• Aucun résultat trouvé

« Le plafond de verre dans le discours publicitaire »

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "« Le plafond de verre dans le discours publicitaire »"

Copied!
10
0
0

Texte intégral

(1)

HAL Id: hal-02560368

https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02560368

Submitted on 1 May 2020

HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents, whether they are pub-lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers.

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés.

“ Le plafond de verre dans le discours publicitaire ”

Jean-Claude Soulages, Jean-Claude Soulages

To cite this version:

Jean-Claude Soulages, Jean-Claude Soulages. “ Le plafond de verre dans le discours publicitaire ”. L’assignation de genre dans les médias, 2014. �hal-02560368�

(2)

Jean-Claude Soulages Professeur à l’ICOM Université Lumière Lyon 2 Centre Max Weber UMR 5283 Chapitre de l’ouvrage collectif l'Assignation de genre dans les médias, Presses universitaires

de Rennes, janvier 2014

A travers le miroir social que nous propose le discours des médias les acteurs sociaux sont sans cesse confrontés à des représentations ou bien des reconfigurations de la “réalité”. Si le discours de l’information a pour mission d’assurer un branchement plus ou moins direct sur cette dernière, d’autres discours, par contre, usent de la fiction ou du récit pour l’atteindre ou du moins la simuler. La publicité constitue un espace sans pareil pour cette performance discursive qui permet d’accéder à un répertoire inépuisable campant des modes de vie et de croyances et témoignant par là même de la manière dont chaque société se parle. Aussi, loin de percevoir la publicité comme une matrice simplement fabulatrice et ornementale, il convient plutôt de la considérer comme un processus performatif non seulement de réverbération mais aussi de naturalisation des messages et des valeurs circulant dans une collectivité donnée. Il ne s’agit pas, ici, de rechercher une quelconque véridicité ou efficacité de tels énoncés mais plutôt de nous interroger avec Luc Boltanski sur ces procédés discursifs qui contribuent à construire ce qu’il dénomme « la réalité de la réalité [et qui] se seraient trouvées déviés vers “l’imaginaire”»1. Ce qu’établissent en fait ces machines à fabuler que sont les récits sociaux c’est, dit autrement,

l’entrée de l’imaginaire dans le réel. On perçoit bien alors que ce que délivre un message

publicitaire —au-delà de toutes les controverses sur son influence réelle — ce n’est pas tant un système de significations fermé et uniréférentiel que sa mise en résonance avec un processus imaginaire de partage d’affects, de connaissances ou d’expériences. D’où ces opérations permanentes de configuration et de recyclage qui semblent s’établir entre ses énoncés et ceux qui irriguent la sphère publique : les hommes, les femmes, leurs comportements, leurs rôles s’y exhibent et s’y reconfigurent continument. La publicité œuvre ainsi à prolonger le monde vécu de nos contemporains dont le quotidien se retrouve égrené et transposé sur un mode constamment hédonique. Ce phénomène de cristallisation révèle alors ce curieux paradoxe qui veut que l’invention du consommateur et de son univers soit en fait la visée principale du publicitaire et que les avatars de son identité soient fabriqués en même temps et peut-être avant la marchandise elle-même.

Un rôle de baromètre social

En conséquence, loin de considérer l’iconographie publicitaire comme un simple reflet de la réalité, il nous semble plus pertinent de l’envisager comme le tableau d’interprétations arbitraires de cette dernière et les messages publicitaires comme des lieux d’inscription d’imaginaires au sens où Patrick Charaudeau entend ce concept : « L’imaginaire n’est pas, comme le laisse entendre son emploi courant et le dictionnaire dans sa première acception, ce qui s’oppose à la réalité, ce qui est inventé de toutes pièces […]. L’imaginaire est effectivement une image de la réalité, mais en tant que cette image interprète la réalité, la fait entrer dans un univers de significations 2». Ce branchement sur ce réservoir de contenus sémantiques s’effectue par le

recours à ce que nous appelons des scénarios figuratifs élaborés autour du produit. Par leur

1 BOLTANSKI L., (2012), Enigmes et complots. Une enquête à propos d’enquêtes, Paris, NRF Essais Gallimard, p.

16.

(3)

2 intermédiaire, le publicitaire va agréger à la promotion d’une marchandise donnée la figuration de différents mondes possibles proposés aux sujets interprétants. Ces scénarios figuratifs attestent de la prégnance de certains imaginaires ou du poids des différentes « identités narratives 3» conférées aux êtres mis en scène. En effet, plutôt qu’à sa valeur d’usage, la plupart des annonces raccrochent une marchandise donnée à des valeurs ou à des composantes identitaires, sociales ou culturelles supposées partagées. Cette amplitude et ce brouillage communicationnels représentent une des tendances tout à fait notable de la publicité contemporaine et particulièrement de celle diffusée par les médias généralistes. En effet, dans la plupart des cas, cet acte de discours ne désigne plus directement un consommateur effectif de marchandises, mais de façon détournée un être générique, son doublon mis en scène dans le message entraînant la coexistence dans chaque annonce de deux figures de destinataires

o en premier lieu, un consommateur postulé de marchandise, agent économique, incarné par un être empirique identifié laborieusement par l’activité marketing.

o en second lieu, l’invention du destinataire d’une prescription d’ordre sociétal, membre d’une collectivité sociale et culturelle donnée, avatar supposé partager une certaine vision du monde et certaines valeurs.

Cette scène performative peut donc être envisagée comme un poste d’observation stratégique, apte à jouer le rôle de baromètre social pointant les phénomènes d’activation ou de défigement des normes sociétales et opérant un processus de naturalisation des arbitraires sociaux ou des codages culturels qui participent à la fois d’une « mythologie 4» et de notre réalité. En effet, derrière le quotidien d’hommes et de femmes que nous dépeint l’imagerie publicitaire, ce sont avant tout des relations sociales et des assignations de place qui sont engrammées, témoignant des définitions qui président à l’interprétation du social et à la nature des identités de genre contemporaines. Ce tableau normatif alimente continument l’expérience perceptive du monde moderne devenue, selon Anne Sauvageot, « un authentique processus de normalisation de l’expérience sociale ; le regard organisant ce qui est perçu en images-normes 5». Ainsi, l’inflation des images de femmes que notre civilisation affiche sur ses murs et

sur ses écrans, moins que d’une féminisation de celle-ci, témoigne au contraire de la persistance de la mise en image d’un cadre normatif rémanent. Car la “féminité” y est assumée et portée, comme un masque et jouée sans cesse comme une « mascarade » pour reprendre le terme utilisée par la psychanalyste Joan Rivière6, pour qui la féminité et ses rituels s’affichent comme une parade performative obligée de la femme face à une situation de subordination induite par la domination masculine. Les avatars qui peuplent nos magazines et nos écrans sont donc à considérer avant tout comme des images performatives et formatées d’un impératif lié à des conflits de définition entourant le genre. Or, ces reflets ne sont plus aujourd’hui ceux d’un paysage statique ou d’un espace monolithique. En témoignent les phénomènes de plus en plus fréquents de défigement auquel nous assistons remettant en cause l’énoncé hégémonique jusque-là qui destine la femme à n’être que son corps, un corps prisonnier du désir masculin. Or, contrairement aux apparences, si derrière ces glissements, c’est bien la conception du “féminin” qui se déconstruit, c’est surtout le cadre normatif de la domination masculine qui se délite et indirectement la femme qui doit se trouver une place inédite dans cette nouvelle distribution dans les assignations de genre.

3 Le concept d’« Identité narrative » est pris ici dans l’acception qui a été proposée par Paul Ricœur : «…rejeton

fragile issu de l’union de l’histoire et de la fiction, c’est l’assignation à un individu ou à une communauté d’une identité spécifique qu’on peut appeler leur identité narrative. Identité est pris au sens d’une catégorie de la pratique. Dire l’identité d’un individu ou d’une communauté, c’est répondre à la question : qui a fait telle action ? Qui en est l’agent ? L’auteur ? » RICOEUR P., (1985), Temps et récit. 3. Le temps raconté, Paris, Seuil, Points, p. 442.

4 BARTHES R. (1970), Mythologies, Paris, Points Seuil, [1957].

5 SAUVAGEOT A., (1994), Voirs et savoirs. Esquisse d’une sociologie du regard, Paris, PUF, p.9.

6 RIVIERE J., (1994) “La féminité en tant que mascarade” in HAMON M-C. (éd.), Féminité mascarade, Paris,

(4)

La lente déconstruction des identités de genre

Les publicitaires contribuent à ce phénomène en avançant leurs propres réponses qui consistent à assurer la fictionnalisation du monde vécu du consommateur lambda. Comme dans tout processus narratif, sont alors mis en exergue l’identité narrative des actants ainsi que leurs quêtes, autrement dit : Qu’est-ce qu’un homme ? Qu’est ce qu’une femme ? Quels sont leurs mondes possibles ? Quelles sont leurs compétences ? Et enfin à quelles épreuves de confirmation qualifiantes ou disqualifiantes les deux protagonistes sont-ils confrontés ?

Concernant cette question liminaire des identités de genre, un des espaces d’expansion de ce mécanisme performatif s’incarne dans les annonces entourant les produits liés au corps (parfums, cosmétiques, vêtements, etc) dont les visées se résument à une performance identitaire genrée visant la séduction. Les corps s’affichent, mais ils sont les produits, comme le constatait Pierre Bourdieu, « d’une histoire sociale incorporée »7 révélateurs de régulations sociales et d’effets d’assignations normatives. La comparaison avec les résultats d’une recherche identique menée il y une dizaine d’années8 peut témoigner de ces glissements. L’observation récente d’un même corpus de ces visuels9 fait apparaître deux configurations divergentes qui attestent, à travers des variations esthétiques ou bien des parades gestuelles discriminantes, d’un phénomène tout à fait sensible de défigement des normes jusque là dominantes 10:

o une première configuration toujours hégémonique (mais en net recul) témoigne d’un dimorphisme persistant entre les modalités de figuration du personnage masculin et celles de son alter ego féminin révélant de plus une étanchéité totale des deux univers sémiotiques proposés,

o la seconde configuration plus hétérogène et toujours minoritaire incarne un mouvement tendanciel qui œuvre à déconstruire ce premier système par l’intermédiaire d’un jeu graduel de permutation ou d’effacement des isotopies et des marqueurs de genre. Dans certains cas périphériques, on peut même constater une totale commutation des figurations dominantes et une propension à l’hybridation des identités narratives des deux protagonistes.

a) la norme dominante

La première série d’énoncés atteste de la stabilité des représentations toujours clivées dans la mise en scène de l’homme et de la femme. Ce dont témoignent ces constructions identitaires distinctes, c’est bien de la permanence de deux systèmes d’interprétation du genre tout à fait étanches. Judith Butler a souligné ces phénomènes normatifs de « stylisation genrée des corps 11» fruit de l’ordonnancement hétérosexuel qui régit le genre “naturel” des individus dans la sphère publique. Ce phénomène est lisible à deux niveaux :

o Dans ces visuels, la divergence des deux isotopies plastiques est frappante. La cosmologie féminine mobilise des signifiants plastiques homogènes composés de couleurs et textures

7 BOURDIEU P., (1977). “Remarques provisoires sur la perception sociale du corps”. Actes de la recherche en

sciences sociales, 14 (1), pp. 51-54.

8 SOULAGES J-C., (2002) : “Identités discursives et imaginaires figuratifs”, in HOUDEBINE-GRAVAUD A-M.

(dir.), L’imaginaire linguistique, Paris, L’Harmattan, coll. « Langue & parole », pp. 103-109.

9 Le corpus retenu est constitué de 132 visuels publiés dans la presse magazine diffusés entre 2008 et 2011 dans le

Nouvel Observateur et le Figaro Magazine.

10 Les résultats d’analyse exposés ici s’étayent sur l’appareil méthodologique de la Sémiologie des indices élaborée

par Anne-Marie Houdebine qui s’attache à l’étude de vastes corpus dont les modes de structuration sont « a-systémiques » et dont la structure et le code sont « ouverts ». Voir HOUDEBINE-GRAVAUD A-M, (1994) “Une sémiologie des indices”, p. 43-46 ; “Convergence, Divergence, Périphérie”, p. 47-51, in Travaux de linguistique 5/6 – Sémiologie, Angers, Université d'Angers.

(5)

4 chaudes, de formes curvilignes et de lumières douces, a contrario, la cosmologie masculine exhibe une isotopie plastique tout à fait autre ; des couleurs et textures froides, des formes rigides, des lumières dures. Ces ontologies esthétiques qui se sont instituées historiquement12 et se sont sédimentées dans des répertoires chromatiques, formels, visuels, gestuels antagonistes, discriminent dans la tradition picturale occidentale l’appartenance sexuelle. Ces assignations genrées, tout à fait arbitraires, régentent toujours aujourd’hui en grande partie nos manières de voir et les encyclopédies médiatiques contemporaines.

o Le second niveau concerne la qualification d’action des personnages. L’homme s’affirme comme un sujet agissant alors que la femme, privée de qualification d’action, s’exhibe figée dans des parades de séduction explicites, illustrées par des gestes qualifiants (autocentrés, voire auto-érotiques dans certains visuels). Ces syntagmes gestuels du féminin renvoient à ce qu’Erving Goffman avait déjà observé et qu’il avait à l’époque qualifié de procédés « d’hyper-ritualisation »13. L’homme demeure un personnage social, immergé dans le “réel”, la femme une créature assujettie à son seul corps biologique, renvoyant à une vision quasi édénique débrayée de tout ancrage social.

o A l’intérieur de cet horizon clivé et prédéterminé, la féminité est assumée et jouée sans cesse comme une « mascarade » — l’écart est du reste patent entre les poses surjouées et ostentatoires du personnage féminin et les attitudes “naturelles” ou “spontanées” de l’acteur masculin. Cette fiction de complémentarité des deux êtres se construirait alors comme la résultante de la double imposition d’un espace de désirs et d’un espace de contraintes ; la femme enfermée dans son rôle d’éternelle tentatrice mais surtout claquemurée dans le script du regard masculin et donc dans la reconnaissance de la domination de ce dernier. Dans ces séries envahissantes de visuels, pour paraphraser Joan Rivière « la féminité, c’est la mascarade ! » ou bien comme l’affirmait Jacques Lacan, « la femme n’existe pas » (socialement), puisqu’elle est figurée sous les apparences d’un être purement déréalisé. Cette chimère du féminin y apparaît comme le pur produit d’un rêve, autant le dire le succédané d’un fantasme (masculin) qui veut que dans la séduction, l’Homme demeure un sujet et la Femme se réduise à l’objet fantasmé de son désir.

b) les formes de défigement du féminin

Depuis un certain nombre d’années, face à cette asymétrie hégémonique des constructions identitaires du genre, des glissements étaient perceptibles dans les visuels masculins (comme le démontrait l’étude menée en 2001), or plus récemment se sont les figurations du féminin qui donnent le jour à des formes divergentes ou périphériques.

Ces formes de défigement prennent appui sur l’évolution des mises en scène du corps. La femme, dans ses attitudes et sa gestualité, abandonne ses comportements de pamoisons et ses parades autocentrées d’attouchement au profit de postures rigides et de gestuelles ou de mimiques plus extraverties (le regard adressé, la tête droite, etc.). Les univers plastiques permutent (couleurs sombres, photographies en noir et blanc, lumière dure, formes rigides), les variables proxémiques s'accroissent (plan éloigné), la gestuelle et les mimiques divergent (tenue rigide, bouche fermée), les corps dénudés disparaissent. Une nouvelle identité narrative se singularise par l’apparition d’une qualification d’action et l’immersion du personnage au cœur d’environnements sociaux tout à fait réalistes (la ville, des espaces publics, etc.). La femme ne s’affiche plus comme une créature éthérée, mais désormais comme un authentique acteur du social. La dernière norme beaucoup plus atypique (les items “inclassables”) a trait à des comportements ou à des attitudes tout à fait décalés (mimer une moustache, une gestuelle déplacée, etc), ou bien à une apparence physique incongrue (accoutrement insolite, maquillage

12 HERITIER F., (2002), Masculin/ féminin II, dissoudre la hiérarchie, Paris, Odile Jacob. 13 GOFFMAN E. (1979), Gender advertisements, New York, Harper.

(6)

saugrenu, etc.). Ce qui se joue dans ces normes périphériques, c’est de fait une visée de déconstruction du tropisme dominant de la Femme (fantasmée) au profit d’une identité qui se construit, en jouant sur la provocation. Cette posture contre-hégémonique, s’attache à dissoudre le jeu féminin attendu de « mascarade » en lui substituant la figuration et l’incarnation d’un avatar d’anti-Femme.

c) les formes de défigement du masculin

Dans le corpus d’annonces masculin, —et comme cela apparaissait déjà dans l’étude antérieure—des identités narratives alternatives attestent, mais dans une moindre mesure, de stratégies antinomiques de défigement. Le personnage masculin ne s’inscrit plus désormais dans une qualification d’action ou dans des univers réalistes. Dans ces mises en scène quasi-cliniques ou oniriques, il se retrouve dénué de tout ancrage social et de toute activité ; il attend tel un pur « être là », il s’exhibe, à son tour, désocialisé et quasi déréalisé. Une seconde mutation concerne l’évolution des mises en scène du corps masculin et de son environnement qui se renouvellent. Les univers plastiques permutent (les couleurs chaudes, la lumière tamisée, les formes rondes dominent), les variables proxémiques se réduisent (le gros plan est privilégié), la gestuelle et les mimiques divergent (des gestes d’auto-contact, des regards autocentrés apparaissent). La dernière norme beaucoup plus périphérique opère, elle, une véritable commutation. Les corps se dénudent et adoptent une gestualité propre à la représentation hégémonique du féminin (posture relâchée, tête inclinée, bouche ouverte, yeux entre- ouverts, voire fermés). L’homme en vient parfois à s’exhiber dans une attitude de véritable pamoison, allongé, les yeux fermés, la tête rejetée en arrière. Devenu un quasi-objet, il semble endosser le jeu de mascarade propre au personnage féminin.

On ne peut que constater l’inégale distribution de ces effets de défigement entre les deux partenaires, plus manifestes aujourd’hui du côté de la femme — quoique encore atypique dans la figure de l’anti-Femme évoquée plus haut— que chez son alter ego masculin. Ces procédés de figuration s’inscrivent dans le lent mouvement de dénaturalisation des identités de genre qui se fait jour à partir de la seconde moitié du XXe siècle dans nos sociétés. La culture de masse comme les discours sociaux, y accompagnent, —mais il faut bien en convenir avec une inertie considérable—, la tendance irrésistible à la parité des rôles juridiques, politiques, sociaux et familiaux des hommes et des femmes qui caractérise notre modernité. Succédant au règne sans partage du phénomène d’asymétrie, s’amorce manifestement aujourd’hui un phénomène tangible de déconstruction des normes traditionnelles et d’hybridation des parades révélateurs de l’évolution historique et de la reconnaissance des identités sexuelles contemporaines. Derrière ce jeu de parades, c’est aussi l’hétéronomie archaïque entre dominés et dominants qui se délite, au profit d’un jeu d’autonomie et de symétrisation des identités.

L’irrépressible rémanence des rôles sociaux et domestiques

Au delà de ces modes d’iconisation de l’homme et de la femme, le discours publicitaire exhibe la mise en récit de multiples rôles sociaux et domestiques rattachés délibérément au genre et configurés par des scénarios figuratifs ritualisés. Ces annonces illustrent des domaines de

compétence attendus de la part de chacun des deux sexes ; le foyer domestique, l’éducation des

enfants, l’automobile, le travail, etc. Dans ces énoncés14, les mondes possibles proposés s’étayent sur la mise en exergue de séries d’épreuves de confirmation qualifiantes ou disqualifiantes pour ses héros et ses héroïnes. Ainsi, de la seule présence d’un homme ou d’une femme dans ces tranches de vie vont découler deux orientations narratives divergentes. Concernant le domaine de

14 Ces résultats d’analyse sont extraits d’une recherche en cours portant sur l’archivage effectuée par l’Inathèque de

(7)

6 l’automobile15, la norme dominante des annonces masculines (80 % des occurrences) met en scène l’homme au volant du véhicule ou bien rattaché à une qualification d’action liée au territoire du produit (la route, la circulation, les attributs du véhicule, etc.). L’homme occupe une place à part entière (la conduite du véhicule) dans cet univers de compétence attendu, purement autarcique. Les relations hommes/voitures s’affichent rituellement comme celles de la maîtrise et de la possession quand elles ne sont pas explicitement sentimentales voire libidinales (exaltant le désir, le plaisir, l’instinct, etc.) en jouant épisodiquement sur une collusion des sèmes /voiture/ et /femme/. À l’opposé, la norme hégémonique des annonces féminines propose une série de qualifications d’action totalement étrangères à cet univers. La construction identitaire du personnage féminin s’étaye sur des pratiques sociales ou familiales qui puisent dans diverses topiques de la féminité (la maternité, la fragilité, la beauté, etc.). À chaque fois, le monde possible proposé s’impose comme un univers narrativisé, la représentante féminine étant toujours figurée comme l’agent d’une quête prioritaire (la grossesse, les enfants, le mari, etc.), la cantonnant à son identité sociobiologique de femme et reléguant la voiture à un simple rôle d’auxiliaire de cette quête. Prisonnières de ces trajectoires narratives, les relations qui s’établissent entre une femme et une voiture secondarisent son usage, banal et purement subsidiaire.

Dans la topique de l’espace domestique, omniprésente dans la publicité télévisée, ces identités narratives vont permuter. La femme y trouve sa “juste place” c’est-à-dire figurativement emprisonnée dans les limites du territoire du produit. Elle se contente le plus souvent d’apporter la démonstration de la valeur pragmatique de ce dernier. Elle vaque à ses occupations de “femme d’intérieur” ; la lessive, le ménage, le repas, etc., et ne transgresse que rarement les frontières de cet univers de compétence attendu. Tel n’est pas le cas pour son alter

ego masculin. Le plus souvent ce dernier se voit systématiquement représenté sous sa face

d’acteur social (chef d’orchestre, artiste, cadre dynamique, etc.) et de facto comme un authentique “homme d’extérieur”. Sa présence dans l’espace domestique est toujours le fruit d’un concours de circonstances (sa femme, sa mère sont absentes, etc.) et ses activités y relèvent le plus souvent de l’exploit ou du défi (changer les couches, faire une lessive, etc.) ou bien lorsqu’il recourt à un travestissement pour entrer en scène (le clown, le sportif, etc.).

L’univers du travail constitue un autre révélateur du paysage clivé des rôles sociaux, d’un côté les hommes à leur place, de l’autre, les personnages féminins qualifiés par la persistance d’un jeu subtil d’hyperboles ou bien d’effets de stigmatisation tout à fait ambigus. En effet, lorsque une femme est mis en scène au travail dans un rôle dominant ou prépondérant face à des hommes, cet écart est systématiquement sursignifié, à travers des écarts chromatiques, posturaux et vestimentaires. A chaque fois, la scène est caricaturale16 et tout à fait improbable, les hommes paradent presque au garde à vous. Cyniquement, il y est évidemment question de produits cosmétiques, shampoing, déodorants, etc, renvoyant toujours la femme à une identité sociale (attendue) quasi ornementale et à son jeu de « mascarade ». Un second procédé repose sur la parodie. La femme se déguise en homme pour s’immiscer dans un univers de compétence accepté comme masculin (la voiture par exemple) ou bien s’engage dans une série d’épreuves qualifiantes avec son alter-ego masculin (course-poursuite). Une dernière stratégie beaucoup plus stigmatisante repose sur la dérision. Tel est le cas d’une publicité vantant des services informatiques dans laquelle une femme blonde portant un casque de chantier, un doigt dans la bouche pose ingénument face au spectateur. L’accroche de l’annonce proclame : « Plus besoin d’être brune pour construire son site ! ». La femme emprunte ses attributs à l’homme, le rappel du casque comme objet très éloigné symboliquement de l’univers féminin attendu témoigne

15 SOULAGES J-C., (2009) « Identités discursives, identités sociales dans le discours publicitaire »,

CHARAUDEAU P.(dir.), De l’identité du sujet, identités sociales, identités discursives, Paris, L’Harmattan, pp 167-180.

16 Ce pensum a été inauguré par un spot pour le shampooing Elsève de l’Oréal où figurait l’actrice Sandy Crawford

(8)

d’évidence d’un procédé de dérision évoquant l’incompétence (supposée) de la femme dans l’univers du travail.

Dans ces trois cas, il y bien convocation d’un stéréotype et intention affichée de le réfuter. Mais l’énoncé débouche à chaque fois sur un effet de dénégation en dépit d’une amorce de défigement. Les femmes sont figurées systématiquement dans une attitude ou une qualification stéréotypée attendue. Tout en se distinguant par son rôle social, l’icône féminine semble proclamer « Je suis une femme, mais surtout je ne suis qu’une femme ! (dans un monde régenté par le pouvoir des hommes) », d’où le recours à ces stratégies idiosyncrasiques de « mascarades » qui en viennent à recouvrir et décrédibiliser son rôle social. À chaque fois, le monde possible proposé s’impose comme un univers reconfiguré et décentré par rapport à l’univers de référence convoqué (ici le travail ou la voiture), la représentante féminine étant toujours renvoyée à son identité socio-stéréotypée de femme.

La visée cynique y est désamorcée par un effet d’ambiguïsation puisqu’elle repose sur une forme de découplement ou bien de contournement du stéréotype secondarisé puisqu’il n’est jamais affirmé frontalement et semble en partie seulement remis en question.

Performance identitaire et rapport sociaux

A l’intérieur de cette matrice imaginaire que constitue l’espace publicitaire, force est de constater que, s’opère aujourd’hui une reconfiguration effective des identités de genre, par contre, la figuration des rôles sociaux et des assignations sexuées est caractérisée par un conservatisme persistant. Cette dissymétrie nous aide à comprendre que cette vitrine performative où se reconfigurent les identités de genre, participe de cette « culture du narcissisme » que Christopher Lash postule comme le premier moment de l’idéal consumériste: « l’exhortation prétendument « libertaire » à émanciper l’individu de tous les tabous historiques et culturels qui sont supposés faire obstacle à son fonctionnement comme « pure machine désirante » »17, façade qui se heurte frontalement à la rigidité de rapports sociaux et à la

qualification de rôles et d’assignations de place établie par avance. En découle cette hétérogénéité énonciative caractéristique de la parole publicitaire.

Un premier énonciateur qui s’adresse à un destinataire générique, recentré sur son identité, proposant un être pour soi, défini par un certain nombre de valeurs et d’attitudes d’ordre sociétal, correspondant à des promesses explicites d’épanouissement et de gratification massivement présent dans les magazines haut de gamme ou dans les annonces pour les produits de luxe. Peuvent s’opérer, sous les yeux de leurs lectrices, sans alors prêter à conséquence, des formes variées de déconstruction de la mascarade féminine.

Un second énonciateur, hégémonique dans les médias généralistes, véhiculant cette fois-ci une série de normes prescriptives relatives à des rôles sociaux et domestiques, engrammées dans les rapports sociaux, traçant les contours d’un être pour les autres. D’un côté, la revendication d’une identité imaginée, de l’autre l’enrôlement et l’assignation à un ordonnancement hétérosexuel préétabli à travers un certain nombre de régulations implicites d’ordre patriarcal, familial et sexiste. La cohabitation de deux imaginaires ou de deux versions de « la réalité de la réalité » pour paraphraser Luc Boltanski. En répercutant ce dimorphisme, le publicitaire se contente de jouer le rôle consensuel de chambre d’écho, naturalisant un discours d’escorte en phase avec les imaginaires sociaux de son temps mais aussi avec les spécificités générationnelles et culturelles de ses cibles. Or, d’évidence, dans ce rôle il n’est en aucun cas prêt à porter le masque de partisan ou de militant. En effet, en initiant des tentatives de défigement des normes stéréotypées, ce dernier court le risque d’aller à l’encontre du répertoire des possibles interprétatifs de ses publics. Pour contourner cet écueil, il propose donc un énoncé “non-sérieux” en misant sur la complicité et l’empathie pour s’attacher ainsi à construire ce qui se donne comme une communauté discursive d’appartenance (« nous rions en définitive comme vous le

17 LASCH C., (2006) La culture du narcissisme. La vie américaine à un âge de déclin des espérances, Paris,

(9)

8 voyez des mêmes choses ! »). D’où l’apparition d’énoncés décalés et paradoxaux jouant sur une forme de double bind ou de contre argumentation : « je défige, mais je réactive » — la réactivation du stéréotypage garantissant du même coup l’embrayage sur les normes attendues. C’est pourquoi de toute évidence, dans la figuration des rôles sociaux et domestiques, une représentation symétrique des deux sexes semble difficilement représentable ou figurable, en tout cas, on ne la rencontre pas ou pas encore aujourd’hui dans la publicité française. Le plus souvent, les messages publicitaires sont conçus comme des énoncés prescriptifs qui proposent une forme d’assertion sur un ordonnancement du monde (son “état normal”). Tout y est présenté comme si chaque être était à sa véritable place, concourant ainsi à une forme de sexuation “naturelle” de certains comportements sociaux ou domestiques à travers le maintien de micro-pouvoirs sur des territoires imaginaires supposés exclusifs. En effet, à l’intérieur de chacun de ces univers de compétence attendus, il n'est nul besoin de justifier la place de son protagoniste “naturel” par une quête (donc un manque) et par le recours à une mise en intrigue. Parallèlement, la mise en narration et la présence d’épreuves qualifiantes ou disqualifiantes fonctionnent dans ces fragments de vie sociale recomposée comme une confirmation ou comme un procédé de contre argumentation pour la place “usurpée” par l’un de ces êtres à l’intérieur de l’univers en question : « Une femme dans une voiture ! Un homme dans une cuisine ! Une femme au travail !».

* * * *

Le discours publicitaire en s’évertuant à construire ce qui se donne comme une communauté discursive d’appartenance, conduit une opération incessante de négociation mais avant tout une opération de co-construction de sens. Une publicité incarne nécessairement le précipité d’une longue chaîne de choix et de compromis (co-construite par la cristallisation de demandes des annonceurs, du feed back de focus group de consommateurs, de prétests, etc.) qui fait entrer la réalité dans un univers de significations circonscrit par une série d’attentes constituant autant de « facteurs d’activation 18

» pour les audiences. D’où le conservatisme et l’inertie qui caractérise la majorité des annonces publicitaires qui doivent s’aligner sans cesse sur le Dire circulant et presque toujours sur les plafonds de verre du prêt à penser. Et lorsque certaines annonces se risquent à transgresser ou défiger la norme, c’est sous un mode décalé et le plus souvent non-sérieux (car humoristique19) qu’elles opèrent en neutralisant par là même le risque de conflits d’interprétation. Car ces performances portant sur les identités de genre sont astreintes à l’inertie des représentations sociales qui s’agrègent durablement autour d’un noyau dur20, très stable d’ordre anthropologique, historique et religieux pour s’acclimater par paliers successifs à l’évolution sociétale en jouant le plus souvent sur la simple mutation d’éléments périphériques. Certes, épisodiquement, des identités narcissiques transgressives surgissent, mais ce sont des figures « carnavalesques 21» sans enjeu décisif, par contre les rôles et les comportements sociaux s’avèrent être des bastions inexpugnables. Ainsi, comme l’affirme Nathalie Heinich, ce modèle de la « femme non lié…n’annule pas l’ancien, il ne le périme pas, car il ne se substitue pas mais se superpose à lui… »22

18 CHATEAU, D. (1998), « Interprétance et activation : deux concepts clés d’une théorie de la réception télévisuelle

comme pratique », dans BOURDON Jérôme & JOST François (dir.) Penser la télévision, Paris, INA/Nathan, p. 191-204.

19 SOULAGES J-C., (2007) Les stratégies humoristiques dans le discours publicitaire. In : Questions de

communication. Humour et médias, définitions, genres et cultures, CHABROL Claude & CHARAUDEAU Patrick dir., Nancy, P. U. Nancy, n° 10, pp 103-118.

20 MOSCOVICI S., (1996), Psychologie sociale, Paris, PUF.

21 BAKHTINE M., (1970) L’oeuvre de François Rabelais et la culture populaire au moyen âge et sous la

Renaissance, Paris, Tel Gallimard.

(10)

Comme d’autres récits sociaux, le discours publicitaire, loin d’être superficiel ou anecdotique, atteste à la fois de son caractère configurant23 mais aussi performatif, sa mise en intrigue jouant tout à la fois sur la stéréotypisation, le travestissement et le défigement. Et, derrière l’attractivité ornementale et ludique de ces énoncés, cette rémanence des représentations sociales révèle le poids que la publicité assure aujourd’hui, de façon totalement indolore, dans une nouvelle forme de gardiennage social. Car, derrière ces reconfigurations de la réalité et de notre monde vécu, transparaissent les formes figées qui charpentent les imaginaires de notre modernité. Toutefois, elles témoignent dans le même temps de leur déplacement et peut-être comme le font les continents de leur dérive, insensible, mais irrémédiable.

Références

Documents relatifs

Pris dans cette dynamique duelle, le discours publicitaire apparaît avant tout comme une pratique ambivalente qui correspond tout à la fois à une activité

Le passage à lřaffectif (de la description extérieure on passe à la description intérieure) montre que le meuble devient un animé qui a une âme. Les choses sont animées par

« On ne force pas les professeurs ou les départements à passer à la formation en ligne [...] mais, de temps en temps, on leur rappelle que s'ils veulent se faire connaître,

La chanson utilisée dans cette publicité et le fait que ce groupe soit très aimé et connu confèrent un plus de crédibilité à Millennium Bank.. Cette publicité a une grande

Une série d’iconotextes sélectionnés pour les voix qu’ils font entendre sur les femmes, les hommes et les rapports sociaux de sexe va nous permettre à présent de décrire les

L’effet produit par ces deux groupes, liés aux degrés de l’ouverture/clôture des actions sur ces deux axes sont différents de ceux que nous avons énumérés pour les

Module : 2.2 Fonction dérivée et étude des variations d’une fonction Thématique : concevoir un produit (vie économique et professionnelle).. Une entreprise qui fabrique

Dans nos sociétés bâties sur cette “égalité des conditions” postulée par Tocqueville, l’évolution de l’espace public offre aujourd’hui de plus en plus la reconnaissance