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Il est coutume, lorsqu’il s’agit de l’inquiétante étrangeté, de définir le concept à l’aide de sa définition dans plusieurs langues, y compris à partir de ses racines. Nous nous passerons de cette méthode puisque d’autres s’y sont consacrés et que cela ne saurait que nous éloigner de ce qui nous intéresse vraiment. Cependant, il est important, tout de même, d’effleurer la définition de ce que veut dire le contraire d’Unheimliche, en allemand, car cela nous permettra de définir la notion qui nous intéresse ici.

Heimlich, adj. (keit, f. – en)

1. a) Également heimlich, heimelig, qui fait partie de la maison, non étranger, familier, apprivoisé, cher et intime, engageant [anheimelnd,] etc.

b) Cher, intime, engageant; suscitant le sentiment agréable d’une satisfaction tranquille, etc., d’un calme confortable et d’une protection sûre, comme l’enceinte de la maison qu’on habite.

2. Caché, dissimulé, de telle sorte qu’on ne veut pas que d’autres en soient informés, soient au courant qu’on veut le soustraire à leur savoir (…)

Ce qui est surprenant dans la définition de ce mot, c’est que, heimlich peut prendre plusieurs sens qui ne sont, non pas complètement le contraire l’un de l’autre, mais très différents. Dans un premier temps, il veut dire familier et confortable, voire connu et dans le second il se définit par caché, dissimulé. Dans ce sens, heimlich rejoint le sens de son contraire, unheimlich, et donc le heimlich devient l’unheimlich. Ainsi, « serait unheimlich tout ce qui devait rester secret, dans l’ombre, et qui en est sorti » (Freud, 1985, p. 222). En conséquence, l’installation présentée est de l’ordre de l’unheimlich puisqu’elle présente quelque chose de l’ordre de l’intime, ce qui normalement est caché, mais qui se trouve en fait à être dévoilé. Permettons-nous d’aller plus loin encore, puisque, n’est pas étrangement inquiétant tout ce qui est de l’ordre de l’intime présenté à la vue de tous. Selon Jentsch, le premier à s’être intéressé au concept, le moyen le plus sûr de faire naitre chez le spectateur le sentiment d’inquiétante étrangeté, se trouve dans la façon de laisser le sujet dans l’incertitude (Freud, 1985). Une ambiguïté provoquée par le fait que le visiteur sent la présence de l’autre sans toutefois qu’il n’y soit vraiment, mais « de telle sorte que cette incertitude ne s’inscrive pas directement au foyer de son attention, afin qu’il ne soit pas amené à examiner et à tirer la chose aussitôt au clair, vu que (…) cela peut aisément compromettre l’effet affectif spécifique [recherché] » (Freud, 1985, p. 224). Dans cet ordre d’idées, si le but est de créer un sentiment d’inquiétante étrangeté, il ne faut pas effrayer le visiteur, mais seulement

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soulever chez lui un sentiment d’inquiétude, de trouble. Pour en arriver à cela, il faut, mettre le visiteur dans une situation où la présence de l’autre, ou son absence, n’est pas quelque chose de l’ordre de l’évidence. L’inquiétante étrangeté se trouve donc dans le dévoilement de quelque chose qui est normalement caché, qui est de l’ordre de la présence, mais aussi de l’absence ou plutôt de l’ambiguïté entre les deux, mais elle ne doit pas éveiller le doute, au premier abord, du sujet qui, lorsqu’il perçoit le subterfuge se retrouve dans une incertitude intellectuelle. Pour Sigmund Freud, le sentiment d’inquiétante étrangeté se manifeste lorsque « des complexes infantiles refoulés sont ranimés par une impression, ou lorsque des convictions primitives dépassées paraissent à nouveau confirmées. » Ainsi la noirceur, l’inconnu, les bruits étranges d’une maison, sont des éléments susceptibles de créer ce sentiment d’inquiétante étrangeté.

« Quant à la solitude, au silence et à l’obscurité, nous ne pouvons rien en dire, sinon que ce sont là effectivement les circonstances auxquelles s’attache chez la plupart des humains une angoisse infantile qui ne s’éteint jamais tout à fait. La recherche psychanalytique a débattu du problème qu’elle pose en un autre lieu. » (Freud, 1985, p. 263).

Permettons-nous maintenant une incursion dans un autre mode de pensée, puisque Freud, étant un des premiers à traiter le sujet, l’a fait en se servant d’exemples tirés de récits et de contes. Ce qui nous intéresse ici étant de l’ordre de l’image et de l’expérience, allons voir ailleurs ce qu’en disent d’autres chercheurs.

Pour August Ruhs, l’inquiétante étrangeté est provoquée par la machine, la technologie. Il considère que la technologie qui agit comme l’homme, par exemple un robot, provoque ce sentiment de familiarité étrange qu’est l’unheimlich.

« En dehors d’une réflexion sur la disproportion qu’il y a entre la place attribuée à la machine de nos jours et celle qui nous est attribuée par elle, les deux dispositifs mettent en évidence la question de la production de subjectivité par rapport à l’inanimé et à partir de celui-ci. » Ruhs, 1988, p.17). Ainsi, c’est par leur caractère de familière étrangeté et d’étrangeté familière que les objets et les images produits par l’humain deviennent en quelque sorte le double de celui-ci. Seulement, ils ne le sont pas. C’est parce que les images et les objets que l’on fabrique viennent de nous qu’ils nous semblent familiers, mais dès lors qu’ils nous sont extérieurs, nous sommes incapables de les qualifier ou de les comprendre dans leur entièreté. Voilà ce qui leur confère l’unheimlich. L’installation proposée se sert de ce concept pour provoquer le sentiment d’inquiétante étrangeté chez le visiteur en exposant une image qui réfère au corps et à la machine par l’action qu’elle pose en réaction à celle du visiteur.

Pour Roger Dorey (1988), l’inquiétante étrangeté serait plus quelque chose de l’ordre du vécu, que de l’ordre des sensations, des sentiments ou d’une sorte de folie. Il parle d’une « expérience vécue qui se présente d’abord comme dénuée de sens » (p. 7). La définition qu’il donne de heimlich est sensiblement la même que celle de Freud, à savoir, heimlich désigne « ce qui se rapporte à l’intime, le familier, le confortable, à ―ce qui est de la maison‖, mais aussi, à ce qui est secret, caché, dissimulé » (p.8). Ainsi, l’unheimlich devient, puisqu’il est le contraire de l’heimlich « cette sorte de l’effrayant qui se rattache aux choses connues depuis longtemps et de tout temps familières » (Dorey, 1988). Ainsi l’heimlich et l’unheimlich ont cette chose en commun qu’elles sont toutes deux connues, mais l’une est réconfortante et l’autre effrayante. Par conséquent, on appelle unheimliche tout ce qui devrait rester secret, caché et qui se manifeste. Ce qui nous éclaire sur la question de l’ambivalence entre les deux termes : l’heimlich devient l’unheimlich lorsqu’il est refoulé et réapparait soulevant ainsi cette impression de l’unheimlich.

« Si nous considérons que dans l’inquiétante étrangeté il y a levée du refoulement, ce n’est en aucun cas parce que le contenu de représentation refoulé passe par la conscience : ce n’est nullement une admission intellectuelle, car le vécu d’inquiétante étrangeté est sans contenu psychologique, sans représentation et c’est pour cela qu’il n’est pas formulable. Il est purement de l’ordre de l’affect ou comme le dit Freud, dès le début de son texte, il est un ―mouvement émotionnel‖ et c’est pourquoi il le rattache d’abord à l’esthétique. » (Dorey, 1988, p. 10)

Cependant, le « vécu » de l’inquiétante étrangeté se vit d’abord et avant tout dans une sorte d’émotion qui est sous-jacente à un affect, et cet affect est révélé de manière inconsciente, d’où l’incertitude intellectuelle. Ce n’est pas un vécu qui se trouve rationalisé, il est justement quelque chose qui fait partie de l’inconscient et c’est une des raisons pour lesquelles il est difficile d’expliquer en mot ou en paroles ce qu’est l’inquiétante étrangeté. En définitive, l’inquiétante étrangeté serait de l’ordre de l’expérience, de l’expérience de la réminiscence d’un affect, qui provient en fait d’un sentiment refoulé qui ne nous est pas donné à la conscience, tout cela provoqué justement par cette expérience d’une incertitude intellectuelle quant à la réalité qui se présente sous forme de ce qui devrait être caché, mis au jour. Cette expérience « renvoie [également] à un quelque chose, par définition indéterminé, où se mêlent attirance et phobie. Bref, l’inquiétant fascine. » (Guérin, 1988, p.51)

Conclusion

Exposer une œuvre, est-ce exposer son intimité, est-ce proposer d’entrer dans la sphère personnelle de son spectateur, pour instaurer une sorte de rencontre des subjectivités?

Il m’apparaît difficile de ne pas se poser la question de l’œuvre en tant que véhicule à premier abord, de l’intimité de l’artiste qui l’expose. N’est-ce pas là la vraie question? Un artiste qui expose son œuvre est-il nécessairement en train d’exposer ce qu’il garde en lui-même, caché? Je pense que oui, la question en a été débattue tout au long de ce texte, il est difficile, voire, insignifiant, de dire que nous pouvons être objectifs lorsque nous créons quelque chose. Il nous est impossible de faire abstraction de ce que nous sommes et d’être complètement objectif dans la création. Pour ce qui est d’entrer dans la sphère personnelle du spectateur, je suis d’avis que cela va de soi, car en créant une œuvre, l’artiste pose des questions, il met au jour une réalité que le visiteur va ou ne va pas introduire dans sa propre manière de percevoir le monde. Au sens où, même s’il advenait que le spectateur n’abonde pas dans le même sens que l’œuvre de l’artiste, il va tout de même réfléchir à la question et c’est cela dont il est question, peu importe que le visiteur change sa vision de la réalité ou son mode de pensée, l’œuvre est là pour le questionner et faire surgir en lui-même une nouvelle manière de concevoir la réalité, soit pas renforcement, soit par changement. En ce qui a trait à l’art dit abstrait, il ne saurait en être autrement puisqu’il s’agit ici de poser la question, cette œuvre me touche-t-elle? Elle va de toute façon s’inscrire dans le temps et dans la mémoire du spectateur et ainsi le changer, aussi infime puisse être le changement, il n’en demeure pas moins qu’il existe.

Le plus lointain devient intérieur, par une conversion au plus proche; la vie dans les plis. C’est la chambre centrale, dont on ne craint plus qu’elle soit vide, puisqu’on y met le soi. Ici, on devient maître de sa vitesse, relativement maître de ses molécules et de ses singularités, dans cette zone de subjectivation : l’embarcation comme intérieur de l’extérieur. (Deleuze, 1986, p. 130)

J’ai tenté, par la construction de l’œuvre dont il est ici question, de mettre en relief la notion de subjectivation par l’intrusion d’autrui dans mon intimité, par le fait que le visiteur se trouve face à l’autre, face aux plissements de l’autre, qui sont issus de souvenirs, d’affects, de sa mémoire. Dès lors, mon travail s’esquisse autour de la présence de l’autre, de ses affects, et joue sur les possibilités visuelles pour mettre en exergue les ambiguïtés interrelationnelles par l’utilisation et l’exposition de l’archivage de mes affects, de mes états, en mots, en images et en sensations.

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