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Les archives du corps : intimité et découverte de l'altérité : contribution à l'étude de la subjectivation par le biais de support photographique dans le cadre d'une installation immersive interactive

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Academic year: 2021

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Les archives du corps

Intimité et découverte de l’altérité : Contribution à l’étude de la

subjectivation par le biais de support photographique dans le

cadre d’une installation immersive interactive.

Mémoire

Jessica Duclos

Maîtrise en arts visuels – avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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Résumé

Le présent mémoire fait état de ma recherche-création qui se veut une prospection sur la connaissance de soi, comprendre comment les expériences transforment différents aspects de la réalité humaine tels notre corps, notre intimité, notre personnalité et nos émotions. Mon travail s’esquisse autour de la présence de l’autre, de ses affects, et joue sur les possibilités visuelles pour mettre en relief les ambiguïtés interrelationnelles. Mettre en exergue la notion de subjectivation par l’intermédiaire de dispositifs immersifs interactifs est le fil conducteur de ma démarche, cette notion qui fait de nous des êtres créés par les éléments extérieurs qu’il côtoie, qui fait de vous et moi, le même.

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Table des matières

RÉSUMÉ ... III REMERCIEMENTS ... VII INTRODUCTION ... 1 Méthodologie ... 2 Description de l’installation ... 4 LA SUBJECTIVATION ... 7

QU’EST-CE QUE LA SUBJECTIVATION? ... 7

LA SUBJECTIVATION DU POINT DE VUE PSYCHANALYTIQUE... 7

LA SUBJECTIVATION DU POINT DE VUE PHILOSOPHIQUE ... 10

INTIMITÉ VERSUS INTIME, LEUR ESPACE ... 15

LE CORPS ... 19

L’ALTÉRITÉ ... 21

L’AUTRE ... 21

EXISTE-T-IL UNE UNIVERSALITÉ DE RÉACTION FACE À LA DÉCOUVERTE IMPROMPTUE ET NON-INVITÉE DE L’INTIMITÉ DE L’AUTRE? ... 22

L’INQUIÉTANTE ÉTRANGETÉ (DAS UNHEIMLICHE) ... 25

CONCLUSION ... 29

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Remerciements

Le chemin qui m’a conduit jusqu’ici fut long et ardu, parsemé de doutes et d’incertitudes. Certaines personnes m’ont été d’un grand soutien et je tiens ici à les remercier. En premier lieu, j’aimerais remercier ma directrice de maitrise, Jocelyne Kiss, de m’avoir permis d’élargir mes horizons par ses paroles réconfortantes. Sans elle, je ne me serais pas aventurée sur un terrain trop peu connu et je n’aurais pas été aussi satisfaite de l’œuvre que je présente dans le cadre de ma maitrise en arts visuels. En second lieu, j’aimerais remercier Jacques Samson qui m’a soutenu et accompagné dans mon processus de recherche de moyens possibles pour la construction de tapis sensitifs. Finalement, j’aimerais remercier Nicolas Désy, avec qui j’ai travaillé tout au long de ma recherche-création et qui m’a beaucoup aidé à la conception de l’application qui permet à l’œuvre de fonctionner de manière autonome.

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Introduction

Le concept de la singularité de l’être s’inscrit dans un champ d’études pluridisciplinaires riches et il m’a semblé que les mots ne suffisent plus pour répondre de cette question ou simplement la mettre en perspective. Cependant, j’ai voulu poser la question de la singularité au sens restreint de l’apparition1 et de l’absence2 en contexte afin de présenter une étude de

l’impact de l’effet de subjectivation3 sur le spectateur. Cet effet n’est peut-être pas coextensif

à la nature des mots, serait-ce de la nature des affects? Des images? Des sensations? C’est la question dont il est ici question, à savoir, quels seraient les éléments susceptibles de laisser entrevoir la singularité de l’être4? L’intimité5, le soi6, le dedans7, le dehors8, le corps9, la

relation à l’altérité sont des éléments qui, je crois, peuvent indiquer la singularité (Agamben, 2010) de l’être, mais de quel genre de singularité parlons-nous? D’une singularité qui serait absolument autre, pour chacun d’entre nous, ou bien d’une singularité qui serait plus subtile? Pour mettre en perspective la notion de singularité, nous devons savoir de quelle façon se construit chaque être, nous aborderons donc la notion de subjectivation sous ses différents angles, soit, sous son rapport avec l’esthétique10, et sous son rapport avec la psychanalyse11.

Nous allons donc nous demander de quelle manière exposer cette singularité et donc le processus de subjectivation de l’être à l’aide d’images, de mots et de sensations, car comme nous l’avons dit, pour comprendre de quelle manière se déploie notre singularité nous devons d’abord savoir qu’est-ce qui définirait cette singularité. L’intimité12 joue un grand rôle dans le

processus de subjectivation, c’est pourquoi nous abordons ce sujet dans le rapport à soi et aux

1 La présence d’un sujet qui est en fait absent, mais qui nous apparaît en première instance, là.

2 L’absence est, selon le dictionnaire d’esthétique d’Étienne Souriau, l’état de ce qui n’est pas là, où

pourtant sa présence serait normale ou usuelle, souhaitée ou redoutée ou hypothétiquement suggérée par des indices.

3 La notion de subjectivation veut rendre compte des effets du monde extérieur (entourage, contexte

politique, économique, géographique, etc.) sur la construction de chaque sujet.

4 L’être en tant que sujet, l’être humain.

5 Ce qui se trouve au plus profond, le jardin secret. 6 La totalité de l’être.

7 Peut être compris comme le soi, pour Gilles Deleuze le dedans se constituerait du dehors.

8 Tout ce qui touche l’être, le monde extérieur (entourage, contexte politique, économique,

géographique, etc.)

9 Partie matérielle de l’être humain, le corps dans lequel on vit, on se déplace, celui qui est toujours là. 10 La science du sensible, de ce qui est donné aux sens dans l’intuition ou dans la vision, c’est-à-dire

dans l’espace et dans le temps, par opposition à ce qui relève de l’intelligible, de l’entendement ou de la raison pure.

11 Méthode de psychologie clinique, investigation des processus psychiques profonds; ensemble des

théories de Freud et de ses disciples concernant la vie psychique consciente et inconsciente. (Le Petit Robert, 2013)

12 De l’ordre du privé, qui fait partie de la vie personnelle et qui n’est accessible qu’aux proches, aux

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autres. Pour mieux comprendre ce qu’est l’intimité, nous explorerons des thèmes tels que la pudeur, le rôle de son propre corps et du corps de l’autre et de sa présence dans un contexte de promiscuité. Dans le même ordre d’idées, nous explorerons la proposition de Jeanine Hortonéda (2010) visant à représenter d’un point quasi topographique les espaces respectifs qu’occupent les dimensions relationnelles affectives. Lors d’une rencontre des subjectivités, un rapport intersubjectif s’instaure et chacun des individus va placer des limites entre sa sphère publique et sa sphère intime avec l’autre et son propre « jardin secret » (Hortonéda, 2010).

Viendra ensuite cette question; de quelle manière transposer le processus de subjectivation dans une œuvre? Nous verrons comment l’inquiétante étrangeté peut interpeller le visiteur et dans quel contexte il sera suscité à interroger cette rencontre de l’altérité. Pour en arriver à cela, il faudra en premier lieu décrire le phénomène d’inquiétante étrangeté tel que Sigmund Freud l’a décrit ce qui nous mènera à mettre en place les moyens susceptibles de créer ce sentiment chez le visiteur. Dans le même ordre d’idées, il sera question de la pertinence de l’utilisation du corps comme sujet, à savoir, comment le corps peut amener ce sentiment recherché d’inquiétante étrangeté, serait-ce par le sentiment d’intimité, de familiarité ou bien du sentiment que ce corps qui est devant nous, ne nous appartient pas?

En guise de conclusion, il sera question de justifier la création d’une installation, son exposition, à savoir, exposer une œuvre, est-ce exposer son intimité, est-ce proposer d’entrer dans la sphère personnelle de son spectateur pour tenter d’instaurer une sorte de rencontre des subjectivités?

Méthodologie

En premier lieu, il serait important de préciser que ma pratique artistique s’appuie sur des éléments théoriques, c’est-à-dire que je m’inspire de lectures liées à différents domaines pour élaborer ma démarche autour des éléments qui étaient, en quelque sorte, déjà inscrits dans ma production et dans ma réflexion, sans toutefois que j’en sois consciente. Tout a débuté avec une photographie que j’ai prise dans le cadre d’un de mes cours du baccalauréat. Cette image m’obsédait, elle m’inspirait quelque chose de l’ordre de l’inquiétante étrangeté sans toutefois que cette notion me soit venue à l’esprit puisque je ne la connaissais pas encore. J’ai ensuite tenté de reproduire ce qui me donnait le sentiment d’être tourmentée lorsque je regardais cette photographie, ce sentiment qui, à mon avis, ne peut être décrit par de simples mots. C’est en essayant de reproduire cet état que j’ai commencé à chercher dans les livres, s’il y

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avait des mots, des idées, qui me permettraient de comprendre cet état. À partir de là, tout a changé. En effet, je ne cherchais plus simplement à évoquer l’intime, l’intimité et l’absence de l’autre, mais plutôt de montrer quelque chose de l’ordre du ressenti, cet état du corps qui semblait m’échapper. C’est ainsi que j’ai entrepris des recherches autour de la notion de l’inquiétante étrangeté, du phénomène de subjectivation et du rôle du corps dans la relation que l’on a avec soi-même, avec les autres ainsi qu’avec notre environnement. Ma méthode de travail, mon processus de création, se déploie aléatoirement. En effet, je ne me conforme pas à un plan détaillé, je reviens constamment sur mes pas. On pourrait qualifier ce processus de rhizomorphique13 (Deleuze, G. et Guattari, F. 1980), au sens où, je fais des liens entre les différents concepts, si l’on peut dire, mes pensées sont interconnectées, elles se déploient de manière horizontale, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas organisées de manière hiérarchique, mais se complète les unes les autres. En effet, mes recherches, portant d’abord sur l’inquiétante étrangeté, puis sur le corps, puisqu’il prenait tant de place dans ma recherche-création, m’ont menée vers les notions d’altérité, de construction de soi, d’intimité et finalement vers la notion de subjectivation. Faisant constamment des allers-retours entre la théorie et la création de mon œuvre, j’ai par la suite tenté de rassembler chacune des idées en un tout cohérent. Le texte qui suit fait état d’une réflexion autour des notions citées plus tôt, mais aussi d’une réflexion sur ma pratique en elle-même, qui, à mon avis, ne peut être mieux décrite que par l’œuvre elle-même, Les archives du corps.

13 Qualité de ce qui est rhizomatique. Viens du terme rhizome, emprunté de la biologie végétale

par Gilles Deleuze et Félix Guattari pour définir une nouvelle façon de penser la connaissance. Penser en rhizomes, c’est évacuer la hiérarchisation des savoirs, c’est penser, non pas de façon verticale, mais horizontale. Penser en rhizomes, c’est aussi ignorer l’origine des connaissances qui se trouvent toutes égales sur un même plan et qui sont interconnectées, voire interchangeables. En apparence anarchique, ce modèle de pensée est organisé de manière à être ouvert et constamment en transformation.

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Description de l’installation

En premier lieu, permettons-nous une incursion dans l’œuvre proposée, soit une installation immersive interactive. Le dispositif utilisé tente de mettre en exergue la notion de rencontre. À cette fin, l’utilisation de l’interaction entre le visiteur et l’œuvre était de mise, puisque l’interactivité agit, à mon avis, comme une métaphore de la rencontre. Il s’agit d’une installation, mettant en scène le spectateur, à la fois comme voyeur, mais aussi comme élément participatif incontournable de l’œuvre. En effet, sans le spectateur, comme toujours en art, l’œuvre n’existe pas14, mais ici, la participation du corps du spectateur est requise pour

qu’il se passe quelque chose. Le visiteur, pour avoir accès à l’installation, à la rencontre, doit passer par le chemin que forment des documents suspendus, documents sur lesquels apparaissent des états du corps, des pensées et des citations. Sur ce chemin sont déposés trois tapis sensitifs qui agissent comme des interrupteurs et sur lesquels le visiteur doit marcher, puisqu’ils recouvrent le sol. Lorsque le visiteur pose un pas sur le premier tapis sensitif, apparaît une image qui s’active au mur, la projection d’un corps féminin, mais dont la forme n’est pas tout à fait définie. Sur un écran blanc se dessine un être qui nous apparaît inquiétant, mais familier à la fois — Das Unheimliche —, nous reviendrons plus tard sur la définition de ce concept. La représentation d’un corps féminin se dessine au mur et interpelle le visiteur par sa forme inquiétante, mais aussi par le sentiment qu’elle provoque chez lui, celui d’être intrusif dans cette bulle d’intimité.

Lorsqu’il quitte le premier pas de sa progression dans l’installation, cette forme disparaît pour ne laisser au mur qu’un écran de lumière blanche. Un deuxième pas en avant lui fait

14 Si un arbre tombe dans la forêt, mais que personne n’est là pour l’entendre, fait –il tout de

même du bruit ? En outre, comme l’a dit Marcel Duchamp, « ce sont les regardeurs qui font les tableaux ».

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découvrir une seconde image, de même nature que la première, mais qui paraît plus menaçante encore, s’il fait un troisième pas, une autre image de même nature apparaît. Chaque fois que le visiteur fait une action, il se trouve à construire l’œuvre par sa présence, d’où la notion de rencontre. Le visiteur permet à l’œuvre de vivre et de se transformer en même temps qu’il se transforme lui-même, intérieurement, par sa rencontre avec l’œuvre. Ce qui nous mène vers un concept faisant partie intégrante de ma démarche, la subjectivation qui est un processus, « […] déterminé par l’articulation du psychique au corps [aussi bien] que par la nécessité de se constituer en fonction des autres » (Richard et coll., 2006). Il s’agit d’une « architecture de la subjectivation » (Richard et coll., 2006) où tous les éléments intérieurs et extérieurs du sujet15 viennent se croiser dans un mouvement de va-et-vient et

vont construire de manière non permanente le sujet en question. Dans cette optique la question de l’autre est très importante, l’autre en tant que présence, mais aussi en tant qu’idée. Dans cette installation, plusieurs notions sont mises en relief, telles que le corps, l’intimité, la rencontre avec l’altérité et le phénomène de subjectivation, car l’œuvre se construit par la présence du visiteur et le visiteur est lui-même transformé par l’œuvre, ne serait-ce que par la nouveauté, à l’esprit du visiteur, de cette œuvre en question.

15 Être individuel, personne considérée comme le support d’une action, d’une influence. Être pensant,

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La subjectivation

Qu’est-ce que la subjectivation?

La subjectivation est une notion abordée par plusieurs disciplines et fait l’objet de recherches sous différents angles selon les domaines c’est pourquoi il existe plusieurs conceptions de cette notion. N’ayant pas de définition claire et concise, elle se présente dans la plupart des cas comme une méthode analytique et dialectique qui permet de réfléchir sur la construction de l’être sous plusieurs angles. Voyons comment se présente la notion de subjectivation dans deux disciplines relativement connexes, la psychanalyse et la philosophie.

La subjectivation du point de vue psychanalytique

En psychanalyse, ce concept est d’abord apparu pour combler des questionnements liés à des dysfonctionnements de l’appareil psychique. Elle est maintenant abordée de façon plus large et peut s’appliquer à la notion de sujet, pas seulement en tant qu’explication des dysfonctionnements, qui viendrait de la malformation du processus de subjectivation chez l’individu, mais comme étant la façon dont il se construit. Dans cette optique, le processus de subjectivation est une recherche constante d’un sens à donner à tout ce qui nous touche. Dans cet ordre d’idées, notre vie psychique se constitue par nos relations aux autres, nos expériences, qui affectent le sens de soi et fait que nous pouvons vivre les choses de différentes manières les uns des autres. Ce sont en quelque sorte les autres qui nous constituent. Selon Wainrib (« Un changement », 2006), il y a deux façons de comprendre le processus de subjectivation, deux sens qui sont actuellement en circulation. La manière de le concevoir communément est d’abord tirée de l’adjectif subjectif, le terme renvoie alors à rendre subjectif les éléments extérieurs ou intérieurs, de les façonner et de leur donner un sens à partir de son propre point de vue, celui du sujet qui voit et ressent. Cette façon de concevoir la subjectivation montre cependant que « ce qui est propre à un sujet déterminé ne (…) vaut que pour lui seul. » (Cahn, « Origines », 2006, p. 20). L’autre façon de concevoir la subjectivation en psychanalyse va au-delà de cela. Elle inclut, bien évidemment, le fait que chaque individu a sa propre représentation du monde, mais elle considère en plus que la « subjectivation tient […] d’un devenir sujet, expression mettant l’accent sur la conception d’un sujet qui n’est pas donné une fois pour toutes, mais doit prendre forme en se construisant, dans une production permanente, impliquant fortement le jeu de l’inconscient » (« Un changement », 2006, p. 21). La clé de la compréhension de la psyché humaine réside donc, en ce qui a trait à la psychanalyse, dans la subjectivité et non dans le rendre objectif,

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c’est en s’appuyant sur la compréhension des affects liés aux comportements d’un sujet donné que l’on peut définir et expliquer ses comportements. La subjectivation, c’est un processus qui est constamment en mouvement et qui le sera toute notre vie à partir de notre naissance jusqu’à notre mort. Wainrib (« Un changement », 2006) ajoute que, dans cette optique, le fonctionnement psychique peut alors être considéré dans sa quête permanente d’un sens propre à donner pour tout ce qui nous affecte, que cela concerne notre environnement, notre corps et la relation entre les deux. Mais, il s’agit ici d’un processus qui est en partie inconscient. À son avis, les opérations de subjectivation se tiennent dans un va-et-vient entre le monde interne et les aires de rencontres avec les autres. Voilà ce que je tente de mettre en perspective, la rencontre des subjectivités qui se font autant de manières conscientes qu’inconscientes.

D’après Michèle Bertrand (2005), psychanalyste française, il y a deux idées clés dans la notion de subjectivation. La première étant l’idée d’une appropriation subjective, non pas seulement au sens d’une levée du refoulement, mais plus largement au sens d’une réappropriation de ce qui était resté isolé ou clivé. En psychanalyse, le processus de subjectivation est souvent étudié par son rapport à de nombreuses pathologies, mais nous n’aborderons pas cette notion sous ce rapport, car ce n’est pas la défaillance du processus de subjectivation qu’il s’agit ici de mettre de l’avant, mais bien le processus en tant que tel. Bertrand soutient l’idée d’un processus indéfini, inachevé par essence. À propos de l’appropriation subjective, Bertrand (2005) nous dit qu’il n’y a pas de souvenir ou de représentation, mais la trace psychique d’un quelque chose à l’état brut, quelque chose qui a eu lieu, mais qui n’est pas symbolisable. Ainsi, elle nous dit que « lorsque la subjectivation se définit comme appropriation subjective, cela n’implique pas seulement le rappel à la conscience des souvenirs disparus, des pensées qui ont subi le destin du refoulement, cela évoque aussi des trous, des failles, et une inscription dans le psychisme qui passe par une construction ou une reconstruction. » (Bertrand, 2005, p. 25)

Dans la présente analyse, ce point est très important, car l’œuvre proposée tente d’exprimer des affects liés à des souvenirs d’événements ou d’expériences vécues, il s’agit de traduire en images des affects vécus, qui font partie de la mémoire et donc qui comportent nécessairement des failles. L’œuvre ici analysée est une tentative d’esthétiser la notion de subjectivation par la mise en exergue de la relation à l’autre. Tout cela considéré, on peut dire que la subjectivation est un processus continu qui permet la construction de soi par l’altérité.

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La subjectivation constituerait donc la manière dont le sujet se construit à partir des éléments qui lui sont extérieurs, mais aussi à partir de sa perception de ces éléments et de la manière qu’il a de se les approprier. Il s’agit d’un processus constant qui permet à l’individu de se constituer, de se comprendre lui-même ainsi que de comprendre l’environnement dans lequel il s’inscrit. Donc, ce processus est formé par la perception de l’individu, ou, comme le disent Wainrib et Richard (2006), la subjectivation est donc « ce processus, en partie inconscient, par lequel un individu se reconnaît dans sa manière de donner sens au réel, au moyen de son activité de symbolisation » (p.2). Pour se constituer comme sujet et pour se comprendre, s’analyser, il a souvent été question de la relation objectale dans le domaine de la psychanalyse. C’est-à-dire qu’il fallait se substituer à soi-même pour porter un regard extérieur sur soi, ce qui permettait de comprendre de manière objective la construction de l’être, mais « il importe cependant de rappeler que rien ne peut se faire sans passer par la dimension subjectale, qui s’enracine dans les états du corps et se ramifie dans le développement de la pensée » (« Origines », 2006). L’être humain est un être subjectif, il est donc anachronique de dire que l’on peut être objectif lorsqu’on essaie de définir celui-ci. En ce qui nous concerne, la perception objective est une notion inventée et qui n’est donc pas plausible. En effet, lorsqu’on analyse un sujet, on ne peut faire abstraction de notre propre subjectivité. Chacun possède ses propres principes et ses propres valeurs qui lui sont inculquées depuis la naissance et qui font partie de lui, nul ne peut s’en défaire. La subjectivation est donc la manière qu’a chaque individu de reconnaître sa propre authenticité. Plusieurs s’entendent pour dire que l’être humain a besoin des autres pour se comprendre et se reconnaître en tant qu’être singulier, pour se connaître par comparaison, mais aussi pour vivre des situations dans lesquelles il est confronté à lui-même. De plus, la présence des autres lui permet la reconnaissance de ses pairs qui est indispensable à la légitimation de sa propre singularité. L’œuvre proposée sert de représentation de ce processus de rencontre avec l’autre qui permet la construction de soi, comme étant un moment figé dans le temps, un avatar de moi-même à un moment donné, la rencontre entre cet avatar et l’altérité. Le processus de subjectivation étant la plupart du temps produit de manière inconsciente, il n’est pas nécessaire de le reconnaître dans l’œuvre. L’effet espéré étant la rencontre de quelque chose de surprenant, d’affectif, quelque chose de l’ordre de l’inquiétante étrangeté, qui transporte le visiteur dans un sentiment fort de rencontre avec l’autre.

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La subjectivation du point de vue philosophique

Pour mieux comprendre la notion de subjectivation telle qu’elle se présente en philosophie, nous nous appuierons sur la pensée d’un philosophe en particulier, Gilles Deleuze. Ce qui est intéressant dans ses écrits sur la notion de subjectivation, c’est sa manière de métaphoriser le processus de subjectivation en stipulant qu’il est issu du dehors, que le dedans serait en fait le plissement du dehors. Vision très poétique du sujet, Deleuze (1986) soutient lui aussi l’idée d’un processus en constante construction. En effet, il considère « […] que la subjectivation, le rapport à soi, ne cesse pas de se faire [...][il] ne cesse de renaître, ailleurs et autrement » (Deleuze, 1986, p. 111). Pour le philosophe, la subjectivation se fait par plissements entre le dehors et le dedans. Le dehors représente tout ce qui est extérieur à un sujet donné, donc l’altérité, et le dedans, tout ce qui le constitue. Ce que Deleuze appelle « le plissement », c’est tout ce qui entre à l’intérieur d’un sujet donné, les événements, les actions, les autres, en fait, l’altérité. Selon Deleuze (1986), le plissement « est une Mémoire : ―absolue mémoire‖ ou mémoire du dehors, au-delà de la mémoire courte qui s’inscrit dans les strates et les archives (…) » (Deleuze, 1986, p.114). C’est donc notre mémoire qui nous affecte « mémoire est le vrai nom du rapport à soi, ou de l’affect de soi par soi. Selon Kant, le temps était la forme sous laquelle l’esprit s’affectait lui-même, tout comme l’espace était la forme sous laquelle l’esprit était affecté par autre chose : le temps était donc ―auto-affection‖, constituant la structure essentielle de la subjectivité. » (Deleuze, 1986, p. 115) Nos affects, sont donc constitués du temps, qui agit en tant que mémoire, mémoire qui se trouve en fait à être les plissements qui nous ont traversés. Est-il possible de transposer ces plissements, en l’occurrence les miens, sur quelque chose de l’ordre du tangible? À mon avis, c’est possible. Cependant, il ne saurait être question d’extirper tous les plissements qui font partie de ma mémoire, ceux qui sont entrés en moi. Une sélection peut par contre être faite et c’est la solution qui s’est imposée à moi. Archiver mes plissements, tel a été mon but, en passant par les états du corps et de l’esprit.

Revenons maintenant au processus de subjectivation tel que décrit par Gilles Deleuze. Il laisse sous-entendre que, contrairement à ce que Foucault amenait avec sa vision du phénomène, il y a toujours espoir que l’homme ne soit pas vide. En effet, pour Foucault, pour ne résumer ici que rapidement sa pensée, la subjectivité n’était, à ses premières réflexions sur le sujet, pas réelle. Son principal argument était que cette subjectivité viendrait de l’extérieur et donc pas de nous. Son idée étant que la subjectivité serait une invention de l’homme pour tenter de saisir la vague idée de notre singularité. Dans l’optique de Michel Foucault, si nous

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nous permettons de généraliser, l’être humain serait intrinsèquement vide, ce qui le constituerait ne serait en fait que le dehors. « Longtemps Foucault avait pensé le dehors comme une ultime spatialité plus profonde que le temps; ce sont les derniers ouvrages qui redonnent une possibilité de mettre le temps au dehors, et de penser le dehors comme temps, sous la condition du pli » (Deleuze, 1986, p. 115).

Il y a donc une reconsidération par Foucault du temps comme étant aussi le dehors tout autant que l’espace, mais sous la condition du pli c’est-à-dire que le pli serait la mémoire d’expériences passées qui en fait ne viennent pas du sujet, mais qui se les approprie et qui le constitue, voilà le pli. Cette idée peut sembler péjorative, mais attention, cela ne veut pas dire que nous sommes remplis par des idées préconçues et imposées, il nous est possible de choisir. Par conséquent, l’idée qui oriente notre travail est plus analogue à la pensée de Gilles Deleuze. Il apporte l’idée que, bien que nous soyons construits par l’extérieur, nous sommes tout de même des êtres différents car nous vivons différemment le dehors. Effectivement, tout dépend des plis qui nous englobent et nous traversent, voilà d’où vient la subjectivité, des différents chemins que nous sommes amenés à parcourir, par nos choix. Puisque nous vivons le dehors d’une manière qui nous est propre, chaque sujet devient un être singulier.

D’autre part, une autre idée soulevée par Deleuze m’intéresse ici, l’idée de l’appropriation inconsciente liée à la mémoire, la mémoire comme affect de soi par soi, où en fait, le dehors constituerait par lui-même un dedans qui lui est coextensif (Deleuze, 1986). Au sens où, le dehors et le dedans sont de même nature, chacun est le double de l’autre. Le processus de subjectivation donc, détermine le soi et serait en fait les lieux où passe le pli, c’est-à-dire ce que le dedans a pris du dehors, ce qu’il s’est approprié.

« Il n’y a pas de conscience sans mémoire, pas de continuation d’un état sans l’addition, au sentiment présent, du souvenir des moments passés » (Bergson, 1903-1923)

« Puis, en fonction du pouvoir comme problème, penser, c’est émettre des singularités, c’est lancer les dés. Ce qu’exprime le coup de dés. C’est que penser vient toujours du dehors (ce dehors qui déjà s’engouffrait dans l’interstice ou constituait une limite commune). Penser n’est ni inné ni acquis. » (Deleuze, 1986, p. 124)

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Je suis d’avis que l’action de penser peut être innée et acquise à la fois simplement par principe d’associations, lorsqu’on n’a encore rien vécu on n’associe rien à rien, mais dès lors qu’on vit une expérience, la plus banale soit-elle, et qu’à celle-ci s’y enchaîne plusieurs autres n’est-ce pas inné en nous de faire des associations entre les expériences? Et l’acquis ne pourrait-il pas être les expériences vécues et de quelle manière nous apprenons à les vivre et les ressentir, autrement dit de quelle manière le dehors s’inscrit à l’intérieur des corps? Dans cet ordre d’idées, Deleuze fait une métaphore entre le processus de subjectivation et une chaine de Markov16 qui consiste en une succession de ré-enchaînements partiels, où le hasard

ne vaut que pour le premier coup (première expérience) et que le second coup se fait dans des conditions partiellement déterminées par le premier et ainsi de suite. Je suis d’avis que cela peut appuyer l’idée que la pensée est une faculté innée et acquise. Si l’on considère que « penser c’est plier, c’est doubler le dehors d’un dedans qui lui est coextensif » (Deleuze, 1986, p. 126) alors, c’est l’action de plier le dehors qui fait de nous des êtres pensants.

Et c’est cela, le dehors : la ligne qui ne cesse de ré enchaîner les tirages au hasard dans des mixtes d’aléatoire et de dépendance. Penser prend donc ici de nouvelles figures : tirer des singularités; ré enchaîner les tirages; et chaque fois, inventer les séries qui vont du voisinage d’une singularité au voisinage d’une autre. Des singularités, il y en a de toutes sortes, toujours venues du dehors […] tout l’espace du dedans est topologiquement en contact avec l’espace du dehors, indépendamment des distances et sur les limites d’un « vivant »; et cette topologie charnelle ou vitale, loin de s’expliquer par l’espace, libère un temps qui condense le passé au dedans, fait advenir le futur au dehors, et les confronte à la limite du présent vivant. (Deleuze, 1986, p. 126)

C’est donc le temps qui nous permet de penser, l’espace est bien entendu important dans la construction de soi, mais dans la mesure où il est appuyé par le temps et donc par la mémoire. C’est la mémoire, comme processus de subjectivation qui fait que nous vivons l’espace chacun à notre manière.

Si le dedans se constitue par le plissement du dehors, il y a entre eux une relation topologique : le rapport à soi est homologue du rapport avec le dehors, et les deux sont en contact, par l’intermédiaire des strates qui sont des milieux relativement extérieurs (donc relativement intérieurs). C’est tout le dedans qui se trouve activement présent au dehors sur la limite des strates. Le dedans condense le passé, sur des modes qui ne sont nullement continus, mais le confrontent à un futur qui vient du dehors, l’échangent et le recréent. Penser, c’est se loger dans

16 Processus aléatoire portant sur un nombre fini d’états, avec des probabilités de transition sans

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la strate au présent qui sert de limite : qu’est-ce que je peux voir et qu’est-ce que je peux dire aujourd’hui? (Deleuze, 1986, p. 127)

Avec mon langage, mon corps et ma mémoire?

Tout cela considéré, la notion de subjectivation fait appel aux notions de la mémoire, de l’affect, de singularité et d’altérité, elle constitue en soi tous les sujets qui englobe l’installation proposée. Une incursion dans le processus de subjectivation d’un autre, un moment arrêté sur le présent, passé d’un être, en présence de l’absence de la présence. La présence par la mise en image d’affects, d’une manière qui m’est propre, selon ma propre perception du contexte dans lequel je m’inscris. Ainsi, l’installation Les archives du corps, propose une incursion à l’intérieur de l’autre par l’exposition de son intimité, de ses plissements, non seulement le corps de l’autre, mais aussi l’espace de la construction de sa pensée, par quels autres il s’est constitué une manière singulière de penser. Le dehors étant ici évoqué par des citations de philosophes et d’artistes qui m’ont influencé, mais aussi de mes propres pensées. Ainsi, j’espère transformer l’autre par cette rencontre, en l’amenant à me connaître et faire entrer les plis qui m’ont traversé à l’intérieur de lui en une sorte de partage intersubjectif.

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Intimité versus intime, leur espace

Lorsqu’on parle de l’intimité, la plupart du temps c’est l’idée de pudeur qui nous vient tout de suite à l’esprit, mais il ne saurait y avoir qu’un seul espace de l’intime, qu’une manière de concevoir l’intimité. En premier lieu, qu’est-ce que l’intime? Il ne saurait être question d’autre chose que du rapport à soi, puisque l’intime fait d’abord appel au monde secret, à l’espace qui n’est pas accessible à tous, ce que l’on garde secret, pour soi, ce qu’on appelle communément, notre jardin secret. Faisons d’abord le point sur la définition de l’intime et de l’intimité. Selon Hortonéda (2010), « l’intime, le rapport à soi est tissé de l’intérieur, dans le rapport aux autres » (p.69). L’intime est donc lié à l’espace, non pas les espaces qui nous sont extérieurs, mais plutôt un espace qu’on ne peut situer, un espace intangible. L’intimité, quant à elle, serait plus de l’ordre de la proximité à soi, elle se trouverait donc dans la relation que l’on a avec les autres, dans notre ouverture aux autres, dans le partage de notre intime. Hortonéda (2010) nous parle des « territoires de l’intime », en fait, elle pose la question, à savoir, « y a-t-il des territoires de l’intime? » La plupart des gens ne se demandent pas ce qu’est l’intime parce que cette notion est intrinsèque à la vie en société, « le social ayant en même temps une dimension privée et une dimension publique » (Hortonéda, 2010, p. 70), mais le fait d’exister ne permet pas de déterminer de quoi il en retourne. Hortonéda (2010) nous propose de cesser de penser l’intime comme une pierre précieuse qu’on devrait défendre à tout prix, mais plutôt de le voir comme étant insaisissable, de voir l’intime comme étant le rapport de soi à soi qui nous permet de transiger avec les autres. Si l’on considère cette façon de voir l’intime, il n’y a plus de forteresse à défendre et plus de limites à ne pas franchir. En fait, l’intime serait de l’ordre de la connaissance de soi, qui comme nous l’avons vu, est constamment en transformation, en construction. Dans cette optique, les limites de notre intime sont mouvantes, toujours à réinventer (Hortonéda, 2010). Mais cet intime, n’est pas inné, il se construit et cela, il le fait à l’aide des autres. En effet, « l’être là véritable commence avec la reconnaissance de soi, ce qui implique donc que le soi ne commence pas à soi, mais vient des autres, dans une relation aux autres » (Hortonéda, 2010, p.69). L’intime n’est donc pas inné, il n’est pas là dès notre naissance, mais se construit par l’apprentissage de l’intime des autres, dans le rapport aux autres. L’intime est tissé de l’extérieur, car il n’est pas coextensif à l’être, il le devient. Ne devons-nous pas apprendre à cacher ce qui, à premier abord, est l’enveloppe de ce qu’on appelle l’intimité? Rappelons-nous notre petite enfance, rien ne nous empêchait de montrer notre corps aux autres, l’enfant n’a pas d’inhibitions, qui plus est, il n’a point de filtre dans ses paroles, ce sont là des comportements appris par

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imitation. L’intime, cette notion, vient donc de l’extérieur, il n’est pas inné, mais acquis comme nous l’avons soulevé plus haut. L’extérieur vient se substituer à l’intérieur, puisque le dehors inscrit en nous ses plis (Deleuze, 1986) qui viennent tisser le dedans. Voilà pourquoi il nous semble plus logique de dire que l’intime vient de l’intérieur.

Dans un autre ordre d’idées, l’intime ne saurait être quelque chose que l’on peut définir en termes d’unité, mais plutôt comme étant pluriel, au sens de plusieurs intimités, plusieurs espaces intimes. Tout d’abord, il y a le corps, ce corps dont nous ne pouvons nous échapper, qui établit la première limite de l’intime. Voilà le sens que je donne à mon propre corps : « Il est ici irréparablement, jamais ailleurs. Mon corps, c’est le contraire d’une utopie, ce qui n’est jamais sous un autre ciel, il est le lieu absolu, le petit fragment d’espace avec lequel, au sens strict, je fais corps. » (Foucault, 2009, p.9)

C’est donc le corps comme enveloppe qui permet au sujet de vivre et de comprendre le monde, mais aussi de s’en échapper. Le corps comme enveloppe du sujet est le premier que l’on perçoit comme délimitation de l’intime, on le cache en tout temps sauf dans les moments appropriés, et ce, seulement avec les gens qui nous sont intimes, alors là, on se permet d’abaisser la barrière. Il y a donc plusieurs sphères de l’intime et celles-ci diffèrent d’un sujet à l’autre « ce que nous appelons intimité ou rapport à soi n’est pas une donnée intangible ni un invariant transhistorique, car les formes que peut prendre ce rapport à soi sont étroitement tributaires de la place que chacun occupe, du contexte social dans lequel il s’insère et du temps dans lequel il vit (…) » (Hortonéda, 2010, p. 70) et donc du dehors, de ses plis (Deleuze, 1986) qui s’inscrivent à l’intérieur du sujet. Hortoneda nous propose d’abolir les barrières de l’intime, ou plutôt d’en augmenter la flexibilité, il n’est plus seulement question de l’intimité du corps, mais bien de l’espace intime de l’intérieur, de ce qui nous a construit et qui est en constante transformation. Cette idée de réinventer constamment les frontières de l’intime permet de faire entrer le dehors plus facilement, cela permet l’ouverture aux autres. Qui plus est, nous nous devons d’êtres flexibles, car « les territoires de l’intime ne sont pas totalement prévisibles, ils sont ce qui vient fragmenter, déniveler l’espace commun, y frayer justement des passages imprévisibles » (Hortonéda, 2010, p. 73). C’est ce que l’œuvre proposée tente de faire, montrer au visiteur qu’il y a une autre façon de concevoir l’intime, cesser de le voir comme quelque chose de privé et secret, presque honteux parfois, pour laisser place à des événements inattendus. Bien sûr, il peut être troublant d’entrer dans la sphère personnelle d’un sujet donné, l’effet de surprise est en fait rehaussé et c’est ce qui est

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satisfaisant en art, c’est de déplacer les limites quotidiennes, en montrant ce que tous les jours, on ne voit pas. Dans l’art, dans la création, « se loge la capacité d’invention d’espaces autres qui peuvent stratégiquement fonctionner comme des contre-espaces, des réserves au sens propre et figuré » (Hortonéda, 2010, p. 73).

Et c’est ainsi que je pense pouvoir abaisser les barrières de la conscience pour laisser entrevoir, du moins, les territoires de mon intimité, de mon intime. Nul ne saurait cacher dans l’espace justement intime de l’œuvre, l’intérieur de lui-même, puisque dans la création ne saurait se cacher le dehors du sujet qui l’a construit, ce dehors qui a constitué son dedans. Nul ne saurait créer une œuvre étant tout à fait objective, comme nous l’avons fait remarquer plus haut, l’objectivité n’existe pas. Ainsi, l’œuvre d’art, quant-à-moi, relève de l’intime, car dans chaque œuvre se trouve le dedans qu’il soit explicite ou implicite, il est toujours et irrémédiablement là. L’œuvre est comme le miroir, le reflet de l’être qui l’a créée, cette âme qui reste clivée à l’intérieur du corps, mais qui sait aisément s’en échapper par l’intermédiaire de la pensée et qui s’échappe à chaque fois sur la toile, sur l’interstice momentané d’un cliché, dans l’instant d’une danse ou d’un concerto, l’âme n’est plus dans le corps, mais l’utilise. L’espace privé et public ne possède donc pas de limites claires entre elles, « l’espace privé s’ouvre sur le dehors, et l’intime ne se loge pas uniquement ―au-dedans‖ […] aucun travail de soi sur soi ne pouvant se faire sans un minimum de reconnaissance sociale » (Hortonéda, 2010, p. 75).

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Le corps

Le corps est l’enveloppe matérielle de l’intime, il est celui qui contient le dehors, la mémoire (Deleuze, 1986), mais aussi le premier contact avec l’extérieur. Il est, métaphoriquement, le lieu qui contient le soi, la mémoire des événements passés, le corps comme réceptacle de ses propres archives. Bergson (1939) a dit : « le rôle du corps n’est pas d’emmagasiner les souvenirs, mais simplement de choisir, pour l’amener à la conscience distincte par l’efficacité réelle qu’il lui confère, le souvenir utile, celui qui complétera et éclaircira la situation présente en vue de l’action finale » (p. 106). C’est ainsi que le corps devient, non seulement l’habitacle de nos expériences, mais aussi celui qui permet la réminiscence des souvenirs dans une situation donnée. Inconsciemment, les images que je fabrique peuvent être une mise en abîme du processus de subjectivation, au sens où tout ce que le temps, la mémoire, a inscrit en moi et sur moi se trouve là sur la pellicule, de manière métaphorique bien entendu, mais bien là. Que nous le voulions ou non, le dehors laisse sur nous sa trace, son emprunte et ainsi agissons nous comme une toile sur laquelle le temps inscrit ses contextes. Notre corps est l’archive de notre contexte, familial, culturel, historique, personnel et social. Cela appuie le choix de mon sujet, le corps en tant que véhicule de l’esprit qui est affecté par le dehors. Je veux faire sentir au visiteur la présence de l’autre, par la proximité de mon intimité, de mon corps en image-mouvement qui représente des états de l’esprit et du corps qui changent et se transforment à tout instant. La présence de ce corps qui apparaît étrangement inquiétant (Das Unheimliche) parce qu’il est à la fois familier et inconnu. Selon Freud (Mijolla, 1982), « l’invité d’un instant ne voit pas ce que le maître de maison ne montre pas et ne peut, en bonne règle, juger de ce qui s’est formé depuis longtemps chez l’autre sur la base d’innombrables imperceptibilités » (pp.157-158). Mon but est tout contraire, puisque j’invite le visiteur à ma rencontre, sans rien vouloir lui cacher en lui exposant ce qui, depuis longtemps s’est formé chez moi, enfin, ce que mon corps a bien voulu faire remonter à ma conscience. C’est-à-dire, ce que mon corps laisse transparaître de moi-même, par la simple vue de son image.

D’autre part, l’utilisation de l’autoportrait par le corps en photographie comme moyen de communication est adéquate dans la mesure où le corps est celui qui subit les affects et celui qui les transmet. Cette mémoire du corps n’est cependant pas sans failles, elle oublie cette mémoire, et ses trous sont représentés dans l’œuvre par la disparition partielle du corps présenté. D’autre part, « le corps a ses mémoires » (Lotstra, 2008). Sur lui s’inscrit à chaque

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minute qui s’écoule la marque du temps et des expériences et « dès lors qu’on accepte qu’il n’y a pas de différence entre le corps et l’esprit, qu’il n’y a pas de pensée sans corps ni de corps sans pensée, une réflexion devient possible sur l’intelligence des corps » (Lotstra, 2008, p. 27). Cette intelligence ne peut être décrite par les mots et il m’a semblé que seule la présence par l’image permettrait à mon corps de parler de lui-même.

L’utilisation du corps dans le but de mettre en exergue la notion de subjectivation est pertinente, car il est le siège des affects, il n’est que l’enveloppe, mais il définit en même temps les rapports que celui qui le possède entretient avec les autres. Il appartient au registre de ce qui est familier ce qui met en place un phénomène d’association subjective entre le regardeur et le regardé, car chacun a un corps, nul ne saurait le nier. Je suis d’avis que nous nous associons aux autres d’abord parce qu’ils ont eux aussi un corps, lequel véhicule de manière la plus souvent inconsciente, le temps, la mémoire, les plis et l’intime, bref, tout de ce qui fait de nous que nous sommes. L’expérience de l’inquiétante étrangeté se trouve dans la rencontre avec ce qu’on pourrait appeler l’entité à qui appartient l’intime dévoilé dans laquelle le visiteur entre. Il se passe une sorte de mutation entre l’avatar et le visiteur qui se met à la place de cet autre, cet autre qui met cartes sur table en étalant son intimité. Ceci fait partie de nos peurs, révéler à tous ce que nous sommes vraiment à l’intérieur. Il n’y a pas de peur plus profonde que d’être surpris dans son espace intime, ce que l’on garde pour soi.

Le corps est le point zéro du monde, là où les chemins et les espaces viennent se croiser le corps n’est nulle part : il est au cœur du monde ce petit noyau utopique à partir duquel je rêve, je parle, j’avance, j’imagine, je perçois les choses en leur place et je les nie aussi par le pouvoir indéfini des utopies que j’imagine. Mon corps est comme la Cité du Soleil, il n’a pas de lieu, mais c’est de lui que sortent et que rayonnent tous les lieux possibles, réels ou utopiques. (Michel Foucault, 2009, p. 18)

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L’altérité

L’autre

Dans la présente analyse, il serait inconcevable de ne pas traiter du sujet de l’altérité puisque ce terme renvoie à la subjectivité. Dans un premier temps, l’autre se définit simplement comme suit; « qui n’est pas le même, qui est distinct » (Le Petit Robert, 2013). Mais la philosophie contemporaine nous l’a montré, l’autre, le concept de l’autre, est beaucoup plus complexe que ce qui nous apparaît en première instance.

« Autrui, en tant qu’autrui n’est pas seulement un alter ego; il est ce que moi, je ne suis pas. Il l’est, non pas en raison de son caractère, ou de sa physionomie, ou de sa psychologie, mais en raison de son altérité même. » (Lévinas, 1994, p. 75)

Si l’altérité est tout ce qui est autre, en conséquence, elle ne saurait être ce que je suis, mais seulement je suis, on ne saurait en douter, l’autre de quelqu’un. C’est donc par rapport au sujet pensant que l’autre est altérité. Mais l’autre est-il absolument autre? Permettons-nous d’en douter. Si l’on prend en considération le fait que chaque sujet possède un corps qui est lié par sa relation étroite avec le sujet, il ne fait aucun doute que l’autre peut aussi être associé à soi par le sujet. Mais qu’en est-il des objets et des idées? Voilà d’où pourrait provenir l’altérité de l’autre, n’est-il pas difficile, voire inimaginable, de comprendre l’autre dans sa totalité? Il serait possible de dire que ce n’est qu’illusion de croire que l’on peut comprendre l’autre, on peut le comprendre dans ses détails, dans le fait qu’il a un corps comme le nôtre, mais nous ne pouvons prétendre à la complexité de sa connaissance totalitaire. Voilà l’altérité telle que je la considère, elle est tout autre au sens de sa totalité autre, l’autre est différent de moi, car dans sa totalité, il n’est pas ce que je suis. Dans l’installation proposée, il y a bien sûr, ce corps qui permet l’identification d’un être semblable à celui qui le regarde, car il en possède aussi un (corps), mais il y a aussi cette manière de le mettre au jour, dans sa nudité et sa transparence. Il y a devant le visiteur cet autre qui semble le regarder, car il sent sa présence se mouvoir sur lui, mais il ne saurait s’y associer qu’en tant qu’autre corps, il est cet autre qu’il ne connaît pas, qui n’est pas lui. Et c’est en cela que la chose devient intéressante, car le visiteur, sollicité par cet autre, est amené à le questionner, à vouloir le comprendre. C’est en exposant les archives du corps, de cet autre, que j’espère amener le visiteur à penser autrement, ou bien simplement l’amener à une réflexion sur lui-même. En voyant l’altérité de l’autre, nous établissons un jugement sur sa propre personne, jugement dont il tiendra compte

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dans la compréhension et la connaissance de lui-même. L’autre, en nous jugeant, nous oblige à nous voir à travers sa propre pensée et vice versa. Sans l’autre, il est impossible de nous rendre à nous même compréhensible. L’autre constitue en lui-même le dehors dont parle Deleuze, il est celui qui forge le dedans. Sans les autres, nous ne serions pas les mêmes, pensez simplement aux personnes qui font partie de votre vie, chacun de nous serait différent si l’on enlevait simplement une personne que nous avons côtoyée dans notre vie. L’altérité, le dehors, le dedans, le même, tout en étant, autre. Malgré l’absence de l’autre dans l’œuvre, puisqu’il n’est que représenté par la photographie, sa présence est ressentie, car « l’absence de toutes choses retourne comme une présence : comme lieu où tout a sombré, comme une densité d’atmosphère, comme une plénitude du vide ou comme le murmure du silence » (Lévinas, 1994, p. 26).

Existe-t-il une universalité de réaction face à la découverte

impromptue et non-invitée de l’intimité de l’autre?

Comme nous l’avons vu plus tôt, l’intimité est différente pour chacun de nous, la manière de la concevoir, de la cacher, de la partager avec ses proches, ces personnes qui nous sont intimes, diffèrent pour chacun de nous. Mais qu’en est-il alors de la façon dont nous percevons et vivons l’intimité des autres? S’il n’y a pas d’universalité dans la façon de vivre sa propre intimité, peut-on prétendre qu’il n’existe pas plus de façon semblable de vivre la découverte de l’intimité de l’autre? Alors, comment peut-on affirmer que tous, en voyant l’intimité de l’autre, seront aussi touchés de la même manière?

Il me semble que le corps est intime. Bien entendu, il s’agit là d’une généralité, car il existe dans cette partie du monde des corps qui ne sont jamais cachés. Cependant, dans la vie de tous les jours, les corps sont cachés, les dénuder en public est plutôt mal vu et déconcertant, voire illégal. Il convient donc de se poser la question, à savoir, le corps dénudé fait-il appel à chaque conscience comme étant l’exposition d’une intimité? Il me semble que oui, mais on ne saurait dire que seul le corps peut évoquer l’intime.

Ce qui nous amène à poser la question de ce qui peut déranger justement le visiteur, bien sûr, le sentiment d’être intrusif dans l’espace de l’autre, mais bien plus que ça, puisque le visiteur est invité à faire cette intrusion dans l’espace intime, car l’œuvre est exposée. Il doit donc y

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avoir quelque chose d’un autre ordre qui pourrait faire ressentir au visiteur un sentiment qui le ferait se questionner sur cette présence qui se trouve devant lui, et qui plus est, le mettrait dans un état d’incertitude. C’est ce qui nous mène vers l’inquiétante étrangeté (Das Unheimliche).

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L’inquiétante étrangeté (Das Unheimliche)

Il est coutume, lorsqu’il s’agit de l’inquiétante étrangeté, de définir le concept à l’aide de sa définition dans plusieurs langues, y compris à partir de ses racines. Nous nous passerons de cette méthode puisque d’autres s’y sont consacrés et que cela ne saurait que nous éloigner de ce qui nous intéresse vraiment. Cependant, il est important, tout de même, d’effleurer la définition de ce que veut dire le contraire d’Unheimliche, en allemand, car cela nous permettra de définir la notion qui nous intéresse ici.

Heimlich, adj. (keit, f. – en)

1. a) Également heimlich, heimelig, qui fait partie de la maison, non étranger, familier, apprivoisé, cher et intime, engageant [anheimelnd,] etc.

b) Cher, intime, engageant; suscitant le sentiment agréable d’une satisfaction tranquille, etc., d’un calme confortable et d’une protection sûre, comme l’enceinte de la maison qu’on habite.

2. Caché, dissimulé, de telle sorte qu’on ne veut pas que d’autres en soient informés, soient au courant qu’on veut le soustraire à leur savoir (…)

Ce qui est surprenant dans la définition de ce mot, c’est que, heimlich peut prendre plusieurs sens qui ne sont, non pas complètement le contraire l’un de l’autre, mais très différents. Dans un premier temps, il veut dire familier et confortable, voire connu et dans le second il se définit par caché, dissimulé. Dans ce sens, heimlich rejoint le sens de son contraire, unheimlich, et donc le heimlich devient l’unheimlich. Ainsi, « serait unheimlich tout ce qui devait rester secret, dans l’ombre, et qui en est sorti » (Freud, 1985, p. 222). En conséquence, l’installation présentée est de l’ordre de l’unheimlich puisqu’elle présente quelque chose de l’ordre de l’intime, ce qui normalement est caché, mais qui se trouve en fait à être dévoilé. Permettons-nous d’aller plus loin encore, puisque, n’est pas étrangement inquiétant tout ce qui est de l’ordre de l’intime présenté à la vue de tous. Selon Jentsch, le premier à s’être intéressé au concept, le moyen le plus sûr de faire naitre chez le spectateur le sentiment d’inquiétante étrangeté, se trouve dans la façon de laisser le sujet dans l’incertitude (Freud, 1985). Une ambiguïté provoquée par le fait que le visiteur sent la présence de l’autre sans toutefois qu’il n’y soit vraiment, mais « de telle sorte que cette incertitude ne s’inscrive pas directement au foyer de son attention, afin qu’il ne soit pas amené à examiner et à tirer la chose aussitôt au clair, vu que (…) cela peut aisément compromettre l’effet affectif spécifique [recherché] » (Freud, 1985, p. 224). Dans cet ordre d’idées, si le but est de créer un sentiment d’inquiétante étrangeté, il ne faut pas effrayer le visiteur, mais seulement

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soulever chez lui un sentiment d’inquiétude, de trouble. Pour en arriver à cela, il faut, mettre le visiteur dans une situation où la présence de l’autre, ou son absence, n’est pas quelque chose de l’ordre de l’évidence. L’inquiétante étrangeté se trouve donc dans le dévoilement de quelque chose qui est normalement caché, qui est de l’ordre de la présence, mais aussi de l’absence ou plutôt de l’ambiguïté entre les deux, mais elle ne doit pas éveiller le doute, au premier abord, du sujet qui, lorsqu’il perçoit le subterfuge se retrouve dans une incertitude intellectuelle. Pour Sigmund Freud, le sentiment d’inquiétante étrangeté se manifeste lorsque « des complexes infantiles refoulés sont ranimés par une impression, ou lorsque des convictions primitives dépassées paraissent à nouveau confirmées. » Ainsi la noirceur, l’inconnu, les bruits étranges d’une maison, sont des éléments susceptibles de créer ce sentiment d’inquiétante étrangeté.

« Quant à la solitude, au silence et à l’obscurité, nous ne pouvons rien en dire, sinon que ce sont là effectivement les circonstances auxquelles s’attache chez la plupart des humains une angoisse infantile qui ne s’éteint jamais tout à fait. La recherche psychanalytique a débattu du problème qu’elle pose en un autre lieu. » (Freud, 1985, p. 263).

Permettons-nous maintenant une incursion dans un autre mode de pensée, puisque Freud, étant un des premiers à traiter le sujet, l’a fait en se servant d’exemples tirés de récits et de contes. Ce qui nous intéresse ici étant de l’ordre de l’image et de l’expérience, allons voir ailleurs ce qu’en disent d’autres chercheurs.

Pour August Ruhs, l’inquiétante étrangeté est provoquée par la machine, la technologie. Il considère que la technologie qui agit comme l’homme, par exemple un robot, provoque ce sentiment de familiarité étrange qu’est l’unheimlich.

« En dehors d’une réflexion sur la disproportion qu’il y a entre la place attribuée à la machine de nos jours et celle qui nous est attribuée par elle, les deux dispositifs mettent en évidence la question de la production de subjectivité par rapport à l’inanimé et à partir de celui-ci. » Ruhs, 1988, p.17). Ainsi, c’est par leur caractère de familière étrangeté et d’étrangeté familière que les objets et les images produits par l’humain deviennent en quelque sorte le double de celui-ci. Seulement, ils ne le sont pas. C’est parce que les images et les objets que l’on fabrique viennent de nous qu’ils nous semblent familiers, mais dès lors qu’ils nous sont extérieurs, nous sommes incapables de les qualifier ou de les comprendre dans leur entièreté. Voilà ce qui leur confère l’unheimlich. L’installation proposée se sert de ce concept pour provoquer le sentiment d’inquiétante étrangeté chez le visiteur en exposant une image qui réfère au corps et à la machine par l’action qu’elle pose en réaction à celle du visiteur.

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Pour Roger Dorey (1988), l’inquiétante étrangeté serait plus quelque chose de l’ordre du vécu, que de l’ordre des sensations, des sentiments ou d’une sorte de folie. Il parle d’une « expérience vécue qui se présente d’abord comme dénuée de sens » (p. 7). La définition qu’il donne de heimlich est sensiblement la même que celle de Freud, à savoir, heimlich désigne « ce qui se rapporte à l’intime, le familier, le confortable, à ―ce qui est de la maison‖, mais aussi, à ce qui est secret, caché, dissimulé » (p.8). Ainsi, l’unheimlich devient, puisqu’il est le contraire de l’heimlich « cette sorte de l’effrayant qui se rattache aux choses connues depuis longtemps et de tout temps familières » (Dorey, 1988). Ainsi l’heimlich et l’unheimlich ont cette chose en commun qu’elles sont toutes deux connues, mais l’une est réconfortante et l’autre effrayante. Par conséquent, on appelle unheimliche tout ce qui devrait rester secret, caché et qui se manifeste. Ce qui nous éclaire sur la question de l’ambivalence entre les deux termes : l’heimlich devient l’unheimlich lorsqu’il est refoulé et réapparait soulevant ainsi cette impression de l’unheimlich.

« Si nous considérons que dans l’inquiétante étrangeté il y a levée du refoulement, ce n’est en aucun cas parce que le contenu de représentation refoulé passe par la conscience : ce n’est nullement une admission intellectuelle, car le vécu d’inquiétante étrangeté est sans contenu psychologique, sans représentation et c’est pour cela qu’il n’est pas formulable. Il est purement de l’ordre de l’affect ou comme le dit Freud, dès le début de son texte, il est un ―mouvement émotionnel‖ et c’est pourquoi il le rattache d’abord à l’esthétique. » (Dorey, 1988, p. 10)

Cependant, le « vécu » de l’inquiétante étrangeté se vit d’abord et avant tout dans une sorte d’émotion qui est sous-jacente à un affect, et cet affect est révélé de manière inconsciente, d’où l’incertitude intellectuelle. Ce n’est pas un vécu qui se trouve rationalisé, il est justement quelque chose qui fait partie de l’inconscient et c’est une des raisons pour lesquelles il est difficile d’expliquer en mot ou en paroles ce qu’est l’inquiétante étrangeté. En définitive, l’inquiétante étrangeté serait de l’ordre de l’expérience, de l’expérience de la réminiscence d’un affect, qui provient en fait d’un sentiment refoulé qui ne nous est pas donné à la conscience, tout cela provoqué justement par cette expérience d’une incertitude intellectuelle quant à la réalité qui se présente sous forme de ce qui devrait être caché, mis au jour. Cette expérience « renvoie [également] à un quelque chose, par définition indéterminé, où se mêlent attirance et phobie. Bref, l’inquiétant fascine. » (Guérin, 1988, p.51)

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Conclusion

Exposer une œuvre, est-ce exposer son intimité, est-ce proposer d’entrer dans la sphère personnelle de son spectateur, pour instaurer une sorte de rencontre des subjectivités?

Il m’apparaît difficile de ne pas se poser la question de l’œuvre en tant que véhicule à premier abord, de l’intimité de l’artiste qui l’expose. N’est-ce pas là la vraie question? Un artiste qui expose son œuvre est-il nécessairement en train d’exposer ce qu’il garde en lui-même, caché? Je pense que oui, la question en a été débattue tout au long de ce texte, il est difficile, voire, insignifiant, de dire que nous pouvons être objectifs lorsque nous créons quelque chose. Il nous est impossible de faire abstraction de ce que nous sommes et d’être complètement objectif dans la création. Pour ce qui est d’entrer dans la sphère personnelle du spectateur, je suis d’avis que cela va de soi, car en créant une œuvre, l’artiste pose des questions, il met au jour une réalité que le visiteur va ou ne va pas introduire dans sa propre manière de percevoir le monde. Au sens où, même s’il advenait que le spectateur n’abonde pas dans le même sens que l’œuvre de l’artiste, il va tout de même réfléchir à la question et c’est cela dont il est question, peu importe que le visiteur change sa vision de la réalité ou son mode de pensée, l’œuvre est là pour le questionner et faire surgir en lui-même une nouvelle manière de concevoir la réalité, soit pas renforcement, soit par changement. En ce qui a trait à l’art dit abstrait, il ne saurait en être autrement puisqu’il s’agit ici de poser la question, cette œuvre me touche-t-elle? Elle va de toute façon s’inscrire dans le temps et dans la mémoire du spectateur et ainsi le changer, aussi infime puisse être le changement, il n’en demeure pas moins qu’il existe.

Le plus lointain devient intérieur, par une conversion au plus proche; la vie dans les plis. C’est la chambre centrale, dont on ne craint plus qu’elle soit vide, puisqu’on y met le soi. Ici, on devient maître de sa vitesse, relativement maître de ses molécules et de ses singularités, dans cette zone de subjectivation : l’embarcation comme intérieur de l’extérieur. (Deleuze, 1986, p. 130)

J’ai tenté, par la construction de l’œuvre dont il est ici question, de mettre en relief la notion de subjectivation par l’intrusion d’autrui dans mon intimité, par le fait que le visiteur se trouve face à l’autre, face aux plissements de l’autre, qui sont issus de souvenirs, d’affects, de sa mémoire. Dès lors, mon travail s’esquisse autour de la présence de l’autre, de ses affects, et joue sur les possibilités visuelles pour mettre en exergue les ambiguïtés interrelationnelles par l’utilisation et l’exposition de l’archivage de mes affects, de mes états, en mots, en images et en sensations.

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Bibliographie

- AGAMBEN, Giorgio. (1990) La Communauté qui vient : théorie de la singularité quelconque. Éditions du seuil. Paris

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Autres ouvrages consultés

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Références

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