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Georges Duhamel et la musique

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Academic year: 2021

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Edward Farrant

GEORGES DUHAMEL ET lA MUSIQUE

Département de français

M.A.

Georges Duhamel, médecin, essayiste et romancier, ne fut pas un musicographe ni un critique musical. A peine trouve-t-on dans toute son oeuvre deux ou trois écrits strictement consacrés

à

la musique, écrits non d'intérêt technique d'ailleurs, mais motivés par des préoccupations morales tout autant qu'esthétiques.

Toutefois, de nombreuses références

à

la musique dans

son oeuvre romanesque aussi que les témoignages d'amis ou de contem-porains sur l'enthousiasme du musicien amateur nous ont incité

à

suivre dans la trame de son existence et de sa carrière d'homme de lettres le fil musical, et

à

marquer les incidences que le culte de

la musique a eu sur son oeuvre d'écrivain.

Notre exposé a choisi d'être chronologique: ce qui nous importait surtout étant de montrer la permanence d'un goût et la façon dont, au cours des années, il s'était conjugué avec les préoccupations sociales, scientifiques ou morales de l'écrivain.

Nous avons abouti

à

la constatation que cet homme cultivé, non doué de génie musical, mais aimant sincèrement la

musique, et constamment préoccupé de défendre les valeurs huma-nistes, avait trouvé dans l'art musical, qui parle peut-être plus directement

à

l'homme que les autres arts, une valeur rédemptrice et salvatrice dans un monde que l'absurdité assaille de toutes parts.

En appendice ,nous avons esquissé une étude du style du romancier tendant

à

prouver combien l'ac~té de ses perceptions audi ti ves et une réelle sensibi l i té musicale avaient marque ses descriptions ou ses évocations du monde et des êtres.

(2)

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GEORGES DUHAMEL ET LA. MUSIQUE

Edward FARRANT

A. thesis submi tted to

the Facu! ty of Gradua te Studies and Research McGill Uni versi ty

in partial fuli'ilment of the requirements for the degree of

:M'aster of Arts

Department of French language

and Li. terature

~----_.

1

0

Edward Farrant 1970

April 1970

(3)

PREFACE

Notre siècle agité et inquiet offre un étrange para-doxe: jamais l'homme n'a eu autant de loisir, jamais il n'a eu moins de temps. le monde vers lequel nous glissons semble bien,

à

maints égards, donner raison aux prophéties lugubres de l-'auteur des Scènes de la vie future. Nous sommes en train de tuer la culture individuelle, du moins de la sacrifier

à

celle, plus facilement accessible, de la collectivité. La

solitude, le silence, le recul, indispensables

à

l'effort personnel, deviennent de moins en moins possibles dans un monde qui s'habitue malgré lui

à

la confrontation des foules, au bruit, et aux décisions préCipitées, souvent lourdes de conséquences ••••••••

.

,

Pendant sa longue carr1ere, Georges Duhamel s'est montré le dépositaire de la civilisation spirituelle et

humaine en voie de disparaître. Toute son oeuvre est dressée contre la civilisation qu'il voyait venir et qu'il qualifiait de mécanique et meurtrière. Aujourd'hui, quatre ans après sa mort, il semble qu'on ne le lise plus guère. Le monde litté-raire affecte de ne pas connaître son oeuvre ou la rejette

~ , #' '

(4)

ii

du Notaire du Havre. N'importe. Nombreux sont les écrivains dont l'oeuvre immédiatement après leur mort a sombré dans le purgatoire avant de gagner la vie éternelle. Nous nous gar-derons de prédire,

à

si courte échéance, ce qui survivra de ses écrits. Toujours est-il que la postérité finit par dis-penser sa propre justice, qui est la vraie.

Biologiste et médecin avant de devenir homme de lettres, Georges Duhamel possédait une vaste culture: son dilettantisme

- au sens pur du terme - sembla pour un temps aux yeux de ses contemporains le destiner

à

prendre dans le monde cette place de grand Européen, d'écrivain universel qu'un Français occupe

..

.

..

a toute epoque, et dont le dernier titulaire fut tres proba-~ blement Anatole France, ou peut-être André Gide. Amateur averti en di vers arts, Duhamel avait pourtant une prédilection pour la musique. "Que je le dise au moment même que l'occasion s'en pré-sente, écrivait-il vers l'âge de soixante ans, dès le temps de mon enfance, j'aimais la. musique avec ferveur.... Il me semble

- mais je m'abuse peut-être - que si j'avais appris la musique dès ma petite enfance, j'aurais pu dire, avec des sons, l'es-sentiel de ce que j'avais

à

dire ••••• la douleur des hommes en guerre, les tristesses et les scrupules de Salavin, la longue saga des Pasquier, les épreuves et les aventures de la

(5)

civili-•

iii

~ation occidentale, les surprises du voyageur, les méditations d'un esprit inquiet en présence des transformations d'une huma-nité furieuse. Je ne vois rien de tout cela qui ne puisse, finalement, se traduire en sons et en accords. Seule pourrait y échapper la décevante intelligence discursive, dont je

n'attends ni la lumière, ni le salut. ,,1

Dans sa vie et dans son oeuvre, la musique est partout. En dehors de son oeuvre romanesque, Duhamel lui a consacré plusieurs pages sous forme d'essais ou de propos. Certes, parler de la musique est toujours difficile, et Duhamel n'est pas le seul écrivain

à

y laisser des plumes. L'aura de religiosité et de 'respectabi lit Y , dont il enveloppait souvent la musique répugne aux esprits modernes. D'ailleurs, ses goûts s'étant fixés - comme c'est assez naturellement le cas - au cours de sa jeunesse, il s'est attaché avant tout

à

la musique du passé, vers laquelle le poussait inéluctablement son caractère foncière-ment classique. Toutefois, nul, en le lisant, ne peut douter de sa sincérité, de son besoin réel de témoigner - parfois avec

(6)

iv

un zèle de missionnaire - de sa foi en la musique, ni de son désir de la préserver des assauts de la civilisation mécanique.

Est-ce qu'il avait tort? Aujourd'hui la musique est partout, toujours prête

à

combler chaque bribe de silence.

On prend une symphonie de Mozart comme on prend un verre d'eau -au robinet. Malgré les indéniables bienfaits qu'elle a apportés, la technologie est aveugle: elle permet aux hommes non seulement de marcher sur la lune mais de s'entre-tuer sur terre. Tout dépend de l'homme et de l'usage qu'il en fait. Le message de Duhamel est que la culture n'est jamais gratuite, qu'elle exige

la discipline, l'effort, le sacrifice, et que la musique, tout comme la civilisation dont elle est issue, est née dans le coeur de l'homme.

(7)

1

l

LE MAGE DES JEUNES ANNEES

C'est l'été de l'année 1903. Un jeune étudiant de dix-neuf ans commence ~es études médicales, jouissant d'une indépendance nouvellement acquise: une chambre

à

lui, rue Vauquelin, au quartier latin:

"Une simple chambre en apparence, mais quelle retraite admirableJ Quelle fière solitudeJ Quel empire de la médi tationl Voilà ce que je me murmure en disposant mes quatre meubles dans ce modeste rectangle. J'ai donc un grand lit d'acajou, une armoire, une table, et un vieux piano droit. Je ne suis pas pianiste,

à

mon grand regret. Je n'ai pas appris - pas encore -

à

lire couramment la musique. Pour-tant, il me semble que je ne pourrais pas vivre sans cette grande caisse de bois sonore sur laquelle, tout le jour, j'improvise en m'amusant, avec des doigtés fantaisistes."l En effet, cet étudiant en médecine se passionne aussi pour la poésie et pour la musique. Charles Vildrac, qui a rencontré

1

(8)

le jeune Duhamel il y a un an et qui épousera bientôt Rose, sa soeur aînée, se souvient des joyeuses soirées qu'organi-sait

Georg~s

chez son père, le docteur Emile Duhamel. l On y déclamait des poèmes, on chantait, et on faisait de la musique:

"Ses soeurs tenaient le piano, sans virtu-osité, mais lui en jouait en autodidacte, exécutant de mémoire une Chevauchée des Valkyries impétueuse autant qu'approxi-mative." 2

Dans ses mémoires Duhamel laisse entendre que son goût de la musique ne venait pas de la famille. Il déclare que l'exemple familial n'est pas indispensable

à

la formation de l'artiste, et cite le cas de Debussy, dont les parents étaient de petits conunerçants. Il est vrai que ni le père ni la mère de Georges ne semblaient s'intéresser

à

la musique. Toutefois, celle-ci

étai t évidemment admise, encouragée chez eux, puisque les deux

filles jouaient du piano. Peut-être le viril docteur découra-geait-il chez son fils un trop vif intérêt pour la musique: a

..

une époque où les leçons de piano pour jeunes filles dépourvues de talent étaient de mise sinon de rigueur, on aurait vu d'un

1

Georges Duhamel: Témoignages (Mercure de France,

1967),

p.

53

2

(9)

oeil inquiet un jeune homme qui prenait la musique trop au sérieux.

Quoi qu'il en soit, la musique est mêlée aux premiers souvenirs du mémorialiste. Dès l'âge de six ans, dit-il, "j'aimais assez la musique pour faire instrument de tout, pour improviser des violons avec des boites

à

cigare et pour tailler "des flûtes dans les grandes tiges creuses de la

berce ••• nl Un peu plus tard, vers l'âge de douze ans, l'occasion se présente d'aller entendre, pour la première fois, un vrai orchestre symphonique. L'école qu'il fréquentait avait reçu des places pour un concert au Châtelet. Le jeune .Duhamel est parmi les élus. Au programme: la Damnation de Faust, de Berlioz, dont ses maîtres lui avaient sans doute enseigné la légende, et dont la musique grandiose et dramatique dut fortement impressionner l'âme du jeune écolier. Malheureusement, la visite au Châtelet n'a pas de suites.

La

grande découverte de la musique reste

à

faire, et le Duhamel des Mémoires plaint amèrement le jeune garçon du siècle finissant qui se trouvait ainsi privé d'une telle ressource contre les tourments de l'adolescence.

"La

musique,

à

ce point de ma vie, m'aurait été sans doute de grande

l

(10)

vertu consolatrice. Mais 'quoil J'ai dû tout découvrir moi-même et jour à jour. le règne de la musique n'était point encore advenu. Hl

Il ne tarderait pourtant pas à venir. Dès avant de s'établir rue Vauquelin, le jeune bachelier avait partagé la location d'une chambre dans une maison de la rue Saint-Jacques avec ses amis Alexandre G ••• et Jean-Jacques Corriol.

Là,

ils passaient des journées entières à discuter de tout ce qui les passionnait le plus: la poésie, la musique, les lettres. C'est Corriol, autodidacte et musicien amateur, qui introduisit Duhamel à la connaissance des classiques. Un peu plus âgé que ses amis, puisqu'il travaillait déjà, Corriol menait une vie "tranSfigurée, embellie par la musique, Il sur laquelle il avait d'ailleurs des

opinions précises. Il refusait de jouer autrechose que la musique des maîtres et en parlait avec une parfaite intransigeance qui a laissé sa marque sur l'écolier qui dévorait si avidement ses propos. nUe reste reconnaissant à Jean-Jacques Corriol de m'avoir le premier fait connaître la voix de Bach, celle de Beethoven, celle de Mozart, car aussitôt j'ai cessé de percevoir

les serinettes de la menuaille. n2

l ~

Inventaire de l'ab~e, p.

175

2

(11)

Mais Duhamel n'entend pas restreindre ses goûts aux seuls classiques et part

à

la recherche d'autres dieux. Un jour, c'est le coup de foudre: la découverte de la musique de Richard Wagner • wngtemps apres, il se souviendra de sa

..

.

..

pre~ere rencontre avec 'le mage':

"C'était au Luxembourg, vers quatre heures de

la soirée, au mois de mai ou de juin de l'année 1901, la première année du siècle nouveau.

J'étais encore écolier. J'aimais de me promener, le jeudi, autour du kiosque

à

musique, pendant qu'un orchestre militaire s'évertuait dans l'ombre tiède. Ce jour-là, j'étais seul, mer-veilleusement seul, esprit libre et coeur vacant, prêt pour recevoir un message. D'une oreille distraite et paisible, je prenais quelque plaisir au jeu des cuivres et des clarinettes et, soudain, j'eus le sentiment qu'il se passait, dans l'univers des sons, quelque chose de tout

à

fait extraordi-naire. L'orchestre, après une pause, venait de se reprendre

à

jouer et ce qu'il jouait ne res-semblai t

à

rien de ce que j'avais entendu jusque-là. Ce n'était pas ce rythme régulier, ce rythme de danse qui saisit l'âme et la berce ou l'exalte par

la répétition savante de l'essor de la cadence. C 'était plutôt un dis cours ou plus jus tement encore un récit fait de pensées musicales assemblées

entre elles, comme le sont les mouvements intimes de l'être vivant, avec des arrêts, des reprises, des changements continuels de mesure et de mouve-ment\ des sautes de ton et, si j'ose dire, de

lumiere, avec de longues lamentations, des dia-logues, des querelles, des raisonnements sans fin, des résolutions héroïques, âes tempêtes et des apaisements, quelque chose enfin qui bouleversait

la très naïve idée que je me faisais alors de l'art musical.

Je fus d'abord étonné, puis troublé, puis vite conquis. Je marchais parmi la foule

(12)

u

oisive,' l'oreille tendue, contenant les batte-ments de monccoeur pour me recueillir et ne rien perdre de ce grand baptême sonore. Quand l'orchestre s'arrêta, j'allai consulter le programme et je 1l:lS que je venais d'entendre un fragment de la Valkyrie, exactement la fin du dernier acte."l

Si nous avons cité ce passage tout au long, c'est parce qu'on ne saurait trop souligner l'influence de la musique de Wagner sur la vie et les travaux du jeune Duhamel. René Arcos, un des co-fondateurs de l'Abbaye, considère que "la découverte de

la Tétralogie fut parmi les grands événements de notre jeunesse."2 Et Duhamel avoue que cette musique "devait, pendant bien des

années, régenter mes goûts, colorer mes pensées, animer mes plaisirs et donner

à

mon univers des lois secrètes, une lumière, Une atmosphère, une \'armonie."3

Lié d'amitié avec un wagnérien enragé, qui s'appelait Schuller, le converti s'initia vite au nouveau culte. Les deux amis passaient ensemble de longues heures

à

déchiffrer les parti tions et

à

les interpréter tant bien que mal sur un vieux

l

La Musique consolatrice (Edition du Rocher 1944), pp. 29-30

2

Georges Duhamel (Editions de la Revue le Capitole, 1927) p. 94 3

(13)

7

piano de location avant d'aller entendre les oeuvres au Châtelet. Sans doute Duhamel a-t-il raison de penser que ce travail

d'ini-tiation était trè~ important, sinon indispensable, pour apprécier pleinement la musique de Wagner. Elle vaut ce que vaut la lec-ture d'une pièce de théâtre, pendant laquelle l'imagination est délivrée des servitudes de la scène. ·La comparaison est d'autant plus valable dans ce cas puisqu'il s'agit d'opéras, conception particulière de l'oeuvre dramatique. La façon dont Wagner a réalisé la fusion entre le drame et la ~ymphonie semble bien avoir séduit Duhamel autant que la musique elle-même. Non pas qu'il montrât de l'engouement pour le texte. Ni lui ni Schuller (malgré son nom) ne comprenaient assez la langue pour suivre tous les méandres de la syntaxe allemande. l Ce sont

plutôt les procédés de création employés par Wagner qui fascinent alors Duhamel et gagnent son admiration. On connaît le rêve de

Wagner de réaliser une synthèse entre le théâtre et la musique

1

Duhamel restera toujours peu doué pour les langues étrangères, et pour l'allemand en particulier. "La langue allemande, en particulier, me procure,

à

l' audi tion comme

à

la lecture, un véritable malaise organique."(Temps de la recherche, p. 93) N'oublions pas cependant que cette phrase fut écrite pendant l'occupation allemande et que Duhamel a vécu les deux

(14)

8

symphonique. Il est hors de propos de Ulscuter

à

quel point il est arrivé

à

ses fins on est wagnérien ou on ne l'est pas -mais il convient de noter que le traitement dramatique de la musique, en particulier l'identification des personnages par

un thème personnel - le célèbre 1eitmotif - fait appel

à

,

l'intelligence de l'auditeur nor~ moins qu'a ses sens. Duhamel trouve

une augmentation du plaisir:

"La pure délectation sonore ne suffit pas aux jeunes âmes; il leur faut trouver en tout une justifiGation intellectuelle: le maître doit séduire leur esprit en même temps qu'il charme leurs sens. Je peux bien avouer aujourd'hui que tout cet appareil de logique sonore n'a pas peu contribué, jadis,

à

mon envoûtement." 1

La connaissance de ces nombreux thèmes fournit la clef de l'uni-vers wagnérien, et permet

à

l'aùditeur averti de mieux apprécier la musique:

" •••• pour une jeune intelligence le plaisir de l'ouïe est, si j "ose dire, décuplé par le plaisir de comprendre. La jouissance intel-lectuelle s'ajoute

à

celle de l'oreille." 2

Sans vouloir ouvrir le vieux débat de la musique pure - débat que Duhamel résoudra pour lui

à

travers deux personnages

3

de la

l La musique consolatrice, pp.

38-39

2 Id. p.

39

3

Il s'agit de Laurent Pasquier et Valdemar Henningsen. Voir surtout le Jardin des bêtes sauvages, 2e volume de la Chronique des Pasquier.

(15)

\

Chronique des Pasquier - ce point de vue de l'auteur n'est pas tout à fait légitime. le génie de Wagner est tel que sa musique rend superflue toute explication de sa 'logique sonore'; et le

vieux Duhamel, même s'il ne renie pas le mage de sa jeunesse, finira par lui préférer Bach.

Vers 1905 il fait la connaissance d'Albert Doyen, compositeur et maftre de chapelle, qui restera son ami jusqu'à sa mort en 1935. Il aime la musique de Wagner avec autant de ferveur que Duhamel, et les deux amis passent beaucoup de temps à interpréter tous les rôles autour du piano. Doyen était un

,

. , , ,

des premiers visiteurs a l'Abbaye, cette ma~son delabree ou,

pendant un an et demi, un groupe d'artistes dont Duhamel, vécurent à l'écart de la société bourgeoise, en disciples fervents de

Rousseau et de Tolstoï. Fondée en 1906, ce phalanstère a laissé des souvenirs ineffaçables. Pour Duhamel, c'était "l!un des chapitres cardinaux de ma jeunesse. lIl Dans cette retraite la musique avait sa part: Vildrac apporta un piano, le peintre Albert Gleizes un harmoniUlll, et Albert Doyen leur prêta un orgue magnifique. On donnai t dans le jardin des fêtes poétiques et musicales, auxquelles participaient les élèves du Conservatoire.

1 Il lui consacrera le 5e volume de la Chronique des Pasquier: le Désert de Bièvres •

(16)

10

,

C'est a l'Abbaye que Duhamel rencontra Blanche Albane, qu'il épousera en 1909, et ces fêtes musicales en plein air sont peut-être

à

l'origine des concerts de la Maiso~ Blanche

qu'organisera Duhamel après la guerre,

à

Valmondois, sa maison de campagne.

Pour assurer leur vie matérielle, les habitants de la colonie avaient décidé d'installer un atelier d'impri-merie dans la maison et d'apprendre le métier d'imprimeur. Duhamel y montra des aptitudes remarquables, et c'est ainsi qu'il fit paraître, sous la firme de l'Abbaye, son premier

recueil de vers, des Légendes, des batailles

(1901).

Aujourd'hui presque introuvable, ce petit volume est un mélange de poésie scientiste et de mythologie.

Le

titre même semble s'inspirer de l'univers wagnérien. Selon le poète Charles Vildrac l'ouvrage est marqué par "une hantise métaphysique, par le mystère et le

pathétique de la création du monde, de la vie émergeant du chaos. nl L'oeuvre est très inégale, pleine de mots juxtaposés tels

'doute-enfant-terrible', technique qui n'est peut~être qu'une simple transposition de la morphologie allemande. Elle contient une 'Légende de Prométhée', une 'Epopée séculaire' et une

l

(17)

Il

'Légende océanique', le tout pourvu d'une préface où il est question de la Poésie, de la Pensée et de l'Homme, majuscules qui impressionnent en même temps qu'elles confèrent au texte une allure germanique.

ra

même année, 1907, Duhamel fi t un voyage en

Allemagne, et pendant un séjour

à

Berlin il entendit jouer les opéras de Wagner. Il en revient plus enthousiasmé que jamais pour découvrir que l'Abbaye agonise. Elle sera dissoute quelques mois plus tard, vers le printemps de 1908, pour des causes avant tout financières. Pendant ce temps Duhamel travaillait sur un long poème épique, l'Homme en tête, qu'il publia en 1909. Par

la vie du héros An thrope (i. e • l' hOlTD1le ), l'au te ur tente d'écrire une allégorie de la vie de l'homme. Ici encore il y a trois parties, intitulées 'le Temps de l'Enfance', 'l'Annonciation', et 'l'Epreuve '. On voit bien l'état d'esprit du jeune Duhamel, tout occupé de thèmes grandioses et d'idées transcendantes, nés naturellement de sa fréquentation de l'univers wagnérien •

..

Des années de vie communautaire a l'Abbaye et des entretiens qu'il eut sur la poésie avec son ami Vildrac - "de même culture et de mêmes tendances artistiques Il 1 - date aussi

l Avertissement p. VII aux Notes sur la technique poétique de . Georges Duhamel et Charles Vildrac, 1910.

(18)

le petit opuscule qu'ils écrivirent ensemble dans les années 1908-1909 et qui parut en 1910 sour le titre "Notes sur la

technique poétique". L'avertissement prévient le lecteur qu'il ne s'agit

que des "notules qu'est susceptible de tracer sur son carnet tout poète ••• libre qui aime son art et recherche consciencieusement les raisons d'une technique qu'il veut sans cesse affiner."l En fait c'est à une justification du vers libre que nous assistons, le vers libre n'ayant pas encore à cette date conquis tout à fait droit de cité dans la

poésie fran~ise, et ces notes n'ont plus guère qu'un intérêt historique. Toutefois, elles ne sont pas indifférentes pour notre propos, non seulement parce qu'on y sent la ferveur juvénile de ('es "révolutionnaires" en poésie mais aussi parce que tout au long on y découvre les préoccupations ou les exi-gences musicales de Duhamel lorsqu'il s'aventure dans les sentiers de la poésie ou de la critique poétique. las auteurs notent

d'abord que le verlibrisme est une tentative d'évasion analogue à celle dont l'art wagnérien a révélé le besoin en musique, mais ne pensent pas cependant que ce soit l'influence de cet art wag-nérien qui ait orienté la rythmique moderne: "Il y a là

l'erreur fréquente qui consiste à établir une relation de cause

1

(19)

13

à

effet entre deux événements dont la parenté évidente ne relève que d'une cause commune. nl

Analysant ensuite les libertés prosodiques prises par les verlibristes, les auteurs mettent l'accent tout parti-culièrement sur la nécessité de satisfaire l'oreille

à

laquelle ces libertés répondent, qu'il s'agisse du déplacement ostensible des césures ou de la césure atténuée (comparée au silence har-monique) ou de l'enjambement qui prouve "que l'oreille admettait une période prolongée au delà de la rime noyée."2 De la même façon l'entrelacement de vers réguliers et de vers libres appa-raît comme un besoin "conunandé par •••• la fatigue de l'ouïe. 113 De nombreuses pages sont consacrées

à

la "constante rythmique" et

à

propos du passage d'une constante

à

l'autre, pour en faire comprendre l'effet, les auteurs utilisent une comparaison musi-cale: "cela s'entend comme une saute de mouvement en musiquell

,4

ajoutant entre parenthèses (Ilcette comparaison dangereuse est nécessaire"). Viennent ensuite une série de réflexions sur l'équilibre rythmique, sur la distinction entre le chant et le

1 30 Notes, p. 2 Id. p. 6 3 Id. p. 11 4rd. p. 18

(20)

14

rythme, sur la nécessité pour le poète de se chanter ses vers: "Il faut souvent se chanter ses vers et les chanter à quelque autre ••••

"l,

sur les hannonies de l'allitération: "Il y a des allitérations qui étouffent le vers ou qui le font clapoter comme une petite fontaine, ou qui le hérissent de panoplies tintantes ,,2 , sur les équilibres phonétiques et enfin sur la

rime dont les auteurs rappellent la condamnation par Verlaine: "Oh 1 qui dira les torts de la rime J

Quel enfant sourd ou quel nègre fou Nous a forgé ce bijou d'un sou ••• " 3

L'0~~scule se termine par une boutade qui résume assez bien la

nature primesautière (et non savante) de l'ouvrage: "Le poète doit plus de confiance à son oreille qu'à l'Institut phonétique".4 Elle prouve aussi, conulle notre résumé de l'ouvrage, que les

auteurs ne se départissent pas un instant de considérations musicales.

Outre la poésie, Duhamel s'essaya au théâtre. Puisqu'il avait épousé une jeune actrice, quoi de plus naturel

l Notes, p.

29

y -Id. p. 37 3 Id. p.

43

4 Id. p.

50

(21)

que d'écrire une pièce où elle pourrait jouer un rôle pr:incipal? Présenté par Jules Romains à André Antoine, directeur du Théâtre de l'Odéon, Duhamel lui confia le manuscrit de sa première pièce:

La Lumiqre (1910). Une deuxième, Dans l'Ombre des Statues, fut représentée à l'Odéon en 19l2. Le sujet des deux drames est l'étude d'une âme supérieure, d'un être d'exception, d'un sur-homme de la morale, essaya~t de se délivrer des préjugés sociaux. Dans la première, c'est un aveugle de naissance qui refuse

toute pitié et se résigne à ne jamais voir les gens et les choses qui l'entourent. Dans l'Ombre des Statues met en scène Robert Bailly, fils d'un illustre savant. Il a dû toujours vivre sous l'ombre écrasante de la gloire de son père. Au début de la pièce, il prépare un discours qu'il doit prononcer au dévoile-ment d'une statue à la mémoire du savant. Seule sa mère sait combien il déteste faire ce discours. Coup de théâtre: il dé-couvre que le savant n'est pas son père. C'est un artiste qui lui donna le jour. Le choc est violent, mais la douleur de Robert cède bientôt à la joie. Toutefois, sa mère le rappelant au devoir, il garde le secret et continue de vivre

l'ombre.'

C'est en assistant à un concert dirigé par Sieg-fried Wagner que Duhamel eut l'idée de ce drame. Pendant la première partie du concert, le chef d'orchestre dirigeait ses propres compositions. La seconde partie fut consacrée aux

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J.O

oeuvres de son-père. Selon Duhamel les applaudissements enthou-siastes qui suivaient la musique de Wagner père contrastaient tant avec l'accueil poli accordé aux oeuvres de Siegfried "qu'on ne pouvait sans souffrir imaginer les pensées de ce fils écrasé pour jamais sous cette gloire _paternelle sans laquelle il n'était rien et qui devait, à de telles heures, lui devenir intolérable." Et il ajoute: "Je ne rapporte ce fait

Cl

'origine du sujet de son ouvrage) que pour montrer comment Wagner se trouvait mêlé non seulement à mes pensées, mais à mes travaux aussi. Je n'en rougis certes pas. C'était, pour les gens de mon âge, une nourriture magnifique et je plains les jeunes artistes qui, faute de sens musical, n'en ont pas tiré sUbsistance."l

Le souffle wagnérien a donc contribué

à

la cré-ation des oeuvres de jeunesse. En lisant la Chronique des Pasquier on peut se demander si cette 'nourriture céleste' n'aurait pas aussi alimenté - inconsciemment - le développement de cette oeuvre. En examinant la vie des membres de la famille Pasquier, on voit que chacun possède un trait dominant. Chez

la mère, c'est l'instinct maternel. Pour Papa Pasquier, c'est le thème de l'ambition, ou peut-être de l'éternelle jeunesse. Joseph veut amasser des sous, faire de l'argent; Ferdinand, c'est le malade imaginaire; Suzanne représente l'amour de la

(23)

-,

scène (et la beauté du corps) •. En contrepoint il y a Cécile et la musique (et la beauté de l'âme). Laurent cherche, comme Parsifal, un idéal auquel il puisse consacrer sa vie. De plus, chaque membre évolue dans son milieu particulier: pour Laurent, c'est le monde de la science et du laboratoire; Cécile ne vit qu'au piano ou dans les salles de concert, comme Suzanne dans le théâtre. Joseph rode dans les hautes sphères de la finance, dans le monde des affaires.

Cette tendance

à

isoler les personnages,

à

leur donner une sorte de leitmotif personnel qui les accompagne à

travers l'histoire, n'est pas sans danger. Quelques-uns des personnages - comme le père - sont admirablement réussis; ils semblent vivre indépendamment de leur créateur. Ailleurs, on a l'impression que les héros sont subordonnés aux situations dans lesquelles ils se trouvent. Ceci est particulièrement évident dans les derniers volumes du cycle, notamment

les Maîtres, le Combat contre les ombres, et la Passion de Joseph Pasquier, où l'idéologie nuit

à

l'authenticité des pe~ sonnages.

L'idéalisme de Laurent est partagé par son ami

Justin Weil. Celui-ci est Juif, et très sensible à la musique, ce qui permet à Duhamel de faire des observations sur les rapports

(24)

.LO

entre ce peuple et la musique.l Laurent et Justin aiment la

musique tous les deux, mais ils n'ont pas les nîemes goûts, ni les mêmes idées. Pour Laurent, Wagner est un grand artiste,

'un Dieu (Sic) de la musique. ' A quoi Justin répond laconique-ment que c'est un sale type. Cette remarque soulève une dernière

considération sur Duhamel et la musique de Richard Wagner. Wagner n'était guère populaire en France au début du siècle, et l'une des causes de son échec fut le nationalisme. Lorsque Claudel fulmine contre Wagner, c'est surtout parce qu'il trouve son oeuvre pa!enne, pleine des idées de Nietzsche. Il réagit en chrétien, en Français, aux implications de la symbo-lique wagnérienne. Il est vrai que Duhamel est capable parfois d'un chauvinisme sentimental, mais il mettra toujours la musique au-dessus de toute considération politique ou nationaliste.

l

D'abord l'opinion un peu injuste de Valdemar Henningsen, artiste déséqUilibré et professeur de piano de Cécile: " ••• ils ont le génie du trafic; mais ce ne sont pas des artistes. Leurs musiciens sont médiocres et pourtant ils aiment la mus ique."

(Vue de la terre promise, p. lL6) Par 'musiciens' Valdemar entend sans doute 'compositeurs', puisque les interprètes juifs sont nombreux et excellents. Duhamel remarque aussi leur présence dans la vie musicale: "Nous autres Juifs, (c'est Justin qui parle à

Cécile) nous comprenons la musique mieux que les autres hommes ••••• "Nous sommes l'enthOUSiasme du monde" •••••••• Vous savez bien qu'un tiers des âmes qui sont venues vous

écouter sont de ferventes âmes juives."

(25)

19

Justin est Juif, et Wagner antisémite, bien sÛT, mais cela ne relève pas de la musique, qui est pure de toutes nos idées. C'est ainsi que l'auteur refuse de voir dans les mythes dis-pensés par son 'distillataur de poisons' les éléments du racisme germanique si chers à Hitler, et que malgré la Guerre la musique de Wagner représente, aux yeux de Duhamel, 'la vraie victoire des Allemands.'

(26)

II

"L'HISTOIRE DU SOLDAT"

En 1909, l'année de son mariage, Duhamel est promu

, , . , 1an

docteur en medecine. Ne se sentant pas encore pret a se cer dans une carrière littéraire, il accepta un poste dans un

laboratoire, ce qui assura la vie matérielle du jeune ménage tout en permettant à Duhamel de consacrer ses heures de loisir aux lettres, et à la critique. La guerre bouleversa cette vie active et paisible, et transforma l'assistant de laboratoire, tout occupé à ses recherches sur les cOlloides, en chirurgien chef d'équipe. Versé sur sa demande dans le service armé, Duhamel suivit de près le sort des soldats pendant plus de

cinqua~te mois. Il observa avec compassion la façon dont ils vivaient et mouraient. De ses expériences sont issus deux

(27)

livres: Vie des martyrs (1917) et Civilisation, qui obtint le Prix Goncourt en 1918. C'est un tableau émouvant des horreurS d'une guerre absurde et des innombrables blessés qui "formaient un mosa!f.que de souffrance teinte aux couleurs de la guerre, fange et sang, empuantie des odeuni de la guerre, sueur et pourriture, bruis sante des cris, des lamentations, des hoquets qui sont la voix même et la musique de la guerre. nl La Possession du monde et Entretiens dans le tumulte, pUbliés en 1919, font pendant à ces deux oeuvres, en essayant de

donner aux dissonances de la guerre une résolution harmonieuse. S'il consacre une partie de ses heures de loisir

à lire et à mettre sur papier ses expériences et ses réflexions, le jeune chirurgien n'arrive pas, pourtant,

à

supprimer son besoin de musique, dont l'audition, à part la fanfare occasion-nelle, était impossible, la radio n'existant pratiquement pas alors. Un jour de 1915, Duhamel reçut parmi les blessés le

chef de musique au 1er régiment de ligne. M. Prudhomme s'était démis le genou en tombant dans une tranchée, et Duhamel causait avec cet ami fraternel en lui massant le genou malade. Au cours d'une conversation le médecin se prit à se lamenter sur

(28)

22

le manque de musique. Le conseil de M. Prudhonme fut simple et direct: Duhamel devrait en faire lui-même. Le vieux musicien passa outre aux objections de l'âge - Duhamel avait presque trente-deux ans - et lui suggéra la flûte, qui était facilement transportable et ne prenait pas beaucoup de place, considérations importantes en temps de guerre. Duhamel con-vaincu écrivit tout de suite à sa femme, demandant de lui trouver une flûte. Il attendit avec impatience, d'autant plus que le chef de musique avait promis de lui enseigner le solfège et la tablature. Peu après, le précieux colis arriva:

"C'était un instrument d'occasion, de bonne marque et sans défaut. Je la portai en grande hâte à mon blessé muSicien, qui la considéra de près et s'en déclara satis-fait. Le soir même, il me donna ma première leçon et, dès ce début, je parvins à 'faire parler ma flûte', comme disait l'excellent maître. "l

Encouragé donc par M. Prudhomme, et poussé peut-être par le même démon qui fit du littérateur de l'Abbaye un typographe respecté, Duhamel S'appliqua à connaître son instru-ment, à dompter ses doigts et à discipliner son haleine. Il découvrit, en même temps, la joie qu'éprouve celui qui exécute

1

(29)

même imparfaitement ~ une oeuvre musicale, et la frustr8tion imposée par les limitations de sa technique. l Une courte permission lui permit de rentrer à Paris, et sa flûte l'accompagna. Il revint avec la partition de la Sérénade de Moussorgsky, dont la mélodie lui donna le pressentiment, pendant la terrible année de Verdun, qu'il allait certainement mourir. Chose étrange, ses compagnons n'appréciaient pas toujours les sons qui sortaient de sa flûte. Duhamel souffrait le sort de tout musicien débutant: un auditoire ingrat:

"Je m'efforçais, ne pouvant lire, et n'aimant pas les cartes, de me retirer dans un coin pour y jouer de la flûte ••• Blanche m'avait recopié l'admirable mélodie que chante Clytemnestre, dans l'Iphigénie de Gluck, et pour la

dé-1 Le personnage de Salavin, qui paraîtra seulement en dé-1920 avec la publication de Confession de Minuit mais qui, à

l'aveu de l'auteur, avait été conçu d~s avant la guerre, éprouvera les mêmes difficultés: " •••• ce qui est pénible, c'est que ••• fau.te d'entraînement" de mécanisme, faute d'étude, enfin, je joue d'une façon maladroite, puérile des morceaux que je sens fort bien. Car je dois dire, pour être juste envers mOi-même, que j'aime passionnément

la mUSique, et que je lui dois mes émotions les plus

nobles. Pourtant, lorsque je m'évertue sur mon instrument, j'ai l'air de ne rien comprendre à ce que j'exécute •••• "

(ConfeSSion de Minuit, p. 172)

Duhamel fait une observation analogue dans la Nuit d'orage (Ed. Fayard et Cie., 1932). Voir pp. 35-36

(30)

chiffrer tranquillemen~, je me réfugiais dans la fameuse voiture du personnel, qui dormait, brancards au ciel, au milieu des monceaux de fumier et des marécages de purin. "l

Les mois passèrent et Duhamel, envoyé dans une ambulance auto-mobile, rencontra d'autres musiciens amateurs. L'un d'eux avait découvert une maison abandonnée de ses propriétaires qui contenait un vieux piano droit et désaccordé. Là ils s'évertuaient, quand les heures de repos le permettaient, à

déchiffrer des sonates de Corelli, des quatuors et des quin-tettes de Mozart et de Beethoven, Schubert et Borodine. Plus tard, ils abordèrent des morceaux de Wagner et même les

symphonies de Beethoven 1 Bien que Duhamel fût souvent Obligé

à jouer sur la flûte la partie du violon, l'enthousiasme du groupe et l'imagination triomphaient de tous les obstacles:

"Nos instruments, au début, bégayaient, con-certaient mal. Ils finirent par s'accorder. Il arrivait, certains jours, que l'esprit des maîtres descendit soudain sur nous, conme la colombe divine. Pendant une ou deux minutes, avec nos sons imparfaits et notre expérience incertaine, nous sentions que le message nous était remis et nous le portions, enivrés, jusqu'aux faux pas et jusqu'au trébuchement. "2

lLa Pesée des âmes(!~rcure de France) pp.

145-146

2La Musique consolatrice, p. 60

(31)

Ces réunions avaient une autre récompense: elles permettaient d'oublier, pendant quel,ques moments au moins, la terrible présence de la guerre. De plus, le chirurgien militaire qui passait des jours et des nuits à diminuer la douleur des autres découvrit que la musique peut guérir, pour ses . élus, les blessures non moins graves.de l'âme.

On ne s'étonnera pas que la musique tienne peu de place dans les récits de guerre: le son du canon domine celui de la flûte. Et pourtant, elle est là; sa voix

forme un contrepoint délicat au thème de la souffrance humaine. Dans la Vie des Martyrs elle n'apparaît qu'une seule fois:

c'est l'histoire du vice-feldwebel Spêt, un blessé allemand qui ne parlait presque jamais et regardait toujours les médecins français avec animosité. Un jour, le narrateur, en lui faisant un pansement, se mit à siffler distraitement le thème de l'Eroica. La réaction de l'officier allemand l'étonna:

" •••• détendue, anlJTJee d'une sorte de chaleur et de contentement, la figure de l'Allemand souriait, souriait, et je ne le reconnaissais plus. Je ne pouvais croire qu'avec les

traits qu'il nous montrait d'habitude il eût pu improviser ce visage-là, qui était sensible et . confiant.

(32)

26

'Dites, monsieur, murmura-t-il, c'est troisième symphonie, n'est-ce pas? Vous, comment dire •••• sifflez, c:est le mot?' D'abord, je m'arrêtai de siffler. Je

répondis ensuite: 'Oui! je crois que c'est

la troisième symphonie,' puis je demeurai silencieux et troublé.

Par-dessus l'abtme, un frêle pont venait d'être tendu soudain.

La chose dura quelques secondes, et j'y rêvais encore quand je sentis de nouveau tomber sur moi une ombre glaciale, irré-vocable, qui était le regard adversaire de M. Spitte "1

La musique peut donc élever les hommes, l'espace d'un instant, au-dessus de la mÎelée. Beethoven, de tous les compositeurs le plus profondément humain, permet d'entrevoir les vraies dimensions de l'homme. C'est peut-être en songeant à cette histoire que Duhamel écrira dans la Possession du monde: "Il Y a là quinze notes bien Simples, mais elles portent

un sens si beau, si profond, si impérieux, qu'elles suffiraient, j'en suis sûr, à résoudre les conflits, à décourager la haine, si les hommes les connaissaient assez bien pour les chanter tous ensemble, avec la même attentive tendresse.1I (p. 115)

Cependant, la machine infernale de la guerre continuait à dévorer ses victimes; les blessés affluaient, la

1

(33)

'-,

.

,

lIll.sere et la souffrance augmentaient. C'est pendant ces heures les plus sombres de la guerre que Duhamel écrivit Civilisation. Ne voÜlant pas profiter des premiers succès de sa Vie des

Martyrs, il signa son livre du pseudonyme Denis Thévenin. Ici également la musique n'éclaire qu'un seul épisode~ l'émouvante histoire du lieuter~t Dauche. Atteint au front par un éclat de grenade, il se croit légèrement blessé, une égratignure, rien de plus. Mais ~ médecin révèle au narrateur, qui s'est lié d'amitié avec le jeune lieutenant, la gravité de la blessure: l'éclat ne peut pas être retiré, et malgré l'apparente guérison Dauche mourra certainement dans quelques semaines. Un jour, ils assistent

à

un concert que donnent deux musiciens d'un régiment voisin. Le narrateur, en proie à ses pens ées mélan-coliques, découvre le pouvoir de la musique - d'une certaine musique - à s'emparer des sentiments, des états d'âme, provo-quant ainsi chez les auditeurs les réactions les plus diverses:

"Je prisais fort la musique, sans toutefois lui reconnaître aucune signification intel-lectuelle pFécise. Sans doute n'avaiS-je pas, jusque-là, été à même de constater avec quelle autorité une suite de sons et d'accords peut s'approprier à l'état de notre âme et en précipiter les mouvements.

Un violon, soutenu d'un ~iano, jouait une sonate de Bach. Ils attaquerent soudain l'adagio, plein d'une majesté poignante. A plusieurs reprises, j'eus l'impression qu'une personne invisible et inconnue me posait une

(34)

J

main sur le bras et murmurait: "Oomment, comment pouvez-vous oublier qu'il va mourir?"

Je me levai dès la fin du concert et m'en fus, en proie

à

un réel tourment.

"Qu'avez-vous donc? demanda Dauche sorti sur mes pas. Vous semblez malade ou malheureux.

- L'un et l'autre, répondis-je d'une voix dont je n'étais plus le maître. N'avez-vous pas entendu ce que jouait ee violon?

- Si fait, dit-il rêveusement. Il n'y a rien de plus purement joyeux."

Je le regardai

à

la dérobée et n'en retirai rien. Seulement, le soir, seul dans les ténèbres avec mes pensées, je compris que le hasard m'avait réservé une part singu-lière dans le destin de mon ami: Dauche était condamné; il devait mourir; il allait mourir; mais un autre que lui était, en quelque sorte, chargé de son agonie. "1

Il est probable que de telles pensées Be sont pré-sentées

à

l'esprit de Duhamel pendant qu'il s'exerçait sur son instrument. Ce n'est pas un flûtiste habile - il ne le sera

jamais - mais il comprend assez vite que le fait de jouer soi-même, même maladroitement, ajoute

à

la connaissance 'passive'

de la. musique une autre dimension: cela permet, en quelque sorte, de participer

à

la création de l'oeuvre. A partir de ce moment, il y aura pour lui deux musiques: celle des autres, et celle, imparfaite, qu'il joue pour lui-même, comme le fera 1

(35)

Salavin. On peut se demander

à

quel point le choix de la flûte a influencé ses goûts. le piano, son premier amour, est avant tout un instrument de soliste; son répertoire est beaucoup plus vaste, mais il exige une technique considérable. la flûte, par contre, s'adapte mieux

à

la musique de chambre. Elle est ad-mirable dans le style baroque, où les différentes parties sont moins soutenues, et où chaque instrument vient

à

l'aide, si

j'ose dire, de l'autre. Duhamel gardera toujours une affection particulière pour cette musique. Dès après la guerre, il ras-semblait

à

Valmondois, dans sa maison de campagne, un groupe d'amis, musiciens amateurs, souvent de grand talent. la, ... une fois par semaine, ils s'adonnaient

à

la musique d'ensemble, aux trios, quatuors et quintettes de leurs maîtres élus.

Sur les préférences de Duhamel il faut dire deux mots. le médecin militaire de 1916 qui a:iJne 1Vagner, qui

applau-di t au Sacre du Printemps et écoute la musique de Debussy n'est pas moins ' a van t-garde' dans son goût de la musique pré-romantique.

le public du XIXe siècle avait complètement négligé la période baroque de sorte que Bach a été la grande découverte du XXe.

La guerre provoqua chez Duhamel, comme chez tant d'autres intellectuels, une crise de conscience. Elle

concré-...

(36)

JU

os é avouer jusque-là: l'impuissance de la science, et de la.

raison,

à

résoudre les problèmes de la civilisation. Si Duhamel est resté un rationaliste hésitant jusqu'au début de la. guèrre, il prendra désormais une position nettement anti-intellectualiste dont il ne déviera plus. C'est l'instauration du 'règne du

coeur': l'homme du XXe siècle se trouve, pour ainsi dire, destitué de ses biens, et doit faire un grand effort pour les regagner, pour 'posséder son monde' de nouveau, celui du coeur, seul guide aux valeurs éternellement humaines. Or, la musique est un moyen d'obtenir entre les hommes non pas une unité, mais une union plus réelle que celle de l'intelligence.

Duhamel fut redevable

à

la. guerre de sa décision, assez tardive, de se mettre sérieusement

à

l'étude d'un instru-ment. Dans un monde abandonné temporairement

à

la folie, sa flûte lui permit non seulement de s'évader de l'horreur et de l'absurdité de l'événement - récompense déjà suffisante - mais aussi de porter, par cet acte de désintéressement, un défi

à

tout ce qui menaçait la civilisation véritable.

(37)

DEUX

.;Sol III

HOMMES

"Nourri de logique, il gardait po ur tan t un goût secret pour le mystère." .

(Deux Hommes, p.

15)

.

"

Au lendemain de la prem1ere guerre mondiale, Duhamel pouvait apparaftre à la jeune génération comme le grand écrivain de la gauche, l'héritier de Romain Rolland. On a déjà vu l'ex-périence de l'Abbaye de Créteil, où pendant un peu moins de deux ans Duhamel et ses amis avaient répudié la vie bourgeoise, en vivant à l'écart de la société. La guerre précisa ses pensées, et donna une direction à ses idées. Mais avec la paix une trans-formation s'accomplit: en très peu de temps Duhamel devint membre

(38)

32

de l'Académie française, membre de l'Institut et de l'Académie de médecine, Président de l'Alliance française. Il bâtit un foyer, fonda une famille, sa vie s'embourgeoisa. Rien de plus naturel, au fond, après une jeunesse instable sui vie de quatre ans de chaos, que de vouloir trouver la paix et la sécurité. Mais cette nouvelle orientation provoqua chez l'écrivain certains revirements qui souvent laissaient ses amis perplexes et qui exaspéraient ses critiques. On le vit alors s'attacher

solide-.

,

ment au passe, s'opposant a tout ce qui lui semblait menacer la

civilisation que l'homme avait construite; comme l'apprenti sorcier, il frappait

à

droite et

à

gauche pour abattre une mul-titude de monstres qui se multipliaient sans cesse. Un domaine qui met en relief ce que l'on serait tenté d'appeler son refus du XXe siècle est celui de l'éducation musicale.

Dans un roman publié en 1926 Duhamel prête

à

un des personnages - jeune étudiante de médecine aux tendances soci-alistes - la remarque suivante: ilIa beauté doit d'abord nous élever au-dessus de nous-mêmes. Il faut qu'elle serve pour être vraiment la beauté. III Duhamel ne pense pas autrement de la

musique. Loin de lui la doctrine de l'art pour l'art, ainsi que

1

(39)

toute idéologie qui ne tient pas compte de l'honune. L'auteur de la Vie des MartyrS a bien vu où conduisent les excès de la

,

technologie; il souhaite ardermnent apprendre aux hommes a retrouver, peut-être même

à

découvrir pour la première fois, les valeurs fondamentales de cette civilisation occidentale qui a failli périr. l Or, la musique constitue une partie du patri-moine, et il n'est pas étonnant de voir le rôle culturel et

éducatif que Duhamel lui attribue. nQuand je songe au bienfait de la musique,

à

la richesse qu'elle apporte,

à

la noblesse qu'elle confère,

à

l'accent qu'elle met sur toutes nos pensées, sur nos sentiments et nos émotions, je m'étonne que son ensei-gnement ne soit pas absolument obligatoire et poussé fort 10in partout, sans défaillance.,,2 On ne donne pas a l'enfant,

,

poursuit-il, le droit de décider s'il veut apprendre

à

lire ou

"

.

a ecrlre. Pourquoi, donc, faire de la musique une question de goût?

1

2

"Un immense désir de comprendre le monde, et l'homme au milieu du monde. Un véhément besoin de dire ce que j'ai compris, de peindre ce que j'ai bien vu, de faire acte de connaissance et donc acte d'enseignement."

(les Espoirs et les épreuves, pp. 12-D) Inventaire de l'abîme, p.

195

(40)

,34

De telles considérations sont reprises et amplifiées

dans ce qui est le seul véritable essai de Duhamel sur la musique, les autres témoignages étant plutôt des discours ou des morceaux épars recueillis et imprimés, parfois beaucoup plus tard, par l'auteur. Il s'agit du Rôle et place de la musique dans l'édu-cation de la jeunesse et des adultes. l Duhamel part de cette idée que si au XIXe siècle la musique devait avant tout procurer du plaisir

à

l'humanité, une telle conception ne suffisait plus: aujourd'hui, on devait envisager la musique "comme un exercice propre

à

développer, tant chez l'individu que dans le groupe, certaines vertus dont les unes sont physiques ou physiologiques, dont les autres sont éthiqu~s et dont d'autres encore ont une grande importance pour le jeu de l'intellect et pour la disci-pline en général.1I2

Après une définition de la musique telle que nul

ne saurait s'y opposer,3 Duhamel présente le tableau familier

l

Chapitre VI des Problèmes de l'heure (Mercure de France,

1957)

2 Id. p.

154

3 "Ia musique véritable, aujourd 'hui, est l'art et la science de produire des sons conformément

à

certaines règles, d'ailleurs variables selon les peuples, et, en certains cas, de grouper et d'harmoniser les sons ainsi produits en vue d'obtenir des effets d'ensemble, et d'enrichir

à

la fois notre sensibilité et notre représentation du

(41)

"',

de l'enseignement musical dans les écoles, où, faute de temps et de personnel, la musique est reléguée

à

l'arrière-plan.

La

situation est d'autant plus regrettable que l'homme (ou l'enfant) dispose d'un instrtmlent naturel pour faire de la musique: le larynx. Puis l'écrivain passe en revue les différentes familles d'instruments, et explique, comme Rousseau

à

son Emile, comment la musique exige de celui qui veut l'apprendre une discipline qui lui servira dans la vie:

"Il apprendra ce qu'exige la mesure et ce que demande le tempo, ou le mouvement. Il se comportera tout comme devrait se comporter le citoyen dans un Etat exemplaire. Dans les démocraties libérales, des hommes appelés

à

tenir des leviers de commande, la

collecti-vi té n'exige ni diplôme ni même aucune étude préalable. J'ai toujours pensé qu'il ne serait pas inutile de les contraindre aux disciplines de la musique d'ensemble, de les introduire, par ainsi, aux pratiques de l'harmOnie, de l'ordre, de l'obéissance et d'une autorité qui ne suppose ni ruse déma-gogique, ni compromis, ni lâcheté~ ni faiblesse intéressée. le chef d'orchestre a son pupitre

, (\ l '

est le modele du ma~tre respecte. L'executant,

à

son pupitre, est un parfait exemple du ci toyen raisonnable. "1

La musique chorale est excellente ici: elle n'exige pas la

possession d'instruments, et son apprentissage est moins difficile pour les débutants.

(42)

)U

Après avoir loué les efforts des Jeunesses MUsicales

de France, Duhamel rappelle l'effort de vulgarisation de la musique fourni par son ami, le compositeur Albert Doyen,.

dont l'écrivain avait épousé la cause avec enthousiasme. l C'est vers la fin de la Grande Guerre que Doyen avait institué les Fêtes du peuple. Son principal dessein était d'initier le peuple

à

la connaissance des grandes oeuvres musicales. Pour ce faire, il avait organisé de vastes choeurs d'amateurs et entrepris de leur enseigner les rudiments de la musique. La plupart de ses choristes étaient des ouvriers ou des employés de bureau, et n'avaient aucune éducation musicale. Lorsque Doyen les croyait prêts

à

se produire en public, il recrutait les services d'un orchestre professionnel et donnait des concerts,

à

la Bourse du Travai12 ou au Trocadéro. Le répertoire réflétai t les goûts du fondateur: des oeuvres de Bach, de Beethoven, de

...

Wagner, de Schubert, de Borodine, de meme que quelques ouvrages

l

2

"Nous sentions tous qu'il fallait non seulement encourager une telle entreprise, mais encore l'adopter, la faire nôtre, prendre une part active et joyeuse

à

cette oeuvre de salut."

(La musique consolatrice, p. 78) C'est pour fêter l'ouverture de la 4e saison des Fêtes du peuple que D1-1hamel donna,

à

la Bourse du travail, le 8 octobre 1921, une conférence intitulée: la Musique libé-ratrice, où il déclare que tout le monde peut et doit cultiver le goût de la musique.

(43)

37

aux titres grandioses de l'infatigable compositeur: 'le Triomphe de la ll.berté' (texte de Romain Rolland), ou 'le Chant Triomphal'

(Victor Hugo). Pendant un été

à

Valmondois, où Doyen avait une maison de campagne non loin de celle de Duhamel, les deux amis

travaillèrent ensemble

à

une sorte d'oratorio, dont le titre indique assez bien l'optique du compositeur autant que de

1 l'écrivain.

Pour des raisons qui ne sont pas claires, la révolution morale et sociale que Doyen entendait mener dans le domaine de

l'art musical finit par exaspérer certains esprits. Duhamel parle de la 'noire ingratitude de la gauche' devant cet instru-ment de culture populaire, tandis que la chorale fut expulsée de la Bourse et du Trocadéro par la direction. Peut-être le gouvernement craignait-il cette collectivité même harmonique qui se rassemblait régUlièrement pour s'instruire, et la gauche avait sans doute d'autres idées sur la formation du peuple.

Peut-être aussi que la mode changea tout simplement. "On le voit, dit Duhamel, parlant de son ami, il suivait fermement la route

1

Las Voix du Vieux Monde ; chansons et choeurs; poèmes de Georges Duhamel, musique d'Albert Doyen. (Editions Heugel,

Paris, 1925). Ce sont, d'ailleurs, les derniers poèmes de l'écrivain.

(44)

38

qu'il s'était tracée, qui est belle et qui aurait dû le mener

à

la gloire la plus éclatante si l'époque n'avait pas été tour-née tout entière dans le domaine musical vers les recherches techniques et les jouissances précieuses de l'impressionnisme descriptif. 111

L'essai sur le rôle et la place de la musique dans

l'éducation de la jeunesse et des adultes se termine par quelques propos sur la mémoire et la musique mécanique. la connaissance de l'écriture musicale est la clef de l'immense littérature musi-cale de l'Occident. la musique est ainsi un lien puissant entre les peuples en plus d'être une excellente gymnastique intellec-tuelle et affective. Celui qui est doué d'une mémoire musicale aura toujours

à

sa disposition les trésors de cette littérature qu'il a pris la peine de conserver. 2 Pourtant, il ya un danger:

1

le temps de la recherche, p.

75

2 Irohamel a toujours loué les avantages d'une bonne mémoire, et croyait qu'il fallait développer cette vertu dès l'enfance.

la sienne était excellente, due en grande partie

à

sa formation scientifique. Sa mémoire musicale, en particulier, était re-marquable: " ••• de telles oeuvres entendues au concert, une seule fois, il y a quarante ans, je me rappelle encore des thèmes entiers et des développements notables, avec l'orches-tration." (Inventaire de l'abîme, p. 62)

Doyen la lui enviai t, et Mauriac aussi atteste "cette mémoire infaillible qui fais ai t surgir

à

volonté telle phrase d'une symphonie dont le souvenir m' obs édai t. "

(45)

39

,

la mémoire est volage; elle échappe a la volonté: " ••• nous ne sommes pas les maîtres de

notre mémoire. Elle reçoit et retient, pêle-mêle, le bon et le mauvais. Un air

absurde, trivial, sans la moindre valeur, peut se graver dans notre mémoire et nous obséder_"l

L'éducateur doit donc éloigner de ses écoliers cette 'nourriture empoisonnée', ce qui mène Duhamel par une pente naturelle

à

des considérations sur la musique mécanique. Ce n'es t pas un adver-saire acharné de la radio:

" ••• la musique enregistrée, la musique diffusée, supposent des inventions scientifiques dont l'humanité a bien quelque raison d'être fière. Mais la technique et les apparei lB ne sont pas en cause au début du procès. Quand la musique enregistrée est bonne et belle, je l'aime, et je fais volontiers usage du tourne-disque, comme disen t nos amis les Canadiens. Par malheur, la

musique mécanique, celle que les mécaniques répandent, est trop souvent stupide, quand elle n'est pas immonde."2

Que l'on puisse avoir des opinions différentes sur ce qui est la 'bonne' ou la 'mauvaise' musique, l' écrivain ne l'envisage même pas. Il Y a pour lui une règle infaillible: bonne est toute

l ,

Problemes de l'heure, p. 170

(46)

4U

musique consacrée par la tradition; la musique populaire, surtout lorsqu'elle est américaine, est mauvaise. le rôle de l'éducateur devient donc celui d' un censeur: il doit "protéger •••• les oreilles de (ses) ouailles, en songeant que la mémoire n'est pas inexten-sible: une mélodie fadasse, une rengaine, un air banal ou déplaisant se logent dans la mémoire de l'être jeune et tiennent la place que pourrai t occuper une pure et divine mélodie de Jean-Sébastien. III

Voilà ce que Duhamel reproche, au fond,

à

la musique mécanique: elle déjoue l'influence de l'autorité. Autrefois, on supprimait un penchant au music-hall en refusant aux jeunes la

permission ou les moyens d'y aller; on assistait en famille aux concerts approuvés par les parents. Cette façon de 'former 1 le

goût des jeunes n'est plus possible avec l'avènement de la radio. Grâce

à

elle, la musique cesse d'appartenir

à

une élite et s'offre

à

quiconque veut tourner un bouton. Son public n'est plus un petit groupe de fidèles réunis

à

huis clos pour célébrer leur

l ..

Problemes de l'heure, p. 172. CéCile, aussi, partage ce sentiment du péChé musical lorsqu'elle dit

à

Laurent: "Je n'ai vécu que de Bach et de Mozart, de Handel et de Couperin. Mais je suis, depuis deux jours, harcelée d'un misérable air de la rue, un air ignoble qui me dégoûte et me répugne. Voilà, c'est que je ne suis pas pure. ·On n'a que ce que l'on mérite. Il

(47)

culte; aujourd'hui, les amateurs de musique, de toutes les musiques, peuvent être comptés par millions.

La démocratisation de la musique effectuée par les nouveaux moyens de communication apporte inévitablement une certaine dévalorisation superficielle, et mène

à

certains abus dont Duhamel n'a pas eu tort de signaler les dangers. Mais aujourd'hui, avec un peu de recul, on peut constater que beau-coup de ses inquiétudes étaient sans fondement. Il n'est plus nécessaire, par exemple, de 'défendre' la 'bonne' musique; elle est si répandue qu'on souhaite, comme lui finalement, de ne pas avoir

à

écouter la cinquième symphonie de Beethoven plus d'une fois par année.l Les amateurs n'ont pas renoncé

à

se faire

à

eux-mêmes leur musique, comme il le craignait; au contraire, ils sont plus nombreux que jamais et les virtuoses continuent

à

se recruter parmi eux. Mais Duhamel est trop porté en toute occasion

..

a ana~yser les maux causés par la musique mécanique pour recon-naître quelques-uns des bienfaits. Ceci est particulièrement évident lorsqu'il parle du disque.

1 Voir chapitre V de la Musique consolatrice, pp. 125 et seq. Grâce

à

ce penchant

à

saturer les ondes avec la musique des 'maîtres', que la radio a hérité des législateurs du goût, la musique contemporaine a dû chercher son salut ailleurs. Voir plus loin •

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