l'amour lorsqu'il faut combat-tre pour l'honneur et la gloire. De cette période tourmentée, le théâtre de Corneille laisse une image sans doute idéalisée mais non moins fidèle. Evoluant dans un tel contexte, le héros corné-lien proclame:

Nous n'avons qu'un honneur, il est tant de mattresses! (1) Mais ce serait nier la complexité de l'univers cornélien que de le réduire uniquement ~ l'illustration de l'amour hérolque. Cette conception, magistralement représentée dans le~, se retrouvera ~ ~eu près identique dans Horace, Cinna, Héraclius et Nicomède. Ce-pendant, l'auteur ne pouvait rester étranger ~ l'évolution de

son milieu ainsi qU'~ l'élaboration de la préciosité. Cette influence

(1) Corneille, Pierre, Théâtre complet, Paris, Gallimard, 1950, Le Cid, acte 3, sc., 6, P. 801.

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apparatt de façon tr~s sensible dans plusieurs personnages corné-liens. Presqua toutes les pi~ces postérieures ~ Cinna contiennent un couple de héros galants, Thésée et Dircé dans Oedipe, Pompée et Aristie de Sertorius, les rois Valamir et Ardaric dans Attila, etc. Le goût de l'amour et des coeurs tendres est tellement répandu aupr~s du public que l'auteur croit devoir écrire dans la préface de Sophonisbe:

J'aime mieux qu'on me reproche d'avoir fait mes fem-mes trop hérofnes, par une ignorante et basse affec-tation de les faire ressembler aux originaux qui en sont venus jusqu'~ nous, que de m'entendre louer d'avoir effiminé mes héros par une docte et sublime complaisance au goût de nos délicats, qui veulent de l'amour partout, et ne permettent qu'~ lui de faire aupr~s d'eux la bonne ou mauvaise fortune de nos ou-vrages. (1)

Cette influence de la préciosité donnera naissance ~

la tragédie du tendre dans laquelle s'illustrera cet art d'aimer factice et conventionnel appelé la galanterie. L'hStel de Rambouil-let a disparu, mais d'autres salons en assurent la survivance. Madame Deshouliêres, la Comtesse de Noailles, la Duchesse de Mont-pensier recueillent l'héritage de la préciosité. Ces incursions sans cesse renouvelées sur la carte du Tendre se transposeront au théâtre. Vers 1650, la tragédie hérofque n'a plus sa raison d'~tre et Thomas Corneille écrira avec Timocrate, en 1656, la

premi~re tragédie du tendre. A partir de ce moment, nous dit

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Perrault:

le genre fait fureur, tous les auteurs mettent l'an-tiquit~ à la"sauce douce": Mlle Desjardins dans

Ni-t~tis; Boyer dans Clotilde, La Mort de D~m~trius,

oropaste ou le faux Tonoxare; l'abbé de Pure dans ostorius; Thomas Corneille dans Darius, Camma, Pyrrhus; Quinault dans Astrate, La Mort de Cyrus, Le Mariage de Cambise, etc. (1)

Corneille publie le ~ en 1636, Andromaque sera pré-sentée en 1667. Quelle évolution a connue le dix-septi~me si~cle pour susciter en un laps de temps relativement court des oeuvres aussi diff~rentes? Au moment où Racine ~crit son premier chef-d'oeuvre, la France a d~jà rel~gu~ au loin les troubles de la Fronde. Le nouveau monarque impose à la France enti~re des ca-dres qui ne s'effondreront qu'à sa mort. Tout devient fortement hlérsrchis~ et ordonné jusqu'aux moindres manifestations de l'~-tiquette mondaine.

Versailles constitue le centre vers lequel tous les re-gards convergent. On voit alors s'~laborer une forme de vie so-ciale oppos~e à celle de l'époque pr~c~dente. Cette sociét~ for-me un public aux exigences nouvelles. La g~n~ration de 1660 compose

pour le th~âtre comme pour l'ensemble de la vie sociale, son code de biens~ances, de convenances, de goûts: tout un ensemble de normes, ~crites ou non, auxquelles, plus ou moins consciemment,

adhè-(1) Cité par Nadal, Octave, Le sentiment de l'amour dans l'oeuvre de Pierre Corneille, Paris, N.R.F. Librairie Gallimard, p. 233.

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rent les adeptes du groupe. La liberté de création de l'écrivain s'en trouve considérablement restrein-te. (1)

La tragédie héro!que ne pouvait survivre dans une société o~ toute la gloire consistait ~ s'assurer les faveurs du jeune roi. Il de-venait impossible pour Corneille de retrouver cet accord tacite avec le public sans lequel le succès est incertain. Pour les courtisans de Versailles, une seule chose compte, l'amour.

VoilA le climat qui règne en France au moment o~ Racine écrit sa première oeuvre, la Thébafde. Et si nous doutions enco-re de l'importance prise par l'amour auprès du publiC, l'avertis-sement de l'auteur suffirait A nous en persuader. Racine éprouve le besoin de se justifier pour avoir traité le sujet des Frères ennemis sans la présence de personnages amoureux.

L'amour, dit-il, qui a d'ordinaire tant de part dans les tragédies n'en a presque point ici. Et je doute que je lui en donnasse davantage si c'é-tait A recommencer. Car il faudrait que l'un des deux frères fut amoureux, ou tous les deux ensem-ble. Et quelle epperence de leur donner d'autres intérête que ceux de cette fameuse haine qui les occupait tout entiers? Ou bien il faut jeter l'a-mour sur un des seconds personnages, comme j'ei fait. Et elors cette passion qui devient, comme étrengère BU sujet, ne peut produire que de mé-diocres effets. (2)

L'euteur oPPosB-t-il toujours un tel degré de résistence

(1) Descôtes, Maurice, Le public de thé8tre et son histoire, Paris, Presses Universitaires de Frence, 1964, p. 346.

(2) Racine, Thé8tre complet, Paris, Gallimard, 1950, Préface de la Théba!de, p. 133-34, t. 1.

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au milieu ambiant, Andromaque illustre déjà une connaissance du coeur humain allant bien au-delà des conventions. Hermione, Oreste

inaugurent la série de ces @tres passionnés pour lesquels l'amour ne saurait se confiner aux normes de la galanterie. Au caract~re

purement superficiel d~une telle conception, le dramaturge substi-tue la véritable passion, non plus endiguée par les cadres de la préciosité, mais poursuivie jusque dans ses aspects les plus obs-curs et les plus instinctifs. L'amour devient cette force sauva-ge, ce torrent devant lequel l'être humain se retrouve totalement démuni. Hermione préfigure déjà Phèdre, la plus grande création du théâtre racinien.

Cependant, tous les personnages ne possèdent pas ce de-gré de profondeur et d'intensité psychologiques. Chaque tragé-die présente an effet des raIes offrant une résistance moindre à l'atmosphère qui imprégnait alors le théâtre français. Cer-tains couples d'amants affichent un comportement fort sembla-ble à celui des héros précieux, Britannicus et Junie, Achille et Iphigénie, Xiphar~s et Monime, Atalide et Bajazet, Hippolyte et Aricie.

Nous considérons aujourd'hui ces personnages avec moins d'intérêt. Le dix-septième siècle partageait-il cette opinion? Certains titres prouvent au contraire que le public d'alors ac-cordait son attention à des raIes nous paraissant inférieurs. Pourquoi Britannicus et Bajazet au lieu de Néron et Roxane?

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Madame de Sévigné raconte dans une lettre ~ sa fille, le 24 août 1689, que la Champmeslé devait lutter pour conserver le rôle d'A-talide.(l) Un tel choix étonne. Ne

rév~le-t-il

pas les préférences du public? Racine ne pouvait alors se permettre l'audace de donner

â l'une de ses tragédies le nom d'un homme ~ jamais symbole d'hor-reur et de cruauté. Sain-Evremond lui reprochait en effet d'avoir "travaillé sur un sujet qui ne peut souffrir une représentation agréable: "Agrippine, Néron, Narcisse sont si "noirs", dit-il,

que l'horreur qu'ils inspirent détruit en quelque manl~re la Pi~ce.n(2) De plus, parmi les tragédies de Racine ayant obtenu le

plus de succês aupr~s des contemporains, Ph~dre et Britannicus occupent le second rang. Elles nlont point soulevé l'enthousias-me éprouvé pour Mithridate.

C'était l'oeuvre que le roi préférait; c'était calle qui inspirait ~ Mme de Coulanges une "continuelle ad-miration", on jugeait l'oeuvre charmante, tant on a-vait l'occasion d'y pleurer. (Lettre â Mme de Sévigné, 24 fev. 1693). En vingt ans, de 1680 ~ 1700, elle ne fut pes représentée moins de 98 fois, chiffre considé-rable pour l'époque. On la jouait chez Monsieur, ~ Saint-Cloud, ~ l'occasion du mariage du Dauphin, et ~ St-Germain,

a

Fontainebleau, ~ Chambord. Elle était la divertissement le plus apprécié des manifestations officielles. (3)

Et pourtant cette piêce ne comporte aucun personnage atteignant la densité psychclogique d'Agrippine ou de Ph~dre. Xiphar~s,

Mo-(1) Citée par Maurice Descôtes, Les grands rôles du théâtre de Racine, Paris, P.U.F. 1957, p. 102.

(2) Lettre ~ M. de Léonne, citée par Descôtes, ~., p. 53. (3)

lQ!9.,

p. 113.

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nime et Mithridate obéissent ~ l'éthique de l'amour, mais ~ aucun moment, ils n'en deviennent les victimes. Cet engouement prouve ~ quel point le charmant offrait déj~ plus d'attraits que le pro-fond.

D~s cette époque, le succ~s d'une tragédie se rattache à

la sensibilité. Le public adopte avec ferveur une oeuvre offrant de multiples possibilités d'attendrissement_ Déjà, le grand cri-t~re invoqué devient les larmes. D~s la publication d'Andromaque, Racine écrit dans la Préface, dédiée à Madame: "On savait enfin que vous l'aviez honorée de quelques larmes d~s la premi~re lecture que je vous en fis." (1) Ces quelques larmes constituent pour le public une promesse d'intérêt.

Andromaque demeure en effet l'expression la plus réussie de l'amour maternel. Elle représente de plus l'innocente victime dont le sort suscite ~ la fois l'admiration et la pitié. Cette tendance des spectateurs è préférer dans une pl~ce le rôle à ses yeux le plus touchant, celui de la victime, ne cessera de crottre. Elle atteindre son apogée avec le personnage, selon une certaine optique, le plus émouvant de tout le théâtre racinien, Bérénice. Voilà enfin une hérelne sur laquelle les spectateurs peuvent s'a-pitoyer et déverser le trop plein de leur sensibilité. Racine

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~crit alors: "Je ne puis croire que le public me sache mauvais gré de lui avoi~ donné une tragédie qui a été honorée de tant de larmes et dont la trenti~me repr~sentation e été aussi suivie que la

pre-°1)

mi~re".l Voltaire dira, pr~s d'un si~cle plus tard: "Cet ouvrage dramatique. Qui n'est peut-être pas une tragédie, a toujours excité les applaudissements les plus vrais: ce sont les larmes." (2) L'ha-bitude de juger une nouvelle pi~ce par le nombre de larmes versées a'appliQuera également aux créations ultérieures de Racine. Mithri-~ et surtout Iphigénie emport~rent tous les suffrages gr~ce ~

leur caract~re touchant.

De ce théâtre, pourtant si riche de profondeur et d'in-tensit~ psychologiques, les nouveaux auteurs ne retiendront que l'aspect le plus artificiel. Racine échappait souvent â la médi-ocrit~ du langage précieux par la Dureté de son style. Mais, après lui, la sc~ne sera envahie par lesradaurs de la galanterie. Ecou-tons l'un de ces galants déclarer son amour:

Jamais on ne brûla d'un amour plus parfait; Acceptez-en le témoignage,

Depuis assez long-temps, mes feux Subissaient le sort rigoureux

De ne pouvoir ou n'oser se produire; Mais puisqu'enfin je suis essez heureux Pour vous rencontrer en ces lieux

Et pour trouver l'instant de vous instruire

Des traits que dans mon coeur ont port~ vos beaux yeux, Permettez-moi de vous le dire,

tClarice, oui, j'ose vous aimer. (3)

(1) Racine,

lE!&.,

p. 484.

(2) Voltaire, ~., Commentaires sur Corneille, p. 271.

(3) La Grange-Chancel, Théâtre, PariS, N.B. Duchesne, 1758, Le Dé-guisement, acte l, sc., 9, p. 47-48.

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In~s de Castro constitue un mod~ie dans ce genre. Elle remporta un énorme succ~s, grâce aux situations attendtissantes multipliées ~ plaisir par l'auteur. In~s a épousé secr~tement Don P~dre. contrai-rement à la volonté du roi Alphonse qui lui destinait son propre fils. L'héro!ne fléchira la col~re du roi, mais pour concéder lé-g~rement au caract~re tragique, elle mourra, victime de la cruauté de la reine-m~re de Castille. Tout le dix-hulti~me siècle en pleura d'émotion, y compris Voltaire.

Aux yeux de ce public de plus en plus attiré par les chas-sés-croisés de la galanterie, l'Antiquité apparaissait sous des cou-leurs trop sombres. Une lourde accusation pesait sur elle: elle par-lait peu dtamour. Antigone, Electre ne connaissaient que le meurtre et la vengeance, 11 fallait leur apprendre l'art d'aimer. Voil~ le plus grand des bienfaits ~ leur rendre. Crébillon, entr'autres, se chorges de cette aimable tache!

Loin que cet amour dont on fait un monstre en soit un, dit-il, je prétends qu'il donne encore plus de force au caract~re d'Electre, qui a dans Sophocle plus de férocité que de véritable grandeur: c'est moins la mort de son p~re qu'elle venge, que ses propres malheurs. Triste objet des fureurs d'Egis-the et de Clytemnestre, n'y a-t-il pas bien ~ s'é-tonner qu'Electre ne soit occupée que de sa ven-geance? (1)

Vol1~ une étrange attitude! Electre et Oreste ne vivent Que pour

(1) Crébillon, Oeuvres! Paris, Imprimerie A. 8elin, 1812, Préface d'Electre, p. 1~7-SB, ~. 1.

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venger la mort de leur p~re. Quels caract~res rébarbatifsl Ils de-viendront amoureux. En effet, Crébillon dans Electre, a présenté ce que Voltaire appelait "la partie carrée", c'est ~ dire au lieu d'un fr~re et d'une soeur assoiffés de vengeance, deux couples d'amoureux: Oreste-Iphinianasse, Electre-Itys. Ainsi habillé ~

la mode du jour, il devient difficile de reconnattre le héros grec.

Votre filla, seigneur, dit-il, est d'un prix ~ mes yeux Au-dessus das mortels, digne même des dieux.

Je vous dirai bien plus: j'adore Iphianasse; Tout mon respect n'a pu surmonter mon audace; Je l'aime avec transport; mon trop sensible coeur Peut à peine suffire ~ cette vive ardeur. (1) Comment l'auditoire pouvait-il entendre sans sourire de telles déclarations?

L'envahissement graduel de la sensibilité dans le théatre relAve de multiples facteurs dont l'importance de la femme. Si les tragédies ne peuvent passer la rampe sans faire une large place ~ l'amour, ceci dénote l'influence grandissante de le femme dans la société. Depuis la malicieuse eatire de Montesquieu, nous savons que rien ne se fait en France sans son secours. Elle r~gne partout,

â la cour, au foyer; c'est d'elle que proviennent les faveurs ou les disgrâces.

De plus, la femme participe avec enthousiasme au grand

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Mouvement de curiosité universelle Qui anima toute cette époque. Loin de se confiner au foyer, elle se passionne pour la science, la guerre, la pori tique. Nous savons avec Quelle ferveur elle as-siste aux démonstrations publiques de ~hysiQue et de chimie. La femme devient un être social et ne se contente plus de briller

~ la cour comme Madame de Sévigné. Elle veut désormais exercer son influence dans toutes les sph~res de la société.

Son emprise apparaft encore plus évidente dans le domaine littéraire. N'est-ce pas elle Qui établit la réputation d'un écri-vain? Un roman vient d'être publié: s'il lui platt, le succ~s en est assuré. De sa protection dépend la réussite, et les portes de son salon conduisent A la gloire. Mais surtout, nous dit Goncourt,

Voyez la au théâtre: son caprice est le destin des premi~res représentations. Elle décide de la victoirs ou de la défaite des vanités d'auteurs. Elle com-mande, mieux Que la Morli~re, à toute une salle. Son applaudissement sauve la tragédie Qui chute: un de ses baillements tue la comédie qui réussit. C'est elle Qui fait jouer les pi~ces, les fait sortir du portefeuille de l'homme de lettres, les retouche, les annote, les impose aux comités, aux minist~res, au roi m~me; c'est elle Qui fait monter sur la scè-ne les Philosophes et Figaro. Sans son patronage, sans la recommandation de son engouement, on n'est ni joué, ni applaudi, nimm~me lu. (1)

Or la femme demande A être émue, elle adore verser des larmes. Voil~ avant tout ce Qu'elle recherche au théâtre. Seules les

(1) Goncourt, Edmond et Jules, La Femme au XVIIIe siècle, Paris, 8iblioth~Que Charpentier, 1896, p. 401.

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piaces faisant appel à son émotivité trouvent grâce ~ ses yeux. Pour lui plaire, les auteurs broderont d'infinies variations sur le thame éternel de l'amour.

Quelles perspectives s'offraient alors ~ l'écrivain vou-lant débuter dans la carriarà dramatique? D'une part, le lourd héritage du siacle classique auquel s'ajoutent les fadeurs des contemporains, de l'autre, un public dont le goût se porte de plus en plus vers la sensibilité. Comment réagira Voltaire, né, comme Chateaubriand, au confluent de deux si~cles, face à de tels déterminismes?

Tout d'abord, loin de renier les chefs-d'oeuvre précédents, le jeune auteur en fit son pain quotidien. Nous avons vu que chez lui, le goût pour le théâtre stest éveillé tr~s tôt, et ce goût provient d'un contact fréquent avec les mettres du dix-septième siècle, Corneille et Racine. Voltaire possédait une connaissance tras approfondie du théâtre classique et cette connaissance est génératrice d'admiration. Tout ce qui touchait au "grand slacIe" le passionnait. Un tel enthousiasme provient en partie de saror-mation au coll~ge Louis le Grand. Si Voltaire n'a point ménagé ses attaques contre les Jésuites, d'autre part, Il les a toujours considérés comme des hommes d'un goût tras sûr. Aussi tout au long de sa carriare, il s'adressera à eux afin de recueillir ou non leur epprobation. A l'occaslon de Mérope, il écrit au père Tournemine:

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que ma Mérope vous ait plu? V avez-vous reconnu quelques-uns de ies sentiments généreux que vous m'avez inspirés dans mon enfance? Si placet tuum est: c'est ce que je dis toujours en parlant de vous et du P~re Porée ••• " (1)

Voltaire reçoit donc une formation qui faisait une large part à l'étude des chefs-d'oeuvre classiques. Tr~s tôt, il con-çolt une vive admiration pour les deux plus grands dramaturges du dlx-septi~me s1.cle. On l'a tr~s souvent accusé ~ l'égard du premier d'avoir fait preuve de jalousie. Ses commentaires ont

~

suscité ~ leur~beaucoup de commentaires ••• Il est vrai que Vol-taire supportait difficilement la concurrence, mais cette jalou-sie ne s'est jamais exercée ê l'égard de Racine. N'oublions pas que ses Commentaires sur Corneille sont svant tout d'ordre gram-matical et Voltaire, influencé par son si~cle, ne pouvait suppor-ter aucune entrave à le pureté de la langue française. De plus, le classicisme, il faut l'avouer. un peu étroit de sa pensés s'accordait msl avec le baroque de certaines tragédies corné1ien-nes.

l'amour:

Pour lu1, Racine demeure le peintre insurpassable de

Oul, Monsieur, écrit-il â Vauvenargues, je regarde Racine comme le meilleur de nos po~tes tragiques, sans contredit; comme celui qui seul a parlé au coeur et ~ la raison, qui seul a été véritablement sublime sans aucune enflure, et qui a mis dans la diction un charme inconnu jusqu'à luir Il est le

(1) Lettre au P~re Tournemine, déc. 1738, citée par Desnoireterres, Gustave, YEltaire et la Société française au XVIIIe sl~cIet Paris, Didier et Cie, IB67, p. 25, t. 1.

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seul encore qui ait traité l'amour tragiquement; car, avant lui, Corneille n'avait fait bien par-ler cette passion que dans le Cid, et le Cid n'est pas de lui. L'amour est ridicule ou insipide dans presque toutes ses autres pi~ces. (1)

Une telle préférence rév~le en partie les conceptions dramatiques de Voltaire. Il subordonne le baroque au classicisme et ne dédai-gne pas la présence de l'amour au théâtre pourvu qu'il soit traité de façon vraiment tragique.

Cette admiration s'adresse également ~ Quinault. Voltaire, tout au long de son existence, n'a cessé de prodiguer des éloges

~ cet écrivain qu'il jugeait élégant et gracieux. Il ne le considé-rait pas l'égal de Racine, mais on avait tort selon lui de le croi-re fade et superficiel. Il croi-reprochait surtout ~ Boileau de l'avoir

mé~risé en mettant l'accent sur la supériorité de son collaborateur, le musicien Lulli. La célébrité de Quinault ~ cette époque prove-nait surtout de ses activités de librettiste. Voil~ pourquoi, se-lon Voltaire, l'amour devait y occuper la premi~re place. Mais l'amour ainsi traité ne s'éloigne-t-il pas du caract~re tragique? Cette préférence pour l'un des auteurs de la tragédie du tendre laisse déjê entrevoir la complexité des goûts voltairiens.

De ce contact fréquent avec le si~cle classique, que conservera l'auteur? Tout d'abord. il partagera les conceptions dramatiques de ses prédécesseurs. A l'instar de Corneille et Racine. il compose ses tragédies dans le but de plaire et de toucher. Quels moyens emploiers-t-il pour atteindre ce but?

(1) Voltaire, ~ettres choisies, Paris, Garnier et Fr~res, 1963, lettre du 26 fev. 1769, p. 439.

(27)
(28)

Voltaire, au moment d'entreprendre une carri~re dans l'art dramatique, envisage tout d'abord les difficultés de ce projet. La perfection atteinte au si~cle précédent lui impose la nécessité d'apportar ~ la tragédie cartaines innovatione. Un espect le frappa, le peuvreté de la mise en sc~ne dans le thé8-tre classique. Voltsira pense que l'un des meilleurs moyens de toucher le public est de l'impressionner par un spectacle visuel. Non que cet aspect doive primer sur le texte, mais il en constitue un suxiliaire important.

Il a d'ailleurs été l'un des premiers ~ insister sur l'im-portance de la sansibilité phyaique au thé8tra.

Je sais bien, dit-il, que ce n'est pas un grand m6rite de parler aux yeux; mais j'ose âtra aûr que le sublime et le touchant portant un coup beaucoup plus sansible quand ils sont soutanus d'un appareil convenable, et qu'il faut frapper l'8me et les yeux ~ la fois. (l)

De l~ l'attention particuli~re accordée ~ la mise en scène. Dans La Mort de C6sar, il introduit le sénat allant aux urnes et dans ses oeuvres ultérieures, ses indications se feront de plus en plus nombreuses et précises.

En ce sens, il déplore également le peu d'action contenu dans les tragédies françaises. Remarquons la signification parti-culiAra eccordée ~ ce terme qui, dens son esprit, symbolise

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pect visuel. Pourquoi transposer un événement en récit au lieu de l'illustrer? D~s la présentation de Marianne, il tentera de mettre en pratique cette opinion, mais les spectateurs, désorientés,

ma-nifest~rent leur désapprobation. l'auteur renouvellera par la suite sa tentative et accordera une importance sans cesse grandissante aux éléments spectaculaires.

la connaissance du théâtre anglais viendra renforcer son point de vue à ce sujet. les drames shakespeariens avaient provo-qué chez Voltaire une forte émotion. race à une telle puissance dramatique, les tragédies françaises lui apparaissaient de plus en plus comme une série de conversations. Ces impressions deviendront chez lui presque une hantise. De nombreuses pi~ces portent en effet la marque d'une telle influence. l'auteur revient probablement d'An-gleterre avec les ébauches de Brutus; suivront La Mort de César, Za!re, et plus tard, Eriphyle et Sémiramis. Son rêve le plus cher est d'apporter à la scène française un peu de la terreur qu'il a ressentie au contact des grandes fresques shakespeariennes.

Voltaire n'a toutefois pas retenu l'essentiel de ce théâtre. l'aspect extérieur l'intéresse davantage. L'apparation de la!us dans Hamlet l'av2it complètement bouleversé. Nous con-naissons la mauvaise fortune de cette ombre. Dans Eriphyle, Amphi-araUs, assassiné par la reine, revenait demander vengeance à son fils Alcméon. On raconte que l'ombre étant incapable de se frayer un passage sur la scène, alors encombrée de spectateurs, l'un des figurants dut crier: "Place à l'ombre!" Le parterre ne rat~ pas

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cette occasion de donner libre cours ~ sa verve satirique. L'auteur ne réussit pas par ce moyen ~ susciter le climat d'horreur créé par Shakespeare a

Ombre d'Amphiara6s Arrête, malheureuxl Eriphyle Amphiara6s! ô ciel! où suis-je?

Alcméon Ombre fatale,

Quel dieu te fait sortir de le nuit infernale? Quel est ce sang qui coule? et quel es-tu?

Ombre d'Amphiara6s Ton roi.

Si tu prétends régner, arrête, et venge-moi.

Alcméon Eh bien! mon bras est prêt; parle, que dois-je faire? Ombre d'Amphiara6s Me venger sur ma tombe.

Alcméon Et de qui?

Ombre d'Amphiara6s De ta mère. Cl)

Une telle sécheresse de langage pouvait difficilement enfien-drer l'angoisse et la terreur. Voltaire tente ~ nouveau d'introdui-re le spectd'introdui-re dlHamlet dans ses tragédies mais sans plus de succès. On fut choqué de l'apparition de cette ombre en plein jour, meis l~ ne réside pas la cause de l'échec. Le dramaturge admirait sin-cèrement le merveilleux shekespearien mais le scepticisme de son intelligence l'empêchait de croire réellement ~ de tels procédés.

Une autre influence apparaît non moins évidente ~ la lec-ture des tragédies de Voltaire, celle du romanesque. A cette époque

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toutes les productions dramatiques dénotent une telle infiltration. Le plus grand succ~s de Crébillon, ~hadamiste, ne repose-t-il pas sur la multiplication des coups de théâtre? Non seulement Voltaire subit cet envahissement, mais, de toute évidence il aa à l'encontre de ses propres tendances. Cet aspect apparatt peut-être un peu pa-radoxal chez l'auteur de Candide. Les incroyables péripéties bou-leversant l'existence de ce héros rel~vent cependant d'une imagi-nation tr~s fertile. Voltaire met au service de son théâtre la m&-me puissance d'invention. Composer une intrigue de ce genre ne cons-titue pas un fardeau pour lui. Emporté par les voiles de l'imagi-nation, il écrit Ze!re en trois semaines, Olympie en si. jours.

Voltaire reconnaissait d'ailleurs le caractère romanes-que de see pi~ces. Pour lui, Alzire "n'est qu'un roman mis en ac-tion et en

vers,,~l~ens

doute, Voltaire-critique devait-il réprouver de tels abus, mais le complaisence évidente avec laquelle il commet de telles entorses révilent leur caractère inéluctabla. Le public raffolait du romanesque. Voltaire atteint son but, provoquer l'é-motion des specteteurs par le déroulement de situations plua bou-leversantes les unes que les autres. Tenu en haleine par une telle succession d'événements, l'au~itoire se laisse emporter par aa sen-sibilité sans rechercher les liens logiques devant les réunir.

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Comment, nous dit La Harpe, l'auteur a-t-il pu se permettre tant de failles de cette importance? Le

succ~s constant a répondu pour lui: c'est qu'au théatre les situations sont si fortes et si atta-chantes, que l'on ne songe gu~re à examiner com-ment elles sont amenées. Le~cteurs pensent et parlent si bien dès qu'ils sont sur la scène, que l'on oublie tout le reste, et le coeur est si ému, que la raison n'a pas le tems de faire une objec-tion. C'est ce qua Gresaet a tr~s bien exprimé dans ces vers sur la tragédie d'Alzire:

Aux r~gles, m'a-t-on dit, la pi~ce ast peu fidelle, Si mon esprit contre elle a des objections,

Mon coeur a des larmes pour elle;

Le coeur décide mieux que les réflexions. (1) Voltaire reprochait tr~s souvent ~ ses contemporains l'al-lure mélodramatique de leurs productions. Et pourtant, il tombe à maintes reprises dans le même travers. Les peesonnages subis-sant des aventures aussi mouvementées rencontrent de multiples difficultés sur leurs routes. Ils évoluant très souvent sans se connattre mutuellement, parfois, ils ignorent même leur propre identité. Le théatre de Voltaire se peuple d'enfants perdus, de parents disparus, etc. Et l'auteur de multiplier les reconnaissan-ces si émouvantes, toujours recommencées, mais toujours accueiJ:-lies avec un torrent de larmes.

Surtout, en prévision de ces retrouvailles, 11 ne faut pas oublier les signes distinctifs. Sans la petite croix PDrtée par Zalre, Lusignan n'aurait pu retrouver S8 fille et sans

l'ar-(1) La Harpe, J.F. Le Lycée ou Cours de Littérature, Paris, Déter-ville et Lefevre, 1828, p. 402, t. 8.

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mure conservée par Egisthe, Mérope allait tuer son propre fils. Llar-chitecture de certaines tragédies repose parfois sur des bases bien fragiles, ai Aménaide avait indiqué le nom de Tancr~de sur sa let-tre, le drame ne pouvait avoir lieu. Nous nous étonnons de voir un homme d'une intelligence aussi impitoyable s'attacher â des moyens d'une telle puérilité. Mais notre stupéfsction redouble quand il affirme:

Les reconnaissances sont toujours touchantes, â moins qu'elles ne soient très maladroitement trai-tées; mais les plus belles sont peut-être celles qui prOduisent un effet qu'on n'attendait pas, qui ser-vent ê faire un nouveau noaud, â le resserrer, qui, replongent le héros dans un nouveau péril. On s'inté-resse toujours ê deux personnes malheureuses qui se reconnaissent après une longue absence et de grandes infortunes; mais si ce bonheur passager les rend encore plus misérables, clest alors que le coeur est déchiré, ce qui est le vrai but de la tragédie. (1)

Conformément ê ce but, et sur les conseils de Diderot, l'au-teur va également recourir â la pantomime. Dans Tancr~de, le jeu de Mademoiselle Clairon, entrecoupé de soupirs, de regards voilés et de silences prolongés réjouissait fort Diderot. De plus, certaines tragédies, telle Olympie, influencées par l'opéra, seront construi-tes sous 'la forme d'une succession de tableaux.

Toutes ces innovations d'ordre plut8t extérieur poss~dent toutefois un but identique, satisfaire le goût du public. Il était sans doute difficile de conserver un classicisme intégral dans une

(1) Voltaire, ~., Discours sur les principales tragédies ancien-nes et moderancien-nes, p. l8?, t. 4.

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époque assoiffée de romanesque, mais la secr~te complaisance avec laquelle Voltaire obéit à tous ces courants nous prouve l'affini-té le rattachant ~ son milieu.

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(36)

Maintes fois, au cours de SB carrl~re, Voltaire a exprimé ses conceptions au sujet de l'amour. Il n'ignorait pas la tendance prédominante du public recherchant avant tout au théâtre l'illus-tration de cette passion. Un tel exclusivisme provient selon lui de la domination féminine:

Il n'y a gu~re, dit-il, que des jeunes gens et de belles dames bien mises, tr~s françaises, et très peu romaines qui aillent ~ nos spectacles; il faut leur perler de ce qu'elles font, et sans amour, point de salut. (1)

Ses critiques portent aur l'intrusion de l'amour au milieu de su-jets qui, normalement, n'en comporteraient pas. Voil~ selon lui la faute la plus impardonnable du théâtre français.

Il n'entend pas priver la tragédie d'un élément aussi pri-mordial. Il déplore toutefois la facilité avec laquelle la galante-rie se substitue ~ l'amour. Même le grand Racine n'échappe pas ~

un tel reproche. Mais, par contre, le premier, il a su traiter ce sentiment comme une passion véritable:

Pour que l'amour soit digne du théâtre tragique il faut qu'il soit le noeud nécessaire de la pi~ce, et non qu'il soit amené par force, pour remplir le vide de nos tragédies, qui sont trop longues; il faut que, ce soit une passion véritablement tragi-que, regardée comme une faiblesse, et combattue par des remords. (2)

(1) Voltaire, Lettres choisies, A M. le duc de Richelieu, Berlin, 31 août 1751, p.

172.

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La composition de sa première tragédie, Oedipe, situe déj~

l'auteur au coeur de ce problème. Voilà certes un sujet où nous nous attendons peu ~ trouver l'amour. Et pourtant, nous surprenons sur les lèvres de Jocaste ces paroles:

Ne crois pas Que mon coeur De cet amour funeste ait pu nourrir l'ardeur, Je l'ai trop combattu. Cependant, ch~re Egine, Quoique fasse un grand coeur où la vertu domine, On ne se cache point ces secrets mouvements De la nature en nous indomptables enfants;

Dans les replis de l'âme ils viennent nous surprendre, Ces feux Qu'on croit éteints renaissent de leur cendre: Et la vertu sévère, en de si durs combats,

Résiste aux passions et ne les détruit pas. (1)

Au moment où le jeune Arouet s'arrogeait insolemment le droit de critiquer Sophocle, il ne lui répugnait pas de modifier ainsi la tradition historique. Plus tard, cependant, il reconnaîtra ses torts, et, par une petite ruse dont il était familier, il accuse-ra les comédiens d'en être la cause.

Ainsi, chaque fois Que Voltaire se propose de présenter une pièce "sans amour", il invective son public aux goûts très peu ro-mains. Il voudrait bien modifier les habitudes de ses contemporains, mais comme une telle entreprise s'avère héro!Quel Il écrira il est vrai des tragédies sans galanterie, Rome Sauvée, Oreste, Méropa. Mais, dans Brutus, il introduira un couple d'amoureux. Titus n'a pu résister aux charmes de la jeune Tullie. Cette fois au moins, le public fit preuve d'un jugement sûr. On s'est beaucoup moqué de

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cette Tullie, incarnée Dar une débutante dont la timidité fit res-sortir davantage la nullité du raIe. Il faut avouer que le dialo-gue ne brillait pas par exc~s d'originalité:

Titus

Tu11ie

Titus

Tullie

Madama, est-il bien vrai? daignez-vous voir encore Cet odieux Romain que votre coeur abhorre,

Si justement ha!, si coupable enV8rs vous, Cet ennemi?

Seigneur, tout est changé pour nous. Le destin me permet ••• Titus ••• il faut me dire 8i j'avais sur vous un véritable empire.

Eh! pouvez-vous douter de ce fatal pouvoir, Da mes feux, de mon crima, et de mon désespoir? Vous ne l'avez que trop cet empire funeste; L'amour vous a soumis mes jours, que je déteste; Commandez, épuisez votre juste courroux;

Mon sort est entre vos mains.

Le mien dépend de vous. (1) Un tel langage surprend dans une pi~ce consacrée aux vertus répu-blicaines!

Un autre personnage subira d'importants remaniements. L'his-toire nous présente en effet en Gengis Khan un guerrier barbare et un conquérant redoutable. Il en fut ainsi jU9qU'~ l'apparition d'I-damé. A partir de ce moment, Gengis éprouve des tourments inconnus. Perplexa, hésitant, il ouvre enfin les yeux, le voil~ ~oureux!

D'o~ vient que je gémis? d'o~ vient que je balance? Quel dieu parlait en elle, et prenait sa défense? Est-il dans ses vertus, est-il dans la baauté Un pouvoir au-dessus de mon autorité? (2)

(1) Voltaire, ~., Brutus, acte 3, sc., 5, p. 355, t. 1.

(2) Voltaire, ~., Orphelin de Chine, acte 3, sc., 4, p. 331, t. 4.

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Tout ceci paraIt bien ridicule. Voltaire lui-même qualifiait Gengis Khan de personnage ê l'eau de rose. Il en sera ainsi, chaque fois que l'amour surviendra de façon épisodique dans une pi~c8. Voltai-re succombe alors aux travers tant décriés chez ses rivaux.

Aprês avoir renouvelé la tentative d'Oedipe en présentant Brutus, l'auteur, lassé des reproches qu'on lui adresse de ne pas mettre suffisamment d'amour dans ses pi~ces, entrevoit la composi-tion d'une oeuvre dans laquelle il osera enfin "s'abandonner à toute la s8nsibilit~ de son coeur". Il s'agit de Za!re, "ZaIre l'enchanteresse". Ce fut l'un des plus grands succès du

dix-hui-ti~me siêcle. Quelle image de l'amour y retrouve-t-on?

La scêne se déroule ê Jérusalem où Za!re, depuis san en-fance, est prisonniêre du sultan Orosmane. Celui-ci, toutefois, ado-re sa jeune captive. Il lui propose de l'élever à la dignité de reine de l'empire ottoman. Comment accueille-t-elle cette propo-sition? za!re, avec spontanéité, dévoile sa tendresse et la pièce débute par la confidence de son amour. Elle se souvient d'avoir con-nu jadis un autre pays, une autre religion, mais ces souvenirs, de-venus lointains, n'ont ooint empêché la naissance d'un tel senti-ment:

Je ne voix qu'Drosmane, dit-elle, et mon âme enivrée Se remplit du bonheur de s'en voir adorée. (1)

Za!re mesure toute la distance franchie par le sultan qui

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n'a point dédaigné une captive et la reconnaissance augmente son affection. La tendresse d'Orosmane, sa délicatesse et non son

dia-d~me ont su gagner son coeur. Dénuée de toute ambition, Za!re ne vit que pour l'amour. Elle s'ebandonne sans crainte à toute l'ardeur de ses sentiments puisqu'elle reçoit sans cesse de nouvelles preuves d'attachement. Pour elle, les usages seront abolis et Zalre régnera seule sur l'empire ottoman. Elle envisage l'avenir en toute qUiétude, sûre de répondre aux conditions d'Drosmane qui n'exige d'elle. qu'une passion égale ~ la sienne.

Loin d'être irritée par l'état de dépendance dans lequel elle se trouve, douce et timide, elle éprouve de la joie ~ tout recevoir de celui qu'elle aime. Ses bontés, dit-el~e, font seules mon destin. Son amant se double d'un bienfaiteur. Seule au monde,

prisonni~re dans un pays étranqer, Zalre prodigue à Drosmane toute l'étendue de son affection.

La vie s'écoule heureuse pnur la jeune fille; UD événement viendra cependant bouleverse. ses espoirs de bonheur. Un chevalier chrétien, Nérestan, revient, BU moyen d'une rançon, délivrer les prisonniers. Drosmane accepte mais oose une restriction: de crainte qu'un nouveau conflit ne sI/rvienne, Lusignan, leur chef, restera emprisonné. Cette condition désole Nérestan, m2is Zalre, toute-puis-sante aupr~s de son bien-aimé, en obtiendra la libération.

Toute à sa joie, Za!re n'oublie pas ses compagnons de cap-tivité. Attentive à leur détresse, elle vient elle-même leur annon-cer la grâce de Lusignan. Or ici se produit l'inévitable

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reconnais-sance ~ laquelle Voltaire ne sait pas résister, soit par incapacité

~ dessiner une intrigue moins comolexe ou parce qu'il sait trouver

l~ un moyen infaillible de toucher les spectateurs. Za!re se retrou-ve donc à la fois fille de Lusi~nan et soeur de Nérestan. Ces der-niers n'oublient pas de lui rappeler son apoartenance à la reli-gion chrétienne.

Nous voyons alors se dessiner le drame cornélien par 8xcel-lence du ponflit entre l'amour et le devoir. Quelles seront les réactions de l'hérofne, face à un tel dilemne? Elle a promis, il est vrai, de revenir à la religion de ses pères, mais comme cette promesse devient source de souffrances! Son désarroi ne s'exprime pas en de longues délibérations dans lesquelles alternent invariable-ment les mots amour et devoir. Dépourvue du tempérainvariable-ment altier des

Chim~ne et des Camille, sa douceur la rend étrang~re à une telle dialectique. Le devoir constitue un impératif impuissant à soute-nir sa faiblesse. A Nérestan qui lui reproche sa conduite, elle offre cette excuse:

Le jour que de ta soeur Drosmane charmé •.• Pardonnez-moi, chrétiens: qui ne l'aurait aimé? Il faisait tout pour moi; son coeur m'avait choisie; Je voyais sa fierté, pour moi seule adoucie.

C'est lui qui des chrétiens a ranimé l'espoir; C'est à lui que je dois le bonheur de te voir. Cl) Za!re a peine à concevoir que sa tendresse apparaisse maintenant comme un crime. Elle entend demeurar fidèle à sa

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messe, mais aussitôt, elle se remémore son bonheur. Seule, elle laisse échapper ses regrets:

Cher amant, ce matin l'aurais-je pu prévoir, Que je dusse aujourd'hui redouter de te voir. Moi qui, de tant de feux justement possédée,

N'avais d'autre bonheur, d'autre soin, d'autre idée, Que de t'entretenir, d'écouter ton amour,

Te voir, te souhaiter, attendre ton retour?

Hélas! et je t'adore, et t'aimer est un crimel (1) D'autres infortunes attendent la malheureuse Za!re. La dé-couverte des liens qui les unissaient ont entratné entre elle et Nérestan de multiples rencontres. Ces rencontres, mystérieuses a~s

yeux d'Orosmane, ont éveillé sa jalousie, aiguisée encore davantage par les rétiscences de la jeune fille. Avec sa na!veté habituelle, elle voudrait bien lui faire part de son secret, mais elle a promis le silence afin de ne pas nuire aux chrétiens.

Le drame atteint alors son apogée et le spectateur anticipe avec anQoisse la rencontre de ces amants désormais séparés par un double obstacle. Comment Orosmane, torturé par la jalousie, réagi-ra-t-il en présence de Za!re qui ne peut, sans trahir ses amis, dé-truire ses soupçons? Une telle situation nous montre l'habileté avec laquelle Voltaire exécutait ce qu'on appelle en langage thé§-tral les sc~nes ê faire. Ainsi, le quatrième acte comporte, selon Francisque Sarcey, une hardiesse inouie:

Ils se sont quittés; Orosmane reste en scène; on lui apporte un billet qui accuse Za!re; il la

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A , •

pelle; elle revient. C'est la merne scene qUl re-commence; Za!re ne pourra que protester de nouveau de sa tendresse, de son innocence, et de l'impos-sibilité oô elle est de se rendre; orosmane ne pour-ra que répéter ses interrogations, ses étonnements et ses transports. Je ne sais si l'on trouvarait dans un autre ouvrage dramatique l'exemple d'une reorise aussi extraordinaire. (1)

En effet, la piêce t'lute enti~re repose sur la jalousie d'orosmane et l'expression constante de la tendresse la plus pure chez Za!re. L'amour illumine son visage. orosmane pressent d'ail-leurs quel effort lui impose son attitude réticente.

Elle m'aime sans doute, dit-il à Corasmin, oui, j'ai lu devant toi. Dans ses yeux attendris, l'amour qu'elle a pour moi;

Et son âme éprouvant cette ardeur qui me touche, Vingt fois pour me le dire a volé sur sa bouche. (2) Mais le billet intercepté réveille tous ses soupçons et déclenche le dénouement final. Zafre périra, victime de la jalousie d'orosmane, mais surtout de sa tendresse.

Cette piêce fut un triomph~ dû au charme indéniable de cette tragédie, mais aussi au talent de l'actrice incarnant le rôle de Za!re, Mademoiselle Gaussin. Celle-ci le joua avec une grâce et une sensibilité admirables. Voltaire savait d'ailleurs lui attribuer une part du mérite puisqu'il affirmait devoir une telle réussite au charme de "ses beaux yeux".

Certains critiques ont cherché à retrouver dans la figure de Za!re, le reflet de certain8s insf,iratrices. Bruneti~re émet

(1) Sarcey, Francisque, quarante ans de théâtre, Paris, Biblioth~que

des Annales, 1900, p. 298-299.

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trois hypoth~ses, le sQuvenlr d'Adrienne Lecouvreur, de Mademoiselle Alssé et de la créatrice du rôle, Mademoiselle Gaussin. (1) Il de-meure impossible d'établir la certitude de ces affirmations. Ce qui importe d'ailleurs, c'est la justesse avec laquelle Voltaire a su exprimer l'amour. Le texte coule d'abondance, animé par la sensi-bilité de l'auteur.

Voltaire atteint-il dans Za!re ~ l'expression de la passion? aa composition de ce personnage féminin dénote il est vrai une cer-taine influence racinienne. Za!re s'inscrirait facilement dans la lignée des Junie, Atalide et Monime. L'héro!ne ne porte pas en elle les causes de son drame. Et l'aspect dram~tique du conflit se trouve diminué du fait qu'elle esp~re secr~tement rallier Orosmane ~ sa religion. Sa tendresse demeure uniforme du début ~ la fin de la piè-ce. Elle ignore ces intermèdes si fréquents dans le théâtre de Rs-cine pendant lesquels les oersonnages se leurrent eux-mêmes et croient avoir cessé d'aimer. Aucun changement brusque, nul "qui te l'a dit". Za!re ne connatt pas Vénus et ses fureurs. L'amour appa-ratt ici conçu, non comme une passion dévorante, mais comme un sen-timent d'une douceur merveilleuse. Elle rassure ainsi sa confidente qui craint de perdre snn amitié:

Sois toujours mun égale, dit-elle, et goûte mon bonheur; Avec toi partagé, je sens mieux sa douceur. (2)

(1) Cf. Brunetière, op. cit., p. 266.

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Chacune de sas ar-~aritions crée une ambiance de joie sinc~re

et na!ve. L'amcur se traduit dans un mode aux sonorités douces et veloutées. Nul éclat, nulle surprise, mais une tendresse ininterrom-pue, toujours égale à elle-même. La jalousie d'Orosmane ne parvient Das ~ ébranler cette constance.

qu'ai-je à lui reprocher, dit-elle,

C'est moi qui l'offensais, moi qu'en cette journée Il a vu souhaiter ce fatal hyménée;

Le tr8ne était t;ut prêt, l'autel était paré, Mon amant m'adorait, et j'ai tout différé. (1)

Une telle conception poss~de une intensité dramatique inférieure, mais Voltaire, se confinant dans ces limites, l'a exprimée avec

justesse et sincérité.

Za!re offre une autre source d'intérêt, elle nous rév~le le langage de cette époque. Dans cette société où régnait la politesse la plus raffinée, telle devait être l'expression de l'amour. Oui, nous dit 8runeti~re,

c'est ainsi que l'on parlait, que l'on devait parler alors, et dans ces vers galants, faibles et harmoni-eux, Voltaire a fait passer le sourire heureux et ai-mable, les inflexions de voix caressantes, et jusqu'aux attitudes élégamment passionnées de ce moment du siècle. Par un reste de galanterie, on mettait alors de l'es-prit dans l'amour, et on ne s'autorisait pas pour plaire du droit de sa passion, mais du désir que l'on avait de plaire, ce qui en donnait quelquefois les moyens. Tous élégans, tous charmans, tous sourians parmi leurs larmes, c'est un moment unique du XVIIIe siècle, celui qui fut la perfectian même de la politesse des moeurs, du plaisir et de la joie de vivre que Voltaire, dans Za!re, a fixé Dour toujours. (2)

(1) Voltaire, ~., Za!re, acte 5, sc., 3, p. 610, t. 1.

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L1auteur possédait à ce moment une grande expérience de la

socié-~é. N1avait-ll pas fait déjà, l'apprentissage de la vie de ch8-teaux? Au milieu de la cour la plus policÉe d'Europe, il devenait obligatoire de conserver dans les circonstances les plus graves de la vie le calme et mdignité. On aimait et cessait d1aimer avec la même grâce. Cette politesse galante se retrouve dans Zafre où

jamais les personnages ne se départissent de leur courtoisie. Le thé~tre de Voltaire, nous dit Lanson, "apporte la créa-tian d'un type féminin, dérivé de Shakespeare et qui répond à l'idé-al des ~mes sensibles: la femme douce, faible, séduisante, toute à l'amour, incapable d'effort hérofque, Za!re, Aménaide,

Idamé~l)zafre

constitue la première esquisse de ce type d'hérolne. Il faut sou-ligner toutefois qu'Idamé incarne plutôt l'amour maternel et que le personnage d'Aménaide comporte, nous le verrons, certaines ca-ractéristiques particulières. La plupart des figures féminines correspondent cependant à cette définition.

Un aspect lBs distingue tout d'abord des hérofnes corné-liennes, leur caractère a politique. Impossible de déceler en elles la m~indre trace d'ambition. Jamais leur amour ne s'est éveillé en fonction du rang social occupé par l'homme de leur choix. Aménaide n'abandonne pas Tancrède, condamné au bannissement et à l'exil. Lorsque Zamare, vaincu par Gusman, revient vers Alzire et lui

(1) Lanson, Gustave, ESquisse d'une histoire de la tragédie fran-çaise, Paris, Librairie ancienne Honor~ Champion, 1954,

p.147.

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exprime son regret de ne pnuvoir désormais lui offrir un diadème, elle manifeste un désintéressement total:

Ah! dit-elle, qu'était-il sans toi? Qu'ai-je aimé que toi-même? Et qu'est-ce 8upr~s de toi que ce vil univers? (1)

L'amour constitue leur seule raison de vivre. Etrang~res

à tout autre motif, elles ne s'él~vent jamais jusqu'au sto!cisme. Peu importent les devoirs religieux, la puissance politique, tout

c~de à leur tendresse. Cette tendresse survit même â la trahison de l'être aimé. Zulime, réalisant trop tard son erreur, mourra dans un cri d'amour:

Je baise cette main dont il faut que j'expire, Mais pour prix de mon sang, pardonnez à Ramire; (2)

Leur amour les conduit à la forme d'abnégation la plus totale, celle de pardonner jusqu'à l'indifférence.

Voltaira enveloppe généralement ses héro!nes d'un halo de douceur. Aucun murmure, aucun reproche ne s'échappe de leurs bou-ches. Ainsi Za!re, au lieu de blâmer l'attitude soupçonneuse d'O-rosmane, s'attribue tous les torts. Soumises à l'autorité pater-nelle, voilà le seul impératif capable de les faire renoncer â leur amour. Alzire, pour sauver les siens et sur les instances de son p~re, épouse contre son gré le cruel Gusman. Par contre, les conventions sociales trouvent en elles des opposants farouches. Zulime a tout quitté GOUr suivre Ramire. Aménaide n'écrit-elle

(1) Voltaire,

!E!B.,

Alzire, acte 4, sc., 4, p. 423, t. 2. (2) Voltaire,

!E!Ë.,

Zullme, acte 5, sc., 2, p. 59, t. 3.

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~ un homme condamné au bannissement? De plus, afin de défendre son honneur, elle ira, contrairement aux usages, combattre aupr~s de son

p~re.

Une grande dierté émerge en effet de ce personnage fé-minin. La conduite de son amant provoque sa col~re:

Rien ne peut l'excuser, dit-elle, Quand l'univers entier m'accuserait d'un crime.

Sur son jugement seul un grand homme appuyé A l'univers séduit oppose son estime

Il aura donc pour moi combattu par pitié!

Cet opprobe est affreux, et j'en suis accablée.

H~'as! mourant pour lui, je mourais consolée;

Et c'est lui qui m'outrage et m'ose soupçonnert (1) Cruellement blessée par l'attitude de Tancr~de, elle ne lui par-donnera qu'après avoir reçu un hommage éclatant ~ sa fidélité.

Les amoureuses du théâtre voltairien poss~dent toutes un m@me trait: elles sont des victimes. Douces, nalves, elles subissent leur destin. Déj~, au dix-septième siècle, nous voyons apparattre ce type féminin. Il va sans dire qu'une telle conception de la femme se rév~le particulièrement apte à toucher les coeurs tendres. Comment ne pas s'apitoyer sur le sort de ces touchantes hérolnes

dont le seul tort consiste ~ aimer? Leurs malheurs provoquent la pitié des spectateurs et bien des larmes ont coulé aux représentations

des tragédies conçues dans une telle optique. La création des per-sonnages féminins constitue donc lIune des manifestations les plus importantes de la sensibilité dans le théâtre de Voltaire.

Comment, d'autre part, l'auteur a-t-il exprimé l'amour par l'intermédiaire des personnages masculins? Très souvent, il

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a voulu décupler leur force dramatique en les mettant aux prises avec les affres de la jalousie. Dans Adélafde

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Guesclin, Zamore, repoussé par Adélafde, soupçonne la présence d'un rival inconnu, nul autre que son frère. Cette première tentative s'avéra peu fructueuse. Voltaire la reprit dans le personnage d'Orosmane. Za!re procède en effet d'Othello. Cependant, il faut avouer qu'elle a peu retenu du modèle initial. L'auteur transforme complètement le rôle intensément tragique d'rago. Au lieu de provoquer le drame, Corasmin contribue plutôt à l'amoindrir. De plus~ à la force brutale d'Othello, Vol-taire oppose la délicatesse et les scrupules d'Orosmane. Nous re-connaissons mal la violence du More de Venise dans ces paroles:

Madame, il fut un temps où mon âme charmée, Ecoutant sans rougir des sentiments trop chers, Se fit une vertu de languir dans vos fers. (1)

La peinture de la jalousie apparaît constamment artifici-elle, étouffée par le gracieux langage de la galanterie. Lekain insufflait cependant au personnage l'allure passionnée dont il . était dépourvu. Mais, pouvait-on espérer davantage dans un siècle

où l'on considérait un mari jaloux comme un malotru? Voltaire qui fut, au cours de sa vie, un amant trompé, joua-t-il ce rôle dif-féremment? A cette époque, on s'inclinait avec courtoisie devant l'inévitable.

Les personnages masculins portent tous en effet le sceau de la galanterie. Un seul attire davantage l'attention, Tancrède.

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Deschanel voit en lui un précurseur du héros romantique. Cette pi~-ce fit d'ailleurs les délipi~-ces d'un autre enfant du si~cle, Musset. Il raconte dans ses Propos sur la Tragédie, comment la grande Ra-chel, jouant le rôle d'Aménaide, découvrait, sous la versification lâche et faible du style, la richesse des sentiments exprimés.

Malheureux, persécuté, Tancrède doit fuir celle qu'il ai-me. Défait au combat, il revient vers Aménaide mais pour apprendre qu'elle doit mourir déshonorée. Au comble de la douleur, il se croit trahi, mais il combattra pour défendre l'honneur de sa bien-aimée. Cette action des plus chevaleresques portait le pathétique à son comble. La Harpe raconte d'ailleurs quelle émotion délirante elle suscitait de la part du public:

J'étais à la ~lremière représentation de Tancr~de, il y

a bien des années, et j'étais bien jeune; je n'ai jamais oublié le prodigieux effet que produisait dans toute l'assemblée, le moment où l'acteur unique qui ne jouait pas Tancrède, mais qui l'était, sortant de son accable-ment ~ ces derniers mots, aucun ne se présente, comme

saisi d'un transport involontaire, serrant dans ses mains les mains tremblantes d'Argire, d'une voix animée par l'amour et alt8rée par la rage, fit entendre ce vers, ce cri sublime, l'un des plus beaux que jamais on ait entendu sur la scène:

Il sien présentera: gardez-vous d'en douter. Rien ne peut se comparer au transport que ce vers ex-cita. (1)

Qui oserait nier les couleurs romantiques de cette tragé-die? Tancrède n'est pas encore "une force qui va" mais banni, exilé,

déj~ une certaine fatalité pèse sur lui puisqu'il ne retrouvera

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