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Vérité et duplicité dans l'œuvre de Jean-Jacques Rousseau

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Vérité et duplicité dans l'œuvre de Jean-Jacques Rousseau

Par

Nicole Stephanie-Anne Corbett

Département de langue et littérature françaises Université McGiIl, Montréal

Mémoire soumis à l'Université McGiIl en vue de l'obtention du grade de M.A. Août 2008

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Table des matières

Table des matières I

Résumé/Abstract II

Remerciements IV

Introduction 1

Chapitre I. Un pacte avec le diable ? 15

Chapitre II. La manipulation éloquente 33

Conclusion. Une duplicité véridique? 68

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Abstract

Were it necessary to choose two words that could capture the philosophy of

Jean-Jacques Rousseau, these two words would have to be truth and nature for, in his

works, this philosopher does more than assert that he, and he alone, possesses truth in its entirety. He equally maintains that his sole desire lies in sharing this truth with human kind, that we might rediscover our true nature, one that we have long ago forgotten. In fact, these very words adorn his tomb in the Pantheon where he was finally brought to rest: "Ici repose l'homme de la nature et de la vérité." However, upon closer examination of two of his major works, Emile or on Education and The Social Contract, both published in 1762, a surprising contradiction is brought to light. In these treatises, he

makes the child and the people believe that they are free when he is merely using rhetoric to manipulate them. For example, in Emile he gives the following advice to tutors: "Take the opposite course with your pupil; let him always think he is master while you are really

master. There is no subjection so complete as that which preserves the forms of freedom;

it is thus that the will itself is taken captive." While in The Social Contract he recommends using divine intervention to assure that the people "obey freely, and bear

with docility the yoke of public happiness." Is Rousseau simply a gifted sophist who, by

hiding the rhetoric he uses, can present himself as a man of truth in order to better form

the child and the people to do his bidding? Or, is there a justification for his duplicity? Could it be possible that in some instances duplicity must be used if truth is ever to be

attained by all human beings? By examining the rhetoric Rousseau uses in Emile and The Social Contract, this thesis attempts to shed some light on this somewhat troubling contradiction.

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Resume

S'il fallait choisir deux mots capables de résumer la philosophie de Jean-Jacques Rousseau, ces mots seraient vérité et nature car, dans son œuvre, ce

philosophe affirme non seulement que lui, et lui seul, connaît pleinement la vérité, mais

qu'il désire la partager avec les autres hommes pour les faire vivre selon leur nature, une

nature depuis longtemps oubliée. En fait, ces deux mots ornent sa tombe au Panthéon, où ses cendres sont déposées : "Ici repose l'homme de la nature et de la vérité." Et pourtant,

lorsque nous lisons attentivement deux de ses écrits majeurs, Emile ou de l 'éducation et le

Contrat social, tous deux publiés en 1762, une contradiction apparaît. Dans ces traités, il fait croire à l'enfant et au peuple qu'ils sont libres alors qu'il se sert de la rhétorique afin

de les manipuler. Par exemple, dans YEmile il conseille aux précepteurs : « Prenez une

route opposée avec vôtre élève ; qu'il croye toujours être le maitre et que ce soit toujours vous qui le soyez. Il n'y a point d'assujetissement si parfait que celui qui garde l'apparence de la liberté ». Et dans le Contrat social, il préconise de recourir à l'intervention divine, pour s'assurer que « les peuples obéissent avec liberté et port[ent] docilement le joug de la félicité publique ». Rousseau est-il simplement un sophiste doué

qui, en cachant la rhétorique dont il se sert, réussit à se présenter comme un homme

véridique pour mieux former l'enfant et le peuple selon son désir ? Ou existe-t-il une justification pour sa duplicité ? Se peut-il que, dans certains cas, l'on doive avoir recours à la duplicité afin de mettre les hommes en état d'accéder à la vérité ? En analysant

l'usage que fait Rousseau de la rhétorique dans YEmile et Le Contrat social, nous allons

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Remerciements

Comme John Donne le dit dans cette phrase bien connue : « No man is an island,

entire of itself; every person is a piece of a continent ». Dans l'écriture de ce mémoire, je remercie mon directeur, Frédéric Charbonneau. Sans sa patience, son dévouement, sa

critique constructive et sa rigueur académique, la rédaction de ce mémoire n'aurait jamais

été réalisée. J'aimerais aussi remercier mes professeurs de l'Université Acadia qui m'encouragent toujours et à qui je dois mon intérêt pour la littérature française. Enfin, je remercie mes parents qui sont, comme ils l'ont toujours été, une source d'inspiration. Mes remerciements et ma gratitude à tous ceux qui m'ont aidé.

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Rather than love, than money, than fame, give me truth. Henry David Thoreau, Waiden or Life in the Woods

Introduction

De toutes les choses que les êtres humains désirent posséder, la vérité est peut-être celle dont ils ont le plus envie. Tout au long de l'histoire, le genre humain s'est efforcé de connaître la vérité, mais celle-ci demeure un concept évasif. Ce qu'une personne pense vrai, une autre le juge faux. Il semble qu'il n'y ait pas d'absolus sur lesquels les êtres humains peuvent être d'accord et, pourtant, si la vérité existe, ces absolus doivent exister aussi. Pourquoi ne pouvons-nous pas nous accorder sur la vérité ? En fait, comment pouvons-nous connaître la vérité et, l'ayant trouvée une fois, la partager avec nos semblables ? Personne n'a jamais été capable de répondre à cette question d'une manière qui satisfît chaque être humain. Par conséquent, certains ont tourné le dos à la vérité, préférant croire qu'elle n'existait pas hors de la subjectivité individuelle. Quelques hommes ont cependant déclaré qu'ils connaissaient la vérité et avaient l'intention de la partager avec nous si seulement nous étions prêts à les écouter. Jean-Jacques Rousseau était un de ces hommes. Rousseau, dont la devise était vitam impendere vero, soutenait que la vérité pénétrait chaque aspect de son œuvre. En fait, non seulement son œuvre contenait la vérité, mais

lui-même était un homme de la vérité1. Même son style de la plus grande éloquence, était,

selon Rousseau, une simple conséquence de la vérité dont il était pénétré : « Avais-je quelque talent pour écrire ? Je ne sais. Une vive persuasion m'a toujours tenu lieu d'éloquence et j'ai toujours écrit lâchement et mal quand je n'ai pas été fortement persuadé » .

1 Cf. Le Discours sur les sciences et les arts, p. 5 : « A ce motif qui m'encourage, il s'en joint un autre qui me détermine : c'est qu'après avoir soutenu, selon ma lumiere naturelle, la parti de la vérité ; quel

que soit mon succès, il est un Prix qui ne peut me manquer : Je le trouverai dans le fond de mon cœur ». Ou, YEmile, p. 348 : « Lecteurs souvenez-vous que celui qui vous parle n'est ni un savant ni un philosophe ; mais un homme simple, ami de la vérité ».

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Malheureusement pour Jean-Jacques Rousseau, la racine de sa pensée, la nature humaine, était une vérité oubliée depuis longtemps par le genre humain. Dans le monde tel qu'il le percevait, ceux qui tentaient d'identifier la nature humaine n'y arrivaient pas. Selon Rousseau, « tous, parlant sans cesse de besoin, d'avidité, d'oppression, de désirs, et d'orgueil, ont transporté à l'état de Nature, des idées qu'ils avoient prises dans la société ; Ils parloient de l'Homme Sauvage et ils peignoient

l'homme Civil » . L'optique du philosophe est donc double. En plus de dire ce qu'est

la nature, Rousseau veut montrer à ses lecteurs comment cultiver une nature qu'ils possèdent tous, mais qu'ils ne perçoivent pas. Le Discours sur l'origine et les fondemens de l'inégalité parmi les hommes est le texte principal dans lequel Rousseau dévoile cette nature à ses lecteurs. Presque au début, il leur expose une de ses croyances les plus importantes : dans l'état de pure nature, l'homme ressemblait à un animal :

En le considérant, en un mot, tel qu'il a dû sortir des mains de la Nature, je vois un animal moins fort que les uns, moins agile que les autres, mais à tout prendre organize le plus avantageusement de tous : Je le vois se rassasiant sous

un chesne, se désaltérant au premier Ruisseau, trouvant son lit au pied du

même arbre qui lui a fourni son repas, et voilà ses besoins satisfaits4.

Et, pareil aux animaux, l'homme naturel est seul, oisif et pense peu . Il ne possède ni la moralité ni la raison. En dépit de cette déclaration radicale qui allait à contre-courant des philosophes majeurs de son époque, Rousseau ne croyait pas que l'homme naturel ressemblait à un animal dans tous les aspects de sa vie : il possédait quelque chose que les animaux n'obtiendraient jamais, la liberté. Ainsi, l'homme

naturel est libre de s'opposer à la nature même : « La nature commande à tout animal,

et la Bête obéit. L'homme éprouve la même impression, mais il se reconnoît libre d'acquiescer, ou de resister ; et c'est surtout dans la conscience que se montre la 3 Id., Discours sur l'origine et lesfondemens de l'inégalitéparmi les hommes, p. 132.

4 Ibid, p. 134-135. 5 Ibid., p. 140.

(11)

spiritualité de son âme ». Plus important encore, il est libre de l'influence d'autrui : « il ne respire que le repos et la liberté, il ne veut que vivre et rester oisif » . En conséquence, la domination et la servitude, deux choses qui étaient, selon Rousseau,

universelles dans la société, ne seraient même pas comprises par l'homme naturel : J'entends toujours répéter que les plus forts opprimeront les foibles ; mais

qu'on m'explique ce qu'on veut dire par ce mot d'oppression. Les uns

domineront avec violence, les autres gémiront asservis à tous leurs caprices ; voilà précisément ce que j'observe parmi nous, mais je ne vois pas comment

cela pourroit se dire des hommes Sauvages, à qui l'on auroit même bien de la

peine à faire entendre ce que c'est que servitude et domination8

Après avoir lu ce discours, il est évident que Jean-Jacques Rousseau fait l'éloge de l'homme naturel et, pourtant, jamais il ne suggère que les êtres humains

tentent de retrouver la nature à l'état pur. C'est « un Etat qui n'existe plus, qui n'a

peut-être point existé, qui probablement n'existera jamais » , un état qui, dès la

formation de la société, n'est plus accessible aux êtres humains. Une fois en société, il n'est plus possible de « retourner vivre dans les forêts avec les Ours » . Rousseau écrit : « En sortant de l'état de Nature, nous forçons nos semblables d'en sortir aussi ;

nul n'y peut demeurer malgré les autres, et ce seroit réellement sortir, que d'y vouloir

rester dans l'impossibilité d'y vivre. Car la première loi de la Nature est le soin de se

conserver »n. Pourquoi donc parler de la nature de l'homme quand elle n'est plus tout

à fait à sa portée ? « Ce n'est pas une légère entreprise de démêler ce qu'il y a d'originaire et d'artificiel dans la Nature actuelle de l'homme », dit Rousseau, « il est pourtant necessaire d'avoir des Notions justes pour bien juger de nôtre état présent » .

C'est sous cet angle que les lecteurs de Rousseau devraient lire ce discours. Non pas

6 Id., Discours sur l'origine et lesfondemens de l'inégalité parmi les hommes, p. 141-142.

7 Ibid., p. 192. 8 Ibid, p. 161. 9 Ibid., p. 123.

10 Ibid, p. 207.

11 Id., Emile ou de l'éducation, p. 467

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comme « des vérités historiques, mais seulement pour des raisonnemens hypothétiques et conditionnels ; plus propres à éclairer la Nature des choses qu'à

1 ^

montrer la véritable origine » . Bien que les hommes ne puissent plus jamais atteindre l'état de pure nature, Rousseau leur a fourni une base à laquelle ils doivent rester

fidèles autant que possible, car « tout ce qui sera d'elle [la nature] sera vrai »14. Selon

Leo Strauss, « Rousseau's answer to the question of the good life takes on this form: the good life consists in the closest approximation to the state of nature which is

possible on the level of humanity »15. Dans cette approximation doit obligatoirement

se trouver la liberté. Rousseau écrit : « Renoncer à sa liberté, c'est renoncer à sa

qualité d'homme »16.

Il va donc de soi que Jean-Jacques Rousseau donne une importance

considérable à la liberté dans son traité d'éducation, Emile ou de l'éducation, aussi

bien que dans son traité politique, le Contrat social, où il vise à montrer comment cultiver la nature de l'homme quand il vit en société. La liberté, affirme-t-il, est essentielle à cette entreprise. Par exemple, dans l'Emile, Rousseau affirme que « le premier de tous les biens n'est pas l'autorité mais la liberté » . De même, dans le Contrat social, il soutient qu'il faut « trouver une forme d'association qui défende et protege de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s'unissant à tous n'obéisse pourtant qu'à lui-même et reste aussi libre

qu'auparavant »18.

Les principes épousés par Rousseau - la vérité, la nature et la liberté - sont des

principes admirables. Toutefois, lorsqu'on lit attentivement VÉmile et le Contrat

13 Ibid., p. 133. 14 Ibidem.

15 L. Strauss, Natural Right andHistory, p. 282. 16 J.-J. Rousseau, Du Contrat social, p. 356. 17 Id., Emile ou de l'éducation, p. 309. 18 Id., Du Contrat Social, p. 360.

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social, on remarque quelque chose de troublant : dans ces deux œuvres, au lieu de traiter l'enfant et le peuple comme des êtres libres, Jean-Jacques Rousseau semble parfois chercher à leurfaire croire qu'ils sont libres. Tout en disant que le garçon sera libre et deviendra, sans aucune contrainte de la part du précepteur, un homme naturel, Rousseau semble accepter que l'éducation qu'il propose ne sera qu'une mise en scène, une manipulation de la vérité, dirigée par ce même précepteur. La liberté d'Emile n'est pas réelle, elle n'est qu'illusoire. Rousseau dit : « Prenez une route opposée avec vôtre élève ; qu'il croye toujours être le maitre et que ce soit toujours vous qui le soyez. Il n'y a point d'assujetissement si parfait que celui qui garde l'apparence de la

liberté »19. De façon similaire, le législateur du Contrat social ne donne pas une liberté

réelle au peuple. Rousseau souhaite que « les peuples obéissent avec liberté et

portassent docilement le joug de la félicité publique »20. Le précepteur et le législateur

de ces œuvres ne donnent, pourrait-on dire, qu'une liberté illusoire à l'enfant et au peuple qu'ils dirigent subrepticement. Par conséquent, on remet en question non seulement la cohérence de ces principes mais la sincérité de leur auteur. On se demande si Jean-Jacques Rousseau se croyait vraiment le détenteur de la vérité, le principe qu'il embrassait avec tant de ferveur. C'est exactement le genre de questions que la critique se pose actuellement.

Il va sans dire que la critique sur Rousseau est volumineuse, même la critique qui traite des contradictions entre la vérité, la nature et la liberté qui se trouvent dans son œuvre. Il semble toutefois possible de la diviser en quatre catégories principales. Il y a d'abord ceux qui, comme Michel Soëtard et Fredric Jameson, constatent qu'il n'existe pas de cohérence dans l'œuvre de Jean-Jacques Rousseau ou ceux qui, comme Robert Wokler, ne voient pas de réponses claires aux contradictions qui s'y

19 Id, Emile, p. 362.

(14)

trouvent. À la différence de Jameson et Wokler, Soëtard se montre très critique de Rousseau dans son article, « L'Emile, un livre scellé », où il soutient catégoriquement

que YEmile est loin d'être un traité d'éducation cohérent :

On pourra encore faire de Rousseau le père du « laisser faire la bonne nature »

en éducation, mais il n'échappe pas au lecteur un peu attentifde YEmile, que le

gouverneur exerce une emprise constante et quasiment tyrannique sur son pupille, jusqu'à régler sa première nuit des noces. Et l'on pourrait allonger la liste de ces paternités. C'est pourquoi encore Rousseau nous agace. En cultivant à plaisir la contradiction sans avoir le courage de la surmonter dans91 une pratique cohérente .

Fredric Jameson ne pense pas non plus que l'œuvre de Rousseau forme un tout cohérent, mais il est loin d'être aussi critique que Michel Soëtard. Jameson déclare, dans « Rousseau and contradiction », que le lecteur de Jean-Jacques Rousseau est capable d'apprendre beaucoup de cet auteur sans être nécessairement d'accord avec ses idées : « we can learn much that is useful about thinking and reasoning politically

99

from Rousseau, without in any way having to endorse his ideas or opinions » . Dans « Rousseau et la liberté », Wokler affirme qu'il n'est pas possible d'expliquer les contradictions dans YEmile en se servant de l'œuvre de Rousseau. Les réponses ne s'y trouvent tout simplement pas :

On se souvient de ces pages étonnantes où Emile, convaincu d'agir librement découvre que sa volonté rejoint les objectifs fixés par son gouverneur. Comment, en manipulant l'environnement de son élève, ce dernier pourra-t-il parvenir à maintenir Emile dans la dépendance des choses, sans qu'il dépende aussi des hommes ? A cette question Rousseau n'apporte pas de réponse satisfaisante23.

La deuxième catégorie de critiques se compose de ceux qui font plus que déclarer l'œuvre de Jean-Jacques Rousseau incohérente : ils prétendent savoir exactement ce que Rousseau propose dans son œuvre, à savoir manipuler les hommes en employant la duplicité. En se servant de l'illusion de la vérité, un homme est

M. Soëtard, « L'Emile un livre scellé », p. 18. F. Jameson, « Rousseau and contradiction », p. 694. R. Wokler, « Rousseau et la liberté », p. 215.

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capable d'aveugler la foule quant à ses vraies intentions. Ces auteurs croient, comme Irene E. Harvey dans son article « Exemplarity and the Origins of Legislation », que « This model of models [le modèle du législateur dans le Contrat social] is a fiction created by Rousseau to serve his own ends, but in the name oftruth, under the guise of truth »24. Elle continue :

The legislator in this light appears as an educator in the sense of the Socratic pedagogue in the Meno. He asks leading questions, with a hidden agenda in mind, and brings the people to recognize what they will see as "their own wisdom" via that of the legislator. In this sense, the legislator is the one who will show the people the path that they are already seeking .

Norbert Lenoir, dans « Le concept de domination politique chez Jean-Jacques

Rousseau », et Josué V. Harari, dans « Man born of man », vont dans le même sens

qu'Irène Harvey : ils soutiennent que Rousseau manipule les hommes afín de cacher la domination présente dans son œuvré. Rousseau souhaite, selon eux, faire consentir les dominés à leur asservissement. Lenoir écrit que la domination vue de cette manière est originale : « Cette singularité fait partie du nouveau dispositif de la domination qui ne brise pas les volontés par une force aveugle, mais les plie en les identifiant aux nouvelles valeurs qui font de l'inégalité et de l'exclusion, sous le nom de la

concurrence et de l'intérêt, les ressorts de la réalité sociale »26. Josué V. Harari

exprime une idée semblable : « in preferance to brute force, Rousseau chooses

deception: the violence ofthe ruse is substituted for the violence of force. That is the

great reversal Rousseau proposes » .

Il ne faut pas croire, cependant, que toute la critique sur Rousseau le voit sous un jour défavorable, comme un homme qui se contredisait sans cesse ou, pire encore, un homme qui ne voulait que manipuler autrui. Les critiques de la troisième catégorie 24 I. Harvey, « Exemplarity and the Origins ofLegislation », p. 213.

25 Ibid., p. 219.

26 N. Lenoir, « Le concept de la domination chez Jean-Jacques Rousseau », p. 333.

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voient Jean-Jacques Rousseau comme un auteur sincère : il voulait maintenir la

liberté. Malheureusement, c'était à jamais une tâche impossible dans un monde corrompu. Tout ce que les hommes pouvaient espérer était un palliatif au mal. Dans un texte intitulé « Le remède au mal : la pensée de Rousseau », Jean Starobinski constate ceci : « Dans les Observations (que Rousseau adresse au roi de Pologne qui s'était aventuré dans le débat), puis dans la préface de Narcisse, le remède est réduit

au rang de palliatif. Le seul espoir qui soit laissé est celui d'un compromis avec le mal » 28. Dans son article « Des monstres et d'un prodige : les commencements de YEmile », Laurence Mail souligne l'impossibilité de posséder la liberté dans un

monde corrompu : « Préparant la naissance, Rousseau replonge dans l'univers social

pour le vider de toute nature, pour démontrer l'impossibilité, dans un monde esclave

et trop vieux, de tout commencement vierge, d'une origine humaine libre » .

La catégorie la plus intéressante pour nous est peut-être celle des auteurs qui

tentent de réconcilier les contradictions dans l'œuvre de Jean-Jacques Rousseau avec

ses principes. Par exemple, il y a ceux qui soutiennent que toute éducation a besoin d'un peu de manipulation. Selon Béatrice Durand-Sendrail, cela ne veut pas dire que l'enfant n'est pas libre ou qu'il ne deviendra pas un homme libre. Dans son article, « Jean-Jacques Rousseau ou l'aporie du bon maître », elle reconnaît la critique qu'on lui oppose :

Ces lecteurs se scandalisent de voir l'autorité du maître ressurgir sous une forme masquée, sous la forme de la ruse. Alors que l'enfant croît être libre, il est constamment manipulé par un maître, d'autant plus envahissant que son

pouvoir est caché. Plus qu'un traité de pédagogie, VÉmile serait un traité de

manipulation.

J. Starobinski, « Le remède dans le mal : la pensée de Rousseau », p. 169. L. Mail, « Des monstres et d'un prodige : les commencements de VÉmile, p. 368 B. Durand-Sendrail, « Jean-Jacques Rousseau ou l'aporie du bon maître, p. 41.

(17)

Elle continue : « Ce parti pris de lecteur condamne aussi le souci de rationalisation et

d'efficacité qui accompagne le recours à la ruse »31. Dans la même veine que

Durand-Sendrail se trouvent des auteurs tels que Barbara De Negroni, avec « Éducation privée

et éducation publique », et Moira McCann Walsh, auteur de Freedom and the Legitimacy ofMoral Education : Philosophical Reflections on Aristotle and Rousseau. De Negroni estime que « Ie temps est nécessaire au développement de l'enfant comme

à celui de la société »32. Selon elle, le rôle du précepteur dans YEmile aussi bien que

celui du législateur dans le Contrat social est de préparer l'homme à l'autonomie. La ruse cependant est la seule solution possible. « Pour Rousseau, la ruse est la seule solution sur un plan pédagogique, parce qu'elle va permettre à l'enfant de pouvoir comprendre un jour ce qu'est une obligation et d'accéder à des rapports moraux » . Quant au peuple :

le recours à la religion opéré par le législateur a exactement la même fonction. De même qu'Emile a besoin d'être éduqué pour reconnaître les bienfaits de cette éducation, de même le peuple aurait besoin d'avoir déjà eu une organisation politique pour reconnaître la justesse des lois qu'on lui propose, et l'intérêt de les voter. Le législateur doit donc abuser le peuple en prêtant aux

lois une origine divine34.

Walsh, comme sa collègue De Negroni, croit que ce n'est pas assez que l'enfant rousseauiste soit libre de l'influence d'autrui : il doit aussi être le détenteur de la

liberté morale. À la différence de De Negroni cependant, Walsh pense que l'éducation

morale manque de légitimité dans la pensée de Rousseau. Nulle part elle ne suggère que cette éducation n'est pas nécessaire à sa pensée. Elle constate seulement ceci :

if there is no telos to be grasped by reason, as Rousseau thought, and mature freedom is obedience to a self-imposed law or the identification of the individual will to the (non-natural) general will, then the moulding of the will that is required in order to attain mature freedom has no objective legitimacy, and must therefore be hidden, lest it be resisted as arbitrary coercion. Ifthere is 31 Ibidem.

32 B. De Negroni, « Éducation privée et education publique », p. 128. 33 Ibid., p. 126-127.

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no good for human beings, shared by all even ifrequiring unique expression in

each one's individual circumstances, if there is no inherent end which can be

apprehended by reason, then either one must reject any efforts at moral education, or consider such efforts a necessary, though illegitimate, compromise of freedom .

Par consequent, « if Emile is to attain mature freedom, his will must be properly

formed in childhood; but since this moulding ofthe will has no objective legitimacy, it

must be surreptitious, lest Emile rebel »36. D'un autre côté, on trouve des auteurs qui

interrogent la définition de la liberté proposée par Jean-Jacques Rousseau. Lester G.

Crocker, par exemple, pose une question intéressante dans « Rousseau's Emile: life,

liberty and the pursuit of happiness » : «Is one free (as Kant affirms) only when one

does what one ought to do autonomously» ?37 Dans GÉmile, il remarque que

to be free is to do freely what one ought to do, as that 'ought' is determined by a superior and authoritative power who knows and decides and trains one to

want to do it; to be free is to be 'forced to be free' as someone else sees one's

freedom, not by physical compulsion, by subtle control ofmind and will . . Il conclut donc que liberté n'égale pas autonomie dans la pensée de Rousseau. Elle est

« willing freely what is heteronymously imposed »39. Philip Knee, comme l'auteur

précédent, remet en question le sens du mot liberté dans l'œuvre de Jean-Jacques Rousseau. Dans son article « Images de Jean-Jacques Rousseau : duplicité et liberté », Knee essaye de justifier la duplicité dans l'œuvre de Rousseau en se servant de l'exemple du Contrat Social. Selon lui, Rousseau croit que la duplicité est quelque chose d'indispensable. En effet, dans un système politique, la dépendance est nécessaire. Il faut cependant vivre cette dépendance d'une certaine manière et il est important que les êtres humains gardent le sentiment de leur liberté naturelle. Même s'ils ne verront jamais qu'ils ne sont pas libres, c'est le sentiment de la liberté qui, M. Walsh, Freedom and the Legitimacy ofMoral Education: Philosophical Reflections on Aristotle and Rousseau, p. 1 1 .

36 Ibid., p. 12.

37 L. G. Crocker, « Rousseau's Emile : life, liberty and the pursuit ofhappiness », p. 103. 38 Ibid, p. 104.

(19)

selon Knee, est primordial dans la pensée de Rousseau. Cet auteur a résolu la contradiction dans la pensée de Jean-Jacques Rousseau en acceptant que les êtres

humains doivent vivre dans l'idée de la liberté, faute de vivre dans la liberté

elle-même.

La critique sur Jean-Jacques Rousseau est volumineuse : ce n'est pas étonnant. Rousseau est un auteur qui ne cherche pas à tout expliquer à son lecteur : il veut que son lecteur arrive à comprendre lui-même le sens de son œuvre. Dans la Préface d'une seconde lettre à Bordes, il écrit : « Souvent la pluspart de mes Lecteurs auront du trouver mes discours mal liés et presque entièrement décousus, faute d'apercevoir le tronc dont je ne leur montrois que les rameaux. Mais c'en étoit assez pour ceux qui savent entendre, et je n'ai jamais voulu parler aux autres » . Comment donc

parvient-on à comprendre VÉmile et le Contrat social ? En fait, existe-il dans la

critique une explication de laquelle on peut se contenter ? Il ne semble pas très probable que Jean-Jacques Rousseau se soit contredit sans avoir conscience de ce qu'il faisait ou sans être capable de voir une solution à ces contradictions. Dans « Rousseau's rhetorical strategy », Jonathan Marks fait remarquer ceci :

In the course of our argument, we have noticed instances in which Rousseau

cannot fail to understand he is contradicting himself. As Arthur Melzer has

pointed out in a somewhat different context: « [I]t strains credulity to think that [Rousseau] could have been simply unaware ofthe obvious contradictions that

every college freshman sees in his works »41

Serait-il plus logique de proclamer Rousseau un maître dans l'art de la manipulation ? Peut-être. Ce qui est troublant chez Rousseau est qu'il ressemble à un sophiste : un

homme qui apprenait l'art du discours fallacieux tout en professant la vertu42. En fait,

40 J.-J. Rousseau., Préface d'une seconde lettre à Bordes, éd. B. Gagnebin et M. Raymond, dans

Œuvres, t. III, Paris, Pléiade, 1964, p. 106.

41 J. Marks, « Rousseau's rhetorical strategy », p. 91.

42 G.B. Keferd, The Sophistic Mouvement, p. 6. Je devrais cependant noter que Kerferd n'est pas d'accord avec cette définition des sophistes. Dans son livre, il présente la description classique des sophistes, une définition qu'il conteste. Comme Kerferd, il y a plusieurs auteurs qui ne voient pas les

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les ressemblances entre Rousseau et les sophistes sont remarquables. Comme eux, Rousseau se montrait extrêmement habile dans l'art de convaincre, la rhétorique.

Cependant, selon lui, sa rhétorique était fondée sur le refus de la rhétorique . Dans les Ébauches des Confessions, il écrit : « Je prends donc mon parti sur le style comme sur

les choses. Je ne m'attacherai point à le rendre uniforme ; j'aurais toujours celui qui

vient, j'en changerai selon mon humeur sans scrupule, je dirai chaque chose comme je la sens, comme je la vois, sans recherche, sans gêne, sans m'embarrasser de la

bigarrure »44. Rousseau attribuait son éloquence à la certitude intérieure que ce qu'il

soutenait était la vérité même45. C'est la communication de la vérité, non seulement la

vérité des faits mais également la vérité du cœur, qui comptait pour lui . Pourtant,

pareille en cela à celle des sophistes, une rhétorique née de la manipulation semble

caractériser son œuvre. Son précepteur et son législateur, nous l'avons dit, affirment

qu'ils possèdent la vérité sur l'homme, dont l'élément principal est la liberté, mais ils

se servent de la rhétorique afin de manipuler l'enfant et le peuple qui ne s'en rendent jamais compte. Le rôle de la « vérité » consiste à aveugler l'enfant et le peuple. De façon similaire, l'éloquence qui, d'après Rousseau, est un simple prolongement de la vérité semble avoir pour fonction de subjuguer le lecteur. En fait, Rousseau se

présente comme un alter ego du précepteur et du législateur : il prétend non seulement posséder la vérité mais respecter la liberté du lecteur. Si le législateur et le précepteur sont capables de se servir de l'illusion de la vérité afin de manipuler l'enfant et le peuple, Rousseau n'est-il pas capable de faire de même envers le lecteur ? Jean-Jacques Rousseau semble être un rhéteur très doué. Surtout si l'on prend en

sophistes sous cette lumière, cf. Susan Jarratt, Rereading the Sophists ; Laurent Pernot, Rhetoric in Antiquity ; Mario Untersteiner, The Sophists. Dans mon mémoire, j'ai décidé de garder la définition

classique des sophistes.

43 P. France, « Lumières, politesse et énergie », p. 996.

44 J.-J. Rousseau, Ébauches des Confessions, p. 1154. 45 J. Starobinski, « La prosopopèe de Fabricius », p. 85.

(21)

compte les mots de Wayne Booth, un critique littéraire américain : « The easiest way to guarantee failure with any perceptive audience is to be seen in advance as an expert in rhetoric »47.

En dépit de la manipulation manifeste dans VEmile et le Contrat social, il est néanmoins curieux que la tension entre la vérité et la duplicité existe précisément dans

les deux traités d'éducation écrits par Rousseau (l'éducation d'Emile est privée,

l'éducation du peuple est civique). Et n'est-il pas aussi curieux que, en dépit de sa ressemblance avec les sophistes, Jean-Jacques Rousseau affirme non seulement dans

YEmile et le Contrat social, mais à travers toute son œuvre, qu'il possède la vérité ?

Le problème que créent ces contradictions ne peut pas être tout simplement écarté. Au contraire, il est important de s'interroger sur les contradictions afin de voir s'il y a un principe qui les unit. Pour ce faire, il faut examiner YEmile et le Contrat social afin de constater comment le précepteur et le législateur se servent de la rhétorique pour manipuler et dans quel but ; il faut examiner leur art de persuader, autrement dit, les trois ordres de moyens persuasifs : l'ethos - comment l'orateur se présente -, le pathos - les émotions que l'orateur suscite chez son auditoire pour mieux le persuader - et le logos - l'argumentation au sein du discours. Il semble aussi nécessaire de déterminer si, et d'analyser comment, Jean-Jacques Rousseau manipule son lecteur et dans quel but, car ce dernier ne semble pas non plus exempt de l'emprise de la rhétorique de Rousseau. En se servant de cette approche, nous croyons possible de répondre à une question qui est centrale non seulement dans YEmile et le Contrat social, mais dans toute l'œuvre de Jean-Jacques Rousseau. Bien que la véracité et la duplicité fassent d'étranges compagnes de lit, dans quelques cas rares, est-il possible

qu'il faille se servir de la duplicité afin d'arriver à la vérité ? Et, si c'est le cas, ce qui

(22)

résulte de ce mariage, peut-il réellement être défini comme la vérité ou est-il plutôt

(23)

Mais nous devons examiner ce qui est par nature,

de préférence chez les êtres qui sont dans leur état normal,

et non chez ceux atteints de corruption.

Aristote, Politique, Livre I, Chapitre 5

Chapitre I : Un pacte avec le diable ?

Le simple fait que Jean-Jacques Rousseau se soit servi de la duplicité afin de

donner une liberté illusoire à l'enfant et au peuple n'est pas en contradiction avec la vérité. En fait, une des questions les plus importantes et pourtant les plus déconcertantes

de la philosophie pédagogique aussi bien que de la philosophie politique concerne la

capacité qu'ont les êtres humains de posséder la liberté : est-il jamais possible pour une

personne ou un peuple d'accéder librement à la vérité ou doivent-ils plutôt être soumis à

une puissance supérieure qui la leur fait trouver ? Dans le Discours sur l'origine et les

fondemens de l'inégalité parmi les hommes, Jean-Jacques Rousseau soutient que les êtres

humains ont le droit naturel d'être libres. C'est pourquoi ce qu'il fait dans GEmile et le

Contrat social semble être en contradiction avec la vérité : il professe que la liberté est

une partie essentielle de la nature humaine et pourtant il se sert de la rhétorique afin de

faire croire à l'enfant et au peuple qu'ils sont libres alors même qu'il les manipule. S'il

n'avait pas cru cela à propos de la nature humaine, sa pensée pédagogique et politique se

ferait l'écho de celles des philosophes qui pensent que la vérité était réservée à quelques élus ; ceux-ci doivent, par tous les moyens nécessaires, guider les autres dans cette voie.

Avant d'analyser GEmile et le Contrat social pour constater comment le précepteur et le

législateur se servent de la rhétorique pour manipuler et dans quel but, il serait logique

d'examiner plus en détail la nature humaine sur laquelle Rousseau prétend avoir basé ces

traités. Ce faisant, il sera possible de mieux comprendre dans quelle mesure la duplicité dont Rousseau se sert est en contradiction avec la vérité qu'il proclame posséder.

(24)

C'est dans ses Discours, surtout dans le Discours sur l'origine et lesfondemens de l 'inégalité parmi les hommes, que Jean-Jacques Rousseau présente sa théorie de la nature humaine, une nature que les Philosophes n'ont pas pu identifier, parce qu'ils ont basé leurs réflexions sur un monde qui est, aux yeux de Rousseau, déjà corrompu . Dans ce discours, il distingue deux états de nature : l'état de pure nature et l'état de nature . C'est dans l'état de pure nature que l'on trouve le premier embryon de l'espèce humaine : des êtres qui sont, à presque tous les égards, des animaux. L'homme, dans cet état, ne

raisonne pas3. En fait, il ne pense guère et lorsqu'il ne pense pas, il dort . Il ne faut pas

croire cependant que l'homme dans l'état de pure nature n'a pas d'idées : « Tout animal a des idées puis qu'il a des sens, il combine même ses idées jusqu'à un certain point, et

l'homme ne diffère à cet égard de la Bête » 5. À quoi pense l'homme dans cet état ? Son

unique soin est sa propre conservation. Selon le philosophe de Genève :

Les seuls bien qu'il connoisse dans l'Univers, sont la nouriture, une femelle, et le repos ; les seuls maux qu'il craigne, sont la douleur, et la faim ; Je dis la douleur, et non la mort ; car jamais l'animal ne saura ce que c'est mourir, et la

1 Cf. Paul Bénichou, « L'idée de nature chez Jean-Jacques Rousseau », p. 38 : « [L]es philosophes incluent

dans l'état de nature les facultés présentes de l'homme, et notamment la sociabilité et la moralité, avec leurs codes pour ainsi dire spontanés ; et ils retrouvent ces facultés, accrues, dans la civilisation ».

2 Cf. Le problème de l'homme chez Jean-Jacques Rousseau de Nguyen Vinh-De, p. 78 : « La première

partie du Discours sur l'inégalité esquisse deux portraits, physique et moral de l'homme naturel ». Rousseau n'est pas le seul philosophe politique d'avoir parlé de deux états de nature. Cf. « Rousseau's Pure State of Nature » de Victor Gourevitch, pp. 29-3 1 : « In the philosophical tradition the expression "state of nature" is, for all intents and purposes, introduced as a term of art by Hobbes: "the state of men without civil society (which state we may properly call the state of nature.)" [...] His sometimes secretary, Samuel Sorbiere, in whose French translation of the De Cive Rousseau would have studied Hobbes, renders "bare state of nature" as état purement naturel or "purely natural state." The difference between "the state of nature" without qualification and "the mere or bare state of nature" consists in this, then, that while the state of nature as such is the state of men without common political bonds, the mere or bare state of nature is the state of men without any acknowledged bonds whatsoever [...] However, even in the De Cive, Hobbes does not consistently adhere to the distinction which he here draws between the "bare" or "meere" state of nature, and the state of nature as such. For the most part he uses only the more general expression, and refers to any state short of civil society as the "state ofnature"».

3 J.-J. Rousseau, Discours sur l'origine et lesfondemens de l'inégalitéparmi les hommes, p. 143. 4 Ibid., p. 140.

(25)

connaissance de la mort et de ses terreurs, est une des premieres acquisitions que

l'homme ait faites, en s'éloignant de la condition animale6.

Non seulement les êtres humains dans cet état ne raisonnent pas, mais ils n'ont aucune

sorte de conscience morale : « Vouloir et ne pas vouloir, désirer et craindre, seront les

premières, et presque seules operations de son ame » 7. Mais, en aucune façon Rousseau

ne pense que cela rend l'homme méchant : il n'est ni bon ni méchant . L'homme sauvage

erre dans les forêts « sans industrie, sans parole, sans domicile, sans guerre, et sans liaisons, sans nul besoin de ses semblables, comme sans nul désir de leur nuire, peut-être

même sans jamais en reconnoitre aucun individuellement » . En fait, la pitié que possèdent ces hommes est suffisante pour remplacer les lois, les mœurs et la vertu :

Il est [. . .] bien certain que la pitié est un sentiment naturel, qui [. . .] concourt à la conservation mutuelle de toute l'espèce. C'est elle, qui nous porte sans réflexion au secours de ceux que nous voyons souffrir : c'est elle qui, dans l'état de Nature,

tient lieu de Loix, de mœurs, et de vertu, avec cet avantage que nul n'est tenté de désobéir à sa douce voix .

Il existe, dans l'état de pure nature, un dernier élément constitutif de la nature humaine :

la liberté. Selon Rousseau, se faire obéir est un soin trop considérable pour les hommes

qui ne veulent que vivre et rester oisifs11, des hommes qui ne comprendront même pas le

6 Ibid., p. 143.

Ibidem.

8 Ibid., p. 152. À la page 153 du Discours, Rousseau critique spécifiquement Hobbes dont la pensée

politique suppose l'idée que les êtres humains sont naturellement méchants, faute d'avoir aucune idée de la

bonté.

9 Ibid., p. 159-160. 10 Ató., p. 156.

11 Dans le Discours, Rousseau donne un exemple qui illustre bien cette idée. À la page 161, il écrit : « Si

l'on me chasse d'un arbre, j'en suis quitte pour aller à un autre ; Si l'on me tourmente dans un lieu, qui m'empêchera de passer ailleurs ? Se trouve-t-il un homme de force assés supérieure à la mienne, et, de plus, assés dépravé, assés paresseux, et assez féroce pour me contraindre à pourvoir à sa subsistance pendant qu'il demeure oisif ? Il faut qu'il se résolve à ne pas me perdre de veüe un seul instant, à me tenir lié avec un très grand soin durant son sommeil, de peur que je ne m'échappe ou que je ne le tüe : c'est-à-dire qu'il est obligé de s'exposer volontairement à une peine beaucoup plus grande que celle qu'il veut éviter, et que celle qu'il me donne à moi-même ».

(26)

sens des mots servitude et domination. Plus important encore, l'homme purement naturel,

à la différence des animaux, se trouve libre de s'opposer à la nature.

[L]a Nature seule fait tout dans les operations de la Bête, au lieu que l'homme concourt aux siennes, en qualité d'agent libre. L'un choisit ou rejette par instinct, et l'autre par un acte de liberté ; ce qui fait que la Bête ne peut s'écarter de la Regle qui lui est prescrite, même quand il lui seroit avantageux de le faire. . .

La capacité des êtres humains d'acquiescer ou de résister aux commandements de

la nature est néanmoins une arme à double tranchant. Elle leur donne certes les moyens de

se perfectionner et de s'éloigner de la condition animale, mais, avec ce pouvoir, vient la

capacité de vivre une vie qui contredit entièrement la nature. En fait, le but du Discours sur l 'origine et les fondemens de l 'inégalité parmi les hommes est de « marquer dans le

progrés des choses, le moment où le Droit succédant à la Violence, la Nature fut soumise

à la Loi ; d'expliquer par quel enchaînement de prodiges le fort put se résoudre à servir le

1 1X

foible, et le Peuple à acheter un repos en idée, au prix d'une félicité réelle » . Dans le Discours, Rousseau expose ce qu'il suppose être les grandes étapes du développement

humain14 : les engagements mutuels, la langue, la cohabitation, le domicile fixe, la

propriété, le travail, la métallurgie et l'agriculture. Mais au lieu d'améliorer l'état des êtres humains, ces développements sont devenus la cause de l'inégalité, de laquelle une guerre perpétuelle est née. Rousseau décrit cet état comme suit :

C'est ainsi que les plus puissans ou les plus misérables, se faisant de leur force ou de leurs besoins une sorte de droit au bien d'autrui, [...] l'égalité rompue fut suivie du plus affreux désordre : c'est ainsi que les usurpations des riches, les

12 Ibid., p. 141. 13 Ibid., p. 132

14 D'après Rousseau, l'état de pure nature n'a peut-être jamais existé. Il est cependant important d'y

réfléchir car cela nous rend capables de juger de notre état présent. Cf. Discours sur l'origine et les

fondemens de l'inégalité parmi les hommes, pp. 132-133 : « Commençons donc par écarter tous les faits, car ils ne touchent point à la question. Il ne faut pas prendre les Recherches, dans lesquelles on peut entrer sur ce Sujet, pour des vérités historiques, mais seulement pour des raisonnemens hypothétiques et conditionnels ; plus propres à éclaircir la Nature des choses qu'à montrer la véritable origine, et semblables

(27)

Brigandages des Pauvres, les Passions effrénées de tous étouffant la pitié naturelle, et la voix encore foible de la justice, rendirent les hommes avares, ambitieux, et médians. Il s'élevoit entre le droit du plus fort et le droit du premier occupant un conflict perpétuel qui ne se terminoit que par des combats et des meurtres. La société naissante fit place au plus horrible état de guerre : Le Genre-humain avili et désolé ne pouvant plus retourner sur ses pas, ni renoncer aux acquisitions malheureuses qu'il avoit faites et ne travaillant qu'à sa honte, par

l'abus des facultés qui l'honorent, se mit lui-même à la veille de sa ruine 5.

Pour mettre fin à un état de guerre perpétuelle, Jean-Jacques Rousseau promeut la création d'un contrat social. Ce contrat permettra au genre humain de former une société

sans aller à l'encontre de sa nature, dont la liberté est l'élément le plus important. Comme

les autres théoriciens du contrat social, tels que Thomas Hobbes et John Locke, il se servait de ce moyen pour créer une société ayant pour base la première constitution de l'homme. Selon John Locke : « To understand political power right, and derive it from its

original, we must consider what state all men are naturally in»16. Le contrat social de

Jean-Jacques Rousseau ne contredit pas la nature telle qu'il l'envisage car il crée une société libre, « une forme d'association qui défende et protege de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s'unissant à tous n'obéisse pourtant qu'à lui-même et reste aussi libre qu'auparavant » . Pourtant, il a

1 R

expliqué que « le Droit succédant à la Violence, la Nature fut soumise à la loi » ; ce n'est donc pas la nature proprement dite, mais les lois naturelles, des lois basées sur la nature originelle des hommes, qui lient la société - sur ce dernier point, Hobbes et Locke ne diffèrent pas de lui. En outre, c'est sur le deuxième état de nature, celui dans lequel Rousseau esquisse le portrait de l'homme moral, que sont basées les lois naturelles. En effet, la formation de la vie sociale, causée par la dégradation de la nature, s'est

15 Ibid., p. 176.

16 J. Locke, The Second Treatise ofGovernment, p. 262. 17 J.-J. Rousseau, Du Contrat social, p. 360.

(28)

accompagnée d'un changement dans la nature humaine19 : l'homme n'est plus l'être isolé

qu'il était autrefois, sans aucune notion de moralité ni de raisonnement, mais tout le

contraire20. Bien que la liberté forme toujours une partie intégrale de la nature humaine, il

ne faut pas croire que la forme de la liberté n'a pas été affectée par ce changement. Selon

Rousseau, la liberté dans l'état de pure nature « n'a pour bornes que les forces de

l'individu »21 alors que la liberté civile « est limité par la volonté générale »22. Quoique

Jean-Jacques Rousseau soit un théoricien du contrat social comme Hobbes et Locke, il

existe une légère divergence entre sa conception du droit naturel et les leurs. C'est pour cette raison que leurs versions du contrat social diffèrent : ils ne voient pas la nature de la même façon. Par exemple, l'état de nature chez Hobbes équivaut à un état de guerre. Dans le Leviathan, il écrit : « Hereby it is manifest, that during the time men live without a common power to keep them all in awe, they are in that condition which is called war; and such a war, as is of every man, against every man [...]. The notions of right and

19 D'après Rousseau, la société et les changements qu'elle crée sont naturels à l'espèce humaine. Cf.

« Lettre de J.-J. Rousseau à Monsieur Philopolis », p. 232 : « [S]elon moi la société est naturelle à l'espèce

humaine comme la décrépitude à l'individu, et qu'il faut des arts, des Loix, des Gouvernemens aux Peuples

comme il faut des béquilles aux vieillards. Toute la différence est que l'état de vieillesse découle de la seule nature de l'homme et que celui de société découle de la nature du genre humain, non pas immédiatement comme vous le dites, mais seulement comme je l'ai prouvé, à l'aide de certaines circonstances extérieures

qui pouvoient être ou n'être pas, ou du moins arriver plustôt ou plustard, et par conséquent accélérer ou ralentir le progrès ».

20 Dans le Contrat social Rousseau élabore sur ces changements : « Ce passage de l'état de nature à l'état

social produit dans l'homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à

l'instinct, et donnant à ses actions des rapports moraux qu'elles n'avoient point auparavant [...] l'homme

[...] se voit forcé d'agir sur d'autres principes et de consulter sa raison avant d'écouter ses penchans. Mais quoiqu'il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu'il tient de la nature, il en regagne de si grands [...] que si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradoient souvent au dessous même de celle dont il est

sorti, il devrait bénir sans cesse l'instant heureux qui l'en arracha pour jamais, et qui d'un animal stupide et

borné fit un être intelligent et un homme », p. 292. Cf. aussi « Natural Man as Imaginary Animal » de Nancy Yousef, p. 206 : « Nevertheless a range of distinctly human faculties (reason, language, conscience,

self-consciousness, forethought, awareness of morality) that exceed the limitations of the animal existence described in Part One only develop within social life...» ou « L'idée de la nature chez Rousseau » de Paul

Bénichou, p. 53 : « selon Rousseau, c'est seulement dans l'état social que peut naître la moralité proprement

dite ».

21 J.-J. Rousseau, Du Contrat social, p. 365. 2 Ibidem.

(29)

wrong, justice and injustice have no place. Where there is no common power, there is no

law: where there is no law, no injustice »23. Les hommes dans cet état possèdent

néanmoins la raison et le pouvoir d'échapper à leur nature en créant une société qui les en protège car, dans la pensée de Hobbes, il existe deux lois de nature. D'abord, « that every man, ought to endeavour peace, asfar as he has hope ofobtaining it; and when he cannot obtain it, that he may seek, and use, all helps, and advantages ofwar » . Ensuite, « that a man be willing, when others are so too, asfar-forth, asfor peace, and defence ofhimself he shall think it necessary, to lay down this right to all things; and be contented with so much liberty against other men, as he would allow other men against himself » . Le contrat social de Hobbes crée donc un pouvoir souverain qui protège les hommes de leur nature violente. John Locke ne voyait pas la nature des êtres humains de la même façon que Thomas Hobbes. En fait, il considérait que l'état de nature était « a state of perfect

freedom »26 dans lequel les êtres humains « order their actions and dispose of their

possessions and persons as they think fit, within the bounds of the law of nature, without

97

asking leave, or depending on the will of any other man » . John Locke soutenait non seulement que la moralité et le raisonnement étaient naturels au genre humain, mais aussi

la propriété. Par conséquent, la société que crée son contrat va refléter cette croyance. À

la différence de Rousseau cependant, Hobbes et Locke basent le contrat social, la société et les lois sur ce qu'ils croient être la nature originelle des êtres humains. Rousseau, par contre, établit le sien sur la nature des hommes ayant vécu dans un état social. Cela semble en contradiction avec le droit naturel : ne devrait-il pas avoir pour fondement la

23 T. Hobbes, The Leviathan, pp. 84-85. 24 Ibid., p. 87.

25 Ibidem.

26 J. Locke, op. cit., p. 262. 27 Ibidem.

(30)

nature première du genre humain ? Dans « Les apories concernant le concept de nature dans la théorie rousseauiste et leur dépassement hégélien », Denise Souche-Dagues

remarque :

Rousseau hérite en fait de la concurrence historique entre deux significations

attachées à la Nature : d'un côté la Nature est l'originaire, et c'est en suivant ce

sens qu'on parle d'un « état de nature » précédant l'état civil ; de l'autre, la raison

étant la nature de l'homme, mais une nature toujours en devenir, le droit naturel

systématise traditionnellement les valeurs qui permettent à l'individu humain de se

réaliser comme tel . . . .

C'est dans cette seconde optique qu'il faut lire le contrat social de Jean-Jacques Rousseau. Il comprend le droit naturel à la lumière de ce que les hommes ont la capacité de devenir après avoir quitté l'état de pure nature , non de ce qu'ils étaient dans ce

premier embryon de l'espèce.

Comme nous avons pu le constater, la liberté est centrale dans le Discours sur

l'origine et lesfondemens de l'inégalité parmi les hommes : d'après ce discours, elle est la pierre angulaire de la nature humaine et du droit naturel. Il suffit que les hommes respectent la liberté afin de réaliser une société naturelle, que le contrat social met à leur portée. Dans ce discours cependant, Jean-Jacques Rousseau fait bien comprendre que les hommes ne se sont pas réunis de cette manière. En réalité, le contrat social qui a mis fin à l'état de guerre n'était qu'une ruse de la part des forts pour mieux asservir les faibles. En

D. Souche-Dagues, « Les apories concernant le concept de nature dans la théorie rousseauiste et leur

dépassement hégélien », p. 210.

29 Dans « Rousseau's Pure State of Nature » Victor Gourevitch fait référence à Samuel von Pufendorf qui

base le droit naturel sur l'homme après sa chute : « ...in order to represent Man's primitive constitution from which the foundation of natural right is deduced, one abstracts from the Creation that is taught us by Sacred History, and figures the first man fallen, so to speak, from the skies, and [possessed of] the same

inclinations men nowadays have on coming into the world; since reasoning can take us no farter...hence I

(31)

fait, ce contrat n'a fait que promouvoir l'inégalité, cette inégalité de laquelle était née l'état de guerre perpétuelle :

[L]e riche pressé par la nécessité, conçut enfin le projet le plus réfléchi qui soit

jamais entré dans l'esprit humain ; ce fut d'employer en sa faveur les forces même

de ceux qui l'attaquoient, de faire ses défenseurs de ses adversaires, de leur

inspirer d'autres maximes, et de leur donner d'autres institutions qui lui fussent

aussi favorables que le Droit naturel lui étoit contraire .

Comment les plus puissants ont-ils réussi à former une société si contraire à la nature et

au droit ? En se servant de la rhétorique oratoire31. Les forts ont fait croire aux faibles que

cette société les rendait libres quand, en réalité, ils ne faisaient que les asservir. La duplicité du puissant est le mobile de son éloquence :

« Unissons-nous », leur dit-il, « pour garantir de l'oppression les foibles, contenir les ambitieux, et assurer à chacun la possession de ce qui lui appartient [. . .] En un mot, au lieu de tourner nos forces contre nous-mêmes, rassemblons les en un

pouvoir suprême qui nous gouverne selon de sages Loix, qui protège et défende

tous les membres de l'association, repousse les ennemis communs, et nous

maintienne dans une concorde éternelle ». Il en fahrt beaucoup moins que

l'équivalent de ce Discours pour entraîner des hommes grossiers, faciles à

séduire [. . .] Tous coururent au devant de leurs fers croyant assurer leur liberté32.

Dans le Discours, Rousseau condamne les actions des plus puissants ; mais ne

semble-t-il pas critiquer aussi exactement ce qu'il pratique dans YÉmile et le Contrat

social ? N'a-t-il pas également utilisé la rhétorique oratoire pour manipuler les hommes tout en leur donnant l'illusion de la liberté ? Et n'a-t-il pas aussi dissimulé cette tactique sous l'allure de la vérité ? En dépit de cette ressemblance de Rousseau et des hommes qu'il critique, mettons-la de côté un instant et considérons seulement ce que Rousseau écrit dans le Discours sur l'origine et lesfondemens de l'inégalité parmi les hommes et le

30 J.-J. Rousseau, Discours sur l'origine et lesfondemens de l'inégalitéparmi les hommes, p. 177.

31 Cf. « Rousseau et l'éloquence » de Jean Starobinski, p. 195 : « Et si la société civile a mal commence, c'est parce que le riche a su trouver les belles paroles qui ont dupé les hommes, pour les amener à conclure un mauvais contrat - un contrat de soumission ».

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Discours sur les sciences et les arts : d'abord, la liberté est essentielle au genre humain ;

ensuite, la rhétorique a détruit cette liberté en créant une société contre nature. Cependant, les hommes en sont peu conscients. Ils considèrent la société dans laquelle ils vivent comme une société naturelle, ils ne voient pas comment les puissants se sont servis d'une illusion pour les manipuler. En outre, de cette société première ont découlé toutes les autres : « Les Sociétés se multipliant ou s'étendant rapidement couvrirent bientôt toute la surface de la terre, et il ne fut plus possible de trouver un seul coin dans l'univers où l'on pût s'affranchir du joug, et soustraire sa tête au glaive souvent mal conduit que chaque

homme vit perpétuellement suspendu sur la sienne »33. Ainsi, il n'est pas surprenant que,

dans ces deux discours, Jean-Jacques Rousseau considère la rhétorique comme une chose mauvaise : dans le Discours sur les sciences et les arts, il accuse l'éloquence d'être née des vices de l'homme : « L'astronomie est née de la superstition ; l'éloquence de

l'ambition, de la haine, de la flatterie, du mensonge »34. En fait, Rousseau se montre non

seulement l'ennemi des rhéteurs, qui ont créé cette société, mais aussi des philosophes, qui n'ont pas su voir au-delà de la société corrompue engendrée par la rhétorique. Les hommes sont des esclaves et pourtant personne ne s'en rend compte : ils pensent tous qu'ils sont libres. Rousseau trouve un équivalent à cette situation dans la Rome antique :

Rome se remplit de Philosophes et d'Orateurs ; on négligea la discipline militaire, on méprisa l'agriculture, on embrassa des Sectes et l'on oublia la Patrie. Aux

noms sacrés de liberté, de desintéressement, d'obéissance aux Loix succédèrent

les noms d'Epicure, de Zenon, d'Arcesilas [...] Quelle splendeur funeste a succédé à la simplicité Romaine ? Quel est ce langage étranger ? Quelles sont ces mœurs efféminées ? Que signifient ces statues, ces Tableaux, ces édifices ? Insensés, qu'avez-vous fait ? Vous les Maîtres des Nations, vous vous êtes rendus les esclaves des hommes frivoles que vous avez vaincus ? Ce sont des Rhéteurs

qui vous gouvernent ?35

33 Ibid., p. 178.

34 Ibid., Discours sur les sciences et les arts, p. 17. 35 Id., p. 14.

(33)

Jean-Jacques Rousseau n'est pas le seul philosophe à avoir éprouvé une profonde méfiance à l'égard de la rhétorique oratoire. Nous voyons la naissance de ce sentiment dès Platon. En effet Platon, comme Rousseau, affirme que la vérité existe et que les êtres humains peuvent la connaître. Ainsi, ceux qui se servent de la rhétorique pour convaincre leur auditoire de ce qui n'est que vraisemblable, comme le voulait Aristote, ou pour le manipuler, comme les sophistes, contrarient une partie clé de leur humanité, la recherche de ce qui est vrai. Il ne faut pas croire cependant que Platon a tout à fait renié la rhétorique. Selon Roland Barthes :

Platon traite deux rhétoriques, l'une mauvaise, l'autre bonne. I. La rhétorique de fait est constituée par la logographie, activité qui consiste à écrire n'importe quel discours [...] son objet est la vraisemblance, l'illusion [...] II. La rhétorique de droit est la vraie rhétorique, la rhétorique philosophique ou encore la dialectique ;

son objet est la vérité »3 .

Il n'est pas surprenant que nous trouvions cette même idée reflétée dans son dialogue, Phèdre, lorsqu'il y donne sa définition positive de l'orateur, un individu qui croit posséder la vérité et veut la partager avec ses semblables :

Jusqu'à ce qu'on connoisse la vérité de chacune des questions dont on parle ou

dont on écrit [...] il n'y aura pas possibilité que le genre oratoire soit manié avec art dans toute la mesure où il est dans sa nature de l'être ni en rien pour enseigner,

ni en rien pour persuader ; et c'est ce que nous a révélé toute la précédente

discussion .

R. Barthes, « L'ancienne rhétorique : Aide-mémoire », p. 177. Cf. aussi Dialogues de sourds de Marc Angenot, p. 48 : « Platon a été l'ennemi déclaré des sophistes. C'est à ce titre qu'il refuse de reconnaître la rhétorique (il semble du reste que ce soit lui qui invente le mot, et en mauvaise part) pour un art à part entière. Il lui oppose la dialectique, l'art de rechercher la vérité par le dialogue raisonné. Les orateurs véridiques doivent être des dialecticiens. Platon exècre la rhétorique comme un art imposteur qui permet de parler de ce qu'on ne connaît pas, qui prend pour fondement la douteuse doxa, l'opinion du grand nombre, utilisant non des raisonnements rigoureux, apodictiques, mais en ayant recours aux images, aux figures et à des procédés persuasifs douteux. La rhétorique des sophistes ne met pas les passions à l'écart, mais en appelle expressément au pathos pour convaincre. Loin de rechercher le vrai et le juste, cet art fallacieux sert finalement (on reconnaît une paraphrase malveillante de Protagoras) à faire apparaître les grandes choses petites, les nouvelles, anciennes, et les anciennes, neuves. La prétendue rhétorique ne distingue pas le vrai du vraisemblable, tout est ici, qui scandalise le dogmatique Platon ».

(34)

Il semble donc que ce soit la vérité qui, chez Platon, rende un discours convaincant.

N'est-ce pas semblable à ce que Rousseau écrit dans ses Lettres à Malesherbes : « Une vive persuasion m'a toujours tenu lieu d'éloquence et j'ai toujours écrit lâchement et mal quand je n'ai pas été fortement persuadé» ? De surcroît, ne semble-t-il pas qu'il

distingue, lui aussi, une mauvaise et une bonne rhétorique ? À la différence de ceux qui

s'en servent pour manipuler leurs semblables, à l'instar des enfants qui apprennent à devenir poliment impérieux - « Gardez-vous de donner à l'enfant de vaines formules de politesse qui lui servent au besoin de paroles magiques pour soumettre à ses volontés tout

ce qui l'entoure, et obtenir à l'instant ce qu'il lui plaît »3 - la bonne rhétorique est

convaincante parce qu'elle est basée sur la vérité et la transparence de cœur , comme celle que le précepteur a appris à Emile :

Son langage a pris de l'accent et quelque fois de la vehemence. Le noble sentiment qui l'inspire lui donne de la force et de l'élévation ; pénétré du tendre amour de l'humanité il transmet en parlant les mouvemens de son ame ; sa généreuse franchise a je ne sais quoi de plus enchanteur que l'artificieuse éloquence des autres, ou plustôt lui seul est véritablement éloquent puisqu'il n'a

qu'à montrer ce qu'il sent pour le communiquer à ceux qui Gécoutent .

Pourtant, en dépit de sa ressemblance avec Platon et son aversion pour la rhétorique oratoire, nous verrons que c'est exactement ce dont Rousseau se sert pour manipuler

J.-J. Rousseau, Lettres à Malesherbes, p. 1 136.

39 Id., Emile, p. 312. Cf. aussi « Education privée et éducation publique» de Barbara De Negroni, p. 121 :

« En l'obligeant à prononcer des formules de politesse, on lui apprend à traduire « il me plaît » en « s'il vous plaît », c'est-à-dire à transformer par une formule magique un ordre en prière, et on le prépare à une rhétorique trompeuse qui saura masquer le despotisme sous les apparences de la liberté ».

40 Jean Starobinski écrit que la transparence de cœur est centrale à la pensée de Rousseau. Cf. Jean

Starobinski, La transparence et l'obstacle. J.-J. Rousseau, Lettres à Malesherbes, p. 1136. Plusieurs philosophes du XVIIIe siècle se servaient de la rhétorique et, bien qu'ils n'eussent pas exactement les mêmes croyances que Rousseau, ils assuraient que la vérité était la raison pour laquelle ils s'en servaient. En vainquant le cœur, ils espéraient voir la justice et la vérité se répandre dans le monde. (Cf. M. Delon, « Procès de la rhétorique, triomphe de l'éloquence (1775-1800) »). De plus, la chose la plus importante,

selon eux, était l'habilité de l'orateur. Par conséquent, les règles, au moins selon les Encyclopédistes,

étaient toutes superflues et l'éloquence quelque chose de naturel, car il n'était pas possible de réduire le génie en préceptes. C'est la nature, non pas les hommes, qui crée l'orateur éloquent (Cf. J.P. Sermain, « Le code du bon goût (1725-1750) »).

(35)

l'enfant et le peuple dans YÉmile et le Contrat social. Il faut rappeler toutefois que le

philosophe croit écrire dans un monde éloigné de la nature humaine originelle, un monde corrompu qui se compose principalement d'esclaves. Ceux-ci sont-ils capables d'entendre la vérité ? En fait, il semble que Jean-Jacques Rousseau soit pris dans un dilemme aussi

bien dans YÉmile que dans le Contrat social.

Dans VEmile, il décrit comment les enfants ressemblent aux êtres humains dans

l'état de pure nature : ils possèdent la liberté et le raisonnement des hommes dans le premier embryon de l'espèce, non pas de ceux qui en sont sortis. C'est pourquoi il se montre critique envers l'éducation proposée par John Locke : « Raisoner avec les enfans étoit la grande maxime de Locke ; c'est la plus en vogue aujourd'hui ; son succès ne me paroit pourtant pas fort propre à la mettre en crédit, et pour moi je ne vois rien de plus sot que ces enfans avec qui l'on a tant raisoné » . Il continue :

De toutes les facultés de l'homme la raison, qui n'est pour ainsi dire qu'un

composé de toutes les autres, est celle qui se dévelope le plus difficilement et le plus tard, et c'est de celle-là qu'on veut se servir pour développer les premières !

Le chef-d'œuvre d'une bonne éducation est de faire un homme raisonable, et l'on

prétend élever un enfant par la raison ! C'est commencer par la fin, c'est vouloir faire l'instrument de l'ouvrage. Si les enfans entendoient raison ils n'auroient pas besoin d'être élevés43.

Comme pour répondre par avance à ceux qui lui reprocheraient d'avoir déclaré l'enfant sans raison, Jean-Jacques Rousseau dit que l'enfant n'en est pas complètement dépourvu : « Je suis cependant bien éloigné de penser que les enfans n'aient aucune espéce de raisonement. Au contraire, je vois qu'ils raisonent dans tout ce qu'ils connoissent et qui se

rapporte à leur interest présent et sensible »44. Mais, ce n'est pas la seule manière dont

Ibid., p. 317.

Ibidem.

(36)

l'enfant ressemble à l'homme naturel. Dans le Discours sur l'origine et lesfondemens de l'inégalitéparmi les hommes, Rousseau écrit ceci de l'homme dans l'état de pure nature :

Il avoit dans le seul instinct tout ce qu'il lui falloit pour vivre dans l'état de Nature, il n'a dans une raison cultivée que ce qu'il lui faut pour vivre en société. Il paraît d'abord que les hommes dans cet état n'ayant entre eux aucune sorte de relation morale, ni de devoirs connus, ne pouvoient être ni bons ni méchans, et n'avoient ni vices ni vertus. . .45

Dans YEmile, il écrit : « La même insensibilité qu'il a dans le cœur est aussi dans ses

manières. Indifférent à tout hors à lui-même, comme tous les autres enfans il ne prend

interest à persone »46. Pareil à l'homme naturel, l'enfant n'a pas de relations morales bien

qu'il en possède la capacité. Cela ne veut pas dire qu'il est méchant. Rousseau décrit la moralité de l'enfant de la même façon qu'il décrit celle de l'homme naturel : «Avant l'âge de raison nous faisons le bien et le mal sans le connoitre, et il n'y a point de moralité

dans nos actions... »47. Il n'est donc pas surprenant que Jean-Jacques Rousseau lui-même

observe les enfants afin de mieux comprendre l'homme naturel. Dans Les Rêveries du promeneur solitaire, Rousseau écrit :

Si j'ai fait quelque progrès dans la connoissance du cœur humain c'est le plaisir que j'avois à voir et observer les enfans qui m'a valu cette connoissance. Ce même plaisir dans ma jeunesse y a mis une espéce d'obstacle, car je jouois avec les enfans si gaiment et de si bon cœur que je ne songeois guère à les étudier. Mais quand en vieillissant j'ai vu que ma figure caduque les inquietoit je me suis abstenu de les importuner, et j'ai mieux aimé me priver d'un plaisir que de troubler leur joye, content alors de me satisfaire en regardant leurs jeux et tous leurs petits manèges, j'ai trouvé le dedomagement de mon sacrifice dans les lumières que ces observations m'ont fait acquérir sur les premiers et vrais mouvemens de la nature auxquels tous nos savans ne connoissent rien.

Id., Discours sur l'origine et lesfondemens de l'inégalitéparmi les hommes, p. 152.

Id., Emile, p. 505. Ibid., p. 288.

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