Culture e t identité
Parler d ’id e n tité : pourquoi ?
Archéologie et identité en Guadeloupe
Résumé de l’intervention d’André Delpuech (Sous-direction de l’archéologie, Paris)
« Le temps antillais fut stabilisé dans le n é a n t d 'u n e non-histoire imposée » (Édouard Glissant, Le discours antillais).
Les sociétés créoles des Antilles ont une histoire brutale faite d e ruptures, dans un temps court de quelques siècles. Les peuples autochtones amérindiens, à d e rares exceptions près, ont é té décim és par les Européens. À partir du XVII' siècle, les colons o n t im porté dans des conditions ignominieuses des esclaves africains vite devenus majoritaires dans la population. Après l'abolition d e l'esclavage (1848), de nombreux travailleurs on t ém igré des Indes orientales. Par la suite, Syro-Libanais e t Chinois ont encore accru ce métissage. L'arrivée récente d e nom breux métropolitains, attirés par le soleil e t la mer ou envoyés par leur administration, com plique encore c e tte ca rte dém ographique.
Dans un tel contexte, le rapport à l'histoire et à l'esp ace insulaire est très différent de celui des sociétés ataviques d e l'A ncien M onde. L'île habitée n'est pas l'esp ace ancestral et l'histoire écrite par les Européens passe sous silence celle d e la très grande m ajorité d e la population. Dans ces territoires, colonies depuis 1635, départem ents depuis 1946, la science historique n'est pas neutre. Jusqu'à une é p o q u e récente, l'archéologie y était exercée par des Blancs - prêtres et békés ou « blancs pays » descendants d e colons - qui ne s'intéressaient qu 'a u x Précolombiens. Des périodes ou des dom aines entiers restent largem ent ignorés, com m e le XVIe siècle « espagnol » ou la vie des Indiens caraïbes historiques.
Il n'existe encore aucun archéologue professionnel d'origine antillaise. Depuis les années 1990, le ministère d e la Culture envoie dans les îles des Métropolitains spécialistes du néolithique ou d e l'é p o q u e gallo- romaine, pour d é g a g e r un fort militaire ou une habitation sucrière, symboles par excellence d e la dom ination coloniale. Jusqu'à présent, l'arch éologie d e l'h a b ita t g u ade loupéen s'est focalisée sur l'exam en des bâtiments liés à la production et aux demeures des maîtres. Tout c e qui a trait à la vie quotidienne e t à la culture m atérielle des esclaves reste inexploré.
Pourtant, il y a là un c h a m p d'investigations fondam entales pour l'identification des traditions africaines et de leur acculturation : c o m m e n t ont-elles perduré, disparu ou évolué dans un environnem ent hostile e t des conditions dénaturées ? L'archéologie pe u t aborder certains aspects fondam entaux d e la vie dans les plantations, co m m e les dimensions e t l'a g e n c e m e n t spatial d e l'h a b ita t servile, le mobilier dom estique e t les ustensiles, les habitudes alimentaires, l'identification d 'a rte fa cts té m o ig n a n t d e pratiques religieuses ou encore les coutum es funéraires. Les m ontagnes e t les forêts d e la Basse-Terre ont hébergé quelques cam ps d'esclaves « marrons ». M êm e si, par définition, ces installations é ta ie n t précaires, il d o it en rester des vestiges qui méritent d 'ê tre étudiés.
Les processus du d é ve lo p p e m e n t des villes coloniales aux XVII' e t XVIII' siècles sont m éconnus ca r il est parfois difficile d e distinguer, dans les plans manuscrits, la part d e la réalité e t celle d e projets urbains restés lettre morte. La com paraison entre les produits m anufacturés issus du com m erce officiel e t ceux provenant du com m erce interlope p e u t éclairer sur les réseaux d e relations économ iques réels. L'histoire e t la vie des esclaves urbains e t des affranchis sont un autre dom aine à explorer.
Dans ces îles d 'A m é rique reliées par la mer à leur m étropole, l'archéologie sous-marine est primordiale. Souvent, elle n'est envisagée que pour les épaves espagnoles de la Côte-sous-le-Vent. Les siècles suivants ont pourtant vu leur lot d e b ateau x naufragés autour d e l'archipel : navires de com m erce ou d e guerre, barges ou simples chaloupes, ils représentent a u ta n t d'ensem bles clos saisis brutalem ent e t offrent c h a cu n un instantané exceptionnel qui perm et d 'é tu d ie r l'arch itecture navale, la cargaison, le mobilier d e bord... e t de
André D elpuech
renseigner l'histoire des techniques, l'histoire économ iqu e e t celle des gens d e mer.
Au XIX' siècle, le passage du système des plantations sucrières au système industriel des usines centrales représente une phase déterm inante d e l'histoire des îles. Les conséquences d e l'abolition d e l'esclavage en 1848 p e u ve n t aussi être analysées par le biais d e l'arch éologie : que sont devenues les plantations après l'é m a n cip a tio n ? C om m ent se sont mises en p la ce l'exploitation d e nouveaux espaces géographiques e t les transformations d e l'h a b ita t ? C om m ent se sont intégrés les Indiens arrivés dans la deuxièm e m oitié du XIX'siècle ?
Pour l'essentiel, c e tte archéologie reste à bâtir, L'enjeu est décisif e t il y a urgence : hors les grands monuments, c e patrim oine archéologique est discret, im perceptible, fragile. Le d é ve lo p p e m e n t urbain, l'agriculture mécanisée, l'érosion naturelle fo n t disparaître régulièrement des pans entiers d e ses vestiges. Pourtant, ces pages d'histoires uniques et irrem plaçables sont les seuls paysages à inscrire « un peu d e notre tragédie, d e notre vouloir exister » (Éloge d e la créolité).