• Aucun résultat trouvé

Coexistence des référentiels étatique et inuit dans l'aménagement nordique : une double-ordonnance en constant renouvellement

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Coexistence des référentiels étatique et inuit dans l'aménagement nordique : une double-ordonnance en constant renouvellement"

Copied!
76
0
0

Texte intégral

(1)

Coexistence des référentiels étatique et inuit dans l’aménagement 

nordique : une double‐ordonnance en constant renouvellement

Mémoire

Marie-Pier Chartrand Breton

Maîtrise en aménagement et développement régional

Maître en aménagement du territoire et développement régional (M. ATDR.)

Québec, Canada

(2)

Coexistence des référentiels étatique et inuit dans l’aménagement 

nordique : une double‐ordonnance en constant renouvellement

Mémoire

Marie-Pier Chartrand Breton

Sous la direction de :

Geneviève Cloutier, directrice de recherche

Owen E. Waygood, codirecteur de recherche

(3)

Résumé

Depuis les débuts de la sédentarisation des communautés inuit du Québec, au cœur du 20e siècle, une pluralité et une diversité d’acteurs sont intervenus en matière d’aménagement et d’habitation. Au fil du temps, la coexistence des référentiels étatique et inuit a généré des singularités spatiales et organisationnelles sur le territoire. Ce mémoire expose, selon trois périodes clés, le dialogue entre les deux référentiels qui fait montre du rapport mouvant entre l’État et les Inuit. Le partage des responsabilités en matière de planification, relatif à ces trois périodes distinctes, amène une réflexion quant à l’intégration de la culture inuit dans les plus récents aménagements territoriaux. La planification urbaine, la morphogenèse et les pratiques citoyennes explorées dans la municipalité de Kuujjuaq sont les outils utilisés pour révéler le dialogue entre le cadre institutionnel et les pratiques locales. L’étude amène à constater que le décalage entre les référentiels évolue vers une forme de compromis attenant à la prise en charge locale incomplète.

(4)

Abstract

Since the beginning of the settlement of Inuit communities in Quebec in mid-20th century, many diverse stakeholders have intervened in planning and housing. Over time, the coexistence of governmental and inuit references frameworks have generated spatial and organizational particularities. This master thesis, organized into three key periods, presents the dialogue between these two frames of reference, which shows the shifting relationship between the state and Inuit. The division of responsibilities in terms of planning for these three distinct periods leads to a reflection on the integration of inuit culture in more recent territorial developments. Urban planning, morphogenesis and civic practices explored in the municipality of Kuujjuaq are used to grasp this dialogue between the institution and local practices. The evolution of the gap between frames of reference in the form of compromise due to the incomplete current local undertakings is recognized.

(5)

Table des matières

Résumé ... iii

Abstract ... iv

Table des matières ... v

Liste des figures ... vi

Liste des tableaux ... vii

Remerciements ... viii

Avant-Propos ... x

1. Introduction ... 1

1.1 Ordre, rationalité et aménagement... 4

1.2 Pratiques citoyennes et ordonnancement ... 6

1.3 Double-ordonnance dans l’organisation du territoire nordique ... 9

2. Un décalage persistant ... 16

3. Méthodologie ... 19

3.1 Étude préparatoire... 19

3.2 Étude in situ ... 20

4. Article scientifique : Cadre institutionnel et pratiques locales de l’aménagement en territoire nordique : un dialogue en trois temps illustré par le cas de Kuujjuaq. ... 23

4.1 Les trois périodes du dialogue entre les deux référentiels (étatique et inuit) ... 27

4.2 Aménagement municipal et pratiques citoyennes à Kuujjuaq... 33

5. Conclusion générale ... 52

Bibliographie ... 56

Annexe_A : Grille d’entretien semi-directif ... 62

(6)

Liste des figures

Figure 1 : Les 14 municipalités du Nunavik... 2

Figure 2 : Schéma de la mobilité expérientielle et perceptive inuit ... 10

Figure 3 : Kuujjuaq : voies de transport traditionnelles et actuelles ... 11

Figure 4 : Double-ordonnance à Fort-Chimo (1962) ... 13

Figure 5 : Évolution de l’utilisation du territoire ... 14

Figure 6 : Ajouts et libertés dans la municipalité de Kuujjuaq ... 17

Figure 7 : Limites municipales de Kuujjuaq ... 21

Figure 8 : Morphogenèse relative aux trois périodes du dialogue entre les référentiels étatique et inuit ... 35

(7)

Liste des tableaux

Tableau 1 : Intervenants de l'aménagement rencontrés ... 22

Note générale:

1- Conformément aux propos recueillis, les termes village et municipalité ont la même signification dans ce texte.

(8)

Remerciements

Il n’aurait pas été plus motivant de travailler sur ce projet de recherche sans l’appui de ma directrice, Geneviève Cloutier. Je lui adresse mes plus sincères remerciements pour m’avoir inculqué le plaisir de la recherche et pour m’avoir partagé aussi généreusement ses connaissances et ses réflexions. Je suis sortie grandie de chacune de nos rencontres de travail, sa confiance et ses encouragements m’ont fait évoluer dans ce parcours chargé d’inconnu. Je la remercie de s’être lancée sans hésitation dans ce projet et je lui suis reconnaissante de m’avoir aider à le mener à bien.

Je remercie Owen Waygood et Geneviève Vachon pour leurs judicieux commentaires en tant que co-directeur et membre du comité d’évaluation de projet. Mes remerciements s’adressent également à mon professeur Michel Allard qui m’a partagé son expérience de terrain et son regard pratique. Merci à ma collègue Catherine Claveau-Fortin avec qui j’ai discuté inlassablement du nord. Je remercie mes nombreux collègues du Comité expert en habitation nordique d’avoir fait valoir les diverses réalités qui forment le nord du Québec. Enfin, un grand merci à tous les intervenants de l’aménagement nordique avec qui je me suis entretenue, qui m’ont reçue en collègue, qui ont répondu sans retenue à mes questions et qui me permettent de croire au bon développement de l’aménagement municipal nordique.

(9)

À Mat, pour ta confiance, ton appui et ton discernement. À Jules, sois-tu toujours fier de tes accomplissements.

(10)

Avant-Propos

Ce mémoire est le produit d’une initiative personnelle, d’un désir de connaître comment la culture peut influencer le développement territorial afin de mieux représenter l’identité des communautés qui y habitent. Après de nombreuses incursions dans divers pays, force est de constater la causalité de l’évolution des sociétés et de l’aménagement du territoire au fil du temps et des décideurs politiques. C’est ainsi que, dans l’effervescence du développement nordique québécois, j’ai été curieuse d’apprendre de quelles manières les processus de planification municipale nordique pouvaient différer de ceux du Québec méridional afin de refléter l’identité inuit. Dans ces lieux culturellement forts, où se juxtaposent les traditions et la modernité, la lecture postulant une coexistence persistante des référentiels étatique et inuit, formulée avant moi par Duhaime et Chabot, m’a permis de saisir les défis particuliers que doivent surmonter les intervenants de l’aménagement municipal pour en assurer la pérennité.

Les pages qui suivent exposent ainsi une analyse du dialogue entre le cadre institutionnel et les pratiques locales de l’aménagement. Le mémoire comprend cinq sections, dont un article scientifique. L’introduction générale présente d’abord la revue de la littérature et le cadre théorique. La seconde section du mémoire aborde la problématique que j’ai choisi de traiter. La troisième section présente brièvement la méthodologie de recherche, qui est plus largement développée dans la quatrième section du mémoire. Cette quatrième section intègre l’article scientifique sous sa forme originale, telle que soumise aux codirecteurs du numéro thématique de la revue Recherches Amérindiennes au Québec portant sur l’habitation amérindienne. L’article a été accepté en décembre 2016 et il est actuellement en révision linguistique. Enfin, la conclusion relate les principaux constats de la recherche.

À travers la réalisation de ce mémoire, j’ai eu à formuler la problématique – le dialogue entre les référentiels étatique et inuit dans l’aménagement nordique – et la mettre en perspective par rapport aux connaissances concernant l’aménagement dans cette région du nord du Québec. J’ai ensuite procédé au choix de la municipalité qui allait servir de terrain

(11)

pour analyser le dialogue entre les référents de l’aménagement. J’ai réalisé les analyses documentaires et urbanistiques à Québec et j’ai mené des entretiens et des relevés in situ en me rendant à Kuujjuaq à l’été 2015. Suite à l’analyse des données, j’ai réalisé des cartes et des schémas, et puis j’ai rédigé l’article à soumettre au numéro spécial de la revue Recherches Amérindiennes au Québec. Cet article a été rédigé avec la collaboration de Geneviève Cloutier, directrice de recherche.

(12)

1. Introduction

Les motivations fondamentales associées aux processus de planification territoriale sont généralement: le développement, la réduction des disparités régionales et la reconversion des espaces (Merlin et Choay, 1988). L’aménagement diffère toutefois d’un pays à l’autre, d’une ville à l’autre, d’une municipalité à l’autre. La pérennité de l’aménagement dépend de son adéquation avec les divers besoins des populations desservies et pour cette raison, il importe que les décideurs de l’aménagement identifient et traduisent les besoins particuliers des citoyens, pour que la planification de l’aménagement et la façon de le vivre se concilient. Paradoxalement, les approches de planification contextualisées répondent le plus souvent à des intérêts économiques et d’efficacité où l’identité et la culture sont fréquemment ignorées (Wilson, 2015). Les aménagements diversifiés qui dessinent l’étendue du territoire québécois tendent tout de même à démontrer l’influence de ces variables (identité et culture) dans la planification de l’aménagement.

L’aménagement nordique est le reflet d’intentions typiques, qu’une étude longitudinale permet de révéler. Il est le produit d’une évolution administrative et organisationnelle unique qui met à contribution l’ensemble des différents paliers politiques fédéraux, provinciaux, régionaux et locaux. Nombreux sont les acteurs qui sont intervenus en matière d’aménagement dans la région nommée NouveQuébec en 1912. Le territoire situé au-delà du 55e parallèle1 et ses communautés ont, en effet, connu de multiples transferts de responsabilités politiques.

En 1912, le territoire nordique est de juridiction provinciale alors que les Inuit sont sous la responsabilité du gouvernement fédéral. Ce n’est qu’en 1964, avec un transfert des responsabilités signé entre le Canada et le Québec, que la tutelle des Inuit est transférée au gouvernement provincial. Une décennie plus tard, avec la signature de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois (CBJNQ) de 1975, le Nouveau-Québec devient le

1 Ce mémoire s’intéresse plus précisément au territoire associé aux Inuit (territoire Kativik), qui couvre tout le

(13)

Nunavik tel qu’on le connaît aujourd’hui, composé de 14 municipalités (FIGURE_1). La gestion de son territoire implique maintenant des organismes régionaux et locaux spécialement créés pour répondre aux besoins de la population. Tous ces remaniements organisationnels ne sont pas sans effets sur les développements territoriaux connus par cette grande région depuis les débuts de la sédentarisation des Inuit, vers 1950, jusqu’à aujourd’hui.

Figure 1 : Les 14 municipalités du Nunavik

Infographie : MPBreton

L’ensemble des 14 municipalités du Nunavik compte plus de 12 000 citoyens, dont la grande majorité (90%) est inuit. Aucun lien terrestre ne relie les communautés entre elles, ni avec le Québec méridional.

Depuis l’officialisation des municipalités dans la région, leur rapide expansion constitue un défi pour les acteurs de l’aménagement relevant des divers paliers politiques. Au cours des dernières décennies, la région a enregistré une importante croissance démographique : la

(14)

région comptait 798 habitants en 1961 et en comptait 15 fois plus en 2011, soit 12 090 habitants. Combinée à l’isolement, à l’éloignement et à l’inaccessibilité terrestre rendant impossible la construction d’infrastructures en dehors des mois d’été ainsi qu’aux coûts imputables à ces facteurs, cette croissance de la population a entraîné une pénurie de logement récurrente, qui désole la région. Le déficit en logements s’élevait à 899 en 2013, selon l’Office municipal d’habitation Kativik, alors que la quasi-totalité de la population (97%) est hébergée dans les quelque 2 600 habitations sociales. Les changements climatiques, qui affectent le pergélisol, qui réduisent la quantité de terrains constructibles et qui exigent des techniques de construction particulières, contraignent aussi les aménagistes. L’ensemble de ces facteurs contribue à la dépendance économique du Nunavik à l’État et restreint son autonomie de gestion territoriale.

Ce travail prend appui sur l’idée que la coexistence de l’État et des Inuit, qui persiste au fil du temps sur le territoire nordique, permet de comprendre l’aménagement, d’un point de vue analytique, et permet de le faire évoluer, d’un point de vue plus pratique. Ainsi, la municipalité de Kuujjuaq, plaque tournante du Nunavik et hôte de nombreuses instances administratives étatiques et inuit, a été choisie comme site d’étude. Compte tenu de son importance symbolique, de son contexte socio-démographique et de son évolution dans le temps, Kuujjuaq était susceptible de favoriser l’identification de plusieurs indicateurs de ces deux référentiels (étatique et inuit), facilitant l’étude du dialogue entre le cadre institutionnel et les pratiques de l’aménagement.

Dans les prochains paragraphes, un survol des préoccupations de l’aménagement s’appuyant sur l’ordre et la rationalité amène à élaborer sur l’évolution de l’aménagement nordique (régional et municipal) et les pratiques citoyennes. Réalisées en marge des interventions étatiques, les pratiques permettent de constater que d’autres facteurs, individuels ou collectifs, divergent de la planification territoriale et caractérisent l’espace (Immarigeon, 2012; Lynch, 1960; Norman, 2010). Dans le contexte nordique impliquant diverses rationalités, le décalage entre le cadre institutionnel et les pratiques locales est étudié sous le thème de la double-ordonnance, mettant en perspective le partage inégal des pouvoirs entre les différents acteurs politiques ayant marqué le territoire au fil du temps.

(15)

Soulevée par Gérard Duhaime au temps des interventions fédérales et revue par Marcelle Chabot à l’époque d’une représentation étatique provinciale accrue, la double-ordonnance nous semble persister aujourd’hui, à un moment où la reprise en charge locale est manifeste. Il est intéressant de constater que le décalage est aujourd’hui contrebalancé, dans une certaine mesure, par des compromis de coexistence entre intervenants-élus et citoyens.

1.1 Ordre, rationalité et aménagement

Parce qu’elle vise la cohésion entre les activités et les individus, la vision prospectée de l’aménagement contribue à l’évolution des sociétés. De fait, de la ville médiévale à l’utopie socialiste dont Fourrier et Godin ont été les mentors, en passant par la révolution industrielle et son capitalisme, « il n’existe aucune société qui n’ait, à des degrés divers, défini, exploité et aménagé son territoire » (Dubreuil et Tarrab, 1976). Cela dit, l’ordre planifié, associé à un projet plus global et consigné à travers des plans, n’est réellement né qu’avec Cerdà au cœur du 19e siècle.

Précurseure de la mise en forme rationnelle atteinte par l’étude des sociétés (comportementale, etc.), la pensée cerdienne amena le concept de la ville égalitaire et ses premiers jalons technocratiques (Coudroy De Lille, 2010). Cerdà a posé les bases (techniques, administratives, juridiques, politiques et économiques) de l’urbanisation. Soucieuse de l’ordre social, sa réflexion sur la ville et la société aura amené la planification de la ville, concept nouveau pour les agglomérations qui avaient jusqu’alors été construites de façon réactive. Dans son sillage et s’appuyant sur les préoccupations sociétales du mouvement et du repos, la discipline urbanistique est née de l’articulation entre les espaces circulatoires (mobilité) et résidentiels (habitation) (Devisme et al., 2007). Ces premières idées urbanistiques, s’appuyant sur des connaissances scientifiques et misant sur une disposition rationnelle des équipements, se radicaliseront près d’un siècle plus tard avec le courant de l’urbanisme fonctionnaliste.

(16)

sédentarisation des Inuit (vers 1950), c’est dans un souci de modernité et selon une rationalité fonctionnaliste préconisant l’ordre spatial et social que les villages nordiques ont pris forme (Dawson, 2006). L’aménagement est alors devenu un outil de gestion s’appuyant sur des principes décisifs et valorisant les procédures. Dans un esprit utilitaire, d’ordre et de rigueur, la rationalité venant « du haut » n’a pas laissé beaucoup de place à l’émotion ou au jugement personnel. Dans ce contexte, le territoire du Nunavik a été ordonné selon des grandes lignes directrices (économie, modernité) et une rationalité étatique pragmatique bien différente de celle que partageait la population locale. Car si l’aménagement permet de disposer avec ordre, on peut supposer que les différentes rationalités qui le composent traduisent la cohabitation de plus d’une ordonnance : « le contexte social étant trop complexe pour qu’une seule rationalité de contenu puisse en saisir l’ampleur » (Cloutier, 2009, p. 23).

L’aménagement du territoire québécois nordique au courant de la première moitié du 20ème siècle ne fait donc pas exception au contexte plus large marquant les théories et les pratiques de planification urbaine. Les interventions diverses ayant marqué le territoire nordique québécois viendront éclairer, quelques années plus tard, les préoccupations identitaires des Inuit : fossé intergénérationnel, transmission des connaissances en perte de vitesse, etc. Ces décalages trouveront écho dans les nombreuses critiques des experts à l’égard de l’ordre fonctionnaliste (Seyler et Choay, 1967) puisqu’à ce que plusieurs considèrent comme un urbanisme normatif, on reproche d’être abstrait et décontextualisé, en décalage avec le contexte d’implantation. Ces critiques contribueront à l’émancipation de la participation sociale dans les processus d’aménagement dès les années 1980, appuyée par la notion de projet urbain de Christian De Villers. En tant que démarche réflexive et intégrée, le projet urbain est interdisciplinaire (décideurs, aménagistes et population) et innove par le passage de la ville planifiée à la ville négociée.

L’individualisme et la diversification, caractéristiques importantes des sociétés occidentales contemporaines, se taillent maintenant une place dans les processus interdisciplinaires de l’aménagement. Cela suggère, pour l’aménagement notamment, de continuels allers-retours et re-questionnements plutôt qu’une définition unique du projet et une linéarité de la

(17)

démarche telles que valorisées par le courant fonctionnaliste. Les rationalités diverses sont peu à peu intégrées dans les processus d’aménagement plus inclusifs, tant par la participation du citoyen, que par la considération de ses pratiques urbaines.

1.2 Pratiques citoyennes et ordonnancement

L’aménagement nordique québécois, comme partout ailleurs, affronte des défis d’urbanisation croissante, de mondialisation des échanges, de globalisation économique. Malgré des ambitions égalitaires et dynamiques impliquant les différentes rationalités, les processus d’aménagements contemporains sont encore trop souvent traités à travers un fonctionnalisme qui promeut des consultations sélectives et étroites. Se dessine alors un décalage entre les moyens fonctionnalistes et les désirs de flexibilité; entre la pensée formelle et la raison pratique (Picavet, 1996).

Ainsi perdurent des pratiques citoyennes qui divergent du cadre planifié non-représentatif. Les citoyens ayant tendance à ajuster leurs espaces de vie selon leurs besoins, indépendamment de la planification. Ces ajustements réalisés par les citoyens se présentent alors comme des indicateurs permettant de saisir l’appropriation que font les individus de leur territoire.

En effet, l’analyse des pratiques citoyennes permet de décrire des habitudes individuelles ou des tensions entre le cadre de l’aménagement et son vécu (Dawson, 2008). Certains parleront de savoir citoyen (Vachon, Rivard et Boulianne, 2015), de manifestations ou d’expressions spatiales (Dawson, 2008), d’autres de cognitions spatiales (Cauvin, 1999), d’expérience urbaine (Devisme, 2013), ou encore du vécu de la ville (Lynch, 1960). Dans tous les cas, les pratiques sont des raisons d’agir. Elles sont rationnelles et elles « supposent la conscience que la collectivité prend d’elle-même » (Dubreuil et Tarrab, 1976, p. 163). L’intérêt que partagent divers auteurs à décrire les récits de parcours ou encore les expériences de la ville (Breux et al., 2014; Cauvin, 1999; Tuan, 1974) prouve que les

(18)

pratiques citoyennes sont des sources d’informations traductibles et utiles à la planification de l’aménagement.

Human beings not only discern geometric patterns in nature and create abstract spaces in the mind, they also try to embody their feelings, images, and thoughts in tangible material. The result is sculptural and architectural space, and on a large scale, the planned city.

- (Tuan, 1977, p. 17)

Dans quelques occasions, les pratiques guident le développement de l’aménagement. Par exemple, en se servant d’appareils de géolocalisation, les aménagistes de la ville de Boston ont considéré les trajectoires des coureurs (Nathan, 2007) pour le réaménagement de la Charles River Esplanade. À Montréal, une application a été lancée par la ville (VÉLOMtl) et permet de synthétiser les déplacements des cyclistes et de planifier les parcours (Ville de Montréal, 2015). Avec les nouvelles technologies de l’information et de la communication, il est de plus en plus facile de faire participer les usagers de la ville à la solution de problèmes techniques notamment. Les pratiques citoyennes amènent à révéler des usages et appuient les choix d’aménagement.

Comme le démontrent ces projets urbains, de nombreuses pratiques se traduisent par des indicateurs tangibles, concrets et visibles à même le lieu (ex. : sentiers informels urbains, aménagement paysager). Les exemples abondent et les motivations sont multiples (efficacité/rapidité, lisibilité du lieu/perception, appropriation/distinction, etc.). Leur transposition en termes d’aménagement est assez simple.

D’autres pratiques ne marquent toutefois pas systématiquement le territoire (ex. : rassemblements quotidiens, habitudes de vie, etc.). De telles pratiques s’inscrivent dans le territoire tels des « géo-marqueurs » qui portent plutôt une histoire culturelle (Desbiens, 2008). Leur observation in situ est nécessaire puisque ces pratiques sont contextuelles : elles diffèrent d’une communauté à l’autre et d’un endroit à l’autre. L’interprétation de ces pratiques devient très importante pour que les aménagistes transposent bien les intérêts spécifiques et rendent l’espace significatif, afin que le « sensible » et le « sens » s’articulent

(19)

(Devisme, 2013). Associées aux valeurs intrinsèques de l’individu ou de la communauté, ces pratiques découlent d’une multitude de facteurs contextuels possibles (sociaux, géographiques, historiques, économiques, etc.).

Prenons par exemple les déplacements des jeunes écoliers selon leur contexte. Leur mobilité ne marque pas systématiquement le territoire et l’étude in situ de leurs déplacements est nécessaire. Une étude réalisée par Waygood et Kitamura démontre qu’au Japon (à Kyoto, Osaka, Kobe), les jeunes écoliers effectuent majoritairement leurs déplacements de façon indépendante et à pied (Waygood et Kitamura, 2009). Les auteurs expliquent ce constat par les valeurs culturelles japonaises. Dans un tout autre contexte, à Calgary (Canada), le mode de déplacement est plutôt relatif à l’âge et à l’autonomie que l’on juge plus importante en vieillissant (Hunt et Stefan, 2006). Les pratiques relatives à la mobilité des enfants sont contextuelles; elles sont intimement liées aux spécificités géo-culturelles. De telles pratiques s’observent sur place puisqu’elles ne marquent pas systématiquement le territoire.

Comprendre le vécu de l’aménagement par les pratiques citoyennes est donc un moyen efficace de répondre aux besoins de la société et d’adapter la planification. Étroitement liés à ces propos, Picavet suggère que c’est par l’observation de l’action qu’il faut chercher les intentions et les critères de choix (sociaux, techniques, économiques, etc.) (Picavet, 1996). La valorisation des activités individuelles peut contribuer à une meilleure représentativité de l’aménagement et à sa pérennité.

Cela dit, le nord du Québec subit présentement un « effet urbain » évoquant un processus en cours d’accomplissement qui tend vers une urbanité (Desbiens et Ruffin, 2009) dans lequel la valorisation des activités est encore trop peu utilisée. Si l’étude des concepts opératoires de l’aménagement nordique telles l’habitation (Dawson, 2008), la gouvernance (Chabot, 1995; Duhaime, 1985), la culture (Collignon, 2001) ou la spiritualité (Pelletier, 2012) expliquent l’importance de la reconnaissance des pratiques locales dans la planification théorique, ces études mettent aussi en évidence le manque de valorisation accordée aux activités citoyennes et font briller le décalage entre elles et la planification.

(20)

Pour mieux qualifier le décalage, les prochains paragraphes abordent le concept de double-ordonnance et son évolution relative à l’évolution organisationnelle de la région nordique. Les pratiques inuit sont étudiées et permettent de bien saisir les particularités culturelles générales. S’ensuit une analyse plus spécifique aux pratiques citoyennes dans la municipalité de Kuujjuaq.

1.3 Double-ordonnance dans l’organisation du territoire nordique

Dans son ouvrage « De l’igloo aux H.L.M. : les Inuit sédentaires et l'État-providence » (Duhaime, 1985), Gérard Duhaime observe des pratiques inuit divergentes par rapport à la planification étatique. Les interprétant comme des signes qu’un décalage existe entre la planification et le vécu de l’aménagement nordique, l’auteur se sert de ce décalage pour exposer le concept de double-ordonnance. La notion de double-ordonnance de Duhaime rejoint la théorie de Cerdà évoquant l’ordre dans l’aménagement. La double-ordonnance propose que deux ordres aient façonné l’aménagement des villages nordiques, faisant état d’un contraste entre les pratiques expérientielles inuit et la planification pragmatique étatique. Dès les débuts des interventions étatiques dans l’aménagement nordique, la double-ordonnance aurait marqué le territoire en distinguant les intérêts relatifs aux différentes cultures des acteurs de l’aménagement.

La notion de double-ordonnance évoquée par Duhaime semble particulièrement fertile pour saisir comment l’aménagement du territoire peut intégrer, ou non, différentes représentations et diverses aspirations. Elle a d’ailleurs été réinvestie par Marcelle Chabot dans son étude relative aux rôles des acteurs étatiques et inuit dans le projet de construction d’habitations sociales à Kuujjuaq en 1992 (Chabot, 1995). Dans le cadre de ce travail-ci, la double-ordonnance est un concept analytique qui permet l’articulation des référentiels étatique et inuit. C’est aussi un outil méthodologique utile au repérage des pratiques qui relèvent de l’ordonnance étatique et de l’ordonnance citoyenne. De plus, les différentes formes que cette notion de la double-ordonnance prend au fil du temps, entre 1950 et 2015,

(21)

nous informe sur les rapports de force qu’entretiennent l’État et les Inuit depuis les débuts de la sédentarisation. Elle éclaire, ce faisant, le dialogue entre le cadre institutionnel et les pratiques locales et l’actuelle intégration de l’identité inuit dans l’aménagement.

Variation de la double-ordonnance : de l’expérience à la planification

Avant la sédentarisation, le territoire nordique était vastement utilisé par les Inuit. Dans leur organisation de chasseurs-cueilleurs, ils le parcouraient en alternance saisonnière (Collignon, 1996). L’hiver, ils chassaient les animaux marins sur la banquise et l’été, ils chassaient les troupeaux de caribous sur les terres. Leurs déplacements constituaient des itinéraires relatifs à la nature (végétation, cours d’eau, etc.) et à la reconnaissance du terrain (relief, topographie). La mobilité sur le territoire était alors expérientielle et perceptive. Elle constituait des réseaux de lignes (déplacements) et de surfaces (zone de ressources) articulés par des points (pôles) (FIGURE_2). Du point de vue de l’habitation, pour le peuple nomade, il n’existait pas un lieu central, mais plutôt plusieurs pôles où s’établissaient des camps. L’unique ordonnance (inuit) qui régnait à cette époque a rudement été mise à l’épreuve au gré des interventions étatiques encourageant la sédentarisation, au cœur du 20e siècle.

Figure 2 : Schéma de la mobilité expérientielle et perceptive inuit

(22)

En temps nomade, la définition de la mobilité inuit référait à un système de lignes (déplacements), de surfaces (zones de ressources) et de points (pôles). Il n’y avait pas de lieu central, mais plutôt de nombreux pôles d’intérêts. Cette vaste utilisation du territoire expérientielle et propre à chaque individu s’est considérablement réduite au cœur du 20e siècle avec les interventions étatiques encourageant la

sédentarisation.

Les interventions étatiques n’ont pas tardé à modifier l’utilisation territoriale inuit. Amorcée avec l’établissement des postes de traite au tournant des années 1900, l’implantation de différents services fédéraux a centralisé les déplacements de la population au cœur du 20e siècle. Les écoles fréquentées par les jeunes forcent les parents à demeurer à proximité, les commerces fournissent des denrées qui rendent l’approvisionnement sur le territoire superflu, etc. L’avènement de la motoneige et l’abattage des chiens (1960) ordonné par le gouvernement fédéral sont aussi deux évènements qui contribuent très concrètement à la réduction de la mobilité sur le territoire et à la centralisation des activités, tel que l’illustre la FIGURE_3.

Figure 3 : Kuujjuaq : voies de transport traditionnelles et actuelles

Adapté de Kuujjuaq : voies de transport traditionnelles et actuelles (Makivik Corporation, 2015) L’avènement de la motoneige a contribué à la réduction de l’utilisation territoriale. Les coûts qui y sont associés en sont le principal facteur. Concordant avec l’augmentation des commerces de proximité, les déplacements sur le territoire nordique se sont considérablement réduits.

(23)

Par ces évènements, la présence étatique influence sans contredit l’utilisation du territoire, mais c’est par les programmes d’habitation subséquents que l’État pose les réelles bases de l’aménagement nordique. Avec le premier programme fédéral d’habitation de 1959, la double-ordonnance s’illustre dans la localisation des habitations fournies. Les choix d’implantation faits par les Inuit contrastent avec ceux du gouvernement fédéral. L’analyse morphologique de Duhaime (Duhaime, 1985) amène à constater ces différents choix de localisation et leur façon d’illustrer les référentiels étatique et inuit sur le territoire. Ce qui amène le sociologue à affirmer que « si les maisons inuit ne suivent pas le modèle blanc d’alignement parfait, elles correspondent à une rationalité autre, la localisation des habitations étant soumise ici aux solidarités encore fonctionnelles de la bande, du camp, du groupe familial » (Duhaime, 1985, p. 38). Les noyaux étatiques édifiés dans ce premier programme, selon le modèle de la cité patricienne avec concentration et hiérarchie du pouvoir, font contraster les pratiques inuit et les pratiques territoriales étatiques. Alors que le type d’habitation défini par l’État fait la promotion d’une ordonnance, les libertés accordées aux Inuit, relatives à la localisation et la modification structurelle des habitations, laissent place à l’ordonnancement inuit.

L’étude urbaine menée par Marcelle Chabot (Chabot, 1995) soutient de plus belle la coexistence synchrone de ces deux rationalités sur le territoire, suite au premier programme fédéral d’habitation. Elle la met en perspective dans son analyse du plan de Fort-Chimo en 1962 (actuellement Kuujjuaq). La FIGURE_4 illustre bien le décalage engendré par le libre choix de localisation des habitations issu du premier programme fédéral. L’implantation des habitations inuit à proximité du littoral contraste fortement avec celle du noyau étatique. L’auteure soulève toutefois que les habitations inuit, quoi qu’elles se situent sur le littoral, suivent les tracés viaires définis par l’État (Chabot, 1995) et elle suggère l’influence de la rationalité étatique qui s’amorce dans l’aménagement du territoire inuit. Ce qui devient plus explicite avec le second programme fédéral d’habitation.

(24)

Figure 4 : Double-ordonnance à Fort-Chimo (1962)

Adapté de Fort-Chimo, 1962 (Chabot, 1995, p. 44)

Deux ordres se distinguent clairement dans les choix d’implantation des premières habitations fournies par le gouvernement fédéral en 1959. Adaptées sur place par les familles et localisées au choix des Inuit, les habitations et leur disposition témoignent « de la différence dans les pratiques spatiales » qui coexistent dans les villages d’alors (Duhaime, 1985, p. 38).

Les motivations fonctionnalistes et les soucis fédéralistes d’économie d’après-guerre et de modernité caractérisant le second programme fédéral d’habitation de 1966 ont rapidement « étouffé » (Duhaime, 1985, p. 41) l’ordonnance inuit. Le second programme fédéral induit de nouvelles habitations au style euro-canadien défini, implantées selon un « modèle linéaire » et une logique de proximité des services et de « rationalisation des dépenses » (Duhaime, 1985, pp. 45,47). Les modalités de ce nouveau programme enrayent les possibilités (conception adaptable et choix de la localisation) que détenaient les Inuit au sein du précédent programme et contraignent l’ordonnance inuit au profit d’une dominante ordonnance étatique. Près de 500 habitations sont implantées sous ce programme, entre 1968 et 1973. Ainsi, cette période marque le territoire et établit les fondements de l’aménagement des futures municipalités. Notons que le réseau viaire développé lors de ce second programme structure la forme actuelle des villages.

(25)

La considération de ce qui est vu comme le deuxième élément de la pensée cerdienne, à savoir la mobilité, éclaire d’un autre angle le développement du territoire nordique et l’ordonnance étatique. La mobilité occupe une place importante de l’organisation du quotidien (Sheller et Urry, 2006). Cependant, au nord comme ailleurs, la planification étatique de la mobilité accuse trop souvent un manque dans la considération du mouvement et dans la compréhension des relations des individus, entre eux et aux lieux (Miaux, 2005). La lecture de l’évolution de la mobilité dans le territoire nordique québécois permet de constater de plus belle, la promotion de l’ordonnance étatique. Le second programme fédéral d’habitation, notamment, introduit une structure formelle qui influencera fortement la mobilité dans les villages nordiques naissants. La vaste utilisation du territoire des temps nomades est alors réduite à des réseaux de transport clairs et définis (FIGURE_5), de façon à offrir à tous les Inuit « […] l’égalité avec les autres Canadiens » (Duhaime, 1985, p. 29).

Figure 5 : Évolution de l’utilisation du territoire

Adapté de Postes et camps inuit du Nouveau-Québec, 1945 et Villages du Nouveau-Québec inuit, 1984 (Duhaime, 1985, pp. 25-26). Photo satellite (Google (s.d.) [Google Earth : Kuujjuaq], 2012)

L’utilisation du territoire inuit a été influencée par l’ordonnance étatique au gré des programmes d’habitations. Plus particulièrement avec l’alignement des habitations fédérales issues du second programme, les déplacements se sont concentrés et la forme actuelle des villages a été structurée.

(26)

Ainsi, au cours des années 1950 et 1960, l’ordonnance inuit formelle s’estompe au gré des programmes fédéraux d’habitations. Toutefois, en 1975, la création d’instances régionales et locales induites par la signature de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois (CBJNQ) donne un nouveau souffle à cette dernière. De nouveaux acteurs de l’aménagement collaborent avec le gouvernement provincial, qui reprend les responsabilités du gouvernement fédéral quant au domaine de l’habitation, notamment.

La notion de double-ordonnance est relancée d’une manière nouvelle dans l’analyse des étapes du projet de construction de 41 logements sociaux à Kuujjuaq en 1992 réalisée par Marcelle Chabot et articulant les divers paliers organisationnels en jeu. Son analyse démontre que malgré la moindre participation des Kuujjuamiut2 dans les processus d’aménagement, la convocation et la consultation d’élus représentant leurs intérêts suffisent à soulever des contradictions culturelles articulées « comme une série de doléances individuelles » (Chabot, 1995, p. 165). Par exemple, des écarts entre les besoins et les effectifs sont signalés par les décideurs, quelques oppositions citoyennes envers les nouvelles localisations planifiées surgissent, etc. Retenons que la rationalité inuit persiste au fil du temps et que dans ce projet, elle prend la forme de revendications citoyennes.

La planification et la réalisation des programmes d’habitation étudiées sous ces deux tutelles successives permettent de constater l’évolution des termes de la double-ordonnance dans l’aménagement au Nunavik. Simultané au temps du premier programme fédéral d’habitation, l’ordonnancement inuit s’atténue au profit de l’ordonnancement étatique avec le second programme fédéral. La représentation provinciale de la rationalité étatique et l’implication d’instances locales et régionales à partir de 1975 donnent une nouvelle voix à l’ordonnancement inuit, qui persiste. L’ordonnancement inuit apparaît alors telle une réplique aux choix provinciaux d’aménagement. Elle est moins formelle, mais non moins revendicatrice.

(27)

La variabilité du partage des responsabilités qui s’enchaine dans les projets d’aménagement renvoie aujourd’hui à un référentiel étatique bien distinct du référentiel inuit du début du 20ème siècle. Pour les instances locales, cette coexistence persistante a constitué un processus d’apprentissage. La proximité entretenue avec l’État leur a fourni des compétences leur permettant de reprendre les rênes de la gestion territoriale d’une manière plus assumée au tournant des années 2000. Depuis, de nouveaux acteurs locaux viennent supporter la planification de l’aménagement et les instances gouvernementales interviennent, le plus souvent, à la demande des organismes régionaux.

Ainsi quelle influence l’ordonnance étatique aura-t-elle eu sur l’ordonnance inuit, au fil du temps? Comment l’ordonnancement inuit se présente-t-il sur le territoire d’une plus grande implication des acteurs régionaux et locaux ? Des pratiques citoyennes divergent-elle encore de la planification actuelle ? Le décalage entre les plans et les pratiques, ou entre les souhaits et les avérés, s’est-il réduit ? Peut-on avancer qu’il y a une meilleure cohésion entre le territoire aménagé et le territoire vécu ?

2. Un décalage persistant

Au premier abord, il semble qu’on ne puisse pas conclure à la fusion ou à la symbiose des deux rationalités dans l’aménagement nordique contemporain. En effet, une interprétation préliminaire de photographies aériennes de la municipalité de Kuujjuaq porte à croire que dans les noyaux municipaux, des sentiers informels (ou lignes de désirs) traduisent toujours la cohabitation des deux rationalités inuit et étatique (FIGURE_6). « Parfois chaotique, ce réseau de chemins participe à une logique autre. Il montre la persistance d’un mode d’occupation qui ne correspond pas à notre logique rationnelle, cartésienne de l’espace et d’appropriation » ( , 2014, p. 73). Dans le même sens, deux rapports de l’Administration régionale Kativik (Administration régionale Kativik, 1998, 2013) font le constat d’une « tendance à prolonger les routes hors des noyaux urbanisés et à construire […] des campements qui s’étalent au-delà des limites municipales ». Aux limites des lots résidentiels, des constructions singulières sont aussi remarquables et ce sont là des ajouts et

(28)

libertés que prennent les Kuujjuamiut pour bonifier leurs habitations et leur mobilité sur le territoire. Toutes ces pratiques, qui contrastent avec la planification, amènent à se questionner sur l’intégration de l’identité inuit dans les processus actuels d’aménagements municipaux nordiques. Comment les pratiques inuit du territoire s’articulent-elles aux outils d’aménagement contemporains ? Comment ces derniers tiennent-ils compte des enjeux identitaires et culturels des Kuujjuamiut ?

Figure 6 : Ajouts et libertés dans la municipalité de Kuujjuaq

Photos satellites (Google (s.d.) [Google Earth : Kuujjuaq], 2012)

De gauche à droite : 1- Des chemins hors noyau municipal sont empruntés par les citoyens. Ils rejoignent, le plus souvent, des pôles d’activités traditionnelles. 2- Des sentiers informels marquent le noyau du village et contrastent avec la planification. 3- Les lots bâtis sont surchargés, signes concrets d’une planification déficiente.

Compte tenu des défis exposés précédemment entourant « l’effet urbain » des municipalités nordiques (développement du nord québécois, pression démographique, parc automobile grandissant, etc.) et des solutions encore trop souvent réactives, le décalage entre les processus et les pratiques risque de s’amplifier. Pour bien saisir l’articulation de ces deux composantes de l’aménagement – processus et pratiques –, il apparaît justifié d’essayer d’en connaître davantage sur les préoccupations des décideurs locaux et régionaux actuels de l’aménagement. Compte tenu de la récente prise en charge locale de l’aménagement, par des élus municipaux et régionaux, on peut se demander : Comment dialoguent le cadre

institutionnel de l’aménagement et les pratiques citoyennes dans le contexte contemporain du Nunavik?

(29)

Dans la foulée de l’étude de Gérard Duhaime, qui a traité de la double-ordonnance à l’époque des programmes fédéraux d’habitation, et de celle de Marcelle Chabot, ayant réinvesti la notion par le biais d’un programme provincial d’habitations sociales, ce travail analyse l’évolution du rapport entre planification institutionnelle et pratiques locales à une époque où l’aménagement est repris en charge par les instances régionales et locales. Ce faisant, le travail contribue à l’analyse longitudinale de Kuujjuaq amorcée par Marcelle Chabot. En outre, cette étude ajoute aux précédentes l’observation de la dimension de la mobilité.

Pour répondre à la question de recherche, une analyse en deux volets a été réalisée : d’une part, une analyse documentaire a été effectuée; d’autre part, des entretiens semi-dirigés et des relevés ont été menés sur le terrain.

L’analyse documentaire permet de retracer les acteurs impliqués dans l’organisation territoriale nordique depuis le début du 20ème siècle. La combinaison de l’analyse de documents officiels à la lecture de monographies et d’études scientifiques fait état des interventions de ces acteurs, suivant trois périodes clés mettant à contribution différents paliers gouvernementaux. Ce portrait historique permet d’exposer la variation du partage des pouvoirs relatifs à l’État et aux Inuit au fil du temps. L’enquête de terrain et l’observation des pratiques citoyennes à Kuujjuaq appuient l’analyse et servent à dégager certains constats sur l’intégration de l’identité et la culture dans les processus actuels d’aménagement. La méthodologie est brièvement décrite dans les pages qui suivent et mieux détaillée dans l’article scientifique, à la section 4.

(30)

3. Méthodologie

Ce chapitre est volontairement succinct afin d’éviter la redondance avec la méthodologie décrite dans l’article scientifique présenté à la section suivante. Certaines étapes de l’étude préparatoire et de l’étude in situ néanmoins complètent les informations fournies dans l’article et leur articulation est présentée dans les prochains paragraphes.

3.1 Étude préparatoire

La démarche a d’abord exigé une vaste recherche documentaire. L’analyse d’archives, de documents et de rapports officiels, de statistiques, de sources photographiques et iconographiques, de littérature grise et d’ouvrages thématiques a permis d’acquérir des connaissances quant à l’évolution de la structure organisationnelle au Nunavik, à la gouvernance régionale et municipale nordique et aux acteurs impliqués dans les processus d’aménagement. Les informations ont été organisées chronologiquement, selon des périodes de temps définies, de façon à bien saisir l’ampleur temporelle de l’implication de chacun des partis. À travers ces recherches documentaires, la prise en compte de la population est toujours demeurée au centre des préoccupations et une attention particulière a été portée à l’impartialité des sources et à ce qu’un bon nombre des ouvrages recensés proviennent d’auteurs inuit.

Au cours des lectures et de l’analyse, l’habitation est apparue comme un enjeu crucial de l’organisation territoriale au Nunavik, faisant interagir une diversité d’intervenants. L’ouvrage de Marcelle Chabot (1995), expliquant la participation des Inuit dans l’aménagement du territoire et de l’habitation, a nourri considérablement la présente recherche. À l’analyse de l’habitation s’est greffée celle des principes de mobilité afin d’élargir suffisamment le registre de l’aménagement étudié. L’analyse urbanistique par morphogenèse a ensuite permis d’articuler ces deux variables de l’aménagement que sont l’habitation et la mobilité. De nombreuses cartes et schémas ont été étudiés selon ces thèmes et en fonction de la chronologie développée.

(31)

Quatre entretiens exploratoires semi-directifs avec des acteurs de l’aménagement nordique, tous basés au Québec méridional, ont complété l’étude préparatoire (TABLEAU_1). Le but de ces entretiens étant de faire valoir les intérêts et objectifs de chacun des acteurs via une grille d’entretien unique (ANNEXE_A). La grille d’entretien développée visait à faire état de l’interaction entre les acteurs, leurs responsabilités respectives, connaître leurs outils, le rôle de la population et de l’évolution des projets de développements municipaux au fil du temps. Les informations recueillies ont précisé les besoins en termes de recherche sur le terrain, en plus de clarifier la dynamique des acteurs de l’aménagement contemporain.

3.2 Étude in situ

Pour opérationnaliser l’analyse documentaire, valider les propos recueillis et répondre à la question générale de recherche, la stratégie retenue a été celle de l’étude de cas prenant appui sur des méthodes qualitatives d’enquête (observation non participante, entretiens semi-directifs). La municipalité de Kuujjuaq a été choisie comme site d’étude vu son histoire, son poids symbolique, démographique et institutionnel qui augmentaient les possibilités d’y voir incarnés des signes de la double-ordonnance. Le choix de cette municipalité était aussi stratégique pour renforcer la filiation avec les travaux précédents. En effet, s’appuyant notamment sur les travaux de Marcelle Chabot (1995) et plus particulièrement sur l’observation de certains aspects (jeu d’acteurs, formes d’habitation, etc.), le présent mémoire donne à l’étude urbaine de la municipalité de Kuujjuaq une dimension longitudinale (de 1992 à 2015). Concrètement, l’enquête par observations a été réalisée dans le centre du village nordique, au cœur des limites municipales (FIGURE_7). Les entretiens ont été menés, avec les acteurs ciblés (TABLEAU_1). Ils ont été rejoints par courriel, par téléphone ou ils ont été rencontrés sur le terrain. À leur demande, il est prévu qu’une copie du présent travail leur soit remise.

(32)

Figure 7 : Limites municipales de Kuujjuaq

Adapté de Kuujjuaq master plan 2015-2035 – municipal bondary map – draft 2014. Gracieuseté de l’Administration régionale Kativik.

Les limites municipales de Kuujjuaq s’étendent sur 390km2 de terres de catégorie I. Elles contiennent le

noyau municipal autour duquel s’annexe une zone d’activités de subsistance.

Plus précisément, la visite sur le terrain à l’étude s’est divisée en deux temps. Pour me familiariser avec le territoire municipal de Kuujjuaq, des relevés parcellaires ont d’abord été réalisés. Les particularités relatives à l’habitation et à la mobilité y ont été notées (ANNEXE_B). Ces observations ont fourni un bon portrait du vécu citoyen parallèle à la planification. Dans un deuxième temps, huit entretiens semi-directifs (TABLEAU_1) avec des intervenants de l’aménagement nordique ont été réalisés en utilisant une grille d’entretien (ANNEXE_A) précédemment développée. Orientés sur les enjeux de la municipalité de Kuujjuaq, ces entretiens ont révélé les intentions derrière les plus récents projets de développements municipaux et ont permis de mieux saisir les orientations d’aménagement des actuels décideurs.

(33)

Implication Acteurs rencontrés Champ de compétence Habitation Mobilité

Locale 2 répondants (1 travailleur et 1 résident de Kuujjuaq) ✔ ✔

Municipale

1 répondant du Conseil municipal de Kuujjuaq ✔ ✔

1 répondant de la Corporation foncière Nayumivik ✔ ✔

Régionale

1 répondant de l’Office municipal d’habitation Kativik ✔

3 répondants de l’Administration régionale Kativik ✔ ✔

Provinciale

3 répondants de la Société d’habitation du Québec ✔

1 répondant du Bureau de la Coordination du Nord ✔

Tableau 1 : Intervenants de l'aménagement rencontrés

Dans le cadre de ce travail, douze entretiens semi-directifs (quatre en amont et huit sur le terrain à l’étude) ont été réalisés avec les acteurs relevant de différents paliers organisationnels impliqués dans les processus d’aménagement nordique.

(34)

4. Article scientifique : Cadre institutionnel et pratiques locales de l’aménagement en territoire nordique : un dialogue en trois temps illustré par le cas de Kuujjuaq.

Marie-Pier Breton et Geneviève Cloutier, ÉSAD. [Article soumis pour publication à la revue Recherches Amérindiennes au Québec,

(35)

Introduction

Le Nord du Québec a connu, au cours des soixante-dix dernières années, plusieurs réorganisations administratives. La prise en compte de ces dernières invite à voir l’adaptation peu banale dont ont fait montre les communautés nordiques pour intégrer les nouvelles demandes, revoir le partage des rôles et des responsabilités et ajuster les pratiques (Chabot et Duhaime, 1998; Collignon, 2001; Martin, 2003; Rostaing, 1984). Plus particulièrement, l’évolution des domaines de l’aménagement du territoire et de l’habitation des communautés nordiques permet de se pencher sur les formes d’adaptation auxquelles ont donné lieu ces changements apportés au cadre de la gestion publique, selon les époques. Comment les communautés inuit ont-elles répondu aux demandes publiques de Québec? Comment ont-elles réussi à préserver leurs pratiques particulières? Le contexte actuel, marqué par des projets de développements territoriaux d’envergure et par des enjeux socio-démographiques, économiques et climatiques importants, amène à s’interroger sur l’incidence des normes méridionales d’aménagement sur le territoire inuit.

Cet article fait état d’une recherche sur le rapport entre le cadre institutionnel de l’aménagement au Nord du Québec et les pratiques locales d’aménagement, depuis les débuts de la sédentarisation, au cœur du XXe siècle. Il propose une analyse de ce rapport qui

articule les deux référentiels de l’organisation socio-spatiale: le référentiel étatique et le référentiel inuit. Dans la foulée des travaux de Gérard Duhaime (1985) et de ceux de Marcelle Chabot (1995), nous observons que ces deux systèmes de référence coexistent à travers les époques et qu’ils influencent, encore aujourd’hui, l’aménagement dans les communautés nordiques.

Cette coexistence donne lieu à un dialogue qui, par définition, implique un échange. Cela dit, les rapports de force ne sont pas toujours les mêmes et les termes du dialogue évoluent dans le temps. Ils induisent différentes formes d’organisation du territoire. Ainsi, le dialogue entre les référentiels apparaît structuré autour de trois périodes, qui traduisent, chacune à leur façon, le rapport mouvant entre le cadre institutionnel et les pratiques inuit.

(36)

La première période est celle de « l’aménagement non-planifié » et elle couvre les débuts de la sédentarisation (vers 1950) jusqu’en 1975. La seconde période est celle du modèle municipal étatique, qui s’étend de 1975 à 2000. La troisième et dernière période est celle de la prise en charge locale de l’aménagement, entamée autour de 2000 et se poursuivant jusqu’à nos jours. Un regard sur ces trois périodes nous sert à interroger ce que l’évolution parallèle de l’aménagement et des pratiques de l’espace a pu entraîner comme apprentissages et développements municipaux au Nunavik.

Après avoir détaillé la méthode d’enquête utilisée, l’article revient d’abord sur les trois périodes du dialogue, associé aux formes distinctes d’organisation du territoire. Pour chaque forme d’organisation, une analyse de la coexistence des deux référentiels de l’aménagement, étatique et inuit, est effectuée. Le cas de Kuujjuaq sert ensuite à illustrer la séquence en trois temps et à réfléchir à ses effets sur les formes de l’aménagement et de l’habitation. Les processus de planification municipale, la morphogenèse et les pratiques citoyennes observées, relatives à l’habitation et à la mobilité, permettent de dégager certains constats sur l’intégration de l’identité inuit dans l’aménagement contemporain.

Méthodologie

La méthodologie combine des méthodes qualitatives d’enquête (entretiens exploratoires, observation non participante, entretiens semi-directifs) et d’analyse documentaire à une méthode d’analyse urbanistique par morphogenèse. Le cadre d’analyse prend appui sur les travaux de Chabot (1995) et propose une étude des processus de planification de Kuujjuaq depuis les débuts de la sédentarisation. La grille d’analyse développée par Marcelle Chabot dans son mémoire de maîtrise sur la participation des Inuit à l’aménagement du territoire et au développement de l’habitation est actualisée et nous sert à interroger l’évolution des cadres décisionnels et de l’administration locale de Kuujjuaq. La prise en charge locale est plus spécifiquement étudiée, vu l’importance de son développement depuis les années 2000. L’analyse de 1995 portant sur les développements résidentiels et les programmes de logements sociaux de Kuujjuaq est aussi revue plus largement, à travers le prisme de

(37)

l’aménagement municipal et en incluant des principes de mobilité.

Pour dresser un portrait des acteurs historiquement impliqués dans l’aménagement régional et local et afin de bien saisir la morphogenèse municipale, des analyses documentaires et photographiques ont d’abord été combinées. Les sources utilisées provenaient de publications et d’archives fédérales et provinciales (lois, plans directeurs, plans d’arpentage, rapports officiels, photographies aériennes) ou encore directement des intervenants rencontrés (provinciaux, régionaux et locaux).

Quatre entretiens exploratoires1 ont eu lieu en 2014 et 2015 avec des répondants clés concernant la recherche en milieu nordique de même que sur l’aménagement, l’habitation et la mobilité au Nunavik.

Au mois d’août 2015, un séjour à Kuujjuaq a permis de réaliser huit entretiens semi-directifs avec des représentants du conseil municipal, de la corporation foncière locale, de l’Administration régionale Kativik et de l’Office d’habitation municipale Kativik. Les entretiens réalisés ont permis d’aborder les responsabilités, les interactions, les outils d’aménagement, l’évolution des programmes d’habitation au fil du temps, l’implication de la population et la vision de l’aménagement à plus long terme des intervenants. Les répondants avaient entre 30 et 60 ans, le tiers était des femmes et deux répondants étaient Inuit. Les entretiens ont été réalisés en personne, dans un lieu choisi par les répondants.

Des relevés parcellaires ont aussi été réalisés et traités. Ils ont permis de structurer les informations relatives aux pratiques formelles et sociales, en matière d’habitation et de mobilité à l’intérieur des limites municipales. Ces relevés permettent d’illustrer les distinctions entre les trois périodes ciblées.

(38)

4.1 Les trois périodes du dialogue entre les deux référentiels (étatique et inuit)

Première période : l’aménagement non planifié (1950-1975)

La sédentarisation des Inuit se formalise au cœur du XXe siècle. Initié avec l’implantation

des postes de traite, le processus de sédentarisation s’accélère avec l’établissement sur le territoire de lieux de services fédéraux, tels les services de santé, d’éducation et de communication (Administration régionale Kativik et Société Makivik, 2010a; Collignon, 1996, 2001; Dawson, 2008). Les Inuit construisent à proximité de ces derniers des camps « semi-permanents » (Roy, 1971). Alors que les tentes sont utilisées lors d’excursions estivales, les habitations précaires et faites à partir de matériaux récupérés, tels le bois et le carton trouvés sur place, sont construites pour l’hiver (Graburn, 1969). Les Inuit conçoivent eux-mêmes leur habitation et choisissent sa localisation. Cette liberté de choix et de conception donne lieu à un aménagement non-planifié, organique, spontané.

Ces agglomérations dites « incontrôlées » (Duhaime, 1985, p. 36) d’habitations non-rigides engendrent rapidement des problèmes de santé (mortalité infantile, pneumonie, grippe, bronchite) (G. d. Canada, 1961). Les enjeux sanitaires et les coûts publics qui sont reliés à leur traitement, à l’administration des soins et au transport des personnes malades vers les centres hospitaliers notamment, amènent le gouvernement fédéral à définir une première politique de logement à loyer modique pour les Inuit. Avec cette politique datée de 1959, le gouvernement fédéral devient l’acteur principal du développement territorial dans le Nord.

Cette première politique fédérale vise la mise à niveau des conditions de logement des Inuit par rapport à celles des autres Canadiens (G. d. Canada, 1961). Ainsi, des subventions et des prêts hypothécaires sont attribués aux Inuit afin qu’ils puissent ériger et devenir propriétaires de leur habitation. La Matchbox, une habitation d’une seule pièce, est l’illustration forte de la mise en œuvre de ce programme fédéral (Duhaime, 1985; Graburn, 1969). Petite, sans eau courante ni électricité, la Matchbox du Nunavik des années 1960

(39)

suffit à peine à répondre aux besoins de base. Sa rigidité, son toit et son poêle offrent, à tout le moins, une protection supplémentaire à celle qu’ils avaient jusque là.

Ce premier programme d’aide à l’habitation introduit une nouvelle forme d’organisation de l’espace habité, qui s’ajoute à l’organisation inuit de bandes (Graburn, 1969). Les Inuit adhèrent au programme fédéral et se sédentarisent. Des noyaux de services, typiques de la cité patricienne, planifiée et fonctionnelle, émergent subtilement. Néanmoins, les Inuit conservent une certaine marge de manœuvre sur l’aménagement, dans la mesure où ils érigent eux-mêmes leur habitation et peuvent en modifier la conception. Comme pour les premières installations au sein des camps semi-permanents, l’implantation libre des Matchbox dans l’espace crée un paysage fluide, qui répond aux solidarités sociales (familiales ou de bandes) et qui se distingue des paysages résidentiels alignés du Sud de la province. Dans sa monographie sur l’habitation des Inuit au Nouveau-Québec publiée en 1985, Duhaime qualifie ce façonnement conjoint des pratiques de l’habitation par les référents institutionnel et inuit de « double-ordonnance » (Duhaime, 1985, p. 38). Cette notion de double-ordonnance traduit habilement, selon nous, le phénomène de coexistence de deux référents forts dans l’orientation de l’aménagement des villages nordiques à partir de la sédentarisation. La notion est d’autant plus intéressante à utiliser pour faire une lecture de l’évolution de l’aménagement en territoire nordique québécois, que la double-ordonnance subsiste à travers le temps. Elle est pourtant mise à l’épreuve à quelques reprises, notamment durant les années 1960.

En effet, le processus de sédentarisation entraîne un surpeuplement des établissements. Dans ces circonstances, on assiste à l’éclosion rapide et difficile à contrôler de maladies contagieuses, qui s’ajoutent aux mauvaises conditions de salubrité (G. d. Canada, 1961). En 1966, le ministère fédéral des Affaires indiennes et du Nord réagit et met sur pied un second programme, le Programme d’habitation locative nordique. Motivé par les constats concernant la difficulté des Inuit à payer les Matchboxes, le nouveau programme introduit le système locatif. Ce faisant, le choix du lieu d’implantation des unités d’habitation échappe complètement à la population locale. Néanmoins, les résidents s’approprient les espaces intérieurs des maisons préfabriquées et aux dimensions standardisées qui résultent

(40)

de ce programme, de façon particulière. L’utilisation inuit de l’espace intérieur diffère des fonctions domestiques planifiées par l’État et démontrent une juxtaposition de la tradition et de la modernité évidente (entreposage de la viande dans la baignoire, prise des repas assis au sol, etc.) (Dawson, 2006).

Cela dit, ce second programme fédéral d’habitation, dont la typologie et l’implantation linéaire planifiée constituent le fondement de l’aménagement des municipalités actuelles, signe la fin des pratiques territoriales inuit particulières (Duhaime, 1985, p. 53). Les regroupements d’habitations sont dès lors stratégiques : le noyau concentre les activités institutionnelles et la périphérie est presque exclusivement résidentielle. Cette forme d’organisation de l’espace reflète la conception étatique de l’aménagement de l’époque, qui fait de l’efficience une valeur structurante.

Deuxième période : Le modèle municipal étatique (1975-2000)

Si les programmes fédéraux procèdent à une déstabilisation de la double-ordonnance de l’aménagement du territoire nordique jusqu’en 1975, les décennies suivantes verront un rééquilibrage des pratiques d’organisation se faire à travers l’émergence de nouveaux rapports de forces politiques.

C’est que la signature de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois (CBJNQ) en 1975 vient donner une nouvelle signification à l’enjeu de l’aménagement au Nunavik (Administration régionale Kativik et Société Makivik, 2010a). Rappelons que cette convention, signée par les gouvernements fédéral et provincial, les populations régionales (Cris et Inuit) et par la Société d’État Hydro-Québec3, est issue de la volonté du

3La Convention de la Baie-James et du Nord québécois (CBJNQ) est un règlement général de revendications

territoriales des autochtones pour les territoires de la Baie-James et de ce qui constitue aujourd’hui le Nunavik. Elle fournit des compensations financières, définit les droits autochtones et définit les règles des relations entre autochtones et allochtones dans ces deux régions. Elle encadre aussi les relations entre les administrations locales et régionales et les gouvernements provincial et fédéral. Voir à ce sujet (La Rusic, 1979; Mercier et Ritchot, 1997).

(41)

gouvernement québécois de construire un barrage hydroélectrique à la Baie James et de la nécessité qu’il constate, pour ce faire, de traiter avec la population régionale.

En ce qui concerne l’aménagement du territoire, la CBJNQ favorise la création d’un gouvernement régional, l’Administration régionale Kativik (ARK), qui agit à titre de supra-municipalité. La Société Makivik voit également le jour à cette époque. Il s’agit d’un organisme régional à but non-lucratif, qui administre, entre autres, les fonds issus de la convention et veille à la protection des droits inuit. Quatorze municipalités sont officialisées et tout autant de conseils d’élus locaux sont formés. De plus, un régime qui distingue trois catégories (I, II et III) de terres aux vocations particulières est défini et géré par les corporations foncières municipales.

Toujours dans la foulée de la CBJNQ, la Société d’habitation du Québec (SHQ) devient propriétaire du parc immobilier nordique, par un accord de transfert de responsabilités du gouvernement fédéral, en 1981. Créée en 1967 pour faire face à la pénurie de logements et concevoir les programmes publics d’habitations à loyer modique et de rénovation dans les régions méridionales de la province, la SHQ contribue également à l’aménagement nordique par la rénovation du parc de logements sociaux existant et par la mise sur pied de nouveaux programmes d’habitations sociales. Les typologies d’habitations sociales nordiques développées par la SHQ se complexifient au fil du temps : unités à un ou deux étages, maisons unifamiliales, duplex, quadruplex, apparaissent dans le paysage (Société d'habitation du Québec, 2014). Les habitations sociales développées par la société d’État à partir des années 1980 intègrent des systèmes d’approvisionnement (eau, diesel, électricité). Leur implantation et leur localisation sur le territoire sont donc planifiées en fonction du lotissement réalisé, comme cela est fait dans les autres municipalités du Québec.

Ainsi, la CBJNQ correspond à l’institutionnalisation de la coexistence des deux référentiels, étatique et inuit, pour gérer l’organisation du territoire. Entre sa signature et le tournant des années 2000, on assiste à la mise en place du modèle municipal dans le Nord du Québec. Ce modèle municipal est inspiré du cadre institutionnel appliqué plus au Sud,

(42)

mais il relève également des responsabilités qu’acquièrent les nouvelles structures régionales et locales. Ces dernières, soit l’ARK, la Société Makivik, les municipalités et les corporations foncières, découlent, en quelque sorte, du référentiel étatique. Mais si elles permettent à l’appareil étatique de légitimer son mode de fonctionnement dans les communautés nordiques, ces structures vis-à-vis sont également des canaux par lesquels peut se renforcer et s’exprimer la rationalité inuit.

Autrement dit, la double-ordonnance persiste durant cette deuxième période, mais elle change de porteurs. D’une part, le gouvernement provincial prend le relai du gouvernement fédéral pour « représenter » la rationalité étatique. D’autre part, des organisations régionales et locales voient le jour afin de faire valoir les attentes de la société civile en matière d’organisation spatiale et d’habitation. Elles contribuent à la représentation de la rationalité inuit dans l’aménagement du territoire, qui sera perceptible avec plus de force encore durant la troisième période du dialogue entre le cadre institutionnel et les pratiques citoyennes.

Troisième période : Prise en charge locale de l’aménagement (2000-2015)

Au tournant du XXIème siècle, une réorganisation administrative s’amorce dans la gestion

publique de dossiers de l’aménagement et de l’habitation pour le Nord du Québec. Depuis la signature de la CBJNQ, la collaboration entre les instances régionales (Administration régionale Kativik et Société Makivik) et locales (conseils municipaux et corporations foncières) et le gouvernement québécois ont pavé la voie à l’engagement accru des acteurs locaux dans ces dossiers. Cela dit, l’État québécois maintient son emprise, notamment en préservant son autorité dans les processus décisionnels.

D’abord, en 2000, l’Office municipal d’habitation Kativik (OMHK) est créé. L’OMHK devient gestionnaire du parc d’habitation sociale, qui constitue alors près de 93% du parc immobilier nordique (Statistique Canada, 2001). La SHQ reste propriétaire du parc immobilier, mais elle en transfère la gestion et la maintenance à l’OMHK. La création de ce

Figure

Figure 1 : Les 14 municipalités du Nunavik  Infographie : MPBreton
Figure 2 : Schéma de la mobilité expérientielle et perceptive inuit
Figure 3 : Kuujjuaq : voies de transport traditionnelles et actuelles
Figure 4 : Double-ordonnance à Fort-Chimo (1962)   Adapté de Fort-Chimo, 1962 (Chabot, 1995, p
+5

Références

Documents relatifs

Si l’on devait déterminer la date exacte de l’idée de la création d’un centre de recherche sociale au sein de l’Ecole d’études sociales, c’est le 30 juin 1964

Les résultats de mesures peuvent être utilisés pour calculer une nouvelle grandeur : le résultat devra être présenté avec un nombre de chiffres significatifs cohérent avec

Depuis la publication de l’arrêté du 12 septembre 2006, l’aménagement d’une aire de lavage spécifique disposant d’une surface dure et étanche avec système de

Après l’utilisation de la confusion sexuelle double contre le carpocapse et la tordeuse orientale, l’amélioration du raisonnement dans la lutte contre la tavelure, ce

Il pourra ainsi s’engager sur les voies contemporaines qu’annonçait Valéry au début du xxe siècle et sur l’exigence très forte qu’elles contenaient et qu’elles

Et tout se passerait donc comme si c’était cette puissance d’altération de l’art musical par son enregistrement qui lui conférait son identité et même son homogénéité et

Nous en avons parlé dans la première partie de l’article, l’atelier ne s’est pas déroulé comme prévu : la présentation des bases du langage Python a duré deux heures au

Remets les mots dans l’ordre pour former une phrase... Ecris les lettres dans l’ordre pour former