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Un avant et un après "gilets jaunes"

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Academic year: 2021

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Magali Della Sudda, « Un avant et un après gilets jaunes », Hommes et Libertés, n°191, septembre 2020, p.37-43.

Un avant et un après « gilets jaunes »

Les manifestations des « gilets jaunes » ont révélé tout autant une transformation de la contestation sociale qu’une réorientation de la stratégie policière. Une enquête, menée entre novembre 2018 et mars 2019 par un collectif de chercheurs de Bordeaux, témoigne de cette évolution. *

Magali DELLA SUDDA, chargée de recherches CNRS, centre Emile-Durkheim, Sciences Po Bordeaux/Visting scholar CASBS Stanford University (Califorinia)

* Le présent article se base aussi sur les données (recueillies par questionnaire) de Jaune vif, collectif de recherche sur les « gilets jaunes ». Voir https://giletsjaunes.hypotheses.org.

Le mouvement social des « gilets jaunes » qui a émergé à l'automne 2018, et se prolonge aujourd'hui sous des formes diverses, a renouvelé les formes de la manifestation. C’est l’une des conclusions de l’enquête collective coordonnée au sein du centre Émile Durkheim, à Bordeaux, menée pendant leur mobilisation (voir encadré).

Ainsi, essentiellement ancré dans les classes populaires, mais ne s'y réduisant pas, le mouvement a évolué dans sa composition comme dans ses mots d’ordre. Lors de la première phase du mouvement, quand celui-ci n’était encore qu’une « mobilisation de clavier » se donnant à voir sur les réseaux sociaux, les revendications portaient essentiellement sur le projet de taxe sur les carburants. Les actions envisagées rappelaient le répertoire d’action collective des mouvements d’indépendants de droite, comme la Confédération intersyndicale de défense et d’union nationale des travailleurs indépendants (Cidunati), avec des blocages routiers, ou celui des « Bonnets rouges » qui en 2014 endommagèrent les portiques destinés à taxer le transport routier de marchandises (écotaxe). La tonalité antifiscale et anti-Etat classait le mouvement plutôt à droite, dans la filiation du poujadisme, courant politique des petits entrepreneurs et indépendants, où Jean-Marie Le Pen avait fait ses premières armes de député. Mais la mobilisation sur site a montré une réalité bien plus complexe et diverse.

Diversité des profils et des revendications

Le 17 novembre 2018, deux-cent-quatre-vingt-sept-mille-sept-cent-dix manifestantes et manifestants sont comptabilisés par le ministère de l’Intérieur, deux-mille-trente-quatre sites occupés. Les forces de l'ordre procèdent à cent-dix-sept interpellations, dont soixante-treize gardes à vue. La contestation n'est pas réductible aux premières impressions données par les réseaux sociaux et relayées par les médias nationaux. La diversité des revendications qui s'arriment à la demande de justice sociale se fait jour. Les questionnaires passés dès la semaine suivante dans les cortèges, sur les ronds-points, montrent une importante diversité d’opinions politiques. Si la majorité des personnes ne veulent se situer ni à droite ni à gauche, elles affichent quand elles se positionnent une préférence marquée pour la gauche radicale en manifestation – quoique moins affirmée sur les ronds-points. Les enquêtes en ligne ont confirmé la défiance à l'égard du système partisan et la préférence pour la gauche radicale, tout en indiquant également une sympathie pour le Rassemblement national (1).

Quant aux revendications elles-mêmes, l'analyse lexicale des pages Facebook témoigne d'une forte demande de justice sociale et de démocratie (2), à travers le référendum d'initiative citoyenne, et d'une préoccupation pour l'écologie (3). Au fil du temps, ces thématiques se sont affirmées et ont coexisté avec la dénonciation constante des violences policières. Tandis que du point de vue médiatique, la stratégie de mise en image du mouvement a reposé, après une première phase d'empathie à l'égard des occupations de ronds-points, sur la mise en exergue systématique des dégradations matérielles et des violences manifestantes envers les forces de l'ordre.

Une évolution de la gestion de l’ordre public

Les manifestations de « gilets jaunes » ont été marquées par une stratégie de maintien de l'ordre à Paris fondée sur la confrontation et l'usage de la force contre les participantes et participants, rapidement soulignée par ces derniers et les associations de défense des droits de l'Homme. Cette observation est également repérable dans différentes villes de province comme Bordeaux – où le préfet Didier

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Magali Della Sudda, « Un avant et un après gilets jaunes », Hommes et Libertés, n°191, septembre 2020, p.37-43.

Lallement était en poste jusqu'en mars 2019 – ou Toulouse, pour ne citer que ces exemples.

Les manifestations de « gilets jaunes » rompent ainsi avec un ordre manifestant construit au début du siècle dernier pour éviter les atteintes aux personnes et les violences commises par les participants comme par les forces de l'ordre. Louis Lépine (1846-1933), préfet de police de Paris, initie à cette époque une stratégie de concertation, avec un parcours déclaré, des dispositifs policiers visant davantage à contrôler qu'à réprimer. Du côté des syndicats, l'apparition des services d'ordre permet de circonscrire les actions protestataires. Cette évolution tendancielle à la pacification des conflits a été remise en question ces dernières années, de manière ponctuelle – COP21, Nuit(s) debout et loi travail en 2016 (4) – puis, de manière systématique, dans le cadre du mouvement social des « gilets jaunes ». Couplée aux arrestations préventives, cette stratégie a pour effet de rendre l'exercice du droit de manifester de plus en plus dangereux et difficile.

La mise en place d’un « ordre manifestant »

Du côté des participantes et participants, la première rupture dans l'exercice habituel du droit de manifester est l'absence de déclaration préalable d'occupation de la voie publique. Contrairement aux cortèges syndicaux, partisans, associatifs ou aux coordinations, les personnes qui ont revêtu le gilet jaune n'ont pas déclaré le rassemblement et la manifestation. Les initiatives comme "Decla ta manif" qui visaient à déposer un parcours ont été marginalisées. Les cortèges placent ainsi les différents corps chargés du maintien de l'ordre face à une situation d'incertitude, que les dispositifs de surveillance ne parviennent pas toujours à dissiper au début du mouvement. Le second trait distinctif d'une manifestation de « gilets jaunes » est l'absence de parcours déterminé. Le premier jour du 17 novembre 2018, les rassemblements ont lieu à des endroits symboliques qui ne correspondent pas nécessairement aux points de départ des cortèges habituels. Certains cortèges partent d'endroits différents pour éventuellement converger, au gré d'un parcours improvisé. L'imprévu donne lieu à des situations parfois cocasses, où les manifestantes et manifestants se retrouvent derrière le cordon des forces de l'ordre, sans que cela – tout du moins durant les deux premiers « actes » – ne donne lieu à des violences. Rapidement cependant, les interactions deviennent plus rugueuses et donnent lieu à des usages de la force souvent disproportionnés, avec une augmentation sensible des tensions en fin de journée.

Dans le cas bordelais, le point principal de rendez-vous devient rapidement la place de la Bourse, située le long de la Garonne, en centre-ville, tandis que la place de la Victoire est, pour quelques « actes », celui de « gilets jaunes » de tendance politique plus marquée – anarchiste, gauche radicale. Les points et horaires de rendez-vous sont connus par les réseaux sociaux, la presse régionale ou les radios locales, et par les relations interpersonnelles, comme nous l'avons montré dans notre enquête. Au fil des semaines, ces rendez-vous deviennent routiniers et participent d'une théâtralisation de la protestation en « actes ». Certains protagonistes arborent sur leur gilet les barres verticales ou les dates attestant de leur participation fidèle. Sous un apparent désordre, un ordre manifestant des « gilets jaunes » s'est institué, au fil des cortèges : avec sa mise en scène, ses rites, ses chants, ses symboles (le gilet jaune, la Révolution, le drapeau français), ses figures (les Marianne, le Loup etc.) et son ordonnancement. Ainsi à Bordeaux, on a vu les rassemblements et prises de parole sur la place de la Bourse, puis l'ébranlement du cortège dans les rues, suivant certains « gilets jaunes », et, enfin, à certains points de la ville, la confrontation au dispositif policier avec ses coups et ses blessures, allant parfois jusqu'à la mutilation. Ces atteintes corporelles ont été documentées de janvier à octobre 2019 par le journaliste indépendant David Dufresne sur son site Allô place Beauvau, et sur le site Le mur jaune (5). En 2019, l'Inspection générale de la police nationale (IGPN) a fait l'objet de deux-cent-quatre-vingt-douze saisines concernant le mouvement des « gilets jaunes », dont les deux tiers concernent des usages de la force en manifestation (6).

La police gardienne de l’ordre social ?

Pour les spécialistes du maintien de l'ordre, Fabien Jobard et Olivier Fillieule, cette stratégie repose sur une doctrine de plus en plus isolée dans les démocraties européennes, liée à une politique du chiffre qui trouve ses limites et participe de la radicalisation des répertoires d'action. On voit ainsi une acceptation de certains actes violents chez des personnes initialement peu enclines à y adhérer, dès lors qu'elles

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Magali Della Sudda, « Un avant et un après gilets jaunes », Hommes et Libertés, n°191, septembre 2020, p.37-43.

sont elles-mêmes témoins ou victimes de violences policières. « Les forces de police », nous disent ces auteurs, « se multiplient en autant d’occasions de confrontations en corps à corps, avec les dérapages

que cela entraîne, toujours susceptibles de produire l’effet que l’on cherche précisément à éviter ailleurs en Europe : le retournement de la foule et sa solidarisation avec les éléments les plus radicaux. Par ailleurs, ces interventions contribuent à brouiller les frontières entre police urbaine (dans le cadre du délit flagrant) et police des foules, la première étant appelée à seconder la dernière, avec ses moyens dolosifs propres – les Flash-Ball, notamment, dont les forces de maintien de l’ordre ne sont justement pas équipées tant ils rompent avec la recherche d’équipements d’évitement et de mise à distance des protestataires » (7). Avec pour conséquence, selon Laurent Bonelli, que « les policiers peuvent apparaître non plus comme les garants de l'intérêt général mais comme les gardiens d'un ordre social jugé injuste par un nombre croissant d'individus » (8). Les usages de la force contre les

« gilets jaunes » ont confirmé ces analyses, comme l'a bien montré le documentaire d'Amnesty international et le site StreetPress (9). De nombreux témoignages de personnes intimidées, fouillées, arrêtées, ou menacées attestant de la restriction inquiétante de la liberté de manifester donnent à voir un « état d'urgence permanent ». Celui-ci se caractérise par des entraves à la liberté de circulation dans des périmètres de plus en plus larges, par des fouilles, des arrestations et détentions « préventives ». Le traitement judiciaire réservé aux « gilets jaunes » conforte cette analyse (10), donnant le sentiment d'une justice « de classe » particulièrement sévère pour les classes populaires.

La contestation des "gilets jaunes" est loin d'être terminée. Si le mouvement est entré dans une phase de moindre intensité manifestante, le rendez-vous du 12 septembre 2020 peut initier un nouveau cycle manifestant. Ce mouvement social a donné à voir les transformations des routines manifestantes et leurs réappropriations par des personnes invisibles et inaudibles dans l'espace public.

(1) Yann Le Lann, Zakaria Bendali, Antoine de Cabanes et al., « Enquête. Les gilets jaunes ont-ils une couleur politique ? », in L’Humanité, 19 décembre 2018, p. 6., et Chloé Alexandre, Tristan Guerra, Frédéric Gonthier et al., « Qui sont vraiment

les “gilets jaunes” ? Les résultats d’une étude sociologique », lemonde.fr, 26 janvier 2019

(www.lemonde.fr/idees/article/2019/01/26/qui-sont-vraiment-les-gilets-jaunes-les-resultats-d-une-etude-sociologique_5414831_3232.html).

(2) Brigitte Sebbah, Lucie Loubère, Natacha Souillard et al., Les Gilets jaunes se font une place dans les médias et l’agenda

politique, Toulouse, Laboratoire d’études et de recherches appliquées en sciences sociales (Lerass), 7 décembre 2018.

(3) Guillaume Gourgues et Jean-Claude Zancarini, Gilets jaunes-groupe de travail-UMR 5206, Lyon, Triangle-UMR 5216, mars 2018 (http ://triangle.ens-lyon.fr/spip.php?article8544).

(4) www.amnesty.fr/actualites/journalistes-droit-de-manifester ; voir également le rapport du Défenseur des droits de décembre 2017 (www.assemblee-nationale.fr/presidence/Rapport-MO-09-01-18.pdf).

(5) http://lemurjaune.fr.

(6) www.interieur.gouv.fr/Publications/Rapports-de-l-IGPN/Rapport-annuel-d-activite-de-l-IGPN-2019, p. 7. L'IGPN note une hausse des signalements en janvier 2019.

(7) https://laviedesidees.fr/Un-splendide-isolement.html.

(8) Laurent Bonelli, « Les forces de l'ordre social », in Le Monde diplomatique, juillet 2020, p.1 et 8-9. (9) www.amnesty.fr/actualites/france-gilets-jaunes-histoire-dune-repression.

(10) Loïc Bonin et Pauline Liochon, « “De toute façon c’est une justice de classe !”. Gilets jaunes, comparution immédiate et avocats en grève » (www.revolutionpermanente.fr/De-toute-facon-c-est-une-justice-de-classe-Gilets-jaunes-comparution-immediate-et-avocats-en-greve).

Une étude sur les « gilets jaunes » : approche(s)

Un Collectif d’enquête sur les gilets jaunes (Camille Bedock, Antoine Bernard de Raymond et al.) a publié, entre novembre 2018 et mars 2019, un article « Enquêter in situ par questionnaire sur une mobilisation. Une étude sur les gilets jaunes » (1). Cette enquête, menée par questionnaire auprès de plus de 1500 personnes sur les ronds-points, en manifestation, dans les Assemblées des assemblées, événements locaux est en cours de traitement. Les équipes se sont intéressées à plusieurs sujets : la dimension spatiale et la sociologie des "gilets jaunes", les transformations de la contestation du lieu de travail vers d'autres espaces, la médiatisation du mouvement et par le mouvement, les différents processus de politisation, les revendications et l'émergence d'une écologie populaire. Les violences policières et la dynamique conflictuelle sont intégrées tout au long de l'enquête, tout comme l'attention portée au genre dans ses différentes acceptions. L'enquête coordonnée par M. Della Sudda au Centre Émile Durkheim de Bordeaux a bénéficié d'un soutien du CNRS et est en attente de financements de l'ANR et du CNFPT.

(1) In Revue française de science politique, vol. 69, n° 5-6, 2019, p. 869-892 (https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-02413233).

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