L’invisibilité à l’image : le cas de la traduction audiovisuelle
Star Wars Episode VI: Return of the Jedi (1983)
Mémoire présenté en vue de la validation de la deuxième année de Master Études Culturelles, Monde Anglophone
Mémoire de traduction et traductologie
Par
Louis GILLET
Sous la direction deDr. Sara GREAVES
LERMA EA 853 Session septembre 2019Sommaire
Remerciements ... 2
Introduction ... 3
I. Histoire de la traduction cinématographique ... 6
• Les versions multiples ... 8
• Le doublage ... 11
• Le sous-titrage ... 21
II. Les institutions : évolution de la traductologie et de la loi ... 31
• La traductologie ... 31
• Les politiques linguistiques... 42
• L’éclairage de Bourdieu ... 47
III. Exemples de traductions audiovisuelles ... 53
• Le cinéma : s’assurer de la valeur de Star Wars ... 53
• L’animation japonaise : Belles Infidèles contre « étrangéité » ... 71
• Le jeu vidéo : revendications d’un art naissant ... 76
Conclusion ... 80
Bibliographie... 82
• Sources primaires ... 82
• Sources secondaires ... 83
Remerciements
Avant de rentrer dans le vif du sujet, je voudrais, remercier ici quelques personnes qui ont,
chacune à leur manière, permis l’aboutissement de ce mémoire, et donc de ce Master.
Je tiens tout d’abord à remercier, bien évidemment, Mme Sara Greaves, ma directrice de mémoire,
qui a accepté deux années d’affilée de me superviser, malgré mes retards chroniques et mes
propositions de sujet parfois saugrenues. Sans sa patience, son aide, ses conseils, et ses corrections,
ce mémoire ne serait pas.
Je tiens à remercier, ensuite, M. Grégoire Lacaze, qui a accepté de siéger en tant que deuxième
membre du jury à ma soutenance.
J’aimerais également remercier les enseignantes et enseignants du DEMA, dont Mme Greaves et M.
Lacaze font partie, qui m’ont soutenu, de longues années durant, avant que je ne réussisse à trouver
ma voie. Si je suis là aujourd’hui, c’est aussi parce qu’ils ont refusé de me laisser tomber.
Je veux aussi remercier ma compagne, Marine Pesce, source inépuisable de motivation, qui m’a poussé
au travail, bien souvent contre mon gré.
Enfin, j’aimerais remercier ma mère et mon père, Laurence Jouanaud et Pascal Gillet, pour avoir, bien
sûr, toujours été là, et pour m’avoir soutenu dans mes études, même lorsque je stagnais affreusement.
Sans toutes ces personnes, ce mémoire de fin de master ne serait pas et, plus important encore, je ne
Introduction
Traduttore, traditore,
« Traduire, c’est trahir ».
N’est-il pas ironique qu’une maxime désavouant ainsi la traduction et les traducteurs soit si
bien traduite, et ce grâce à une utilisation judicieuse de la transposition, un procédé de traduction ?
Ironique, certes, mais révélateur d’une situation donnée où la traduction est à la fois nécessaire à la
compréhension de pans entiers de culture (comme cette maxime), mais méprisée par ceux qui en
profitent.
Peut-être est-ce parce qu’ils semblent trop flirter avec les limites imposées par le divin aux humains
lors de la construction de la tour de Babel que les traducteurs sont aussi dépréciés, ou peut-être, plus
pragmatiquement, est-ce parce que leur expertise a un coût. Peut-être, encore, est-ce parce que nous,
en tant que lecteurs, n’avons d’autre choix que d’investir en ces inconnus notre confiance, condamnés
à n’avoir plus que l’espoir qu’ils ne nous trahissent pas, ou bien alors, peut-être est-ce simplement
que, parce que leur travail même les place en retrait, nous ne les voyons pas. Peut-être le jugement
accordé aux traducteurs est-il une étrange combinaison de tous ces facteurs. Une chose est sûre,
cependant : dans toutes leurs activités, traduction littéraire, technique, ou scientifique, et dans tous
les arts, littérature, cinéma, ou autre, les traducteurs ont été et/ou sont toujours mésestimés.
Ce mémoire de fin de Master propose de s’intéresser au sort des traducteurs audiovisuels, et
notamment à celui des traducteurs de cinéma. Il se présente ainsi comme une suite logique et un
approfondissement du travail effectué en 2018, en première année de Master, et relaté dans mon
Travail Encadré de Recherche (TER) intitulé Star Wars: The Phantom Scriptwriter, et rédigé en langue
anglaise. Il était alors question de faire cas de l’évolution, positive ou négative, de la traduction
cinématographique des années 1970 au milieu des années 2000 et, pour ce faire, d’envisager les
une représentation de cette évolution. L’idée était ainsi de pouvoir, à partir de ce seul corpus, proposer
des analyses pouvant s’appliquer à l’entièreté du champ de la traduction cinématographique en langue
française, ou du moins, aux superproductions cinématographiques (le cinéma blockbuster). Pour
pouvoir avancer cela, cependant, il a fallu, tout d’abord, prouver en quoi la saga de George Lucas
pouvait prétendre à ce statut d’étalon de l’évolution de la traduction au cinéma. L’idée développée ici
était la suivante : c’est à partir du modèle de production de Star Wars que se sont développés tous les
blockbusters modernes. Le monde du cinéma lui-même reconnaît sa filiation avec la saga. Il a donc été
supposé que ce lien pouvait être transféré à la question de la traduction. De la même façon, puisque
les deux trilogies composant la saga étaient sorties à des moments-clés de la recherche en
traductologie (1977-1983 pour la première trilogie, et 1999-2005 pour la deuxième), elles pouvaient
sans doute nous donner des pistes quant à l’état de la pratique traductive à ces périodes. Une fois la
réponse à cette première question effectuée, il était alors nécessaire de procéder à un repérage de
tous les points de traduction, erreurs comme trouvailles, et ce pour chaque film afin de pouvoir
discerner une évolution de la traduction, dans un sens ou dans l’autre, d’un épisode à l’autre, et d’une
trilogie à l’autre. Cet exercice a permis de mettre en évidence une chute certaine du niveau de la
traduction après l’an 2000. J’avais, il faut bien l’admettre, des préjugés quant à la qualité de la
traduction de la deuxième trilogie (la « prélogie ») avant même cette découverte. Pourtant, il est
apparu que la traduction premier épisode de la prélogie était en réalité une réussite, le film le mieux
traduit des six. Cette nouvelle perspective m’a alors permis de complexifier quelque peu ma
dichotomie de départ : il n’y avait pas, d’un côté, la « bonne » trilogie originale, et de l’autre, de
« mauvaises » traductions de la prélogie. De la même façon, d’ailleurs, le premier épisode de la trilogie
originale, sorti en 1977, s’est avéré ne pas être une bonne traduction, même si cette conclusion est à
relativiser au vu de l’âge du film, et des changements de standards traductifs (nous reviendrons en
profondeur sur ces évolutions dans ce mémoire). Ainsi, même s’il a fallu la nuancer, mon intuition
initiale était la bonne : le niveau de la traduction cinématographique a bel et bien chuté au début des
traduction apparaissant en 2002, avec la sortie du deuxième film de la prélogie, je faisais alors
l’hypothèse que cette baisse du niveau de la traduction pouvait être corrélée à la popularisation d’un
nouveau système de sorties pour les œuvres cinématographiques : les sorties mondiales simultanées.
Cette stratégie implique de sortir une œuvre à la même date partout dans le monde afin de lutter
contre le piratage. Je faisais alors l’hypothèse, en conclusion de mon TER, que c’était cette même
stratégie qui impliquait une baisse du niveau de la traduction, puisqu’elle coupait de plusieurs mois le
temps laissé aux équipes de traduction pour faire leur travail. Dans la dernière phrase, j’annonçais que
je me pencherai sur cette question dans mon mémoire, en m’intéressant aux questions économiques,
sociologiques, et culturelles qui affectent les traducteurs de cinéma, ainsi que la traductologie.
Chose promise, chose due : nous nous pencherons cette année sur la place du traducteur dans
la société, et la perception que cette dernière a de lui, au travers des axes envisagés ci-dessus. La
question qui nous guidera au travers de cette réflexion sera la suivante : quels sont les éléments qui
causent, dans nos sociétés, l’invisibilité du traducteur audiovisuel ?
Pour répondre à cette question, nous nous intéresserons tout d’abord à l’histoire du cinéma
et de la traduction cinématographique. En effet, comprendre dans quelles conditions est née la
discipline, et dans quel but, peut permettre d’établir des hypothèses sur la place réservée au
traducteur dans l’industrie cinématographique, spécialement hollywoodienne, en plus de nous
permettre de faire une frise de l’évolution du cinéma et de sa traduction. Frise que nous pourrons
mettre en regard avec l’histoire de la traductologie, que nous étudierons dans la deuxième partie de
ce mémoire, avant de nous tourner vers une analyse des politiques linguistiques françaises et
européennes. Le tour d’horizon de ces deux institutions (l’institution scientifique, et l’institution
législative) autorisera une réflexion sur la façon dont elles considèrent les traducteurs, et l’exercice de
traduction. Enfin, dans la troisième partie, nous serons soumis à quelques cas de traductions
audiovisuelles dans plusieurs médias différents et tenterons d’en tirer les leçons que pourraient mettre
I. Histoire de la traduction cinématographique
Pour s’intéresser à l’histoire de la traduction cinématographique, il faut, dans un premier temps,
s’intéresser à l’histoire du cinéma lui-même car, sans films, aucune traduction de ces derniers ne serait
nécessaire.
Le cinéma naît au crépuscule du XIXe siècle : en 1888, Louis Le Prince expérimente et filme quelques
secondes de vie sur un film papier, grâce à un engin de son invention. En 1891, W. K. L Dickson, qui
travaillait pour Thomas Edison, invente le kinétographe qui, lui, imprime les images sur une pellicule
de trente-cinq millimètres. Grâce au kinétoscope, également inventé par Dickson, le public peut
également accéder à ces images, et les voir en mouvement. Cependant, la construction de la machine
impliquant que cette dernière soit confinée à une grande boîte, cela impliquait aussi qu’une seule
personne à la fois puisse se servir d’un kinétoscope pour regarder ces sortes de « proto-films ». En
1895, Louis et Auguste Lumière parviennent, grâce à leur cinématographe, à projeter, à Paris, en
public, leur film, devenant ainsi les premières personnes au monde à projeter des images en
mouvement à un public composé simultanément de plus d’une personne. Partout, l’on expérimente
et l’on améliore. Le septième art est né.
Pourtant, la question de la traduction ne se pose pas immédiatement. Pour cause : les productions
cinématographiques sont à l’origine muettes. Certes, des « cartons » annotés sont glissés
régulièrement entre les scènes afin d’aider le spectateur à suivre l’intrigue, ou à rendre compte d’un
dialogue, mais puisque l’on touche ici au format écrit, et qui plus est en faible quantité, la traduction
ne s’est jamais avérée problématique pendant les quelque trente années de domination du cinéma
muet. En 1927, une révolution a lieu : le cinéma parlant. The Jazz Singer sort en salles aux États-Unis ;
seules ses musiques, ainsi qu’un monologue, sont sonorisés, mais la technologie est bel et bien là. Deux
ans plus tard, en 1929, ce film sort en France sous le nom du Chanteur de Jazz, mais avec sa bande-son
acteurs disent à l’écran. Dès lors, une des grandes interrogations du monde du cinéma sera de
déterminer quelle est la meilleure façon de faire passer un message dans une autre langue pour un
nouveau public, sans trahir la version originale.
Le cinéma parlant est l’équivalent d’une deuxième naissance pour le septième art, et plusieurs pans
de l’industrie sont à adapter aux nouveaux besoins. Parmi ceux-ci, les acteurs et actrices : un grand
nombre de vedettes du muet ne parviennent pas à accomplir une transition vers le cinéma parlant
(une exception célèbre est Charles Chaplin). Cela peut être dû, entre autres à des problèmes de
compréhension pour le public (on pense, par exemple, à Emil Jannings, germanophone parlant anglais
avec un accent trop marqué), ou parce que les rôles habituellement joués par des acteurs du muet ne
trouvent plus la faveur du public à l’ère du parlant (c’est le cas de Lillian Gish et Mary Pickford qui
jouaient des personnages ingénus en vogue à l’ère du muet, mais qui sont tombés en désuétude au
profit du personnage de la « femme fatale » avec l’arrivée du parlant). D’autres acteurs, encore, n’ont
tout simplement pas réussi à adapter leur jeu aux contraintes bien moins basées sur le mime de ce
nouveau cinéma. À l’orée des années trente, il a donc fallu trouver de nouveaux acteurs et de nouvelles
actrices.
La traduction cinématographique, donc, a été profondément chamboulée par cette révolution. Alors
que les intertitres en carton auxquels pouvaient s’adjoindre un bonimenteur chargé de lire les
intertitres aux personnes illettrées de la salle, ou de traduire en direct les cartons dans le cas où ces
derniers auraient été en version originale, étaient suffisants à l’ère du muet, le public ne peut plus s’en
contenter à partir de l’arrivée du son. Les demandes formulées par l’audience à la suite des projections
du Chanteur de Jazz en Europe font l’effet d’un électrochoc à une industrie hollywoodienne qui, de
façon assez surprenante, ne s’était pas préoccupée de telles considérations en amont. On pourrait
avancer que c’est cet empressement à trouver une solution rapide à un problème inattendu qui a
suivent les trois principales formes de traduction cinématographique, leur apport à l’art, leurs points
forts, ainsi que leurs faiblesses.
• Les versions multiples
Intéressons-nous tout d’abord à la technique dite des versions multiples. Cette façon de procéder
a immédiatement été jugée idéale pour faire passer une œuvre cinématographique et son message
vers une autre langue. Le principe est simple : tourner un même film simultanément en plusieurs
langues, avec le même scénario, des dialogues extrêmement proches, et la même réalisation, le tout
sur le même plateau. Seule différence entre les versions destinées à divers pays : les acteurs. L’on
embauchait des acteurs anglophones pour les versions anglaises et états-uniennes, des acteurs
français pour les versions francophones, etc. Les acteurs des différentes versions se relayaient donc
sur le plateau pour jouer leur scène, dans leur langue maternelle, avant de laisser la place à la
distribution suivante. L’avantage le plus évident des versions multiples est qu’elles pouvaient être
adaptées à leur public. Ledit public voyait, à l’écran, des acteurs qui lui étaient connus, et pour lesquels
il avait de l’affection, et, même si le scénario restait le même d’une version à l’autre, l’écriture des
dialogues, l’intonation, le jeu d’acteur, ou la photographie, pouvaient changer subtilement d’une
langue à l’autre, pour mieux s’accommoder aux exigences culturelles du pays-cible. L’historien du
cinéma Charles O’Brien montre et explique ces changements en vidéo1, en opposant les deux versions,
française et allemande, du film Die Dreigroschenoper (L’opéra de quat’sous), tiré de la pièce de théâtre
du même nom, écrite par Bertolt Brecht et Kurt Weill. Les deux versions du film ont été réalisées
simultanément par Georg Wilhelm Pabst. Les deux films apparaissent, sur le plan de la réalisation,
comme des copies conformes, au plan près ; pourtant, outre cela, les deux versions apparaissent bien
différentes l’une de l’autre. La version française est ainsi invariablement plus lumineuse que son
1 O'Brien, C. (2018). Histoire de la traduction des films. Récupéré le 3 août, 2019, de http://interne.ciclic.fr/misterfrise/frises/st-pe.html. Onglet « Les versions multiples, une forme particulière de traduction »
homologue allemande, ceci, car le public français avait déjà pris ses marques avec un style de
réalisation plus classique, basé sur la lumière. À l’inverse, le public allemand semblait être plus enclin
à l’expérimentation avec des jeux d’ombre, dans un esprit proche de la technique de peinture du
chiaroscuro. Cependant, nous pouvons peut-être interroger la pertinence de telles affirmations quant
aux supposées préférences du public à l’endroit d’un medium apparu moins de quarante ans
auparavant. Les styles à proprement parler ne semblaient pas établis de manière franche, et il paraît
peu probable que des sondages aient été proposés au public afin qu’il puisse donner son avis sur ses
préférences en matière de lumière (même au XXIe siècle, de telles enquêtes ne sont toujours pas ou
peu menées). Les deux versions sont basées sur le même scénario : Mackie Messer, un criminel
londonien de l’époque victorienne s’éprend de Polly Peachum, la fille du roi des mendiants de la ville.
Ce dernier ne voit pas d’un bon œil de perdre sa fille au profit d’un rival en affaires, et manigance pour
le faire jeter en prison. Polly décide d’acheter une banque avec quelques compagnons de Mackie et
fait fortune. Mackie, alors en prison, est officiellement le directeur de la banque. À sa sortie, il apprend
qu’il est riche. Le père de Polly, intéressé par cette manne, oublie ses anciens différends avec Mackie
et s’allie avec lui, ainsi que Tiger Brown, vieil ami de Mackie, et chef de la police londonienne. Le film
se termine ainsi, donnant comme morale que les banques sont tenues par des criminels qui ont su
comprendre qu’un emploi de banquier était plus sûr et plus rentable. Malgré ce scénario commun, des
différences émaillent les deux versions du film. Nous avons vu, quelques lignes plus haut, la
photographie, mais notons aussi les différents choix de distribution entre les versions : le rôle principal
du criminel Mackie Messer est dévolu pour la version allemande à Rudolf Forster, un homme haut de
taille, au visage inquiétant, alors que le Mackie français est joué par Albert Préjean, plus petit, et au
sourire espiègle, bien loin de ce que l’on attend d’un tel malfrat. La réciproque s’avère tout aussi vraie
dans le choix du personnage de Polly Peachum, le personnage principal féminin du film. La version
allemande introduit Carola Neher, brune, pâle, et au regard de glace, tandis que la version française
met en avant Florelle, blonde et chaleureuse. Florelle et Albert Préjean étaient plutôt connus pour
rôles parce qu’ils étaient tous deux chanteurs en plus d’être acteurs, et que le film fait la part belle aux
chansons. Cependant, le choix de ces acteurs par les personnes en charge du casting français démontre
d’une volonté à donner au public ses coqueluches, qu’importe qu’elles conviennent ou non aux rôles.
Il en découle une divergence de ton entre les films allemands et français. Divergence d’autant plus
importante que Bertolt Brecht et Kurt Weill, les dramaturges à l’origine de la pièce qui a inspiré le film,
avaient déjà indiqué que la version allemande ne leur convenait pas. Selon eux, la satire sévère du
capitalisme ne se retrouvait pas dans l’idée du film, pensé comme un divertissement2. Ce qui soulève
donc la question suivante : si le film allemand, plus sombre, avec des personnages plus inquiétants, est
malgré tout une version édulcorée de la vision première des dramaturges, qu’en est-il alors de la
version française, tout en lumière et en sourires ? Cela soulève la question maintes fois posée de la
latitude donnée au traducteur (à entendre dans notre cas précis au sens large de passeur d’une culture
à une autre) dans son adaptation de l’œuvre originale.
Il a été dit plus haut que, dans les années 1930, la technique de traduction des versions multiples était
considérée comme idéale, puisqu’elle permettait à tout un chacun d’accéder à un contenu
cinématographique réfléchi par n’importe quel réalisateur, et dans n’importe quelle langue, de par le
monde, sans pour autant être dérangé par des sous-titres, ou les problèmes inhérents au doublage
que nous aborderons dans quelques lignes. Le public pouvait profiter d’un scénario original, mais dans
une langue qu’il comprenait, et avec des acteurs qu’il connaissait. À une époque où la mondialisation
n’existait pas encore à l’échelle d’aujourd’hui, et où la traductologie n’était pas encore arrivée dans le
monde universitaire, apportant avec elle toutes les théories sourcières, on comprend comment cette
façon très cibliste de résoudre le problème de la barrière de la langue a pu enchanter les producteurs.
Émettons tout de même l’hypothèse que de telles pratiques seraient, de nos jours, accueillies
beaucoup plus fraîchement : la traductologie est maintenant bien implantée dans le monde
universitaire, ce qui implique une sorte de désaveu de la pratique de la traduction cibliste (nous
2 American Film Institute|Catalog - Die Dreigroschenoper. (s.d.). Récupéré le 4 août, 2019, de https://catalog.afi.com/Catalog/moviedetails/1315
reviendrons sur la traductologie plus en profondeur, dans la deuxième partie de ce mémoire). À un
autre niveau, changer les acteurs hollywoodiens pour des acteurs régionaux irait à l’encontre de
l’existence du star-system, maintenant bien implanté, qui a changé les acteurs nord-américains en
vedettes mondiales. Ainsi, l’on peut appréhender pourquoi une technique qui était considérée comme
optimale dans les années trente ne saurait s’adapter à notre monde du début du XXIe siècle. Mais les
versions multiples n’ont pas attendu notre société pour disparaître. En fait, dès les années quarante,
« les versions multiples ne sont plus que des cas isolés sur les grands marchés européens » (Garncarz,
2013, p. 40). Leur coût prohibitif s’avère être la raison principale de leur déclin. En effet, chaque version
multiple coûte presque autant que l’originale à produire puisqu’il faut multiplier d’autant de versions
le temps passé en studio, le cachet des acteurs, etc. Se dessine alors un bien triste constat : à l’instar
de la distribution qui, sur le film L’opéra de quat’sous, avait été décidée par des considérations
monétaires, on comprend que si les versions multiples ont disparu, ce n'est pas tant parce qu’elles
n’étaient pas adaptées aux sociétés de l’époque (c’était même tout à fait le contraire) que parce que
les producteurs n’ont pu, ou ont refusé d’assumer le coût de ce système de traduction au profit
d’autres techniques moins onéreuses (le coût d’une version d’un film dans une autre langue pouvait
coûter jusqu’à 80% du prix de la version originale3).
• Le doublage
Le doublage, justement, s’avère être moins dispendieux que les versions multiples. De plus, les
évolutions qu’a subi la pratique au fil des années n’ont eu de cesse de comprimer encore plus les
dépenses. La technologie du doublage était déjà connue dès 1929, lorsque s’est posée la question de
la traduction à l’ère du cinéma parlant, mais, lorsqu’en 1930, l’on a interrogé des exploitants de salles
en Europe, ces derniers ont certifié que le doublage était incompatible avec les attentes du public, et
résulterait en un échec4. L’on se rend enfin compte que le doublage ne prend vraiment que dans les
pays amateurs de versions multiples (Allemagne, France, Italie, Espagne), et seulement après que
lesdites versions multiples aient été abandonnées par les producteurs. Le doublage devient même la
seule façon acceptée par le public pour regarder les films étrangers. Un élément à prendre avec
circonspection, mais pouvant expliquer l’engouement de ces pays, d’abord pour les versions multiples,
puis pour les versions doublées, est le fait qu’ils deviendront les berceaux du fascisme, du franquisme,
et du nazisme à peine quelques années plus tard. Il y régnait de fait un climat « [d’] autocélébration
linguistique ambiante » (Garncarz, 2013, p. 43). Dans le cas de la France, les pressions du IIIe Reich (qui,
même sans loi officielle promulguant le doublage, consommait seulement des films en version
allemande de facto) ont sans doute joué un rôle dans sa consommation quasi-exclusive de films
doublés pendant la guerre5. Cette hypothèse amènerait donc à penser qu’une politique linguistique
donnée est tout aussi efficace pour « guider » les préférences cinématographiques de populations que
des décisions économiques de l’ordre de celles que nous avons vu plus haut. Ajoutons tout de même
que de tous les pays susnommés, la France était alors la seule à accepter, en plus du doublage, le
sous-titrage.
Avec le principe du doublage, arrivent plusieurs expérimentations. En premier lieu, ce que l’on appelle
de manière informelle (le système n’a pas de nom défini) le « doublage en direct ». Son principe est de
faire mimer les syllabes de la langue étrangère à l’acteur, sans son, pendant qu’un doubleur déclame
le texte traduit, hors-champ. C’est de cette façon qu’est traduit La Pente, version française du film
Dance Fools Dance, de Harry Beaumont, en 1931. Puisque l’acteur reproduit les syllabes de la langue
de doublage à l’écran, cela induit qu’il est amené à tourner plusieurs fois la même scène, d’abord pour
« sa » version, puis pour toutes les versions traduites. On voit très bien, avec cette façon de faire, les
vestiges des versions doublées ; on a simplement « condensé » tous les acteurs en un seul, avec les
4 Film-Kurier. (1930). Antworten auf 10 Fragen über die Tonfilmlage Europas. Film-Kurier, (numéro spécial) cité dans Garncarz, J. (2013). Sous-titrage, versions multiples, doublage. L'Écran traduit, (1), 34–45.
5 Bréan, S., Weidmann, A., & Cornu, J. (2014). Entretien avec Jean-François Cornu. Traduire, (230), 10–21. https://doi.org/10.4000/traduire.614
avantages logistiques et économiques évidents que cela entraîne. Par ailleurs, le doublage en direct
induit aussi un excellent synchronisme labial (terme utilisé pour désigner la correspondance entre les
mouvements de la bouche, et les sons entendus), puisque les mouvements de bouche sont produits
avec, en tête, le doublage. Néanmoins, les tentatives d’améliorer le processus de mise en langue
étrangère ne s’arrêtent pas là: dans la droite ligne du doublage direct, le « doublage optique » fait son
apparition. Le principe est le même que celui du doublage direct. Un acteur mime devant la caméra
les syllabes d’une langue étrangère. La différence entre les deux modes de doublage se situe au niveau
du doubleur. Avec le doublage optique, il n’est plus sur le plateau, en hors champ, mais sa voix est
post-synchronisée en studio après la fin du tournage. Cela permet par exemple de réduire les bruits
parasites présents comme lorsque le doublage se faisait en direct. L’inconvénient évident est que cette
démarche empêche toute correction de dernière minute, sur le plateau, pour bonifier encore la
traduction, ou la performance de l’acteur ou du doubleur. En revanche, bien évidemment, cela facilite
encore la logistique d’un film (moins de personnes à rassembler en même temps sur un lieu de
tournage), et permet d’alléger ses dépenses, puisque moins de temps est passé sur le plateau (un
doublage optique ne coûte qu’entre 15 et 20% du budget d’un film (Garncarz, 2013)). Avec le doublage
optique – qui tire donc son nom du fait que le synchronisme labial est théoriquement parfait, et que
le doublage est donc autant sonore qu’à l’image – on voit aussi apparaître deux autres choses. En
premier lieu, un éloignement de plus en plus marqué vis-à-vis des techniques mises en œuvre pour les
versions multiples, où tout le monde était sur le plateau, et se le partageait. Deuxièmement, et
découlant du premier point, on voit aussi apparaître la post-synchronisation, technique permettant de
reprendre, en studio spécialisé, les images ou le son enregistrés en plateau, avant la distribution de
l’œuvre. Cette technique a pris une telle ampleur qu’à l’heure actuelle, même les voix originales des
acteurs sont post-synchronisées, et traitées en studio après la fin du tournage, afin d’enlever les
potentiels bruits parasites de la bande sonore. La technique de doublage que nous utilisons
aujourd’hui, par ailleurs, est une autre évolution à partir du doublage optique : le doublage acoustique.
l’acteur, sur le plateau, ne tourne pas de nouveau sa scène pour les autres espaces linguistiques. C’est
la personne en charge du repérage qui sera chargée, grâce à l’image, de noter les mouvements de
bouche de l’acteur à l’écran, afin de permettre au traducteur de proposer une version qui accompagne
du mieux possible les mouvements de l’acteur. Le doubleur jouera alors cette traduction en studio.
Comme l’on peut s’y attendre, cette façon de faire produit des résultats bien moins précis que les
doublages optiques ou en direct, puisqu’elle est essentiellement basée sur l’à-peu-près. Cependant,
de façon mécanique, les coûts de production baissent encore grâce à cette technique, puisque l’acteur,
sur le plateau, n’a plus à tourner plusieurs fois la même scène en différentes langues, ou en mimant.
Pour pallier les inexactitudes propres aux doublages acoustiques, dès les années trente, l’on pense à
développer plusieurs techniques. Parmi celles-ci, une tentative de création de codage universel destiné
à réduire les variétés de syllabes et de mouvements de bouche utilisés dans les langues6. Cela aurait
permis, bien évidemment, de faciliter le travail de repérage, ainsi que les traductions, puisque, si tout
le monde utilise les mêmes mouvements de bouche, il devient dès lors beaucoup plus facile de faire
correspondre plus de termes. Cette tentative n’a cependant jamais pris une quelconque forme
d’ampleur. On peut supposer que le contexte d’autocélébration linguistique dans plusieurs pays
européens, que nous avons déjà abordé, a pu être un écueil bien difficile à surmonter pour des
expériences de ce type. Il pourrait également être intéressant de se demander si cette expérience en
particulier n’est pas, après tout, une forme prototypique de propositions linguistiques comme le
Globish, le Basic Global English, ou le Basic English, pensées pour améliorer la communication
inter-cultures, mais qui dans les faits sont aussi de puissants ressorts pour appuyer l’hégémonie américaine
sur le reste du monde via le langage. Cet aspect passionnant pourrait être le sujet d’un mémoire à lui
tout seul. Ayant conscience de mes limites, je laisse le soin à d’autre de se pencher sur cette question.
Des idées comme le codage universel des syllabes, si elles avaient connu le succès, auraient bien sûr
participé aux réductions de coûts toujours ardemment désirées par les producteurs et distributeurs.
6 Cornu, J. F. (2018). Histoire de la traduction des films. Récupéré le 3 août, 2019, de http://interne.ciclic.fr/misterfrise/frises/st-pe.html. Onglet « Les balbutiements du sous-titrage et du doublage »
D’ailleurs, les entreprises de production comme Metro-Goldwin-Mayer, ou Fox eurent tôt fait de faire
construire leurs propres locaux de doublage en Europe, afin de maîtriser l’ensemble du processus de
doublage7 , et de ne pas avoir à dépenser des sommes astronomiques pour faire venir les doubleurs
jusqu’aux États-Unis. Même s’il était moins coûteux d’engager des doubleurs, en comparaison avec
l’argent investi pour faire venir des acteurs jusqu’au studio du temps des versions multiples, il était
encore plus profitable de ne pas faire traverser l’Atlantique à cette nouvelle catégorie d’acteurs, née
des besoins du doublage (de plus, un décret ministériel, en France, obligeait tout doublage à
destination du marché français à être enregistré sur le sol français, par des acteurs français).
Si le cinéma parlant a révolutionné le monde du cinéma, le doublage a aussi permis l’apparition de
beaucoup de nouveaux emplois d’artistes et de techniciens qui, jusqu’alors, n’existaient pas. Les
doubleurs, bien sûr, qui sont des acteurs spécialisés dans le travail de la voix, font partie de ces
nouveaux artistes. Ce sont des traducteurs spécialisés qui leur fournissent leur texte. À mi-chemin
entre l’art et la technique, ces derniers doivent faire plus attention à la longueur de leurs phrases et à
leur rythme que les traducteurs littéraires. Ils sont aidés dans cette tâche par les techniciens de
repérage qui, nous l’avons vu, ont pour mission de rendre compte des mouvements de lèvres des
acteurs à l’image, afin de faciliter la traduction par la suite. Le besoin nouveau pour la
post-synchronisation a aussi signifié l’apparition d’ingénieurs du son et de techniciens de mixage spécialisés
en doublage pour capturer et régler les voix enregistrées, ainsi que des directeurs artistiques pour
superviser l’ensemble du processus créatif, en studio. Bien plus tard, dans les années 1980,
s’ajouteront les superviseurs : ils sont directement envoyés par les studios hollywoodiens qui veulent
garder le contrôle du processus de traduction. Leur rôle est de s’assurer que l’équipe ne prenne pas
trop de libertés avec l’œuvre originale (en faisant grincer les dents de beaucoup8. Avant cela,
cependant, à l’aube du doublage acoustique, au début des années trente, tous ces nouveaux
7 Cornu, J. F. (2018). Histoire de la traduction des films. Récupéré le 3 août, 2019, de http://interne.ciclic.fr/misterfrise/frises/st-pe.html. Onglet « Le développement rapide du doublage en France » 8 Cornu, J. F. (2014). Le doublage et le sous-titrage : histoire et esthétique. Rennes : Presses universitaires de Rennes. P. 216
spécialistes travaillaient ensemble en utilisant l’une des deux méthodes de doublage acoustique. Aux
États-Unis, on travaillait grâce à la technique du doublage à l’image, inventée dans les studios de
Metro-Goldwin-Mayer. Le traducteur et le repéreur (qui sont parfois une seule et même personne)
regardaient les images de la scène à traduire et, à partir de là, traduisaient à tâtons jusqu’à trouver
une version permettant un synchronisme labial jugé satisfaisant entre la scène à l’écran, et la
traduction (Bréan, Weidmann & Cornu, 2014). Le doubleur devait alors apprendre sa réplique, puis
procéder à l’enregistrement, en tentant de caler sa voix sur l’image. À la même époque en Allemagne
naissait le système rythmographique. Tiré d’une technologie antérieure permettant de synchroniser
une musique jouée en direct avec la pellicule d’un film muet, il est logique que ce système ait été
transposé au doublage. Ce système fonctionne comme suit : après que le repérage des mouvements
labiaux et la traduction, en prenant ledit repérage en compte, ont été effectués, l’on écrit sur une
bande de papier les répliques à jouer par le doubleur. On insère ensuite la bande de papier dans une
machine permettant de la faire défiler avec, à un point précis, un repère. Lorsque la réplique défile et
arrive au niveau du repère, le comédien n’a alors plus qu’à la jouer au micro. On appelle ce système le
« doublage à la bande rythmo ». Peu de temps après son invention en 1930 en Allemagne, Charles
Delacommune, un ingénieur français, invente un système équivalent nommé « ciné-pupitre ». Grâce à
la rigueur induite par le repérage et par la présence d’un repère, cette façon de faire à l’européenne
s’avère bien plus précise que le doublage à l’image américain. Mais cette qualité repose sur une équipe
de techniciens plus importante. Ceci explique certainement le fait qu’aujourd’hui, partout dans le
monde, les doublages se fassent selon la méthode américaine. Partout, à part en France, où la bande
rythmo reste l’instrument en vigueur. La seule hypothèse trouvée lors de mes recherches pouvant
expliquer ce phénomène est donnée par Jean-François Cornu, traducteur pour l’audiovisuel, chercheur
dans le domaine de la traduction audiovisuelle, et ancien maître de conférences à l’université Rennes
2. C’est sur ses travaux, et en particulier sa monographie Le doublage et sous-titrage : histoire et
esthétique (2014), que repose cette première partie de mon mémoire. Jean-François Cornu soumet
que le doublage à l’image. En effet, le doublage à l’image oblige les doubleurs à apprendre leur texte
par cœur, à répéter, et il faut souvent plusieurs prises avant qu’ils ne réussissent à jouer leur réplique
de façon bien synchronisée avec les lèvres de l’acteur original. La bande rythmo permet, elle, de se
passer d’apprentissage et de répétitions, puisque le texte est directement inscrit sous les yeux du
doubleur pendant qu’il joue. Le processus de doublage est, selon Cornu, dès lors beaucoup plus rapide,
et donc moins cher, malgré le recours à plus de techniciens spécialisés. Cette hypothèse permet de
revenir sur ce qui semble être une vérité absolue de la traduction audiovisuelle, à savoir : c’est l’argent
qui fait évoluer la discipline. Je me permets cependant d’ajouter une question : si les coûts sont moins
élevés, pourquoi alors aucun autre pays au monde n’applique plus cette méthode ? Tel acte serait
compréhensible de la part des États-Unis qui, depuis que le cinéma parlant existe, ont toujours doublé
à l’image (quoique l’on puisse s’interroger sur le poids de la tradition par rapport à celui des économies
à faire) ; mais quid, alors, de l’Allemagne, par exemple, pays de naissance du doublage à la bande ? Il
est étrange que la France soit le seul pays à exploiter un système donné comme moins coûteux, et plus
performant. Par manque de temps et de moyens, je n’ai pu explorer cette piste, hélas, mais il me
semble important de poser cette question si l’on s’intéresse à l’exception culturelle française dans ce
domaine-là.
Malgré l’apparente supériorité des doublages français à la bande, ces derniers ne sont pas exempts de
critiques. En fait, depuis que la discipline du doublage existe, les media et particuliers n’ont eu de cesse
que de souligner ses défauts. Dès 1930, alors que la France vit encore au rythme des versions multiples,
le rejet du doublage est très marqué. Même si des journaux à destination des exploitants en salle,
comme La cinématographie française, font preuve d’enthousiasme vis-à-vis du nouveau procédé9, les
magazines de cinéphiles, eux, expriment un blocage certain. Cela se voit par exemple dans La revue du
cinéma, où l’on considère que « [les doublages] ne serviront en rien la cause du parlant »10 (Martell,
9 Cornu, J. F. (2016, 21 novembre). Pourquoi le doublage suscite le trouble. Récupéré le 3 août, 2019, de https://larevuedesmedias.ina.fr/pourquoi-le-doublage-suscite-le-trouble
10 Martell, G. (1931, 23 juin). Le Masque d’Hollywood. La Revue du cinéma, 1(23), 62. Dans Cornu, J. F. (2016, 21 novembre). Pourquoi le doublage suscite le trouble. Récupéré le 3 août, 2019, de https://larevuedesmedias.ina.fr/pourquoi-le-doublage-suscite-le-trouble
1931, p. 62). Dans les premières années du cinéma parlant, les critiques dénoncent le manque d’unité
de la personne causé par le doublage (la voix n’appartient pas à l’acteur que l’on voit à l’écran) ainsi
que (déjà) des erreurs de traductions, approximations, et autres omissions. L’on pourrait presque en
venir à croire que tous les journalistes français sont à la fois bilingues et versés dans la traduction.
Anne-Lise Weidmann, en 2014, recensait dans un article pour l’Écran traduit, le magazine de l’ATAA (Association des Traducteurs/Adaptateurs de l'Audiovisuel) les invectives qui pouvaient être lancées aux traducteurs à l’époque11. On voit aussi, dans cet article, que les critiques d’alors n’ont rien à envier
aux critiques actuelles. Anne-Lise Weidmann cite donc dans son article des morceaux choisis de
l’émission radiophonique Le masque ou la plume, diffusée sur France Inter, et où les animateurs ont
tôt fait de faire un sort aux traducteurs. Elle remarque, par ailleurs, une constante entre les années
trente et nos jours : on ne parle que très peu de la traduction audiovisuelle dans les media ou émissions
à vocation artistique (on louera le metteur en scène, le jeu des acteurs, mais on ignorera superbement
le travail accompli par toute l’équipe de traduction), et que, lorsque l’on en parle, c’est très souvent
pour y adjoindre une critique acerbe, qui laisse entendre que l’œuvre aurait été bien plus appréciable
en version originale.
Devant le peu de démarches faites en ce sens, j’ai décidé de proposer un sondage au public concernant
leurs préférences, habitudes, et réflexions quant à la pratique de la traduction audiovisuelle, et son
rapport aux films en version originale. J’ai bien évidemment conscience des limites d’un tel sondage :
puisqu’il a touché majoritairement mon cercle de connaissances, il est évident qu’il n’est pas
représentatif de la population française. L’on voit par exemple que, sur trois-cent-soixante-deux
personnes ayant répondu au sondage, cent-treize étaient des étudiants, et que 79% des interrogés
avaient entre dix-huit et trente-six ans. De la même façon, 75% du panel se sont trouvées être des
femmes. Enfin, outre les étudiants, l’on voit une forte présence des catégories socio-professionnelles
supérieures, au détriment de la classe ouvrière. Malgré ces biais, il me semble intéressant de se
pencher plus avant sur les résultats de cette enquête afin d’entrapercevoir ce que « le public » (ou du
moins un public) attend de ses expériences audiovisuelles. Il faut tout d’abord noter un réel désaveu
envers le doublage. Ainsi, sur trois-cent-soixante-deux personnes, cent-dix-neuf indiquent ne regarder
du contenu audiovisuel (films et séries) qu’en version originale. Ce nombre double presque lorsque
l’on y rajoute les personnes en qui en regardent « souvent ». Enfin, de l’autre côté, on se rend compte
que seulement dix-huit personnes du panel ne regardent jamais de contenu audiovisuel en version
originale, cela correspond à 5% des sondés. Même si ces nombres sont à prendre avec des pincettes,
une tendance se découpe malgré tout. Se pose alors la question de savoir pourquoi ces gens ont laissé
le doublage de côté, alors même que cette technique reste la méthode la plus utilisée en France pour
traduire les œuvres de cinéma et les séries. Selon les résultats de mon sondage, et comme le disent
les critiques de cinéma depuis les années trente, les personnes interrogées estiment que les doublages
français sont de qualité décevante à 57%, et que le synchronisme labial n’est pas satisfaisant et nuit
au visionnage, à 27% (les sondés ont pu voter dans plusieurs catégories à la fois, il faut donc s’abstenir
d’additionner ces deux pourcentages). Notons aussi que 60% des sondés ont annoncé qu’ils regardent
en version originale pour apprendre la langue (on peut avancer sans prendre trop de risque que la
grande proportion d’étudiants, qui plus est en études d’anglais, dans mon cercle de connaissances, a
joué sur ce pourcentage), et qu’elles ont annoncé à 62% regarder en version originale pour une
meilleure immersion (ici, on peut lier ce résultat à la haute proportion de CSP+ qui, en plus de leur
catégorie socioprofessionnelle, sont aussi bien souvent représentants d’une certaine forme d’élite
culturelle. Élite culturelle, donc, qui voudrait rester au plus près de la vision originale du réalisateur,
sans s’encombrer d’artifices). Ces pourcentages expliquent, je pense, pourquoi la population, ou du
moins une partie de la population, se détourne des films doublés. Cependant, un autre chiffre très
parlant ressort aussi : 52% des sondés regardent les films en version originale, au lieu de leur langue
maternelle, pour pouvoir regarder les œuvres dès leur sortie. Nous avons vu l’an dernier, dans mon
Travail Encadré de Recherche (TER), que la majorité des films, depuis le début des années 2000,
l’explication d’une qualité de doublage jugée décevante, puisque si toutes les versions sortent en
même temps, alors les traducteurs ont moins de temps pour faire leur travail). Ce n’est donc pas au
cinéma que les personnes interrogées font référence avec cette réponse, mais bien aux séries. Cette
forme audiovisuelle a pris une telle importance ces dernières années qu’il paraît impensable, pour une
partie de la population, d’attendre l’arrivée d’une version française, souvent quelques semaines ou
mois plus tard, au risque de se faire « spoiler » (ou « divulgâcher ») un élément important de l’intrigue
par le public anglophone ou anglophile. Ici, donc, une nouvelle raison d’abandonner le doublage.
Notons tout de même que l’industrie réagit vite et a sorti, pour la dernière saison de la série à succès
Game of Thrones, en 2019, la version française en « H+24 » par rapport à la version originale, soit un
jour plus tard. Le monde des séries commence donc à se caler sur celui du cinéma. Espérons que le
pari soit réussi, que le public revienne vers la version doublée, et que la qualité du doublage ne pâtisse
pas encore plus de la situation, comme j’ai pu montrer qu’elle en avait souffert au cinéma avec
l’apparition des sorties mondiales simultanées, dans mon TER.
Même si le doublage n’est plus en situation de quasi-monopole, comme cela a été le cas pendant
presque un siècle, il reste malgré tout dominant. Ainsi, si mon sondage indiquait que seulement 5%
des personnes interrogées ne regardaient aucun film ou série en version originale, il démontrait aussi,
en creux, que 67% de mon échantillon regardait, malgré tout, encore des versions doublées. Si l’on
prend en compte, en plus, que cet échantillon contenait une forte proportion d’étudiants intéressés
par les langues, et de personnes provenant d’élites culturelles en général enclines à la « pureté
artistique » des versions originales, l’on se dit alors que si on adaptait ces résultats à un échantillon
représentatif de notre société, le visionnage de versions doublées serait d’autant plus important. Le
doublage, d’un point de vue de marché, se porte donc bien, même s’il a perdu quelques pourcents en
faveur du visionnage en version originale (sous-titrée ou non). Ce n’est cependant pas une raison pour
disperser d’un revers de la main les critiques énoncées à l’encontre de la qualité de la traduction ni, et
c’est sans doute là le plus important, les revendications des corps de métier impliqués dans le doublage
pouvoir mieux accomplir leur mission de passeur, rejoignant ainsi la lutte menée, il y a quelques
dizaines d’années, par les traducteurs littéraires.
Les doubleurs ne sont pas les seuls, cependant, à être aux prises avec ce besoin d’une plus grande
reconnaissance. Les versions originales que regarde le public français, et desquelles nous avons parlé
en les opposant, jusqu’ici, aux versions doublées ne sont en fait que très rarement de « vraies »
versions originales. L’immense majorité du temps, elles sont sous-titrées en français. À ce titre, ces
versions originales sous-titrées servent le même but que le doublage, et ses acteurs ont les mêmes
revendications que ceux du doublage. Intéressons-nous maintenant, plus avant, au sous-titrage.
• Le sous-titrage
Si l’on veut être très précis, la discipline du sous-titrage est antérieure à l’arrivée du cinéma parlant.
En effet, quelques films muets utilisaient ce procédé pour remplacer les intertitres classiques indiquant
une prise de parole ; ainsi, l’action n’était pas coupée par les cartons. The Ring, en 1927, d’Alfred
Hitchcock faisait partie de ces films, à titre d’exemple12. C’est bel et bien, cependant, avec le cinéma
parlant, à partir de 1929, que le sous-titrage devient très utilisé. Ses avantages sont nombreux : le
procédé est moins coûteux qu’un doublage, sans même parler des versions multiples (si les versions
multiples demandaient l’équivalent de 80% du prix du film pour être réalisées en plus, les doublages
n’en demandaient que 15% ; le sous-titrage, lui en demande encore moins), ce qui permet de le
destiner à la majorité des pays européens qui ne représentent pas des communautés linguistiques
assez importantes pour pouvoir assumer les coûts d’un doublage ou d’une version multiple (l’on pense
par exemple aux pays scandinaves, ou à la Grèce). En fait, à l’exception de la France, de l’Italie, de
l’Espagne, et de l’Allemagne, tous les pays du continent européen ont recours au sous-titrage
(Garncarz, 2013). Un autre avantage de la discipline est qu’elle demande beaucoup moins d’adaptation
12 Cornu, J. F. (2018). Histoire de la traduction des films. Récupéré le 3 août, 2019, de http://interne.ciclic.fr/misterfrise/frises/st-pe.html. Onglet « Les balbutiements du doublage et sous-titrage »
pour le public que le doublage. Avec le doublage, le spectateur doit faire fi de l’unité de l’acteur,
puisqu’il n’entend pas sa « vraie » voix, et doit feindre de ne pas être affecté par la façon dont les
paroles qui sortent des haut-parleurs ne sont pas parfaitement synchronisées avec les mouvements
de bouche de la personne à l’écran. Pour le sous-titrage, tout ce qu’il y a à apprendre est la lecture
simultanée au déroulé d’une scène. Cela sous-entend que le public sait lire, ce qui était très
majoritairement le cas en Europe de l’ouest, et en Europe du nord ; cela l’était un peu moins au sud et
à l’est, mais l’analphabétisme ne touchait déjà plus qu’une minorité de personnes à cette époque. De
plus, les premiers sous-titres des années 1929 et 1930 ne traduisaient en fait pas toutes les répliques,
loin de là. Cela avait au moins comme point positif de permettre aux personnes peu entraînées à la
lecture de suivre l’intrigue sans aucun souci. Anne-Lise Weidmann prend d’ailleurs dans son article
(Weidmann, 2014) un exemple plus récent de trente ans où, encore à ce moment-là, on retrouve un
film dont le sous-titrage n’indiquait que les dialogues ayant trait à l’intrigue principale, en occultant
tout le reste. Il est au demeurant fort dommageable que ce film se soit avéré être La mort aux trousses
d’Alfred Hitchcock (version française de North by Northwest, 1959), un film rempli de dialogues et de
pointes d’humour. Tous ces éléments « subsidiaires » ont donc disparu au moment du passage au
français. Cela nous permet de rebondir encore sur la question touchant à la latitude dont dispose le
traducteur pour adapter l’œuvre, et la rendre au public, évoquée plus haut. Un traducteur n’a-t-il pas
le devoir de faire passer l’œuvre vers une autre culture sans la dénaturer et, décider arbitrairement de
ne pas traduire certains passages, n’est-ce pas dénaturer ? Nous reviendrons plus en détail sur ces
considérations dans la deuxième partie de ce mémoire.
Un autre très grand avantage d’un film sous-titré est qu’il peut être traduit une nouvelle fois de façon
beaucoup plus aisée. La mort aux trousses, par exemple, a reçu un nouveau sous-titrage par la suite,
qui rendait bien mieux compte de sa profondeur et de son humour. En fait, aujourd’hui, il n’est pas
rare, voire même tout à fait commun, qu’un film soit sous-titré plusieurs fois, en fonction du besoin.
Si le coût élevé d’un doublage (détection, écriture de l’adaptation, enregistrement des voix, mixage, etc.) fait qu’une seule version doublée circule généralement pendant plusieurs décennies pour un film donné, les versions sous-titrées sont beaucoup moins durables. Au fil de son exploitation, il est probable qu’un film connaîtra plusieurs sous-titrages : sous-titres faits avec les moyens du bord pour une présentation en festival, sous-titrage professionnel commandé par l’entreprise qui distribue ensuite le film en salles, sous-titrage à bas coût pour une édition DVD (voire « dubtitling »), nouveau sous-titrage commandé par une chaîne de télévision, ressortie du film en copie restaurée avec un sous-titrage revu et corrigé, sixième sous-titrage pour une exploitation en VoD, etc.
Ici encore, l’on voit que l’argent est le nerf de la guerre, que c’est lui qui empêche une version doublée
de l’être à nouveau, qu’importe sa qualité, et qui autorise les sous-titrages à s’enchaîner, allant même
jusqu’à donner une vie plus qu’éphémère à certains. Ajoutons tout de même à la réflexion d’Anne-Lise
Weidmann qu’il est beaucoup plus facile de rassembler à nouveau l’équipe de sous-titrage d’un film
(ou d’en monter une nouvelle de toute pièce) pour une nouvelle traduction que de faire la même chose
avec une équipe de doublage. Sans plus parler des coûts représentés par telle entreprise, le volet
logistique est tout aussi impressionnant : réussir une deuxième fois à rassembler les comédiens de
doublage, en espérant qu’ils soient toujours dans le métier, et que rien de fâcheux ne leur soit arrivé
entre temps… Selon combien de temps s’est écoulé entre le premier doublage et le deuxième, cela
relève de la gageure. Pour autant, il paraît peu conseillé de « changer » de voix pour une deuxième
version de peur de voir son public s’élever contre la décision. Les voix doublées, une fois qu’elles sont
instituées, font partie intégrante du film pour le public cible : lui enlever les voix qu’il connaît, c’est, en
quelque sorte, trahir le souvenir qu’il a du film. Ainsi, dans Star Wars Épisode IV : Un nouvel espoir, la
décision d’ajouter au film, pour une édition DVD, une scène supplémentaire où le personnage de Han
Solo était doublé par un autre acteur (le doubleur original n’était alors plus en activité) avait été très
Le sous-titrage passant par l’image et non par le son, les équipes se chargeant de tels travaux sont en
général bien plus réduites que celles s’attelant aux doublages. Nul besoin, ici, d’ingénieur du son, de
techniciens de mixage, de comédiens de doublage, ni non plus de louer un studio pour enregistrer les
voix. Le sous-titrage demande seulement, à ses débuts, un traducteur, un repéreur, et un opérateur
de machines à graver les sous-titres13. Le rôle de ce dernier était, en fin de processus de traduction,
d’insérer les sous-titres sur les pellicules du film. Le processus s’est radicalement transformé au fil des
années. Alors que, dans un premier temps, il était simplement question de poser un film transparent
sur lequel était inscrit les sous-titres sur la pellicule, dès l’après-guerre, on commence à utiliser la
chimie et à brûler directement l’émulsion de l’image sur la pellicule pour y intégrer les sous-titres. Cela
procure une meilleure lisibilité des caractères au public, la première technologie demeurant assez
difficile à déchiffrer. Bien plus tard, dans les années quatre-vingt, avec l’arrivée de l’informatique dans
le processus de post-production, on remplace la brûlure chimique par une brûlure au laser, encore plus
précise, et donc plus lisible. Enfin, avec les années 2010 et le numérique, on oublie toute modification
physique du support de base. Les sous-titres sont ajoutés grâce à l’informatique, sans brûler la pellicule
qui a de toute façon été remplacée par un ensemble de données informatiques. L’on ne parle plus,
alors, de gravure mais d’incrustation.
L’équipe de sous-titrage comporte également un repéreur et, même si cette position existe aussi dans
une équipe de doublage, le travail n’est en fait pas exactement le même. Alors que le
repéreur-doublage doit déceler et noter les mouvements de bouche des acteurs pour permettre au traducteur
de trouver des mots utilisant peu ou prou ces mêmes mouvements, le repéreur-sous-titrage doit, lui,
avant tout noter la durée d’un plan, et qui y parle. En effet, une règle du sous-titrage indique qu’en
général, une ou deux lignes de sous-titrage doivent correspondre à un plan, et que le sous-titre doit
changer avec le plan. Ceci, pour éviter au spectateur de lire une deuxième fois, par mégarde, un
sous-titre qui n’aurait pas changé en même temps que le plan. Dans la pratique, cela veut aussi dire que le
13 Tous les éléments touchant à la technique, ici, sont tirés de : Cornu, J. F. (2014). Le doublage et le sous-titrage : histoire et esthétique. Rennes : Presses universitaires de Rennes.
traducteur, grâce aux indications du repéreur, devra adapter la taille de son texte traduit à la longueur
du plan. Il serait en effet compliqué pour le spectateur de lire deux pleines lignes de texte sur un plan
d’une demie seconde. Il nous semble maintenant évident de mettre en œuvre un système ou le
repéreur entame le travail, qu’il fait passer au traducteur, que celui-ci fera passer, après une simulation
(afin de s’assurer que les choix de traduction faits fonctionnent bien), à l’opérateur de machine à
graver les sous-titres, mais pourtant, avant 1957, le repéreur ne passait qu’après le traducteur. Son
travail, alors, consistait à décider si le travail de traduction nécessitait des retouches pour les adapter
aux différents plans. Comme l’on peut l’imaginer, cela induisait un laborieux système de navettes entre
les deux pôles, et de nombreuses retouches, corrections, et négociations. Ce n’est donc qu’en 1957
que ces équipes obtinrent de procéder au repérage avant d’entamer la traduction, afin d’éviter tous
ces désagréments, mais en gardant tout de même une simulation, à la fin, pour s’assurer tous
ensemble de la qualité du processus. Aujourd’hui, pour encore plus tirer les coûts vers le bas, il n’est
pas rare que les producteurs ou les distributeurs demandent aux traducteurs d’assurer aussi le travail
de repérage. Un exemple de cette pratique a été donné dans un article du site d’information Slate.fr,
qui donne la parole à une traductrice relatant son expérience avec l’entreprise américaine Netflix14.
Cette nouvelle façon de faire peut sembler inquiétante dans la mesure où l’on en demande encore
plus à des traducteurs, dans des délais encore plus courts, et où on leur demande de s’adonner à une
tâche qui était jusqu’alors dévolue à d’autres personnes dont c’était le métier, et qui étaient donc bien
plus performantes que les adaptateurs en ce domaine (Bréan, Weidmann & Cornu, 2014). Il paraît
évident, maintenant, que l’audiovisuel n’évolue qu’en diminuant les coûts, au fur et à mesure, mais,
lorsque l’on commence à exclure de facto les personnes compétentes pour les remplacer par des gens
dont la spécialisation réside ailleurs, n’est-ce pas dommageable à la qualité finale de la traduction ?
14 Viennot, B. (2018, 13 novembre). Le sous-titrage n'est pas un boulot à prendre à la légère (coucou Netflix!). Récupéré le 5 août, 2019, de http://www.slate.fr/story/169668/netflix-sous-titrage-traduction-recrutement-remuneration
Ces questions méritent d’être posées sérieusement car le sous-titrage a réussi à s’immiscer en France,
pays originellement acquis aux versions multiples, puis au doublage. Même si, comme nous l’avons vu,
le sous-titrage s’est d’abord exporté vers les petits marchés linguistiques qui ne pouvaient soutenir les
coûts d’une industrie du doublage, cette même raison économique a aussi intéressé des producteurs
et distributeurs en Europe occidentale pour diffuser des films qui, potentiellement, ne toucheraient
pas un grand public, et qui ne seraient donc pas rentables en cas de doublage. Je parle bien
évidemment du cinéma d’art et d’essais, et des films indépendants qu’il diffuse. Ce type de cinéma,
aux antipodes de la production hollywoodienne (moyens contenus, vision artistique primant sur la
réception du public, thèmes clivants) voit même dans le sous-titrage un deuxième intérêt, outre
l’économique : la préservation de la vision du réalisateur. Puisque ces films sont censés être
l’expression la plus pure d’un réalisateur, aucunement perturbé par des considérations d’audience ou
de marché (ce qui sera critiqué, à la fin des années 1990 par Noël Burch, professeur des universités, et
critique de cinéma, cité dans le journal Libération15), le sous-titrage fait sens, pour les œuvres
étrangères, puisqu’il permet de ne pas changer la bande-son, et de présenter au public les voix réelles
des acteurs, avec leurs intonations propres, et leurs dialogues. Si l’on voulait être quelque peu
caustique, nous pourrions tout de même interroger le bien-fondé de cet argumentaire lorsqu’il touche
à un style cinématographique qui met en avant le réalisateur et la beauté de ses plans, aux dépens du
scénariste, ou de l’équipe technique. Dans ce cas, n’est-il pas, à l’inverse, contre-productif de « casser »
la pureté des plans par l’affichage de rangées de caractères blancs plutôt que de les laisser intacts,
mais doublés, ce qui ne changerait rien à ladite pureté ?
Malgré cette approche que certains pourraient trouver paradoxale, il n’empêche que le sous-titrage
s’est établi comme la façon de faire passer ces films d’art et d’essais étrangers au public français.
Public, au vu des thématiques abordées, très souvent de classes sociales supérieures ou, au moins,
avec un goût prononcé pour l’art (Cornu, 2016). De ce point naît un certain clivage, repris en chœur
15 Waintrop, E. (1998, 5 août). Balade cinephilique : «Contre l'auteurisme».. Récupéré le 8 août, 2019, de https://www.liberation.fr/cahier-special/1998/08/05/balade-cinephilique-contre-l-auteurisme_244974
partout dans la société, du particulier au media. Le sous-titrage, noble et pur, serait réservé à un public
cinéphile averti et avide d’expériences cinématographiques d’auteurs, alors que le grand public
s’adonnerait avec joie aux versions doublées dénaturées. De la même façon, ce grand public ne serait
intéressé que par des blockbusters hollywoodiens dépourvus d’une quelconque forme d’art, alors que
les élites se gargariseraient en expliquant que le seul « bon » cinéma est le cinéma d’auteur. Ces
préjugés ont la peau dure mais, comme nous l’avons vu grâce au sondage que j’ai réalisé, le panel
regarde énormément de versions sous-titrées (même sans avoir abandonné le doublage). Si l’on ne
prend que les « jeunes » (jusqu’à trente-cinq ans), on se rend même compte que presque un tiers
d’entre eux ne regarde plus aucune version doublée, au profit de versions sous-titrées, et que
seulement six d’entre eux (sur deux-cent-quatre-vingt-cinq personnes dans cette catégorie) ne
regardent pas du tout de version sous-titrée. Plus intéressant encore : si, chez ces jeunes, l’on enlève
de l’équation toutes les classes sociales, économiques, et culturelles, supérieures, ainsi que les
étudiants (qui seraient, selon le stéréotype, plus encline à regarder des films en version sous-titrée),
l’on se retrouve avec quatre-vingt-sept personnes. Sur ces personnes, seulement deux d’entre elles ne
regardent aucun film sous-titré, soit 2.3%. À l’opposé, 34.5% de ces gens regardent uniquement des
versions sous-titrées. Je rappelle, à nouveau, que ce sondage ne saurait être proprement représentatif
de la population française mais, même avec ses biais, ses enseignements sont édifiants. L’on comprend
alors que plus qu’indépendamment de toute classe sociale, le sous-titrage revient à la mode chez les
populations jeunes.
Cela ne veut pas dire pour autant que l’intégralité de la jeunesse française visionne désormais les
œuvres de Herzog en version sous-titrée, cependant. Si les sous-titres reviennent à la mode, ce n’est
pas tant grâce au cinéma, où telle pratique est toujours cantonnée à une forme d’élite, mais avec les
séries, rendues bien plus accessibles grâce à l’arrivée de l’internet à haut-débit dans les années 2000.
Alors que le public était auparavant dépendant de la télévision pour regarder ses séries, et ne pouvait
donc faire autrement que d’attendre les versions doublées arrivant en France une ou plusieurs années