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Paradoxes du mensonge

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Academic year: 2021

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Texte intégral

(1)

Daniel Moreau

30 S

ÜL

<3000

m»37

Paradoxes du mensonge

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures de !1Université Laval

pour l'obtention

du grade de maître ès arts (M.A.)

Faculté de philosophie Université Laval

octobre 2000

(2)

Le mensonge constitue une réalité incontournable de l'existence humaine, qui ne laisse personne indifférent. Une réprobation générale à son endroit s'accompagne souvent de plaidoyers favorables pour des situations particulières. De fait, à y regarder de plus près, la nature précise du mensonge ne paraît pas si aisée à expliciter, ce qui jette une certaine confusion autour de toutes les questions qu'il peut susciter, notamment celle de son évaluation morale. Dans de telles conditions, il s'avère essentiel de tenter un examen visant à déchiffrer

ce qu'est

fondamentalement un mensonge, tant d'un point de vue « externe » - un discours consciemment faux - que d'un point de vue plus « interne » - une attitude assumée par l'être humain dans son existence concrète, avec toutes les implications que cela suppose. Par cette entreprise apparaîtra plus clairement le coeur du problème, et des éléments d'information pourront venir au jour à son sujet, pavant la voie à des questionnements ultérieurs.

Daniel Moreau Thomas de Koninck

(3)

La réalisation de ce mémoire de maîtrise n'aurait pas été possible sans la présence et le soutien de personnes que je me fais à la fois le devoir et le plaisir de remercier sincèrement.

Merci tout d'abord à mes parents, Guy et Marie Moreau, pour leur affection et leur soutien moral, ainsi que le support financier. Grâce à eux, j'ai pu avoir un cadre de vie des plus propices à l'étude et à la réflexion, qui m'a permis de prendre la voie qui devait me mener à la découverte de la philosophie. Je suis heureux de leur exprimer ici à mon tour toute mon affection et ma reconnaissance. Un merci très chaleureux aussi à toute la famille proche.

Merci ensuite à la Faculté des études supérieures de !'Université Laval, de même qu'aux autorités de la Faculté de philosophie, pour m'avoir octroyé à la fin de mon baccalauréat une Bourse d'excellence à la maîtrise, laquelle se révéla, en plus du support matériel, une marque d'estime et d'encouragement à me lancer dans l'aventure que je commençais alors.

Merci beaucoup à Monique Lortie Savard, de !'Association québécoise de philosophie pour enfants, pour sa disponibilité, ses conseils, son enthousiasme et son soutien dans les heures plus difficiles. Tout en m'aidant à acquérir une bonne méthode de recherche, elle m'a progressivement éveillé à la vie et au plaisir propres à l’activité philosophique, et je me fais une joie de lui exprimer ici toute ma gratitude. Dans ce même élan, je veux aussi saluer très cordialement les amis de la Faculté de philosophie que j'ai côtoyés de plus près durant cette période, en particulier Marie-Sol Gauvin, Isabelle Létoumeau et Jean-Pierre Fortin, les remerciant pour leur présence, leurs suggestions, et surtout nos nombreux échanges de vues qui furent pour moi une riche expérience à tous égards.

Finalement, un merci spécial à mon directeur de recherche, monsieur Thomas de Koninck. L'occasion de réaliser le présent travail sous sa gestion bienveillante fut profondément enrichissante. Le professeur de Koninck possède cette qualité remarquable d'allier savoir et pédagogie, ce qui le rend capable d'écouter et de guider son élève dans le but de lui faire parcourir par lui-même sa route. En plus de ses conseils avisés, je veux donc le remercier particulièrement pour cette disponibilité et cette attention dont il a su faire preuve à mon endroit tout au long de la route, traits par lesquels j'ai reconnu en lui un véritable éducateur.

(4)

Résumé:

Avant-propos:

Table des matières:

Introduction:

I. Notions préliminaires:

Présentation

: 7

1. Présence au monde et agir moral:

1.1. /

l'éveil·.

8

1.2. //

'agir humain

: 10

1.3. /

dérèglement et intempérance

: 13 1.4. /

synthèse et conclusion:

16

2. Le signe: sur notre capacité de communiquer une information

à autrui:

2.1. /

le signe en général

: 17 2.2. /

son, mot et nom

18

2.3. /

relation entre la parole et la transmission de

connaissances

19

3. La fausseté: aperçu:

3.1. /

approche par les sens

: 23

3.2. /

survol général: Aristote et saint Thomas

25

3.3. /

multiplicité du faux

28

(5)

3.5./

liens avec le mensonge: 29

IL Le mensonge:

31

Présentation·.

31

1. Le mensonge vu par saint Augustin:

32

1.1. /

sur la nature du mensonge: présentation et discussion

: 33 1.2. /

problème

: 39

1.3. /

autres observations:

41

1.4. /

sur la classification proposée

: 43

1.5. /

propos du "Discours sur les psaumes", et dernières

observations

: 48

2. Le mensonge vu par saint Thomas d'Aquin:

51

2.1. /

la vertu de vérité

: 51

2.2. /

la nature du mensonge: considérations préliminaires

de l'auteur et exposé:

54

2.3. /

classification proposée

: 64

2.4. /

confrontation avec saint Augustin:

71 2.5. /

conclusion générale:

73

3. Le mensonge vu par Emmanuel Kant:

74

3.1. /

aperçu de la morale kantienne:

74

3.2. / /e

mensonge: exposé du "Traité de paix perpétuelle":

77 3.3. /

l'exposé de la "Doctrine de la vertu":

79

3.4. /

quelques éléments de la réponse de Kant à Constant:

82 3.5. /

retour à la "Doctrine de la vertu": sur l'idée d'un mensonge

à soi-même; autres éléments d'analyse:

83

3.6. /

confrontation avec saint Augustin et saint Thomas:

88 3.7. /

questions et conclusion:

90

(6)

94

4. Le mensonge vu par Vladimir Jankélévitch:

4.1. /

sur l'auteur lui-même

: 94

4.2.

/présentation de l'ouvrage "Du mensonge":

95 4.3

J le mensonge: approche

: 96

4.4. / rar

la "conscience menteuse", et ce qu'elle nous révèle

du mensonge:

99

4.5. /

sur les moyens à la disposition de la conscience menteuse;

autres éléments de définition et classification:

104

4.6. /

sur la présence de l’autre comme première cause,

du mensonge; implications et seconde classification:

109

4.7. /

seconde partie d'analyse sur la "mauvaise foi":

présentation:

112

4.8. /

traits spécifiques de l'esprit menteur:

113 4.9. /

sur une lecture en profondeur du phénomène

du mensonge:

117

4.10. /

la vérité ultime du mensonge:

120

4.11.

/proposition de l'idéal de la "sincérité"pour vaincre

le mensonge: "l’amour gnostique":

122

4.12. /

retour à l'idée de mensonge à soi:

124 4.13. /

conclusion

: 126

137

130

Conclusion générale:

(7)

La réflexion qui s'amorce consistera en une investigation visant à éclaircir ce que pourrait bien être la nature du mensonge. Nous voudrions savoir ce qui se cache exactement à l'intérieur de ce mot, ce qu'il

signifie

exactement, à quelle réalité il renvoie - objet, comportement, idée... Enfin, ce qu'il révèle à propos de l'être humain, dans sa vie et son agir en général.

Pourtant, quel pourrait bien être l'intérêt de s'interroger en ce sens sur un tel sujet? Est-ce si important? Plus encore, est-ce vraiment un problème?

Il serait possible d'objecter contre une telle entreprise, que le mensonge est une réalité tellement immédiate, que nous n'avons pas besoin de nous questionner de cette manière: nous savons tous de quoi il s'agit! Quelqu'un dit volontairement autre chose que la vérité à un vis-à- vis dans l'espoir d'en être cru: il n'y a pas à chercher plus loin, sinon pour débusquer des détails secondaires. Et à quoi bon une telle entreprise, ne serait-ce pas franchement perdre son temps? Tant qu'à réfléchir tout de même sur ce genre de sujet, une attitude plus raisonnable, et réaliste, serait plutôt de chercher si le mensonge est ou non un comportement toujours illicite, s'il comporte ou non des situations particulières où il faudrait l'utiliser, voire même s'il ne s'agirait carrément pas d'un comportement tout à fait acceptable, moyennant peut-être certaines balises. Voilà qui présenterait davantage d'intérêt. Bref, il n'y a pas lieu de s'interroger sur ce qu'est le mensonge, parce qu'il n'y a tout simplement pas de question là-dessus: tout est clair. Que dire de plus?

Cependant, les choses ne sont pas si simples. Pour le faire entrevoir, suggérons une autre argumentation possible, qui serait de s'interroger sérieusement quant à la possibilité même de l'existence

réelle

du mensonge. En effet, son concept ne serait-il pas contradictoire? Est-il imaginable de supposer que l'on soit capable de déformer consciemment dans nos propos une vérité que nous connaissons d'autre part? Avons-nous seulement ce pouvoir, et si oui, par quel procédé? Du reste, comment pourrait-on nourrir une telle idée? Qu'est-ce qui pourrait bien nous y pousser? Et comment pourrait-on persister dans un tel comportement? Ne serait-ce pas

(8)

une situation intenable, en raison du fait de savoir que ce que nous disons n'existe pas? Serait- ce vraiment utile, dans quelque situation que ce soit? Ne pourrait-on pas penser que la partie serait perdue d'avance, le réel demeurant ce qu'il est malgré notre mensonge?

De plus, dans une situation donnée, jusqu'où connaissons-nous bien la vérité, et jusqu'où en sommes-nous conscients, élément nécessaire, nous semble-t-il, pour que nous puissions parler de mensonge? Même sans plonger dans les questions concernant les capacités réelles de connaître que. possède ou non l'être humain, .ne pouvons-nous pas dire de lui qu'il est un être complexe, dont les pensées et les désirs sont emmêlés, plus ou moins conscients, parfois opposés? Nous pourrions ajouter alors que sa vision des choses peut être très influencée par un tel amalgame, et entraîner le fait que même des propos objectivement faux sur un objet ou un événement, soient réellement perçus par lui comme vrais tandis qu'il les avance... Autrement dit, dans une telle situation, que resterait-il de la « vérité », à laquelle le mensonge est censé s'opposer? Dans ce cas, nous pourrions dire que l'existence du mensonge dans notre vie ne serait en fait qu'un leurre, une apparence. Et en réalité, lorsque nous observons une personne jugée « menteuse », nous aurions affaire avec un individu conditionné ici et maintenant par des idées et des souhaits qui lui donnent une vision des choses particulière, laquelle est reproduite fidèlement par lui dans ses propos, faux d'autre part. Il en serait de même pour nous, en situation.

La conclusion s'imposerait alors d'elle-même: le mensonge n'est qu'une illusion, et dans le cas où nous l'imputerions à un autre, il s'agirait d'une affirmation péremptoire et grave. Il s'agirait d'une accusation présupposant que nous connaissons de l'intérieur la personne en question, sa vision précise des choses tandis qu'elle parle, ce qui est impossible. De quel droit pourrions- nous accuser quiconque de mensonge?

Enfin, ne dit-on pas de nos jours que chacun a sa vérité propre, sur laquelle autrui n'a pas de prise comme telle? Le mensonge implique une relation avec un autre sur un terrain commun; or, est-ce seulement possible? N'existons-nous pas chacun dans notre univers propre avec nos idées et représentations propres, finalement incommunicables? Dans ce cas, la notion même de mensonge ne signifie rien. Elle serait le relent d'une notion de vérité absolue qui nous serait commune, décrivant le fait de s'y opposer délibérément. Et dans la mesure où une telle vérité n'existerait pas, ou serait en fait inconnaissable, elle tomberait d'elle-même en poussières.

(9)

Peut-être même serait-ce là un bien, un progrès dans les relations cordiales entre les hommes, un germe d'hostilité en moins dont les effets nocifs et inutiles continueraient de nous hanter pour le moment.

Nous jugeons qu'il y a encore une difficulté à considérer: nous avons suggéré que la situation du menteur, partagée en deux par son propos et par la réalité, était intenable: ne pourrait-on pas dire que la seule porte de sortie pour lui serait, au moins jusqu'à un certain point, de se croire lui-même à l'intérieur de son entreprise. ״Et alors, ia contradiction ne serait, qu'encore. plus éclatante: le menteur devrait à la fois savoir la vérité pour mentir et ne pas la savoir pour se croire. L'absurdité est manifeste, nous semble-t-il. Si l'idée du mensonge n'est que du vent, à combien plus forte raison celle de se mentir à soi-même!

Ces attaques peuvent sembler fortes

a priori,

cependant, règlent-elles véritablement la question? Un recours à l'expérience concrète de notre vie s'impose ici. Commençons par !'observation d'autrui. Qui ne s'est jamais trouvé dans une situation où il en savait assez pour avoir connaissance qu'un autre était en train de lui mentir ou de mentir à un tiers? C'est là un principe de base pour qui mène une enquête: étant au courant d'un élément de vérité dont nous savons que notre vis-à-vis le sait également, nous !interrogeons comme si nous ignorions le fait, et s'il nous répond autre chose que cette vérité, nous savons alors qu'il nous ment. Cela est de l'ordre du constat.

De manière plus immédiate encore, considérons-nous nous-mêmes en face: qui n'a jamais menti? Qui ne s'est jamais trouvé dans une situation embarrassante ou dangereuse qui l'a poussé à déformer dans ses propos la vérité connue d'autre part, cela plus ou moins spontanément? Ou encore, qui n'a jamais cherché ou seulement songé à se venger d'un tort subi par la calomnie contre son offenseur, même si c'était sur le compte de choses finalement peu importantes? Ou simplement, qui n'est jamais allé chercher un certain plaisir dans le fait de dominer l'esprit de quelqu'un par un tel procédé?

Ces observations étant manifestes, !expérience montre également que le mensonge ne laisse personne indifférent: qu'il s'agisse par exemple de s'y opposer en général avec assurance et détermination, ou encore de tâcher de le justifier dans une situation précise, attitude ambiguë et plutôt fréquente, il est clair que le mensonge soulève les passions, quelles que soient nos

(10)

opinions sur son compte. N'éprouvons-nous pas tous, lorsque mis en situation, le désir de connaître la vérité à propos d'un homme ou d'une situation, par exemple, et le fait de la connaître ne nous remplit-il pas de satisfaction? Ne revendiquons-nous pas tous le droit de nous faire dire la vérité? Ne sommes-nous pas frustrés quand nous réalisons que nous avons été piégés de ce côté? La franchise reconnue d'un homme n'est-elle pas couverte d'éloges par la société elle-même? N'éprouvons-nous pas tous une antipathie spontanée face à un individu qui nous est présenté comme un « menteur »? Comment de telles attitudes et réactions, si vives et si concrètes, pourraient-elles provenir entièrement d'une illusion pure? Du reste, remarquons que l'idée même d'un « homme franc », ou « véridique », implique celle d'un homme qui ne le soit pas; autrement, que signifierait-elle?

En fait, l'expérience concrète plaide avec une force imparable contre tous les arguments avancés précédemment: le mensonge existe bien, nous le subissons et l'utilisons tous, et nous en pensons tous quelque chose de précis. Il peut être regardé comme une réalité à la fois séculaire et profondément actuelle, un élément marquant et récurrent de notre condition humaine. Au surplus, son existence montre bien que notre faculté de parler n'est pas du tout prisonnière de ce qu'elle appréhende comme vrai d'autre part. De même, l'idée du rapport à autrui qui est présupposée en elle, comme nous l'avons dit également, constitue une indication par la voie négative que nous vivons bien dans un monde commun, que nous sommes bien en relation les uns avec les autres, et non pas isolés, chacun dans sa bulle, avec sa vie et sa vérité...

Toutefois, cela ne signifie pas que les difficultés soulignées soient à oublier aussi rapidement. Au contraire, il nous semble que, moyennant quelques ajustements, elles gagnent en importance, que nous avons là des raisons supplémentaires de nous y attarder, et d'essayer d'y comprendre quelque chose.

Comment le mensonge est-il possible, comment peut-on au préalable rejeter ce qui est perçu comme vrai, donc d'une certaine manière évident? Et pourquoi? L'efficacité d'un tel procédé contre autrui est-elle avérée dans le réel, et jusqu'à quel point? Est-ce que tout discours faux est un mensonge? Quelle différence faudrait-il faire entre le réel et ce que l'on en dit? De même, tandis que nous mentons, quelles relations y aurait-il dans notre esprit entre le discours vrai que nous connaissons et le discours faux que nous assumons? Quelles distinctions seraient

(11)

à faire entre le fait de déformer la vérité et celui d'espérer être cru? Serait-ce finalement la même chose ou non? Le mensonge s'identifierait-il davantage à l'une qu'à l'autre? Et que faire de l'éventualité curieuse qui a été suggérée, selon laquelle existerait un type de mensonge dirigé contre soi-même? Est-ce absurde ou concevable? S'il existe, serait-il à la base de tout mensonge, ou un type de mensonge parmi d'autres? Et quelles seraient les implications subséquentes?...

Bref, et cela sans même aller jusqu'à vouloir poser un diagno stic moral .précis, qu'y a-t-il de problématique, de curieux dans le mensonge, en tant que comportement humain? Qu'exprime- t-il concrètement de celui qui est en train de l'utiliser, et qu'est-ce que ces éventuels éléments révèlent-ils eux-mêmes d'un tel individu? Plus généralement encore, qu'est-ce que le mensonge révèle à propos de l'intelligence humaine, qu'indique-t-il quant à la liberté, laquelle semble bien devoir jouer un rôle important dans ce tableau? Nous devons également prendre en compte ici le constat du désir de connaître la vérité qui habite l'homme, et se demander ce qu'il peut bien signifier, sans oublier le problème de la justice, perspective qui amène les questions des répercussions collectives de l'existence du mensonge. Avec ces dernières s'ajoutent enfin celles du caractère moral, ou licite, d'une telle entreprise: jusqu'où est-il pertinent de considérer le mensonge dans ce genre d'implications et le cas échéant, est-il toujours injuste de mentir, ou parfois juste, peut-être même obligatoire dans des cas précis? Quelles seraient alors les conséquences d'une telle conclusion quant à la vision même du mensonge? En outre, si le mensonge apparaît clairement nuisible au plan social, faudrait-il s'y opposer absolument et sévèrement? Y aurait-il des difficultés ou des nuances à faire à ce chapitre? Et comment pourrait-on combattre le mensonge, parvenir à le déjouer?

Voilà toute une série de questions qui ressortent d'une première considération du problème soulevé. Il nous semble qu'elles suffisent à justifier d'emblée le fait de s'y intéresser, en montrant la profonde réalité du phénomène visé, combien la question de sa nature propre est loin d'être aussi simple qu'elle ne le paraissait à première vue, et comment il s'agit là d'une réalité qui nous touche directement et personnellement. Cela dit, si l'on espère trouver quelques éléments de réponse sur tous ces points, ou tout au moins arriver à préciser davantage les difficultés présentées, il faut bien s'interroger en premier lieu sur ce qu'il en est de cette

(12)

fameuse « nature » du mensonge; autrement, toute considération risquerait de manquer de solidité. Or, tel est précisément le but de la présente réflexion..

C'est ainsi que la question centrale que nous voulons poser sera la suivante:

qu'est-ce

que le mensonge? En d'autres termes, comment parvenir à le décrire, à en donner les caractéristiques distinctives, tout en présentant ses motivations et son fonctionnement, cela non sans manquer de nous intéresser à ce qu'il nous révèle du menteur lui-même? Bien qu'il nous arrivera d'en faire mention lorsque nous le jugerons pertinent, nous ne viserons donc pas ici à chercher si certains mensonges pourraient être considérés justes moralement, ce qui nous conduirait dans des problématiques d'ordre casuistique. Nous entendons strictement essayer, avec l'aide de philosophes dignes d'attention, de décrire et de comprendre cette réalité particulière, ce phénomène de l'existence humaine qu'est le mensonge. Tout au long du chemin, nous escomptons retrouver la plupart des problèmes que nous avons soulevés à cet égard précis, ainsi que des éléments de réponse, des éclaircissements ou des questions plus fines qui pourront nous aider quant à nos interrogations de départ. En même temps, nous présumons de trouver des données qui pourraient nous aider à mieux saisir l'être humain dans sa liberté et son agir, et nous pousseraient ainsi à réfléchir sur nous-mêmes, au regard de notre propre agir concret dans le monde. Une chose nous paraît certaine, c'est que les difficultés évoquées dans cette présentation suggèrent que la réalité que nous allons tâcher d'approfondir est profondément paradoxale, et que de nombreuses surprises nous y attendent en ce sens.

(13)

Notions préliminaires

Présentation:

Toutefois, avant d'examiner ce que des philosophes ont pu exposer sur le mensonge proprement dit, il convient de s'arrêter un moment sur quelques notions dont nous jugeons que la clarification rendrait plus intelligible un discours sur son compte.

Pour cela, nous tâcherons d'abord de faire un bref survol des données que nous jugeons les plus éclairantes pour nous en matière de morale, dans son approche dite classique. Puis, nous allons considérer encore deux éléments essentiels: le signe et la fausseté. En effet, si le mensonge consiste, tout au moins dans une première approche, à dire quelque chose de faux, il faut alors se pencher sur ce que peuvent bien être ce "dire", par un regard sur les signes au moyen desquels nous nous exprimons, en particulier les mots, et ce "faux", dont la notion très complexe a autant d'extension que son antithèse, la vérité. Nous consacrerons un paragraphe à chacune de ces considérations.

(14)

I. Présence au monde et agir moral

1.1./

L'éveil

L'homme est un être doué de sens et de raison. Comme entend l'expliquer Aristote dans l'ensemble du

De Anima

, ce sont, d'abord ses sens qui. lui. donnent l'occasion de.. .prendre conscience du monde dans lequel il vit. Selon le Stagirite, l'expérience cruciale gisant au fondement de ces éléments, qui sont eux-mêmes la base de la réalité humaine, s'avère sans contredit celle de la perception, du contact. Et parmi les différents sens, il suggère que le toucher revêt un caractère unique, disant de lui qu'il est le sens définissant le plus proprement la vie. En effet, l'existence de l'animal est inconcevable sans lui, tandis que la surdité ou la cécité par exemple, ne jouent aucun rôle à ce chapitre1. Le sens du toucher, nous dit encore l'auteur, se distingue par le fait qu'il comporte un contact direct, sans intermédiaire, avec l'objet qu'il appréhende, par opposition aux autres sens où le contact se fait par un intermédiaire. Ainsi, ma main qui touche une balle est vraiment

en contact

avec elle, tandis que mon oeil, qui la voit au même instant, ne le peut que par le biais de la lumière présente à l'endroit où je me trouve, et ce sans contact direct. Tout de même, comme le fait remarquer Rémi Brague, commentant les lignes où Aristote fait ces observations, l'idée de contact sertie dans la notion de toucher s'avère contenue dans le concept de tous les autres sens2. Nous ne serons donc guère surpris d'entendre Thomas de Koninck affirmer que le toucher est "le sens par excellence du concret et de la certitude"3.

Au surplus, comme le souligne ce même auteur, le sens dont nous parlons a pour effet d'assurer notre réelle présence au monde et à nous-mêmes: "La conscience du contact est en même temps conscience de la distinction entre les choses et moi-même: l'autre, moi-même, l'union et la séparation des deux sont simultanés - une excellente façon de définir

l'éveil."

L'auteur donne

1 cf. Aristote, De Anima III, 13, 435 b 4-7 et 16-19.

2 cf Rémi Brague, Aristote et la question du monde, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1988, p.260: "Il [le toucher] est au fond de tous les sens, puisque ceux-ci perçoivent par contact ( αφη)." L'auteur se réfère précisément à Aristote, De Anima, ΠΙ, 13, 435 a 18. Nous avons consulté l'édition GF-Flammarion, traduction inédite, présentation, notes et bibliographie par Richard Bodéus, Paris, 1993.

(15)

à ce titre l'exemple de la "douche froide", expérience dans laquelle nous distinguons spontanément ces relations et ces séparations simultanées entre soi-même et l'autre qu'est ici l'eau froide4. Du reste, il est bon de remarquer également que l'opposé de l'éveil est !'engourdissement, la torpeur, qui ont précisément pour effet de nous couper de la perception de l'autre comme de nous-mêmes; le meilleur exemple, au plan strictement physique, en est certainement le sommeil5.

De l'ensemble de ces éléments découle que la -conscience du monde et celle de soi sont intimement reliées, cela sur la base de l'expérience de la perception, en particulier celle du toucher. Et il semble que l'idée de cette conscience se synthétise dans la notion "d'éveil", qui serait en quelque sorte !'aboutissement, le plein accomplissement du mouvement progressif que nous essayons de comprendre. Nous pouvons ainsi voir que toucher et éveil vont de pair, comme Rémi Brague le dit bien: "La veille ... est le libre fonctionnement du toucher, et, par son intermédiaire, celui de la sensation en général." Toutefois, il est important de saisir que tout cela ne se dit pas que du corps, lequel ne peut effectivement appréhender le monde que pour autant qu'il n'est pas engourdi, ou en état de sommeil. De fait, notre esprit, dans sa conscience du monde et sa relation spécifique avec lui, est lui aussi concerné par ce dont nous parlons. L'intelligence consistant en une "présence au monde dans l'éveil", nous pouvons comprendre qu'elle aussi dépend directement du sens du toucher6.

Ajoutons enfin qu'il est impératif de ne pas passer sous silence ce curieux et puissant désir de connaître qui habite l'homme, et qu'Aristote souligne dans la célèbre première phrase de sa

Métaphysique.

C'est lui qui constitue en fin de compte le moteur de ce dont nous parlons, puisque sans lui, l'on peut se demander ce qui pourrait bien nous inciter à ne pas demeurer endormi en nous-même, sans aucune réelle conscience de soi ni du monde. Nous retrouverons d'ailleurs cette idée de désir dans le prochain paragraphe, et ce d'une manière plus particulière.

Nous avons apporté ces quelques éléments dans l'espoir de faire ressortir que les données sensibles fournies par l'appréhension du monde et de soi constituent ni plus ni moins le

4 ibid, p.109. C'est nous qui soulignons. 5 Ibid, cf. pp. 109111־. Citation pp.110-111.

6 Rémi Brague,ibid, p.259. Toujours en commentant le Stagirite, l'auteur précise, p.260, que la finesse du toucher chez l'homme a pour effet de raffiner son éveil, ce qui crée en lui une distinction fondamentale d'avec l'animal, qui, "même éveillé et actif, est comme endormi par rapport à l'homme."

(16)

point de départ du travail de !,intelligence humaine pour toutes ses découvertes. En effet, non seulement elles lui permettent d'apprendre à connaître le monde sensible, mais encore, elles lui donnent l'élan pour la propulser vers des questions plus hautes. Parmi ces dernières, l'on compte celle du bon agir humain. Voilà comment entre en scène le domaine où l'être humain s'exprime concrètement: la question de l’éthique, ou de la morale, dans laquelle, selon la pensée classique, les notions de vrai et de faux se mutent en bien et en mal, puisque nous passons des actes propres à l'intelligence à ceux de la volonté7. Tout le problème qui .se pose alors est .de savoir ce qui est conforme ou non à notre bien propre, c'est-à-dire quelles sont les manières concrètes de vivre qui sont véritablement humaines, et par le fait même édifiantes pour celui qui les réalise. Ainsi allons-nous maintenant considérer quelques notions fondamentales dans ce domaine, notre but étant de faire une reconnaissance sur le terrain où se trouve, entre autres réalités, le phénomène du mensonge. Pour cela, nous travaillerons en priorité avec Aristote.

1.2./

L’agir humain

Il est fort pertinent de remarquer que nous ne parlons pas de morale à propos des animaux, même les plus intelligents. De même, dans le cas d'un tout jeune enfant, ou encore d'un être humain né avec un handicap mental, nous n'évoquons pas non plus une telle notion. Au contraire, ce thème n'est utilisé qu'à propos de ceux qui sont en état de répondre de leurs actes; et selon les cas, nous les louerons ou les blâmerons moralement pour ces actes. Au surplus, précisons que ce ne sont pas

tous

les actes de ces hommes qui sont voués à être regardés sous cet angle; ce sont seulement ceux que saint Thomas d'Aquin appelle les

actus

humanus,

où la volonté de l'homme est impliquée; par exemple, faire la charité à un pauvre. Les

actus hominis,

comme les tics ou les mouvements spontanés, n'entrent pas en compte dans un tel tableau8. C'est ainsi que la première chose que nous voudrions regarder, pour une présentation rapide de l'univers moral dans la pensée dite ancienne, est l'idée d'acte volontaire.

ד cf.k ce sujet saint Thomas D'Aquin, Somme théologique, Ire Ile partie, tome 4, traduite en français et annotée par F. Lâchât, Paris, Vives, 1856, qst. XIX, "De la bonté et de la malice de l'acte intérieur de la volonté", art.l. 8 cf ibid, q. 1, "De la fin dernière de l'homme considérée en général", art.l

(17)

Dans Γ

Éthique à Nicomaque

, Aristote s'interroge sur ce qui est volontaire et ce qui ne l'est pas: c'est ainsi qu'il définit les actes faits par contrainte, ou encore par une ignorance réelle et sans faute de l'individu, comme ne relevant pas du champ de la volonté. Puis il présente l'acte volontaire comme "ce dont le principe réside dans l'agent lui-même connaissant les circonstances particulières au sein desquelles son action se produit."9 Si nous comprenons bien l'esprit de l'analyse minutieuse qu'Aristote opère dans les différentes sections du livre ΙΠ de l'ouvrage, l'auteur entend montrer que nous, les êtres humains, ne sommes pas entièrement conditionnés dans nos actions, à la merci d'impulsions diverses et de contingences extérieures que nous ne contrôlons pas. Au contraire, par le biais de la faculté rationnelle que nous possédons et qui nous distingue des autres animaux, nous avons le pouvoir de juger de ce que nous avons à faire en fonction de ce que nous connaissons de nous-mêmes individuellement, de notre nature que nous partageons avec les autres humains, et de ce que le monde extérieur nous révèle de lui-même dans l'expérience. En outre, nous avons aussi, comme autre différence spécifique, un libre arbitre, par lequel nous pouvons, lorsque mis en situation, décider d'agir ou non, cela dans les modalités que nous entendons. Cette liberté va du reste très loin: même en face de ce que nous indique notre raison, nous pouvons choisir de l'écouter ou non. Somme toute, le Stagirite entend nous montrer que, sauf circonstances particulières, "...l'homme est bien l'auteur de ses propres actions, et [que] si nous ne pouvons pas ramener nos actions à d'autres principes que ceux qui sont en nous, alors les actions dont les principes sont en nous dépendent elles-mêmes de nous et sont volontaires."10 En outre, si la raison et le libre arbitre jouent un rôle déterminant dans le processus dont nous parlons, il faut compter aussi celui du désir, sans lequel la volonté n'aurait pas de but précis pour la pousser à se mouvoir par des actes: "Le principe de l'action morale est ... le libre choix [...], et celui du choix est le désir..." Toutefois, ce désir n'est pas livré à l'existence sans gouvernail, mais il est régi par une "règle" que lui donne la raison, et par laquelle nous devons la discipliner pour notre bien, c'est-à-dire, lisons-nous, pour nous assurer de réaliser les actions bonnes qui nous épanouiront comme être humain11.

9 Éthique à Nicomaque ΠΙ, 3,111 la, 22-24. 10 ibid, III, 7, 1113b, 19-21.

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Cela nous pousse à quelques considérations plus générales, qui selon nous paraîtront plus compréhensibles dans la foulée de ce que nous avons posé en premier lieu: l'homme, explique Aristote, est composé d'au moins deux dimensions différentes; la première "possède la raison", et "exhorte [l'homme] avec rectitude à accomplir les plus nobles actions"; l'autre s'identifie d'une part avec la partie végétative de notre être, qui n'a rien à voir avec la raison, et d'autre part avec notre "partie appétitive", ou "désirante"12. C'est ainsi que ces deux parties de l'homme, que nous pourrions appeler aussi l'appétit et l'intellect, sont en relation très étroite à l'intérieur de l'acte moral, et en conséquence, le "choix préférentiel" qui caractérise ce dernier peut aussi bien être appelé "intellect désirant" que "désir raisonnant"13. Par exemple, si je vois par ma raison le bien de secourir les pauvres et qu'en conséquence, je désire l'accomplir, c'est en quelque sorte la réunion de ce savoir et de ce désir, qui causera mon geste concret, libre et volontaire, par lequel je réaliserai un tel secours.

Seulement, pour que tout cela ait un sens, il faut bien, par-delà les différents objets particuliers, un objet ultime, sur lequel notre volonté viendra s'appliquer comme sur un but; quel est-il? Nous le devinons facilement, et Aristote l'affirme tel quel: c'est le bonheur, que nous visons en tant que "bien parfait" "qui se suffit à soi-même", c'est-à-dire "qui rend la vie désirable et n'ayant besoin de rien d'autre". Il nous dit qu'il consiste de fait en "une activité de l'âme en accord avec la vertu"14.

Et quelle est donc cette vertu elle-même? L'auteur indique qu'il ne faut la comprendre ni comme une "affection" ni encore comme une "faculté" à éprouver ces affections, mais bien comme une "disposition", selon laquelle nous nous comportons de manière correcte, ou bonne, en regard des affections tandis qu'elles nous touchent. Par exemple, si j'éprouve en réalisant un travail une envie de me laisser aller à la paresse, une disposition vertueuse me poussera à réagir adéquatement en repoussant cette affection et en continuant mon travail; de même, si je sens en moi un désir de venir en aide aux nécessiteux, la même disposition m'orientera de manière

12 ibid, I, 13, respectivement 1102b, 15-16 et 30.

13 ibid, VI, 2, 1139b, 4 pour les expressions citées. Le "choix préférentiel" est d'autre part analysé en ibid, III, 5, où Aristote en fait un type d'acte volontaire, impliquant une "délibération" préalable par la raison.

14 ibid, respectivement I, 5, 1097b, 8 et 15, et I, 6, 1098a, 16. Tricot précise le sens de "en accord avec la vertu": "selon l'excellence propre de l'homme" (p.59, notice 3). Ce point est développé dans I, 5 et 6.

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adéquate vers des comportements de ce genre15. La vertu est donc le fruit d'une "habitude" que notre nature nous permet d'avoir16. Et l'objet de cette habitude est d'agir en conformité avec la "droite règle" déjà mentionnée, dont le propre est d'identifier les actes qui sont conformes à la nature de l'homme, donc à son bien17.

Mais il faut bien s'entendre encore sur une modalité d'existence précise à propos de la vertu. Aristote explique alors que nous existons dans un monde fait de "contiriu" et de "divisible", où "...il est possible de-distinguer le plus, le moins-et l'égal,-״.". Il fait constater à ce titre que dans chacune des sciences, la perfection réside dans un juste milieu, d'où le fait que l'on dise des oeuvres parfaites "qu'il est impossible d'y rien retrancher ni d'y rien ajouter". Et ceci est également vrai de la vertu, nous dit-il. En tant qu'elle vise la perfection de l'homme, elle ne pourra consister par là qu'en une "médiété", laquelle sera bien sûr "relative à nous", ainsi que "rationnellement déterminée et comme la déterminerait l'homme prudent."18

1.3./

Dérèglement et intempérance

Dans ce cas, qu'en serait-il du contraire de cette disposition? Si la vertu relève du bien, alors la disposition opposée correspondrait au mal, c'est-à-dire ce qui est opposé au bien de l'homme. Plus précisément, ce mal s'identifierait aux excès et aux défauts relatifs au juste milieu propre à l'homme, qui serait le bien dont l'auteur veut parler. Et la disposition à ce mal, en sens inverse de la vertu, serait le vice. Par exemple, le courage, juste milieu, correspondrait au bien et serait donc une vertu, par opposition à l'excès qu'est la témérité, et au défaut qu'est la lâcheté, lesquels correspondraient au mal, et seraient donc des vices. De tout ceci ressort clairement que le vice a un caractère double tandis que la vertu est une19.

Mais un regard plus attentif sur ce dernier point sera fort pertinent pour nous. Nous avons évoqué plus haut les deux parties de notre être décrites par Aristote, l'une appétitive et l'autre rationnelle. De fait, nous pouvons comprendre qu'il est fort possible et même fréquent

15 ibid, 1105b, 20-28 et 1106a, 11 pour l'idée que la vertu est une disposition. 16 ibid, II, 1 1103a, 24-25.

17 cf à ce sujet ibid, VI.

18 ibid, respectivement Π, 5, 1106a, 26-27, 1106b, 9-10, et II, 6, 1106b, 36-1107a, 1-2. 19 cf. ibid, Π, 8, 1108b, 11-26.

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dans notre existence que ces deux parties entrent en conflit dans une situation donnée. Le philosophe affirme catégoriquement qu'il existe encore en nous "un facteur en dehors du principe raisonnable, qui lui est opposé et contre lequel il lutte."20 Si nous le suivons bien, il nous dit qu'il en est ainsi parce que nous avons la propension naturelle à tendre d'abord vers le plaisir21 plutôt que vers ce que la raison nous commande. Nous croyons également comprendre que les plaisirs en question peuvent aussi bien être d'ordre physique, comme la gourmandise, ou d'ordre spirituel, comme le désir de gloire22. L'auteur donne l'exemple suivant: notre attrait naturel du plaisir nous pousse à la proposition universelle que "tout ce qui est doux" est bon pour nous; or, dans l'immédiat, voici que nous appréhendons une chose qui est douce: "ceci est doux"23. Par suite, au mépris de tout ce que la droite règle peut discerner d'autre part à propos de cette situation, nous serons enclins à nous porter de toute manière vers cet objet. Ainsi, la gourmandise est, dans l'immédiat sensible, une chose douce; mais la droite règle discerne bien qu'elle est vicieuse dans son principe même, et nocive à terme. Pourtant, bien que nous sachions cela, la propension dont nous parlons nous poussera à succomber à la gourmandise. Nous pouvons bien voir en outre qu'à la poursuite du plaisir est liée la fuite de la peine, dont le Stagirite ne manque pas de dire qu'elle aussi peut parfois s'opposer aux prescriptions de la raison, portant alors le nom de "mollesse"24.

Bref, la réalité humaine est ainsi faite qu'il se produit des conflits dans les situations particulières entre l'appétit et la raison, et que cette dernière n'est pas assurée en soi d'avoir le dernier mot. Il en résulte que cette possibilité que l'auteur appelle le "dérèglement"25 n'est jamais bien loin, et que nous devons en être conscients. C'est d'ailleurs là un point sur lequel le Stagirite s'avère en désaccord avec Platon, qui considérait que la connaissance donnait avec elle la vertu correspondante dans le comportement concret.

Cela dit, l'auteur précise encore que !'inclination dont il s'agit peut même aller jusqu'à nous pousser dans la voie du vice à contrecoeur, en dépit de ce que nous voudrions vraiment en

20 ibid, I, 13, 1102b, 24. Platon aborde également ce point dans le Phèdre, alors qu'il présente le mythe de l'attelage ailé; cf en particulier 246a-b, et 253c-255a.

21 cfibid, Π, 8, 1109a,14-15.

22 cf. ibid, 1149a 34-35, ainsi que la notice 2 de Tricot dans l'édition citée, p.345. 23 ibid, VII, 5, 1147a, 28-29.

(21)

réalité. Cela conduit Aristote à opérer une distinction entre "l'homme déréglé" et "l'homme intempérant". Alors que le premier assume pleinement comme son bien propre le fait d'avoir un comportement désordonné en poursuivant les plaisirs immédiats, le second se soumet à ce comportement par faiblesse, et contre son gré25 26. Il est victime d'appétits opposés à la droite règle, lesquels suscitent en lui des opinions positives à propos de plaisirs particuliers, qui font force de loi contre les prescriptions de la droite règle27. L'auteur compare sa situation intérieure au handicap physique selon lequel les membres ne se meuvent pas comme nous leur commandons, se portant par exemple vers la droite alors que nous voulions les porter vers la gauche28. Pour donner un exemple de l'opposition dont nous parlons, si le déréglé refuse purement et simplement les prescriptions de la droite règle et soutient que la poursuite effrénée des plaisirs de la gourmandise constitue un bien réel pour lui, l'intempérant, pour sa part, reconnaît vraiment l'interdiction de la droite règle, mais cet endossement se trouve renversé dans la pratique par l'appréhension directe du plaisir de la gourmandise, auquel il succombe tout de même. De ces deux hommes, explique l'auteur, le plus mal en point est sans contredit le déréglé, puisque contrairement à !'intempérant, il est "nécessairement incapable de se repentir"29. En effet, son comportement relève du choix plein et entier et non de la seule passion comme dans le cas de l'intempérant, qui peut alors revenir sur ses pas. C'est ainsi que l'auteur appelle la perversité, assimilable au dérèglement, un "mal continu", et l'intempérance un "mal intermittent". Cette dernière est consciente d'elle-même, par opposition au vice, et elle agit en sens opposé à ce qu'elle a choisi, toujours contrairement au vice30.

À l'opposé des hommes en proie à l'intempérance et à la mollesse, se trouvent l'homme tempérant, qui est maître de ses appétits, et l'homme endurant, qui est capable de supporter la douleur lorsque c'est nécessaire31. Nous pouvons ainsi bien voir que la disposition selon laquelle l'on demeure dans l'ordre prescrit par la raison droite, et que l'auteur a identifiée à la vertu, se trouve à l'opposé de tout ce que nous venons d'exposer. L'homme tempérant, dit

25 idem.

16ibid, VII, 5, 1146b, 22-24. 27 ibid, Vil, 5, 1147a, 31 - 1147b, 2. 28 cf. ibid, I, 13, 1102b, 19-20. 29 ibid, Vil,5, 1150a 21

30 ibid,YΠ, 9, respectivement 1150b, 34-35 et 1151a, 6. 31 ibid, VII, 8, 1150a, 33-35

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encore le Stagirite, "sous l'assaut de la passion et de la concupiscence demeure inébranlable"32. Il sait demeurer dans le respect de la droite règle, en accord avec sa raison, cela pour son plus grand bien et, disons-le, son plus grand plaisir...

1.4./ Synthèse et conclusion

Ainsi, si nous voulions esquisser un tableau général de ce que nous avons dit, nous nous reporterions à cet intéressant passage de Y Éthique à Nicomaque:

"Or il y a dans l'âme trois facteurs prédominants qui déterminent l'action et la vérité: sensation, intellect et désir. De ces facteurs, la sensation n'est principe d'aucune action, comme on peut le voir par l'exemple des bêtes, qui possèdent bien la sensation mais n'ont pas l'action en partage. Et ce que l'affirmation et la négation sont dans la pensée, la recherche et l'aversion le sont dans l'ordre du désir; par conséquent, puisque la vertu morale est une disposition capable de choix, et que le choix est un désir délibératif, il faut par là même qu'à la fois la règle soit vraie et le désir droit, si le choix est bon, et qu'il y ait identité entre ce que la règle affirme et le désir poursuit."33

Le désir sera donc équilibré lorsqu'il cherchera ce que la droite règle affirme et se détournera de ce qu'elle nie. Et l'homme parvenant à cet état pourra être qualifié de vertueux et d'heureux. Toutefois, il devra toujours rester sur ses gardes face aux humeurs de ses puissances appétitives, et en particulier l'élément perturbateur qu'est l'intempérance, laquelle possède le pouvoir de le faire quitter cette voie pour l'entraîner progressivement dans une vie désordonnée, ou perverse, dans laquelle, malgré les plaisirs immédiats, il sera inévitablement malheureux.

Bien sûr, le tableau que nous venons de brosser est loin d'être exhaustif; nous avons seulement essayé de faire ressortir suffisamment d'éléments essentiels pour faire voir le terrain dont il est question, ce qu'il révèle de l'homme, ce que ce dernier y fait exactement, et la procédure de ces agissements. Quant à notre insistance sur le vice et l'intempérance, elle visait à donner un indice quant aux éléments de la réalité humaine pouvant pousser à des comportements comme celui de déformer la réalité dans les propos que nous avançons...

(23)

2. Le signe: sur notre capacité de communiquer une information à autrui

Ces éléments généraux étant posés, ajoutons que nous ne pouvons pas non plus songer au mensonge sans que nous vienne à l'esprit la notion de parole, et, sous-jacente à cette dernière, celle de signe. En effet, le mensonge, quelle que soit la manière exacte dont il est formulé, est un discours; il utilise donc les moyens d'expression que nous avons à notre disposition, et par lesquels nous entreprenons de communiquer avec autrui. Pour cette raison, il nous paraît également pertinent, avant d'entrer dans le vif de notre sujet, de faire un survol rapide de ce dont il s'agit et des implications qui sont en jeu. Nous nous acquitterons de cette autre tâche au moyen des réflexions de saint Augustin.

2.1./

Le signe en général

L'évêque d'Hippone aborde ce thème dans un passage du "De doctrina Christiana" et le "De magistro"33 34. Dans ce dernier, l'auteur fait ressortir en tout premier lieu que nous utilisons le langage pour deux raisons: transmettre une connaissance à notre interlocuteur, que celle-ci soit une information quelconque ou notre volonté d'en recevoir une de lui, ou encore rappeler une connaissance déjà connue (D.M., 1,1). Il découle de ce détail que les mots utilisés par le langage pour cette procédure sont des "signes" de l'information dont nous désirons faire part (D.M., Π, 3).

Mais qu'est-ce au juste qu'un signe? L'auteur répond dans le "De doctrina Christiana": si nous comprenons bien, nous pouvons dire du signe qu'il est une chose pourvue d'une double vocation, en l'occurrence celle d'affecter les sens et celle de "[faire venir], d'elle-même, une autre idée à la pensée." (D.C. Π, I, 1). Il y a donc à la fois une distinction radicale à faire entre

33 ibid,VI, 2, 1139a, 18-25.

34 cf. Augustin, saint, "De Doctrina Christiana", in Oeuvres de saint Augustin, 1ère série: Opuscules. XI. Le magistère chrétien, texte, traduction et notes par G. Combés et J. Farges, Paris, Desclée de Brouwer, 1949. (Bibliothèque augustinienne). Le sujet est abordé au début du livre Π. Cf. également "De magistro" in Oeuvres de saint Augustin1 ״ère série: opuscules. VI. Dialogues philosophiques. III. De l'âme à Dieu, texte de l'édition bénédictine, traduction, introduction et notes par F. J. Thonnard, 2e édition revue et augmentée, Paris, Desclée de Brouwer, 1952. (Bibliothèque augustinienne).

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le signe et la chose qu'il signifie, et néanmoins une relation particulière entre les deux, puisque le premier amène immédiatement à l'esprit l'idée du second. L'auteur donne l'exemple de la fumée, qui est un signe du feu, ou encore celui des traces d'un animal quelconque, qui sont un signe de son passage à cet endroit. De là, poursuit l'auteur, il faut comprendre qu'il existe les signes qui sont "naturels", comme ceux des exemples ci-dessus, et des signes "conventionnels", qui appartiennent en propre aux "êtres vivants", et qui sont utilisés par ces derniers pour révéler le mieux possible à d'autres l'objet de leurs sensations ou de leurs pensées (D.C. II, II, 2 et 3). Les hommes entrent dans cette catégorie, et l'auteur relève que la plupart des signes qu'ils utilisent sont de l'ordre de l'ouïe, bien que par des gestes, il soit également possible de signifier quelque chose en s'adressant à la vue, par exemple en pointant une direction à qui nous demande son chemin. Il est même possible, au demeurant, de procéder sans passer par les signes, ainsi que le montre l'exemple de l'oiseleur, où le novice apprend comment chasser les oiseaux simplement en regardant comment s'y prend celui qui s'y connaît (D.M. X, 32)...

2.2./

Son, mot et nom

Tout de même, les signes auditifs emportent de loin la palme parmi ceux utilisés le plus habituellement par les hommes pour se faire comprendre, et parmi eux, ce sont les mots qui sont les plus riches et les plus puissants

(cf.

D.C. Π, IV, 4). Dans le "De magistro", l'évêque d'Hippone présente le mot en ces termes: "ce qui est proféré comme un son de voix articulé avec une signification" (D.M., IV, 8). À cet égard, il est bon d'observer l'articulation délicate opérée par l'auteur entre l'idée de mot et celle de nom. Dans les faits, nous pouvons comprendre que les mots sont des noms, dans la mesure où leur but est de "nommer" une chose extérieure. Pourtant, l'évêque d'Hippone fait remarquer que l'usage que nous faisons de ces différents termes suggère une nuance au niveau de leur "valeur": le terme "mot" paraît utilisé pour désigner le signe en tant qu'il "frappe l'air", autrement dit dans son premier sens, celui d'un son, une réalité sensible atteignant notre ouïe. Tandis que le terme "nom" est davantage utilisé à propos du signe en tant qu'il imprègne notre mémoire à propos de la chose signifiée par lui.

(25)

information, nous disons en mémoriser le nom, et non pas le mot (D.M., VU, 20).

Cela dit, nous pouvons bien comprendre qu'une communication n'est réellement possible que pour autant que nous donnons aux signes le statut qui est le leur, c'est-à-dire en portant notre esprit sur les choses extérieures dont nous parlons tandis que nous les utilisons, et non sur eux- mêmes. Comme l'auteur le dit bien: "quand les signes sont entendus, !'attention se porte vers les choses signifiées" (D.M., VIII, 24). Seulement, comme nous l'avons dit, les mots ne sont pas les choses elles-mêmes. Un indice de cela, nous dit Augustin, est que lorsque nous entendons un mot inconnu, le seul fait de l'entendre ne nous en donne pas le sens pour autant, et nous ne connaissons pas plus la chose qu'il désigne en fait. En réalité, nous explique-t-il, c'est dans la mesure où nous connaissons la chose nommée par le signe que nous pouvons connaître le signe en tant que signe. Et cette première connaissance s'obtient dans l'expérience directe elle-même de la chose, au moyen des sens (D.M., X, 33); ce qui nous ramène aux considérations de la section précédente. Ainsi, c'est dans la mesure où je vois une balle et que je l'associe au nom "balle", que je saurai que ce mot, "balle", est un signe désignant cet objet sphérique dont j'ai l'expérience par la vue et le toucher. Autrement, le mot "balle" frappant mon oreille n'aura aucun sens; à la rigueur, je ne saurai d'ailleurs même pas qu'il est un mot, ne le percevant que comme un son de voix pur et simple (D.M., XI, 36). C'est donc uniquement par la connaissance des choses, déjà en nous, que le discours utilisant ces mots sera intelligible, c'est-à-dire que les mots pourront jouer leur rôle de signe et renvoyer directement notre esprit aux réalités qu'ils signifient.

2.3./

Relation entre la parole et la transmission de connaissances

Ces considérations amènent Augustin à dégager des conséquences importantes à propos de la capacité même du langage à faire connaître... Ainsi, nous comprenons que lorsque nous recevons un discours, nous ne recevons en fait que des mots; et de ces mots, nous savons déjà le sens, ou pas. Dans ce second cas, il ne nous reste plus qu'à chercher ce que ces mots peuvent signifier, alors que dans le premier cas, c'est

en soi-même

et non dans le propos

(26)

extérieur que nous trouverons la compréhension du propos tenu par notre vis-à-vis, en sachant à quoi se réfèrent les mots qu'il utilise (

cf. idem

; l'auteur parle de "réminiscence"). C'est dans la mesure où je sais ce que le mot "chien" signifie et que je reconnais cette information en moi, que je comprendrai le propos de mon vis-à-vis qui me parle de son chien. Le dit propos lui- même n'aura rien à voir dans ce processus proprement dit, n'étant qu'une suite de mots.

De même, si nous suivons bien l'auteur, lorsque nous entendons transmettre de nouvelles connaissances à notre vis-à-vis, un processus semblable se produit, avec les mêmes implications. L'auteur propose à ce sujet cette explicitation: tandis que nous parlons de quelque chose à quelqu'un, trois possibilités concernent notre vis-à-vis, au regard de ce que nous lui disons. Il peut ignorer la vérité à propos de ce dont nous parlons; et alors, il ne lui reste plus qu'à croire ou à douter de ce que nous disons. Il est également possible qu'il sache que ce que nous lui disons est faux; dans ce cas, il ne lui reste qu'à s'opposer à notre propos, à nier son contenu. Enfin, il peut savoir que ce que nous lui disons est bien vrai, et alors, il n'a plus qu'à endosser notre propos en l'afiBrmant à son tour. Or, nous pouvons constater, affirme l'auteur, que dans chacun de ces cas, il n'y a pas de véritable transmission de connaissance (D.M., XII,

40

).

La conséquence de toutes ces observations est donc claire: la parole en elle-même, comme réalité issue de l'extérieur, ne peut transmettre aucune connaissance proprement dite; au mieux, elle ne peut entraîner chez qui l'écoute qu'une croyance à propos de ce dont elle parle. Nous pouvons comprendre au surplus qu'il en va de même des autres signes, comme les gestes.

Mais alors, devons-nous demander, comment apprenons-nous quoi que ce soit? La réponse ne nous étonnera guère, considérant ce qui a été dit à propos du sens des mots, et l'auteur la fait ressortir avec beaucoup de force. Le siège de tout apprentissage n'est pas à chercher directement dans l'univers de la transmission de connaissance par le biais dp la parole. Cet univers n'est en réalité qu'un intermédiaire, et dans les faits, c'est en nous-mêmes que les choses se passent: c'est seulement dans ce que l'évêque d'Hippone appelle la "lumière intérieure de la vérité" qui habite "l'homme intérieur" que nous acquérons des connaissances. Pour le dire autrement, dans le cours d'une conversation instructive pour nous, c'est de notre esprit même et non des seules paroles extérieures que nous entendons, que jaillit vraiment ce que nous comprenons et apprenons. Le fin mot de !'instruction réside dans la contemplation de notre

(27)

esprit en face des choses qui se manifestent directement et d'elles-mêmes à lui, dans l'expérience

(cf. idem).

Dans ce tableau, les paroles ne sont jamais qu'une aide pour ce faire, une incitation extérieure à entrer en soi-même pour y découvrir des vérités que nous ne connaissons pas encore. Ainsi, lorsqu'on me tient un discours instructif sur la nutrition, c'est seulement dans la mesure où je reporte en moi-même les informations reçues, en regard de ce que je peux déjà en savoir, ou alors en faisant appel à mon expérience, que j'apprendrai vraiment quelque chose de ce que l'on m'a transmis. Sinon, tout restera dans les seuls mots, et . au mieux, je ne .pourrai que faire acte de foi à l'endroit de mon vis-à-vis, sans acquérir de nouvelles connaissances. Telle est du moins notre compréhension des propos de l'évêque d'Hippone.

Nous croyons ne pas trahir l'auteur en suggérant que ces éléments font ressortir une certaine fragilité dans les mots, tout au moins lorsqu'on les considère isolément au regard de leur tâche de transmettre des pensées. L'auteur apporte d'ailleurs d'autres éléments qui vont dans le même sens. Il mentionne que dans le strict discours, il est encore possible que notre vis-à-vis ne sache pas vraiment ce qu'il dit tandis qu'il parle (D.M., XII, 42) - par exemple si par vantardise il entend nous donner des leçons de psychologie, discipline dont il ne sait en réalité que fort peu de choses; que les mots peuvent varier de sens d'une personne à l'autre, ce qui peut paralyser d'entrée de jeu la communication (43) - par exemple, si mon interlocuteur n'entend pas la même chose que moi quand il emploie le mot "prudence"; qu'il y a des choses en elles- mêmes peu claires, et difficiles à signifier dans les paroles (44) - par exemple, des réalités non matérielles comme la justice ou l'amitié. De plus, l'auteur ne manque pas de souligner que nous pouvons très bien voiler notre véritable pensée au moyen des signes dont nous parlons (42)... Nous pouvons donc bien voir qu'en plus des limites propres à la parole en ce qui regarde la transmission de la connaissance, son terrain est lui-même parsemé de pièges, et que la réussite de son entreprise n'est jamais chose aisée, ni même garantie.

Dans sa conclusion du "De magistro", l'évêque d'Hippone retient que la parole ne révèle que "bien peu de chose ... de la pensée de celui qui parle", et qu'elle constitue d'abord et avant tout un "avertissement de s'instruire", entreprise qui nous invite à regarder "au dedans de nous", pour y trouver ce que nous cherchons (D.M., XIV, 46).

(28)

Nous avons ainsi pu voir dans cette autre section ce que c'est qu'un signe, plus particulièrement la parole, et quelles sont les articulations délicates qui le lient avec la réalité qu'il entend montrer. À ce chapitre, nous avons souligné ses limites inhérentes, et nous avons pu remarquer la situation difficile qui est la sienne dans une réalité complexe comme la nôtre. Il semble que nous pouvons dire que ce dernier point a contribué à faire ressortir, somme toute, son caractère malléable: en dépit de tous nos efforts pour circonscrire le sens et l'usage des signes du langage, ceux-ci demeurent des choses .très flexibles, qui peuvent, être utilisées-de. bien des manières par les hommes, selon les sujets, les perceptions, les situations, les intérêts,

etc.

En outre, nous avons déjà eu une évocation de la manière dont le mensonge peut procéder pour prendre corps par l'usage de tels outils. Toutefois, notre parcours préalable n'est pas encore terminé pour autant.

(29)

3. La fausseté: aperçu

Dans un dernier temps, il faut encore jeter un bref coup d'oeil sur ce qui constitue l'objet du discours mensonger: la fausseté. Le seul caractère général du terme suffit déjà à suggérer qu'il recouvre une panoplie d'éléments. Il s'agit en fait d'un univers très difficile, dont nous allons essayer de brosser un portrait sommaire, dans l'espoir de nous faire une meilleure idée de « ce » que le mensonge cherche à introduire dans la réalité.

Le premier dictionnaire venu nous dira que la fausseté est le contraire de la vérité, autrement dit ce qui n'est pas vrai35. Or, en songeant à ce que nous avons dit tout au début du préliminaire, nous pourrions dire que le vrai relève du certain, c'est-à-dire ce qui correspond à la réalité objective que nous percevons. Dans ce cas, nous pourrions donc présenter le faux comme le contraire de cette correspondance, autrement dit une sorte de non-être, ou d'irréel. Tâchons de creuser un peu cette idée avec l'aide des grands philosophes.

3.1./

Approche par les sens

Nous pourrions commencer notre examen de la fausseté par le problème de l'apparence; en effet, celui-ci fait d'abord appel au monde des sens, par lequel nous avons dit que commençait toute quête humaine du savoir. Il faut ajouter à ce que nous avons posé de l'appréhension immédiate du monde, que tout n'y est pas donné avec une certitude pleine et entière: il peut en effet arriver que des choses paraissent être ce qu'elles ne sont pas en réalité. Descartes a donné de cela l'exemple célèbre de la rame qui, à notre oeil, paraît courbée dans l'eau, bien qu'elle soit toujours droite. Nous considérons que le parcours de saint Augustin dans les

Soliloques

constitue une voie intéressante pour explorer le problème de la fausseté sous cet angle.

(30)

L'évêque d'Hippone commence précisément par y associer la fausseté au monde des sens plutôt qu'au monde des choses (S. 2, III, 3)36. Selon lui, le faux peut induire les sens en erreur du moment qu'il entretient un rapport de ressemblance avec la vérité. Ainsi, nous appellerons un «faux homme» celui que nous apercevons en rêve, mais en revanche, nous n'en dirons jamais autant d'un chien, car il n'y a aucune confusion possible entre les deux. Tout serait donc en premier lieu une question

d'apparaître,

d'où le lien avec la perception, puisque c'est par là que les choses nous apparaissent37... C'est ainsi que "le faux .consiste dans une

ressemblance

avec le vrai" (2, VI, 12)38. À ce titre, Augustin donne l'excellent exemple des «fausses notes», dont le propre est justement de se rapprocher des notes justes.

Toutefois, le débat orchestré par l'auteur se corse dans les lignes qui suivent. En effet, il y est affirmé que toutes choses, quelles qu'elles soient, sont semblables par quelque côté et dissemblables par d'autres

(cf.

VIII, 15)... Dans de telles conditions, le critère ci-dessus ne peut plus tenir, car en le conservant, nous serions contraints de dire que nous ne pouvons rien appréhender du vrai ni du faux, puisque nous pouvons plaider simultanément pour l'un et pour l'autre sur le même objet, en le considérant de manières différentes. Affrontant une telle difficulté, Augustin en arrive enfin à cette définition: le faux est "...ce qui se donne pour ce qu'il n'est pas, ou d'une façon générale prétend à

être

sans

être

vraiment." (IX, 16). L'idée d'une prétention au vrai demeure donc intacte dans la notion de fausseté, si nous lisons bien. L'auteur suggère effectivement que le faux « veut » être le vrai, et est faux précisément du fait qu'il ne l'est pas en réalité, et qu'en dépit de ses efforts, il ne parvient pas à le devenir. Il donne l'exemple de notre reflet dans une glace, qui d'une certaine manière prétend être nous-mêmes, sans l'être de fait

(cf.

IX, 17). À proprement parler, nous pouvons dire que le faux est condamné à singer l'être sans jamais

être

l'être, puisqu'il s'y oppose...

36 Soliloques 2, III, 3, traduction de P. de Labriolle, introduction de B. Groethuysen, Paris, La Pléiade, 1927, (coll. Écrits intimes) (p.83).

37 Du reste, la confusion dont nous parlons, ajoute Augustin, peut se produire de différentes manières avec des objets différents. Par exemple, il considère comme source possible de confusion les choses égales, comme deux jumeaux, mais aussi les choses inégales, comme le reflet de notre visage comparé à notre visage lui-même (cf

(31)

3.2./

Survol général: Aristote et saint Thomas

Après cette première avancée, poursuivons maintenant sur ce thème en examinant comment le contraire de la vérité peut se manifester plus généralement dans la réalité. Nous allons procéder en considérant principalement les observations d'Aristote et de saint Thomas d'Aquin.

Dans la

Somme théologique,

lorsqu'il traite cette question, ΓAquinate souligne bien l'idée qu'il faut saisir: le vrai et le faux sont à l'opposé l'un de l'autre, et cette opposition doit forcément reposer sur un même principe. Il faudra donc chercher la fausseté d'une chose là même où l'on peut d'abord en découvrir la vérité38 39. De là, l'auteur dégage deux possibilités: la fausseté peut se trouver d'abord dans "l'intelligence", puis dans les "choses" elles-mêmes, en tant qu'elles sont regardées par !'intelligence. Ce que nous croyons comprendre, c'est que l'on peut concevoir une fausseté dans notre esprit, par exemple l'idée d'un faux homme, pour ensuite l'appliquer à une chose réelle répondant à ce qualificatif, comme un mannequin.

Le critère pour juger de la vérité ou de la fausseté réside dans ce qui constitue les "propriétés essentielles" de l'objet qui se présente à nous. Or, il faut compter dans le monde deux sortes d'objets: ceux qui sont naturels, qui relèvent de l'intelligence divine, et ceux qui sont artificiels, lesquels relèvent de !'intelligence humaine. Saint Thomas en dégage que pour ce qui est des choses extérieures, la fausseté n'existe que si celles-ci sont produites par l'homme; l'auteur donne l'exemple d'un palais qui trahirait les lois de !'architecture. Dans la nature, en revanche, il n'existe pas de choses fausses, puisqu'elles sont toutes par définition en accord avec ce dont elles dépendent, à savoir !'intelligence divine. La seule exception à apporter à cette observation concerne les êtres libres, en l'occurrence les êtres humains, qui possèdent pour leur part le pouvoir de dévier de leur route naturelle pour tomber dans des comportements déséquilibrés que l'on appelle "péché" (du latin

peccatum

: difformité). La fausseté pourrait donc se dire également d'eux, au même titre qu'un objet artificiel mal conçu. Un voleur aurait quelque chose de faux en lui au même titre qu'un édifice mal bâti. Toutefois, ajoute l'auteur, si la fausseté ne peut se dire directement des autres objets naturels, elle le peut tout de même accidentellement

38 C'est nous qui soulignons.

39 Saint Thomas d'Aquin, Somme théologique, Ire partie, traduite en français et annotée par F. Lâchât, tome 1, Paris, Vives, 1863, qstXVII, "De la fausseté", art. 1

(32)

dans deux cas: lorsqu'on parlant, nous leur attribuons des choses qu'ils n'ont pas - par exemple, si je dis qu'un rectangle possède six côtés; ou encore lorsque dans leur nature même, ils incitent notre intelligence à conclure autre chose que la vérité en ce qui les concerne, souvent en raison d'un rapport de ressemblance avec d'autres. Cela nous ramène aux considérations de saint Augustin que nous avons rapportées. L'Aquinate donne pour sa part l'exemple de l'étain qui est un faux argent.

Ceci étant posé, l'auteur nous dit à son tour que nos sens peuvent nous tromper, .dans le cas où ils sont altérés par des blessures ou des maladies, ou encore lorsque l'objet perçu apparaît accidentellement différent de ce qu'il est en réalité40. Nous pouvons repenser alors à la rame courbée.

Enfin, !'Aquinate ajoute que notre intelligence peut elle aussi faillir, autrement dit conclure faux; cela peut arriver en regard des choses extérieures, à partir de perceptions reçues d'elles et dont elle juge mal; mais elle peut se tromper aussi d'elle-même, sans intermédiaire, en associant la mauvaise idée à une chose, ou en associant des idées qui ne vont pas ensemble41. Nous parlons alors de l'erreur, par laquelle, comme il a été dit, la fausseté se dit de manière accidentelle des choses naturelles. Pour revenir à l'exemple de Descartes, nous percevons bien par la vue sa courbure dans l'eau, et cette perception en elle-même est vraie; seulement, le caractère particulier de cette situation entrame que notre intelligence aura tort de conclure qu'elle est réellement courbée, comme le montrera le fait de la toucher ou bien de la sortir de l'eau et de la regarder à nouveau. Du reste, même sans tomber dans de telles subtilités, nous avons tous l'expérience de situations où ce que nous percevons ne nous empêche pas de nous tromper dans l'évaluation que nous en faisons. Encore plus généralement, l'évocation de cette possibilité du jugement erroné vient nous montrer l'ignorance qui est la nôtre au point de départ de notre quête de la connaissance, et le besoin que nous avons de nombreuses informations provenant de l'expérience pour avancer progressivement vers des vérités.

Remarquons également les propos d'Aristote sur la fausseté en

Métaphysique

Δ 29. Il semble aborder la question davantage du point de vue de la raison, tandis qu'elle est mise devant les choses qui existent dans le monde. C'est ainsi qu'il nous dit que le faux dans les

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