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Les structures de grande iconicité comme miroir du développement des capacités narratives

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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du développement des capacités narratives

Stéphanie Jacob 1

Introduction

Le propos de cet article consiste à présenter les résultats d’une première analyse descriptive de récits enfantins en langue des signes française (dorénavant LSF). Les études sur les langues des signes (LS) sont récentes, tant le regard sur la personne sourde, la communauté sourde et sa langue ont évolué depuis les années 1975. En France, les travaux de C. Cuxac, à partir des années 1990, ont impulsé de reconsidérer les théories du langage, notamment par la prise en compte de la modalité dans la construction du dire. Selon que le canal de réception et d’émission est visuel ou gestuel, les mécanismes langagiers spécifiques à la langue diffèrent et cette différence se manifeste dans l’emploi des formes et des fonc-tions linguistiques. En prenant appui sur la théorie de l’iconicité selon laquelle, en langue des signes, le locuteur signant a la possibilité de dire en montrant ou sans montrer, nos travaux ont pour objectifs de décrire les actes langagiers utilisés par des apprenants signants lors d’une tâche discursive de haut niveau : la narration. Plus précisément, en analysant les formes privilégiées pour référer aux protagonistes en position de sujet, lors des fonctions d’introduction et de maintien, nous souhaitons déterminer quelles structures linguistiques résultent d’une acquisition précoce et d’une acquisition tardive chez des enfants sourds.

Nous présenterons, dans un premier temps, la théorie de l’iconicité en défi-nissant ses grands principes. Le deuxième temps de cet article sera consacré à l’expérimentation en elle-même, de sa genèse à son aboutissement. Le troisième et dernier temps présentera les résultats obtenus, à savoir les formes linguistiques présentes chez tous les sujets mais aussi celles qui apparaissent, se complexifient en fonction de l’âge des narrateurs et dont la fonction est l’établissement et le maintien de la cohérence discursive.

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Le cadre théorique : Le modèle de Cuxac

L’intention sémiotique

En LS, les travaux de Cuxac (1996, 2000, 2003) sur l’iconicité ont établi que le locuteur a la possibilité de dire sans montrer ou de dire en montrant, à savoir de s’inscrire dans une visée illustrative ou non illustrative. Ses travaux ainsi que ceux de Sallandre (2003), par la suite, ont montré la pertinence syntaxico- sémantique de la multilinéarité paramétrique. À l’antipode d’une simple mise en mots par des signes lexicaux, les LS sont des langues qui se déploient dans un espace quadridimensionnel où paramètres gestuels et non gestuels se réalisent simultanément pour dire du sens dans un espace hautement pertinent du point de vue linguistique. Une phrase en LSF ne peut correspondre à une suite de mots/signes standards.

Comme le souligne Cuxac (2000), toutes les langues reconstituent une expé-rience – imaginée ou vécue – perceptivo-pratique. Dans les langues vocales, la gestualité coverbale illustre les propos alors que dans les LS, les gestes peuvent montrer le dire. La faculté de ce dire répond à l’intention sémiotique, intention propre à l’homme. Cette intention est présente chez tout être humain et est à l’origine de stratégies communicatives. L’enfant sourd, grandissant dans un environnement familial non signeur, met en place ces stratégies et crée des gestes à des fins pragmatiques et sémiotiques. C’est ce besoin de communiquer qui est la genèse de créations lexicales, reflet de plusieurs facteurs :

– une capacité à catégoriser et à nommer l’espace – des dispositions à observer et imiter

– une intention sémiotique

C’est « cet ensemble de dispositions conjointement activées dans le cadre du canal sémiologique visuo-gestuel » que Cuxac a nommé « processus d’ico-nicisatoin » (2000 : 27).

Le locuteur sourd met en place un processus d’iconicisation de l’expérience, construit du sens pour et avec autrui. La surdité influe sur la façon de dire de telle façon que la langue montre l’information à transmettre, la mette en gestes : « la forte ressemblance des formes gestuelles montre qu’un processus d’iconicisation de l’expérience a été mis en œuvre et que ce processus se fonde sur la description de contours de formes et/ou la reprise gestuelle iconique de formes saillantes des référents catégorisés » (Cuxac, 2000 : 22). Nous retrouvons ce processus d’iconicisation très tôt chez les enfants ce qui pourrait expliquer leur capacité (qu’ils soient entendants ou sourds) à imiter très tôt ainsi que la présence précoce de transferts personnels chez les enfants sourds.

La bifurcation des visées

Comme il a été dit précédemment, selon Cuxac (2000) le locuteur sourd – adulte – a le choix de dire selon deux visées : la visée non illustrative et la visée illustrative. Ces visées ne sont pas arbitraires, le locuteur-signant s’inscrivant plus dans une visée que dans une autre selon le type discursif, avec un continuum manifeste entre les deux.

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La visée non illustrative – que l’on retrouve aussi sous la terminologie « hors visée iconicisatrice » – s’est traduite en diachronie par un « accroissement consi-dérable des signes standards dégénérés iconiquement et par des relations inter signes à caractéristiques diagrammatiques » (Cuxac, 2003 : 93). Elle comporte trois grandes données structurales : la multilinéarité paramétrique (regard, mimique faciale, pointages, mouvements du corps), l’iconicité diagrammatique (ou com-ment l’espace est utilisé pour construire des références actancielles, spatiales et tem-porelles) et l’iconicité dégénérée (soit la compositionnalité morphémique-iconique des signes standards). Cette dernière iconicité a été une donnée pertinente pour notre analyse, puisqu’elle est peut-être l’intermédiaire entre les deux visées. Ces données structurales sont complémentaires avec les structures de grande iconicité (dorénavant SGI dans le texte). Elles sont « les traces structurales d’un proces-sus d’iconicisation au service d’une visée iconicisatrice, lorsque la dimension du « comme ça » est conservée » (Cuxac, 1997 : 206). Les SGI sont plus présentes dans certaines activités discursives, comme le récit par exemple ou les descriptions, du fait de la relation étroite de l’énonciateur avec les différents plans de l’énonciation.

Lors de l’acte de dire en montrant, le locuteur anamorphose des expériences extra-linguistiques dans l’univers discursif tridimensionnel. Ces opérations cognitives 2 sont regroupées selon trois grands types de transferts :

– les transferts de forme et de taille (TF et TT) qui représentent la forme et/ ou la taille, partielle ou globale de lieux, objets, personnes et personnages. Ces transferts sont très fréquents dans la « mise en place du décor » et en particulier dans l’introduction des références actancielles et spatiales.

– les transferts situationnels (TS) : ils donnent à voir une action de déplace-ment d’un actant par rapport à un repère fixe – nommé « locatif » –. Ce type de transfert exige l’emploi de proformes et est activé par le regard. Comme nous le verrons par la suite, la distinction, chez les enfants, entre ce type de transfert et des signes avec une iconicité dégénérée est très ténue.

– les transferts personnels (TP) : le signeur-locuteur devient le personnage transféré en représentant une ou plusieurs actions effectuées ou subies par un actant du procès de l’énoncé 3.

Les travaux de Sallandre (2003) ont décrit avec précision ces transferts et ont montré qu’ils peuvent se combiner entre eux, créant ainsi des organisations de plus en plus en complexes avec une densité sémantique importante.

Les différents rapports entre les visées

Il paraît difficile d’affirmer que le locuteur signant s’inscrit dans telle ou telle visée. En effet, les signes standards, les pointages et les SGI entretiennent une relation d’inclusion formant, dans les discours, un continuum et permettant au locuteur de tout exprimer.

2.  Actuellement, le terme le plus présent dans la littérature consacrée à la linguistique de la LSF est « structures de transfert ». Cette terminologie est devenue courante suite à l’étendue du terme « transfert » aux SGI, d’où la terminologie « structures de transfert ». À l’origine, les transferts sont des opérations cognitives qui se traduisent par des structures. Aujourd’hui, le terme « transfert » désigne indifféremment les SGI et les opérations.

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Cependant, certaines structures peuvent être gouvernées par des visées dis-tinctes, en particulier pour certains concepts qui ne semblent pas exister sous une forme standardisée en LSF. A ce moment-là, le narrateur donne à voir de façon générique, sans que des paramètres non-manuels ne soient investis. Dans ce cas, il s’agit plus d’une complémentarité des visées que d’un continuum. Cuxac (2003) donne l’exemple des pseudo-transferts 4 pour illustrer cette com-plémentarité entre les visées. Les analyses obtenues à partir de notre corpus nous laissent supposer que les enfants, en cours d’acquisition, emploieraient aussi des transferts personnels de façon générique, non pour référer à un personnage mais pour montrer un procès complexe dont ils ne connaissent pas ou peu le signe standard. La question en suspens est de savoir si ce procédé pourrait s’apparenter à un processus d’acquisition.

D’autre part, certains signes standards fortement iconiques peuvent basculer dans la visée illustrative, sans modification de leur forme, à condition qu’ils soient regardés. Cette condition sine qua non active le signe en lui faisant perdre sa généricité. Par exemple, le signe standard [AVION], concept général, devient « cet avion-là », soit une entité spécifique de la situation énonciative, dès que le regard se pose dessus et établit ainsi l’instance discursive. Dans notre corpus, lorsque l’enfant signe : [CHIEN] [SORTIR] [MAISON] avec le regard portant sur le signe [MAISON], il spécifie qu’il s’agit bien de la niche du chien de l’his-toire. Dans le cas où le regard est en direction de l’interlocuteur au moment de la réalisation du signe [MAISON], alors la phrase aura le sens générique « le/ un chien sort de la/une niche ».

À l’inverse, certaines SGI, en situation diachronique, peuvent se standardiser. Cette hypothèse a été émise par Cuxac dans ses travaux de 2000. Ce dernier fait l’hypothèse diachronique de standardisation de signes, résultant des structures de transferts déployées dans le cadre de routines 5. Pour illustrer ses propos, Cuxac (2003 : 100) prend comme exemple le TS suivant : « une personne monte et s’assoit dans un véhicule qui démarre après que la personne se soit assise. » L’étude des caractéristiques de ce TS montre l’absence de variations individuelles créant ainsi une routine. Nous avons observé un processus similaire avec les enfants composant notre corpus, en particulier pour l’occurrence « il tombe ». Toute-fois, un corpus plus important permettrait d’affirmer ou d’infirmer qu’il s’agit de routines ou d’une acquisition tardive de certains proformes en mouvement, l’iconicité dégénérée de certains signes pouvant complexifier l’emploi de SGI.

Les langues des signes ne sont pas des langues linéaires. Différents paramètres se combinent simultanément, voire s’enchâssent pour construire et donner du sens, chaque paramètre ayant des fonctions syntaxico-sémantiques :

[…] au regard incombe la rection de l’interaction et l’inscription (identification) des énoncés dans des genres ; à la mimique faciale, pour l’expression, les valeurs modales ; aux signes, le contenu de l’énoncé (l’information) ; aux hochements

4.  Pseudo-transfert : action prototypique mise en valeur, en grande iconicité, pour décrire ou présenter des personnages. On a toutes les caractéristiques du transfert personnel mais sans investissement corporel (Sallandre, 2003)

5.  Routines : structures complètes de la branche non illustrative qui utilisent des formes/configu-rations manuelles fortement iconiques. Ces formes sont des proformes (voir Cuxac, 2004 : 95)

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du visage, le contact phatique avec le recteur et la garantie que les propos tenus sont placés sous la responsabilité du point de vue du sujet de l’énonciateur ; enfin aux mouvements corporels, la rythmique qui permettra de démarquer les changements de thématique et les frontières des syntagmes (Cuxac, 2000 : 256).

Tous ces éléments ont été pris en compte lors de notre analyse présentée ci-dessous.

L’élaboration et la réalisation du protocole

Les hypothèses

Notre étude, princeps, est avant tout une description de la langue des signes employée par des enfants dans un contexte narratif. Les travaux récents en LS constituent un socle qui doit se développer, s’étayer, s’affiner.

L’hypothèse de départ à ce travail est de montrer que le processus d’iconi-cisation, inhérent à la surdité, se manifeste très tôt chez les apprenants sourds. D’autre part, à partir de ce postulat, la seconde hypothèse consiste à vérifier que les formes employées lors de ce processus se complexifient avec la maturité cognitive. Pour cela, nous avons pris appui sur les recherches en acquisition, en particulier celles de Berman et Slobin (1994), qui tendent à vérifier de quelles manières les narrations sont le reflet de la langue utilisée, à des âges différents.

« Thinking for speaking »

Les recherches internationales décrivant le développement des capacités discursives en langue des signes, sont peu ou pas existantes. Ne pouvant nous appuyer sur de telles études, nous nous sommes référés aux travaux de Berman et Slobin (1994). Ces chercheurs ont observé l’évolution des fonctions communica-tives présentes dans les productions des enfants et les moyens de communication mis en place en fonction des contenus à exprimer et des interactions entre les différents constituants d’un système linguistique. L’objectif de leur démarche est la description des relations formes-sens-fonctions qu’un enfant construit lorsqu’il produit un texte. Il ne s’agit pas seulement d’observer les structures linguistiques mais aussi l’organisation des contenus informationnels dans le discours. Ces recherches concernent des enfants de 3 à 10 ans et des adultes, appartenant à différents groupes de langues, permettant ainsi d’observer les différents stades du développement et leurs variations d’une langue à l’autre, et ceci à partir d’un même contenu et contexte linguistique.

À chaque narrateur correspond une histoire (Berman et Slobin, 1994) : chacun présente les évènements à sa manière, selon la perspective choisie et les outils linguistiques disponibles. Néanmoins, malgré cette grande variabilité, certains principes généraux émergent. Pour l’enfant, la mise en correspondance entre formes linguistiques et fonctions discursives n’est pas automatisée. L’enfant doit acquérir de nouvelles formes mais aussi comprendre leurs utilisations multiples. C’est la construction graduelle d’un système formes-fonctions qui lui permettra

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de produire des narrations cohérentes. Les évènements doivent être connectés les uns aux autres en fonction d’une trame narrative globale :

the development of linguistic means to connect events and syntactically “package” them into coherent structures–at levels of scene, episode, and overall plot. “Relating events” thus includes all of the verbal means for encoding and employment in narrative (Berman et Slobin, 1994 : 1-2).

L’enfant doit donc maîtriser le système de sa langue mais il doit aussi ap-prendre à l’utiliser dans un discours de façon à hiérarchiser les évènements. De plus, tout au long de la narration, le locuteur se doit de construire et de tenir à jour sa représentation de l’état de connaissance de son interlocuteur. Or, les jeunes enfants ont tendance soit à oublier les informations nécessaires à leur interlocuteur, soit au contraire à sur-marquer les informations.

Enfin, les narrations sont influencées par les caractéristiques de la langue utilisée. Selon Slobin (2003, 2006), les expériences sont filtrées au travers des options disponibles dans une langue donnée, invitant les locuteurs à sélectionner certaines informations plutôt que d’autres et à organiser ces informations d’une certaine manière (« thinking for speaking »).

Très tôt, les enfants sont sensibles au mode d’organisation qui est proposé par leur langue. L’apprentissage des moyens linguistiques va donc différer en fonction des langues étudiées, en fonction de la place et de l’importance des indices linguistiques dans leur langue.

Le récit de fiction comme support à l’analyse

Concernant notre protocole, nous avons pris appui sur le projet intitulé Construction du discours par des apprenants de langues, enfants et adultes 6. Ce projet, coordonné par Marzena Watorek, s’inscrit dans un courant de recherches qui étudie l’acquisition par l’enfant et l’adulte de certaines procédures nécessaires lors de productions de discours descriptifs et narratifs. Il s’est réalisé selon une dynamique interlingue, le but principal étant de comprendre l’interaction entre la capacité à produire des énoncés bien formés et la capacité à organiser entre eux les énoncés pour construire du discours.

Dans ce projet, nous n’avons repris que la tâche de récit de fiction. Cette tâche a souvent été employée dans des travaux sur l’acquisition d’une langue : les jeunes enfants ont besoin d’une incitation à parler et les récits de fiction se prêtent mieux que les récits d’expérience personnelle au recueil des données. Les études en acquisition d’une langue montrent également que la tâche narrative se caractérise par un coût cognitif relativement élevé pour des jeunes enfants : l’uti-lisation des moyens linguistiques dont dispose l’enfant est limitée par sa capacité à effectuer la tâche. L’enfant est dans une situation où ses capacités cognitives se développent en parallèle avec ses capacités linguistiques. Si un enfant ne comprend pas la situation linguistique dans laquelle il se trouve, il ne pourra pas employer les moyens linguistiques adéquats à l’expression des différentes fonctions

dis-6.  Voir la revue Langages no 155, où l’essentiel des travaux qui se sont déroulés dans ce projet sont publiés.

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cursives. Quant à la narration, elle se compose de personnages aux statuts et états différents, agissant ou subissant des évènements. Le statut des différents protagonistes ainsi que les différents états mentaux et physiques par lesquels ils passent doivent être marqués. En fonction des différents marquages à effectuer, le narrateur doit, par conséquent, choisir les outils linguistiques appropriés. Ce choix est très important pour différencier le personnage principal du personnage secondaire, passer d’un épisode à un autre. La production d’un texte narratif implique un double processus opérant dans le domaine conceptuel, d’une part, et dans le domaine linguistique d’autre part : « throught establishing local relationship between propositions as well as through organizing information about characters and events into a globally defined unit » (Bamberg, 1990 : 60). En d’autres termes, le narrateur doit utiliser des stratégies locales (bottom-up ou data driven) pour lier les informations de façon cohésive à l’aide d’outils linguistiques, mais aussi des stratégies globales (top-down ou concept driven), afin de réaliser une unité thématique et/ou une progression narrative qui soit cohérente. Le narrateur doit, par conséquent, focaliser son attention sur la tâche à effectuer – la tâche narrative pour nous – mais aussi tenir compte des caractéristiques formelles et fonction-nelles de la langue utilisée. Chaque langue est composée d’un large éventail de structures linguistiques. Les caractéristiques de chaque langue influencent la façon dont le locuteur encode un événement et comment il construit son récit.

De plus, l’emploi de formes linguistiques spécifiques est aussi en rapport avec leurs fonctions : les formes les plus accessibles au locuteur sont celles qui sont acquises les premières et les plus rapidement par les enfants, ces formes variant d’une langue à une autre : « The particular developmental course of discourse cohesion may vary across languages » (Hickmann, 1991 : 82)

Pour solliciter ce type de récit, un dessin animé muet d’une durée d’environ 4 minutes a été montré aux enfants. Le dessin animé met en scène Reskio, un chien, et son maître. Ces deux personnages se livrent à différentes activités cou-rantes, comme le réveil, l’habillement, la promenade, le patinage. La réalisation de ces diverses activités se trouvent contrariée par différents obstacles : les personnes glissent et/ou tombent sur le sol glacé, mettent leurs vêtements à l’envers. Plus dramatiquement, l’activité de patinage est perturbée par la glace qui se brise, entraînant la chute de l’enfant dans l’eau. Grâce à l’intervention du chien, l’enfant est sauvé et tout rentre dans l’ordre : les deux protagonistes rentrent chez eux, sains et saufs. Ce support renvoie à l’univers enfantin, ce qui lui permet d’être accessible à tous les sujets. La difficulté du choix du support réside aussi dans l’intérêt qu’il suscite auprès des locuteurs. Les plus jeunes enfants peuvent le mémoriser et le réactiver afin de reconstituer l’histoire. La consigne donnée en langue des signes, aux enfants, étaient : « tu viens de regarder une vidéo. Je ne la connais pas. Peux-tu me la raconter en langue des signes ? ». Cette consigne impliquait la non-connaissance partagée du support et la langue de la narration.

Les enfants visionnaient la vidéo tous ensemble, une ou plusieurs fois selon l’âge. Puis, ils s’isolaient avec un interlocuteur pour raconter l’histoire. L’interlocuteur était soit l’étudiant chercheur, soit un enseignant (en particulier pour les enfants les plus petits). La communication avec les enfants s’effectuait en langue des signes et l’interlocuteur avait pour consigne de ne pas intervenir, sauf par des gestes marquant son intérêt.

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La composition du corpus

Le corpus final est composé de 10 enfants ayant une surdité profonde ou sévère, prélinguale et sans handicap associé. Tous les enfants ont la langue des signes comme langue principale, à savoir que c’est la langue d’acquisition et d’apprentissage.

Le tableau 1, ci-dessous, récapitule la composition du corpus.

Tableau 1

Présentation des sujets du corpus

Sujet (en année et mois)Âge Parents Durée du récit

S1 4,9 Parents sourds 2 mn 22 s S2 5 Parents mixtes 2 mn 24 s S3 6,9 Parents entendants 3 mn 24 s S4 7,8 Parents entendants 3 mn 08 s S5 7,9 Parents sourds 3 mn 06 s S6 8,6 Parents sourds 2 mn 36 s S7 9,8 Parents entendants 2 mn 55 s S8 10,5 Parents sourds 3 mn 02 s S9 11,2 Parents entendants 5 mn 26 s S10 11,6 Parents sourds 3 mn 27 s

Le corpus recueilli est un corpus vidéo qui a été transcrit par la suite à l’aide d’une grille Excel constituée d’un axe horizontal et d’un axe vertical. L’axe hori-zontal donne des informations sur la macrostructure des récits (durée, glose, « traduction »…) tandis que l’axe vertical donne des informations sur la micros-tructure (les smicros-tructures de transferts, la fonction d’introduction, de maintien, de réintroduction, les éléments paramétriques non manuels…). Cette grille nous a permis d’identifier les différentes formes privilégiées pour la fonction référen-tielle et de les quantifier en fonction des âges des sujets composant notre corpus.

Synthèse des résultats

L’introduction des protagonistes

Notre description des structures de grande iconicité s’est réalisée à partir de 3 fonctions distinctes : l’introduction des personnages, leur maintien en position de sujet et leur réintroduction dans cette même position.

Produire un texte, c’est introduire de nouveaux référents, maintenir la réfé-rence à ces entités et les réintroduire tout au long de la narration. Cette capacité à réguler ainsi la référence entre les énoncés se construit progressivement chez l’enfant avec l’acquisition des procédures pour l’organisation discursive et le développement cognitif plus général. Les formes linguistiques pour le marquage de la position des référents dans le récit sont les garantes de la cohésion discursive.

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L’apprenant doit donc découvrir les moyens linguistiques qui lui permettront d’assurer la continuité thématique tout en faisant progresser le thème en gérant l’alternance entre ces deux aspects du discours.

Dans un premier temps, nos analyses ont porté sur l’introduction des pro-tagonistes. L’introduction d’un personnage requiert une connaissance prag-matique concernant l’information partagée – ou non – entre le locuteur et son interlocuteur. Selon le support du récit choisi, l’enfant emploiera des expressions référentielles différentes. Par exemple, avec un support imagé, la connaissance visuelle partagée induira plus de pointages chez des enfants sourds 7. Lorsque seul le narrateur a accès au support, il devra déployer des formes indéfinies pour l’introduction des protagonistes.

Les analyses obtenues pour la fonction d’introduction du protagoniste montrent une certaine homogénéité quant aux formes choisies par les sujets. En effet, les enfants tendent à préférer des formes lexicalement explicites lors de la première mention des protagonistes, à savoir soit le signe [CHIEN], soit le signe [ENFANT] / [GARCON] / [FILLE] 8.

Les protagonistes peuvent aussi être ancrés dans le récit soit à l’aide de tour-nures présentatives, soit à l’aide de structures préverbales ou existentielles. Seuls les deux sujets les plus jeunes commencent leur récit par une action du prota-goniste sans présentation préalable, comme dans l’exemple 1 :

1. [CHIEN] [BAILLER] // [LUI] [SE REVEILLER]

Nous avons remarqué que le sujet 2 introduit implicitement le personnage secondaire – l’enfant – par un pointage en direction de la télévision, le signe [GARCON] étant signé dans une glose ultérieure, mais cela reste une forme isolée.

Le choix de formes linguistiques explicites par nos sujets est semblable aux résultats obtenus sur des études menées par Hickmann, Kail et Roland (1991).

La reprise des protagonistes

La reprise d’entités déjà mentionnées dans le récit pose le problème de leur identification par l’interlocuteur. Selon le statut du référent (personnage principal ou secondaire) et sa dernière mention, les langues tendent à marquer le degré d’accessibilité par des formes plus ou moins explicites. La langue des signes offre un panel de formes linguistiques diversifiées, notamment par sa capacité à dire en montrant. Le locuteur peut référer aux protagonistes de la façon suivante :

– par la reprise du signe standard désignant soit le protagoniste, soit le procès réalisé par ce dernier,

– par l’emploi d’un nom-signe désignant le personnage, – par un pointage (manuel ou visuel) dans un espace pré-défini,

7.  Ce fut notamment le cas lors de notre première tentative d’élaboration d’un protocole, puisque nous avions pris appui sur le livret « Frog, where are you ? » (Mayer, 1969).

8.  La distinction [garçon] ou [fille] étant sans conséquence, nous n’avons pas formalisé le choix du genre du protagoniste.

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Nous avons constaté que les sujets emploient peu les signes [CHIEN] / [EN-FANT] ou un nom-signe correspondant pour maintenir les personnages de Reskio ou de l’enfant en position de sujet. Les signes employés sont des signes désignant le procès réalisé par le protagoniste. Par exemple, pour la glose « le chien patine », les enfants utiliseront le signe standard [PATINER], l’identification de l’actant étant implicite soit parce qu’il a été explicitement nommé peu de temps avant, soit parce que jusqu’à ce moment de l’histoire, l’enfant n’a raconté l’histoire du point de vue que d’un seul personnage. Il en est de même pour les transferts personnels.

Les enfants les plus jeunes privilégient toutefois les signes standards. L’emploi de ces signes référant au procès plutôt qu’au sujet lui-même n’entrave pas la cohésion discursive dans la mesure où les narrateurs focalisent leur attention sur un seul personnage, comme nous pouvons l’observer sur la figure 3 ci-dessous. Ils apparaissent seulement comme redondant, l’enfant s’assurant ainsi d’une compréhension maximale pour son interlocuteur.

Figure 3

Comparaison quantitative du nombre de mention des personnages en position de sujet

Cette focalisation sur le personnage principal correspond à la « stratégie du sujet thématique » (Karmiloff-Smith, 1981). Cette dernière propose un modèle de développement de la référence anaphorique en trois phases :

 L’enfant (3-4 ans) se fonde sur des processus ascendants : les énoncés ne sont pas reliés entre eux, sans liens chronoligico-causaux.

 L’enfant (6-7 ans) emploie la stratégie du sujet thématique, organisation globale qui est un processus descendant consistant à réserver les pronoms sujets pour le thème du discours.

 L’enfant maintient cette organisation globale, mais de manière moins rigide. Ces trois phases ont été constatées avec plus ou moins de variations quant aux âges donnés par Karmiloff-Smith et confirment un développement des capacités narratives similaires à celui des enfants entendants : l’enfant organise progressivement son récit en fonction des outils linguistiques disponibles mais aus-si en relation avec la cohérence à établir. Raconter une histoire à pluaus-sieurs actants suppose de hiérarchiser les actions tout en maintenant une cohésion discursive.

S1 (4,9) S2(5) S3 (6,9) S4 (7,8) S5 (7,9) S6 (8,6) S7 (9,8) S8 (10,5) S9 (11,2) S10 (11,6) - 10,00 20,00 30,00 40,00 50,00 60,00 70,00 80,00 90,00 56,90 75,00 65,06 53,19 52,99 62,91 55,70 14,81 14,89 26,51 36,21 21,88 32,53 34,04 36,57 33,33 39,24 81,48 82,98 69,88

Rapport Ma Chien / Ma Enfant dans les récits

Ma Chien Ma Enfant

– par une structure de grande iconicité.

Les SGI permettent de dire du point de vue des protagonistes, quelles que soient les situations discursives. Toutefois, ce sont des formes complexes et la combinaison des différents transferts semble être une acquisition tardive. En effet, pour qu’elles soient employées, le locuteur doit maîtriser les différents paramètres manuels et non manuels, mais aussi leur emploi doit être en adéquation avec le contexte discursive. La maîtrise de ces différents paramètres résulte d’opérations cognitives complexes apparaissant avec la maturité.

Lorsque nous avons commencé nos analyses, nous souhaitions observer l’inscription d’apprentis-narrateurs dans la visée illustrative, et notamment vérifier si l’emploi et la maîtrise des SGI était tardif ou non. Les résultats obte-nus soulignent toute la difficulté d’asserter sur une telle problématique. Nous avons pu observer la présence de certaines SGI très tôt, sans pour autant pou-voir affirmer que le locuteur ait choisi intentionnellement la visée illustrative. De plus, il apparaît que les SGI complexes 9 sont des acquisitions tardives avec des formes employées pour référer aux protagonistes en position de sujet très diversifiées. Cette diversification se manifeste avec l’âge, les enfants les plus âgés employant des structures de plus en plus complexes. L’emploi de ces structures correspond aussi à des récits où la granularité est plus fine, où les micro-scripts sont plus développés.

Toutefois, deux formes sont récurrentes pour le maintien des protagonistes en position de sujet : les signes standards et les transferts personnels.

Les signes standards

Les signes standards (std) sont des formes explicites. Leur présence dans le corpus est assez importante. Nous avons cependant constaté une diminution de leur emploi, pour la position de maintien, en fonction de l’âge, comme l’illustre la figure 2 ci-dessous.

Figure 2

Comparaison du nombre de signes standards pour la fonction de maintien, selon les personnages

9.  Nous nommons « SGI complexes », les structures qui sont la combinaison des TP, TS et TT/TF.

S1 (4,9) S3 (6,9) S5 (7,9) S7 (9,8) S9 (11,2) 0% 10% 20% 30% 40% 50% 60% 70% 80% 0,43 0,36 0,29 0,43 0,44 0,19 0,27 0,24 0,39 0,38 0,36 0,12 0,3 0,36 0,11 0,12 0,11 0,18 Com paratif std Ma E/ std Ma C 0,75 0,33

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Nous avons constaté que les sujets emploient peu les signes [CHIEN] / [EN-FANT] ou un nom-signe correspondant pour maintenir les personnages de Reskio ou de l’enfant en position de sujet. Les signes employés sont des signes désignant le procès réalisé par le protagoniste. Par exemple, pour la glose « le chien patine », les enfants utiliseront le signe standard [PATINER], l’identification de l’actant étant implicite soit parce qu’il a été explicitement nommé peu de temps avant, soit parce que jusqu’à ce moment de l’histoire, l’enfant n’a raconté l’histoire du point de vue que d’un seul personnage. Il en est de même pour les transferts personnels.

Les enfants les plus jeunes privilégient toutefois les signes standards. L’emploi de ces signes référant au procès plutôt qu’au sujet lui-même n’entrave pas la cohésion discursive dans la mesure où les narrateurs focalisent leur attention sur un seul personnage, comme nous pouvons l’observer sur la figure 3 ci-dessous. Ils apparaissent seulement comme redondant, l’enfant s’assurant ainsi d’une compréhension maximale pour son interlocuteur.

Figure 3

Comparaison quantitative du nombre de mention des personnages en position de sujet

Cette focalisation sur le personnage principal correspond à la « stratégie du sujet thématique » (Karmiloff-Smith, 1981). Cette dernière propose un modèle de développement de la référence anaphorique en trois phases :

 L’enfant (3-4 ans) se fonde sur des processus ascendants : les énoncés ne sont pas reliés entre eux, sans liens chronoligico-causaux.

 L’enfant (6-7 ans) emploie la stratégie du sujet thématique, organisation globale qui est un processus descendant consistant à réserver les pronoms sujets pour le thème du discours.

 L’enfant maintient cette organisation globale, mais de manière moins rigide. Ces trois phases ont été constatées avec plus ou moins de variations quant aux âges donnés par Karmiloff-Smith et confirment un développement des capacités narratives similaires à celui des enfants entendants : l’enfant organise progressivement son récit en fonction des outils linguistiques disponibles mais aus-si en relation avec la cohérence à établir. Raconter une histoire à pluaus-sieurs actants suppose de hiérarchiser les actions tout en maintenant une cohésion discursive.

S1 (4,9) S2(5) S3 (6,9) S4 (7,8) S5 (7,9) S6 (8,6) S7 (9,8) S8 (10,5) S9 (11,2) S10 (11,6) - 10,00 20,00 30,00 40,00 50,00 60,00 70,00 80,00 90,00 56,90 75,00 65,06 53,19 52,99 62,91 55,70 14,81 14,89 26,51 36,21 21,88 32,53 34,04 36,57 33,33 39,24 81,48 82,98 69,88

Rapport Ma Chien / Ma Enfant dans les récits

Ma Chien Ma Enfant

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Parmi les signes référant aux procès réalisés par le protagoniste, beaucoup sont ceux dont l’iconicité est dite dégénérée, comme [MARCHER] ou encore [TOMBER]. Nous supposons que pour les jeunes enfants, cette iconicité suffit au signe pour son explicitation et sa fonction référentielle, ce qui leur permet de construire un discours cohérent.

Face à l’emploi décroissant des signes standards, nous nous sommes demandé quelles autres structures étaient employées, mais surtout quels paramètres se développaient progressivement pour réaliser ce passage d’une visée non illus-trative à une visée illusillus-trative.

Les transferts personnels

Les TP sont la deuxième forme la plus récurrente pour maintenir les pro-tagonistes en position de sujet. Ils n’augmentent ni ne diminuent avec l’âge. Les analyses attestent de leur présence chez tous les sujets, sans distinction significative entre les sujets. Cette présence constante peut s’expliquer par deux phénomènes : d’une part, pour certaines actions, les enfants n’ont pas d’autres possibilités que de dire en montrant, cette faculté étant liée à la surdité (voir Cuxac et Pizzuto, 2010). D’autre part, certaines SGI vont être identifiées comme telles car un paramètre modifie leur réalisation.

La réalisation des TP s’effectue avec des éléments manuels et non-manuels, ces derniers inscrivant le narrateur dans la visée illustrative. L’observation de notre corpus montre une différence de forme linguistique pour le même procès. Cette différence est due au paramètre du regard. Le regard, dans les langues des signes, est un paramètre déterminant, tant par ses fonctions sémantiques que syntaxiques. Dans les travaux de Cuxac (2000), trois grandes valeurs sont attribuées au regard :

– la direction du regard active et pertinise une portion d’espace

– le regard est créateur de déixis, en particulier dans le cadre des SGI où il a une valeur monstrative du « comme ça ».

– le regard marque un changement de référence discursive et permet de distinguer les deux visées lors de la construction du dire.

Le regard, en fonction de sa direction, aura différentes fonctions :

– lorsqu’il est dirigé vers l’allocutaire, il est le garant du maintien de l’inte-raction et identifie le sujet énonciateur et le destinataire.

– quand il est décroché de l’allocutaire, le regard indique que le sujet res-ponsable de l’énoncé s’efface et cède la place à un sujet énonciateur en transfert personnel.

– l’évitement du regard du destinataire indique que l’énonciateur est en transfert personnel

– le regard, porté, en grande iconicité, sur les TT/TTF et les TS authentifie la visée iconicisatrice.

– lorsqu’il est dirigé vers une portion d’espace, le regard assigne à différentes portions de l’espace des rôles fonctionnels sémantico-syntxiques (Cuxac, 2000).

Pour nos analyses, le regard est l’élément pertinent qui nous a permis d’iden-tifier la visée dans laquelle s’inscrit le narrateur. Sur un même procès, nous avons constaté que les sujets les plus jeunes privilégiaient des formes explicites tandis

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que les sujets les plus âgés emploient des SGI, formes plus complexes tant par leur formation que par leur représentation cognitive. Par exemple, quand le sujet 7 emploie un TP pour signifier « je marche », les mains représentent l’action de « marcher » dans un espace devant lui. Par son mouvement et la direction, le locuteur signale s’il s’agit d’une marche rapide ou lente et vers où le protagoniste va, alors que le sujet 3 ne fait que dire le procès « marcher » :

2. S3 (6,9) : « il marche » >> [MARCHER] std S7 (8,6) : « je marche » >> TP 10

Le S3 porte son regard sur l’interlocuteur alors que le S7 porte son regard sur une portion de l’espace, devant les mains, alors que la configuration des mains et le mouvement sont similaires chez les deux sujets. Pour certains TP, entre autres, une différence, en fonction de l’âge, se manifeste dans la formation des proformes, comme il apparaît sur les figures 4, 5 et 6 ci-dessous :

Figure 4

S4 (7,8) : « je patine) » S8 (10,5) : « je patine) »Figure 5 S9 (11,2) : « je patine) »Figure 6

Dans ces trois exemples, le TP exprime le même procès (pour le même épisode). Les sujets les plus âgés marquent le personnage Reskio par la main dominée en proforme de « patte » et la main dominante par un balancement d’avant en arrière pour signifier l’action de « patiner 11 ». Avec l’âge, les enfants vont acquérir progressivement les configurations des proformes d’objets, de personnes, d’animaux et pouvoir les insérer dans leur discours. Produire un proforme signifie percevoir les formes les plus saillantes de l’entité à montrer et établir une distinction selon la nature de cette dernière (objet, prédicat…). La différenciation de proforme en fonction de la référence apparaît tardivement. Pour notre corpus, cette différenciation apparaît avec le sujet 7 qui a 9,8 ans, comme le montrent les figures 7 et 8 :

Figure 7

S7 (9,8) : « je (l’enfant) marche » S7 (9,8) : « je (le chien) marche »Figure 8

10.  Nous avons choisi de transcrire selon le point de vue du narrateur, à savoir externe quand il s’agit d’un std, d’où l’emploi de « il ». Quand il s’agit d’un TP, le narrateur devenant le protagoniste, nous avons avons logiquement transcrit par « je ».

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Lorsque l’entité est humaine, le proforme se réalise avec l’index tendu en bas alors que pour l’entité animale, la configuration de la main est la même si ce n’est que que l’index et le majeur sont dépliés vers le bas. En plus de sa complexité structurelle, le proforme est une forme linguistique anaphorique assurant la continuité thématique.

Du point de vue de la cohérence narrative, la présence des TP marque la continuité de la focalisation alors que l’emploi des std spécifie un changement de séquences. L’alternance entre les std et les TP signale un découpage en épisodes. La succession de TP (et plus globalement de SGI) permet de lier les évènements et séquences entre eux, présentant ainsi de micro-scripts. Ce changement équi-vaut à une ponctuation.

Autres transferts, l’exemple des transferts situationnel

Nous ne détaillerons pas ici toutes les SGI analysées, tant elles sont nom-breuses. Ces différentes structures, moins présentes que les TP, sont croissantes en fonction de l’âge. Avec ces structures, le récit est plus détaillé, la granularité est affinée. Par exemple, alors que les sujets les plus jeunes emploieront le signe standard [VOIR], les sujets les plus âgés préfèreront le semi-transfert 12 « aper-cevoir ».

Parmi toutes ces SGI, l’une d’entre elles, bien que peu fréquentes, est révé-latrice de la question de la bifurcation des visées chez les enfants sourds : les transferts situationnels (TS). En effet, certains procès qui sont dits par le biais d’un signe standard chez les sujets les plus jeunes, sont donnés à voir par les sujets les plus âgés. Prenons comme exemple l’occurrence « tomber », illustré par la figure 9 ci-dessous :

Le regard est un procédé original lié à la nature spatiale de la LSF. Il s’inscrit dans des mécanismes linguistiques de pronominalisation avec des fonctions anaphoriques. La différence entre un signe standard et un TS est pour certains signes très ténue, notamment dans le cas des signes dont l’iconicité est dégénérée, comme c’est le cas pour le signe « tomber ». Seul le regard, posé ou non sur le signe, permet de distinguer la structure et dans quelle visée s’inscrit le narrateur.

Pour l’occurrence « tomber », les paramètres manuels sont les mêmes, que ce soit dans la composition du signe standard ou dans la composition manuelle du TS. La différence se situe au niveau des paramètres non manuels : le mouvement peut être plus ample et la mimique faciale plus prononcée pour le TS, mais c’est surtout le regard qui différencie les deux, avec un regard qui ne se porte pas sur l’interlocuteur dans le cas du TS. Si les enfants préfèrent l’emploi des signes lexicaux aux TS, c’est aussi parce qu’ils n’ont pas la maturité cognitive suffisante pour « dire en montrant » en prenant en compte la multilinéarité paramétrique. Par exemple, pour l’occurrence « tomber », le mouvement est complexe car il

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implique deux configurations distinctes au niveau des mains, avec l’action de la main dominée sur la main dominante représentant un locatif stable, en plus de la maîtrise du regard et du déplacement dans l’espace de signation. Nous supposons que cette difficulté phonologique contribue à une utilisation privilégiée du signe standard, les enfants se préoccupant principalement de donner du sens cohérent.

Conclusion

Produire un récit de fiction signifie que le locuteur doit faire des choix parmi des formes linguistiques pour encoder une information, tout en stipulant si celle-ci est nouvelle ou ancienne. Les résultats obtenus lors de notre recherche montrent que les structures complexes, avec un haut degré d’accessibilité, sont acquises tardivement. Les enfants les plus jeunes préfèrent des formes explicites et les TP employés par eux sont des TP de procès « facilement » identifiables par des interlocuteurs non signeurs, étant fortement iconiques. Alors que le regard apparaît comme une acquisition tardive, nous nous posons la question de sa valeur dans ce type de TP, où l’enfant n’a pas d’autre choix que de dire en mon-trant. Ce regard a-t-il la même valeur sémantico-syntaxique que dans d’autres SGI, ou a-t-il une valeur de coverbalité ? De nouvelles recherches doivent être mises en place pour explorer cette piste. Les autres SGI sont surtout employées par les enfants les plus âgés, permettant ainsi de construire des récits plus détail-lés, avec des micro-scripts développés. Les sujets les plus jeunes s’attachent à raconter l’histoire du point de vue des actions, d’où l’importance de std, alors que les plus âgés la racontent du point de vue du protagoniste. Ils utilisent alors plus de SGI et ainsi donnent à voir les procès mais aussi marquent les différents états mentaux et physiques des personnages. De même, alors que les plus jeunes enfants ont tendance à juxtaposer les épisodes, les plus âgés établissent des liens chronologico-causaux entre les séquences et épisodes et notamment par le biais des SGI. Ces dernières sont inhérentes à une granularité plus fine. Nous pouvons donc constater un développement de la capacité discursive qui se réalise par l’emploi de structures de plus en plus complexes, et donc par une inscription, qui deviendra consciente par la suite, dans la visée illustrative.

Au-delà de l’analyse portant sur le mouvement référentiel, la question de nos travaux concernaient la problématique de la bifurcation des visées. À travers l’emploi des TP, nous avions supposé que les enfants s’inscrivaient relativement tôt dans la visée illustrative. Cependant, est-ce que l’emploi de ce type de SGI est réellement la manifestation de cette visée ou n’est-ce pas plutôt avant tout la manifestation du besoin sémiotique propre à l’homme ? Étant donné le nombre d’enfants composant mon corpus, et probablement le récit de fiction choisi, nous n’avons pas assez d’éléments pour stipuler à partir de quand s’opère la bifurcation des visées, mais surtout quand l’enfant choisit de s’inscrire dans telle ou telle visée. Bien que nous n’ayons pas de réponses claires, nous pouvons tout de même affirmer qu’un va-et-vient constant, organisé, s’opère entre les deux visées afin de construire un discours cohérent.

La question de l’iconicité dans les langues des signes enfantines a souvent été débattue afin de définir si oui ou non elle favorisait l’acquisition de ces lan-gues. Nous n’avons absolument pas la prétention de répondre à cette question.

(16)

Toutefois, l’iconicité des formes ne se limite pas à une ressemblance entre les référents. Cela va au-delà d’une simple mise en geste de la réalité, les LS sont des langues où la dimension du « comme ça » est activée, même chez les plus jeunes locuteurs, ceci étant le fait de la nature spatiale des LS. En cela, nous rejoignons les travaux réalisés par Slobin (1996) pour qui, en apprenant sa langue « maternelle », l’enfant apprend à « penser pour parler » (thinking for speaking), c’est-à-dire que l’enfant organise le flot de l’information dans son discours selon le moule que lui fournit sa langue. La langue de l’apprenant a un impact sur l’organisation discursive mais aussi sur certaines contraintes cognitives.

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