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La musique, miroir de l'amour dans Un amour de Swann, suivi de, Nocturne /

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La musique, miroir de l'amour dans Un amour de Swann

suivi deNocturne

par

Isabelle GAGNON

Mémoire de maîtrise soumisàla

Facuité des études supérieures etdela recherche envue de l'obtention du diplôme de

Maîtrise ès Lettres

Département de langue et littérature françaises Université McGill

Montréal, Québec

Août 1997

(4)

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Abslrllct

1) Fiction:

A young woman looses her lover as weil as berbestfriend, and must leam to live on ber own. Her brother,as weB as music, nature and~ will help ber through a painfui mourning process.

2) Critical analysis:

This study shows how a Little musical phrase from Vinteuil's sonata transforms, in Marcel Proust's Un amour de Swann, into a "real" woman representing Odette de Crécy, then becomes Swann's confident and, finally, appears as "the voice of truthn

, which will aLlow Swann to

(6)

Résumé

1) Mémoire de création:

Une jeune femme perd coup sur coup son amant et sa meilleure amie et doit faire le dur apprentissage du deuil et de la solitude. Elle trouve un peu de réconfort auprès de sonfrère~ainsi que dans la musique, la nature., et la contemplation d'oeuvres d'art.

2) Mémoire critique:

Ce texte tente de montrer comment., dans Un amour de Swann., de Marcel Proust., la "petite phrase" de la sonate de Vinteuil se transforme en une femme "véritable" qui sera touràtour le double d'Odette de Crécy, la confidente et la consolatrice de Swann et., enfin, la voix de la vérité qui lui permettra de développer un nouveau regard.

(7)

Partie critique:

Lamusi~

miroir de l'amour dans

Un amour de Swann

(8)

2 Laprésence de la musique dans l'oeuvre de Marcel Proust a suscité de nombreuses études critiques. C'est qu'elle est véritablement au coeur d'À la Recherche du Temps Perdu: si,danscet immense ouvrage, l'architecture, la peinture et la littérature apportent elles aussi des éléments capitauxàl'étoffe de l'oeuvre, c'estàla musique qu'est dévolu le rôle essentiel, puisque c'est une oeuvremusicalequi sera l'instrument de la révélation artistique du narrateur. Après avoir vainement cherché le bonheurdans la vie mondaine, dans l'amour et dans la contemplation des oeuvres d'art, celui-ci finira par le découvrir dans le pouvoir d'évocation de la mémoire involontaire qui réunit passéet présent en une même sensation retrouvée, lui pennettant ainsi de vivre un événement sous l'aSPect de l'éternité, qui est aussi celui de l'art et de la création littéraire. Cette révélation, écrit Pierre Costil, uamenée par la musique, rassembledansl'harmonie d'une synthèse, pour les élucider, les impressions poétiques perçues dès son enfance et restées vivantes dans sa mémoire, comme autant d'incitationsàla recherche de la vraie réalité»1.

Proust n'est pas un musicien professionnel, mais il n'en a pas moins une profonde compréhension de la musique. Les oeuvres qu'il prêteà Vinteuil, dans la Recherche. étroitement liées à la passion., au temps et à la mémoire, thèmes essentiels de cette immense entreprise, jalonnent l'évolution psychologique des personnages au fil de leurs diverses apparitions, qui constituent l'axe essentiel du développement de l'oeuvre. Dans Un amour de Swann, notamment, Proust décrit les effets multiples que la petite phrase de la sonate pour piano produit sur le personnage de Swann. Je consacrerai mon étudeàce passage, et plus particulièrementàla musique, non pas du pointdevue de sa contribution formelle, mais plutôt en tant que source de stimulation intellectuelle et comme instrument de la révélation qui permet d'accéder au monde des essences,

~COSTIL, Pierrey ceLa Construction Musicale de la Recherche du Temps Perdu-. inBulletin de la Société des Amis de Marcel Prousteldes Amis de Comhray.Fran~No. 8(1958).page 471.

(9)

3

aux vérités profondes et à "la vraie vie". Je me propose, dans un premier temps~ de montrer comment,parle biais d'une personnification de la -petite phrase- de la sonate, Proust fait en sorte qu'elle se transforme, au fil des écoutes successives de Swann.. en une femme "véritable", personnage à part entière, qui ne constituerapas seulement le leitmotiv récurrent de l'opéra de Vinteuil, mais "la voix même" de la musique, son rappel stimulant qui résonnera durant toute

Li

Recherche. Nous verrons ensuite comment elledevien~aux yeux de S~le double d'Odette de Crécy et le symbole de leur amour. Enfin, je me pencherai sur le rôle de confidente et de consolatrice de la musique qui.. lors de la soirée Saint·Euverte, apparaît comme la voix de la vérité et amène Swannàdévelopper un nouveau regard qui lui pennettra, au fil du temps, de sedépartir de ses illusions et de se détacher d'Odette.

Dès le premier passage où il est question de la musique de Vinteuil, la fameuse "petite phrase" exerce sur le personnage de Swannune véritable fascination.

n

découvre en elle la présence d'une réalité invisible qui l'attire de façon irrésistible et excite chez lui un sentiment de curiosité mêlé d'euphorie, semblableàcelui que nous fait éprouver l'amour. Dès la première description de la sonate, Proust confère à cette phrase musicale une individualité frappante; c'est un être.. une présence attirante qui trouble Swann d'emblée:

Cette fois il avait distingué nettement une phrase s'élevant pendant quelques instants au-dessus des ondes sonores. Elle lui avait proposé aussitôt des voluptés particulières, dont il n'avait jamais eu l'idée avant de l'entendre, dont il sentait que rien autre qu'elle ne pourrait les lui faire connaître2

2PROUST, MarceL,Dycôtéde chezSwaon (Un Qllfour de Swatrn). Préfaced"Antoine Compagnon. Paris.

(10)

4

Comme une Vénus émergeant des flo157 la phrase de piano s'élève au-dessus de la mêlée

encore indistincte des sons comme une déesse mystérieuse7 surgissant soudain, en un "clapotement

Iiquide'\ de derrière un voile transparent:

... au-dessous de la petite ligne duviolo~mince, résistante, dense et directrice, il avait vu tout d'un coup chercher à s'élever en un clapotement liquide, la masse de la partie de piano, multifonne, indivise, plane et entrechoquée comme la mauve agitation des flots que charme et bémolise le clair de lune. Mais à un moment donné, sans pouvoir nettement distinguer un contour, donner un nomà ce qui lui plaisait, charmé tout d'un coup, il avait cherchéà

recueillir la phrase ou l'harmonie -il ne savait lui-même- qui passait et qui lui avait ouvert plus largement l'âme, comme certaines odeurs de roses circulantdansl'air humide du soir ont la propriété de dilater nos narines.3

Le pouvoir de suggestion de la musique est si fort, alors, que la femme s'incarne

littéralement. Comme le note Jean-Louis Pautrot, -on constate la récurrence de métaphores anthropomorphes et féminines»-l dans les descriptions de la petite phrase: la musique est

personnifiée, elle se transmue en une femme envoûtante, qui laisse planerdans son sillage les

effiuves de son parfum. Elle a un rythme, un "pas" distinct, une "voix" et un sourire qui lui sont propres; c'est une inconnue à peine entrevue mais7 à son contact, Swann sent son âme s'élargir et

il tombe pour ainsi dire amoureux d'elle. La musique le pénètre de sa grâce et, subjugué, il se laisse émouvoir, puis proprementmouvoirparelle5

:

D'un rythme lent elle le dirigeait ici d'abord, puis là, puis ailleurs, vers un bonheur noble7

inintelligible et précis. Et tout d'un coup, ( ...) brusquement elle changeait de direction et d'un mouvement nouveau, plus rapide, menu, mélancolique, incessant et doux, elle ('entraînait avec elle vers des perspectives inconnues6

:'PROUST, op. cit.• pages 205-206.

.: P AUTROT. Iean-Lo~La musiqueoubliée· la Nausée.

L'Écume

des jows À la Recherche du Temps Perdu Moderato Cantabile.Gen~ Dro~1994, page 165.

SCette nuance est de Jean-Louis Pautrot. épROUST. op. cit., page 207.

(11)

5

Onretrouve ici l'idée selon laquelle l'être aimé nous fait pénétrerdans un monde nouvea~

différent de tout ce que nous connaissions:

Certes, humaine à ce point de vue, elle appartenait pourtant à un ordre de créatures surnaturelles et que nous n'avons jamais vues, mais que malgré cela nous reconnaissons avec ravisssement quand quelque explorateur de l'invisible arrive à en capter une, à l'amener, du monde divin où il a accès, briller quelques instantsau-dessus du nôtre.7

Persuadé que la phrase de la sonate existeréellemen~Swann ne peut s'empêcher, toutefois, de s'interroger sur sa véritablenature:ClCEst.ce un oiseau, est-ce l'âme incomplète encore de la petite phrase, est-ce une fée, cet être invisible et gémissant dont le piano ensuite redisait tendrement la plainte?»8Lamusique est à la fois "humaine" et "surnaturelle".

Il serait intéressant de noter, dans les descriptions musicales que Proust prête à Swann, l'influence de la perception visuelle sur la perception auditive. Eneffe~ Swann étant mélomane mais n'ayant pas reçu de formation musicale proprement dite, il ne peut que faire appel à sa

sensibilité et aux réalités qu'il connait pour décrire ce qu'il entend. Pour rendre compte de l'effet psychologique ressenti au contact des sons (sérénité, exaltation, dépression...), pour ClCformuler ce qui était inexprimé, verbaliser les impressions ineffables»9générées parson imaginaire, il a recours

àdes images, à des odeurs ou à des parfums, à des couleurs, à des impressions tactiles qui sont autant de «substituts mentaux pour appréhender les formes musicales»10.Laterminologie dont il se

sert est donc rattachéeà des sens autres que celui de l'ouïe: à ses yeux, la petite phrase est tantôt

PROUST. op.ciL,page 345. :: Ibid.page 346.

~AUTROT,op. cit, page 144. : :Ibid,page 143.

(12)

6 «secrète, bruissante et divisée», tantôt «aérienne et odorante»11. Elle disparaît, puis apparaît de

nouveau, «dansante, pastorale, intercalée, épisodique, appartenant à un autre monde-12. Swann

attribue à la forme musicale partielle ou globale un contenu extra-musical, c'est-à~requi ne possède pas les qualités physiques ou esthétiques de la musique comme telle (celle-ci étant intangible, transcendante), mais qui pennet d'établirmllien subjectif: très personnel, entre signifiant

et signifié. Ainsi, comme en témoignent les passages cités plus haut, la petite phrase évoque tour à tour pour lui l'odeur des roses, une impression de fondu, de liquidité, le cri d'un oiseau ou encore une atmosphère marine. Légère .comme une bulle iriséequise soutien!», elle est .tel[le] un arc-en-ciel, dont l'éclat faiblit, s'abaisse, puis se relève et avant de s'éteindre, (... ) aux deux couleurs qu'elle avait jusque-là laissé paraître, elle ajout[e] d'autres cordes diaprées, toutes celles du prisme.»IJ Enfin, il la compare, non plus seulementàla femme idéale, mais au paysage, au décor concret au sein duquel celle-ci se manifeste:

Et commedans un pays de montagne, derrière l'immobilité apparente et vertigineuse d'une cascade, on aperçoit, deux cents pieds plus bas, la forme minuscule d'une promeneuse - la petite phrase venait d'apparaître, lointaine, gracieuse, protégée par le long déferlement du rideau transparent, incessant et sonore.101

Lorsqu'elle s'éloigne enfin, «parmi les ramificationsdeson parfum, [elle laisse] sur le visage de Swann le reflet de son sourire»15. Le jeune homme baigne alors dans un état de «félicité

: : PROUST.op.cit..page208.

::lbi<L page215.

:.~lbid. page 346.

:~lbi<L page260.

(13)

7 passive»16et il goûte la joie dont s'accompagne la possession d'une réalité invisible. ilconnait une

sorte de renaissance~un regain de forces vives; la musique s'apprête à provoquer un profond changement dans sa vie spirituelle:

àla sécheresse, à la déPreSSion desannéesantérieures avait succédé une sorte de trop-plein spirituel (... ): cet autre besoin qui se développait aussi en dehors du monde réel, c'était celui

d'entendre~de connaître de la musiquel7 _

Swann cherchera désonnais à retrouver~ à apprivoiser cette femme séduisante, à peine entrevue,. que représente pour lui la phrase de la sonate de Vinteuil:

Mais rentré chez lui il eut besoin d'elle,. il était comme un hommedansla vie de qui une passante qu'il a aperçue un moment vient de faire entrer l'image d'une beauté nouvelle qui donne àsa propre sensibilité une valeur plus grande,. sans qu'il sache seulement s'il pourra revoir jamais celle qu'il aime déjà et dont il ignore jusqu'au nom.18

En nous montrant Swann épris de la musique avant d'être amoureux d'Odette,. Proust nous pennet de comprendre comment ce "rajeunissement", cette "mystérieuse rénovation" qu'elle opère chez lui va préparer la voie à son amour pour une femme. En le rendant sensibleàce bonheur noble qu'elle lui propose, en lui redonnant envie de consacrersavieàun but idéal, la petite phrase de la sonate le prédispose à se laisser émouvoir etàchercher une cause à son bien-être,. si bien que, lorsqu'il l'entend de nouveau chez les Verdurin, auprès d'Odette dont il commence à être amoureux,

: épAUfROT. op. cit.. page 167.

: "PROUST.op.Cil.page299. : ::Ibid. page 207.

(14)

8 il associe naturellement la musiqueà son émoi. Lapetite phrase prend donc peuà peu, écrit Jean-Jacques Nattiez, ocla signification du contexte amoureux dans lequel [il] se l'est appropriée»19et,

grâce à l'insistance de Mme Verd~elle devient dès lors oc('air national de leur amour»20.

ocLe narratelD" prend soin de préciser que Swann choisit de croireltà partir de ce moment, au

pouvoir associatif conscient du plaisir musical.

n

explique comment Swann remplace l'inconnue initialeparOdette, changeant ainsi le sensde la musique, et remplaçant, de manière imparfaite, une nostalgie insondable par une autre bien définie»21:

La petite phrase continuaità s'associer pour Swann à l'amour qu'il avait pour Odette. fi sentait bien que cet amour, c'était quelque chose qui ne correspondait à rien d'extérieur (...). Mais la petite phrase, dès qu'il l'entendait, savait rendre libre en lui l'espace qui pour elle était nécessaire, les proportions de l'âme de Swann s'en trouvaient changées; une margey était réservéeà une jouissancequielle non plus ne correspondaitàaucun objet extérieur et qui pourtant, au lieu d'être purement individuelle comme celle de l'amour, s'imposaità Swann comme une réalité supérieure aux choses concrètes. Cette soifd'un charmeinconn~

la petite phrase l'éveillait en lui, mais ne luiapportaitriendeprécis pour l'assouvir. De sorte que ces parties de l'âme de Swann où la petite phrase avait effacé le souci des intérêts matériels, les considérations humaines et valables pour tous, elle les avait laissées vacantes et en blanc, et il était libre d'y inscrire le nom d'Odette.22

Lesentiment que Swann voueà la musique et celui qu'il éprouve pour la femme connaîtront désormais une évolution parallèle (le leitmotiv de la sonate accompagnant et reflétant toutes les phases de la passion). Swann apprécie d'abord Odette et la petite phrase de façon confuse; ce qu'il devait tant aimer chez l'une et l'autre ne lui apparaîtpasclairement, et il les associeà un état de bien-être général, isolé de sa cause:

: ?NATfIEZ.Jean-Jacques. Proust musicien, Paris. ÉditionsC.Bourgeois. 1984. page 95. ::0PROUST.op.ci1..page 215.

=:;.PAUTROT.op.cit..page 167. '::::PROUST.op. ci1..page 233.

(15)

9 Peut-être est-ce parce qu'il ne savaitpas la musique qu'il avait pu éprouver une impression aussi confuse, une de ces impressions qui sont peut-être pourtant les seules purement musicales, inétendues, entièrement originales, irréductiblesàtout autre ordre d'impressions. Une impression de ce genre, pendant un instant, est pour ainsidiresine materia.23

Son amour de la musique naît donc avant même qu'il arriveàdéfinir ce qui le fascine dans le morceau qu'il entend.Or, lorsqu'il apprend le nom de la pièce qui lui fait tant d'effet, sa curiosité, loin de s'apaiser, s'aiguise, son désir de savoir se creuse davantage encore:

À la fin, elle [la petite phrase} s'éloigna (...). Mais maintenant il pouvait demander le nom de son inconnue (on lui dit que c'était l'andante de la Sonate pour piano et violon de Vi nteui1), il la tenait, il pourrait l'avoir chez lui aussi souvent qu'il voudrait, essayer d'apprendre son langage et son secret.24

De même, il sait où trouver Odette pour se repaître de sa.présence, de sa voix, de son sourire et de sa candeur qu'il trouve charmante. Ilia rejoint tous les soirs chez les Verdurin, où le pianiste leur joue inlassablement "leur" morceau. Swann insiste même pour que sa maîtresse, quoique malhabile, le lui interprète encore lorsqu'ils se rendent chez elle.Or, il constate rapidement que la seule "surface sonore" de la musique et la beauté physique de la femme, trop superficielles, ne suffisentpasàle satisfaire.

n

veut connaître toutes leurs facettes.

n

cherche alorsà fréquenter ses "Muses" de plus en plus assidûment pour découvrir leur essence cachée, lever le voile sur leur mystère (un désir qui en soi constitue l'illusion la plus complète, puisqu'un mystèreestparnature invérifiable... ). Son amour de la beauté et de la Perfection se transmue alors en une passion de la connaissance, un désir aigu de vérité, voire une instinctive réaction de jalousie possessive:

Si., depuis qu'il était amoureux, les choses avaient repris un peu de l'intérêt délicieux qu'il leur trouvait autrefois, mais seulementlàoù elles étaient éclairéesparle souvenir d'Odette, maintenant, c'était une autre faculté de sa studieuse jeunesse que sa jalousie ranimait, la

:3PROUST. op.citypage 206.

(16)

10 passion de la vérité" mais d'une vérité" elle aussi" interposée entre lui et sa maîtresse" ne recevant sa lumière que d'elle" vérité tout individuelle qui avait pour objetunique~d'un prix

infiniet presque d'une beauté désintéressée" les actions d'Odette" sesrelations" ses projets" sonpassé.2S

La femme aimée et l'extrait de la sonate acquièrent une énorme importancedans la vie de

Swann: leur absence fait désirer leur présence" quasidouloureusement. Qu'y a-t-il derrière le voile des sons? Que peut bien faire Odette lorsqu'elle n'est pasauprès de lui? Ces questions obsèdent bientôt le jeune homme jusqu'à l'ivresse.

La musique

Afin d'arriveràressusciter pour lui-même sa femme-musique lorsqu'il ne peut l'entendre" et pour mieux approfondir son analyse de la sonate" et plus particulièrement de la petite phrase, Swann doit affiner sa perception musicale26

• fiest très important de préciser" comme le fait

Jean-Jacques Nattie~ que «chez Proust, [cette dernière constitue le] fondement de la pénétration progressive desoeuvres"[et] s'inscritdansle temps_27: en effet, avant que l'auditeur soit en mesure de comprendre une oeuvre en profondeur" sa mémoire doit intervenir, au fil d'écoutes successives,

pourétablir des liens entre les différents moments de la pièce" pour mieux les intégrer et en former un souvenir, car on ne connaît de la grâce qu'à ce qu'on a lentement assimilé et, parconséquent, la

2':PROUST. op.cit.,page 269.

: EOnretrouvedansl'oeuvre deProustl'idée que lamusique"ne seconfiepas~ers".EDe ne se déwile qu'aux initiés dignes de l'accueillir, et elle devient 1D1e sone de surface miroitante sur laquelle les personnages projettent leur imageetqui révèle alors leurnatureprofonde,authentiqueetoriginale: leur légèreté, leur prétention, les limites de leur goût et de leurculture~leurs carences morales, ainsi que le ridicule de leurfaux enthousiasme apparaissent alors clairement, car lamusiquepéftèlrelasubstancedel'âme.Lesréactionssingulières qu'elle provoque chez chacun d'eux révèlent leur véritable essence et les classentselon un ordre bien différent de celui auquel ils

appartiennent auseinde la hiérarchie sociale. CertainsSOIltmagnifiés~d'autresdisgraciés...

(17)

Il nouveauté exige de l'auditeur un effort supplémentaire23• Par le biais d'une approcheperceptive~

Proust va montrer que l'absolu sesitue au-delàde l'intelligence. Selon lui, c'estla capacité de saisir

l'essence des chosesqui doit l'emporter sur le raisonnement:

Et commedansla petitephraseilcherchait cependant un sens où son intelligence ne pouvait

descendre~quelle étrange ivresse il avait à dépouiller son âme la plus intérieure de tous les secours du raisonnement età la faire passer seuledansle couloir,dansle filtre obscurdu son!29

Cette quête de l'absolu repose sur un mouvement articulé en trois temps (ou troisstades)~

caractéristique de la perception et de ('esthétique proustiennes. À chacun des stades de l'écoute~la

musique~ telleun langage, entretientunrapportsymbolique particulier avec le monde extérieure~

comme nous le verrons au fil de l'analyse,ce mouvement ternaire se reflètedans la description des oeuvres deVinteuil elles-mêmesJo.

Dans un premier temps, le personnage ne comprendpas l'oeuvre~ qui luiapparaît comme

un "magma", floue et indécise. fi n'en pressent d'abord qu'instinctivement la profondeur. Ainsi,

confronté au réel musical lors de sa première écoute de la sonate~ Swann ne reçoit qu'une impression vague de liquidité:

D'abord~il n'avait goûté que la qualité matérielle des sons sécrétésparles instruments. Et ç'avait déjà été un grand plaisir quand, au-dessous de la petite ligne du violon~ mince,

résistante~ dense et directrice, il avait vu tout d'un coup chercher à s'élever en un clapotement liquide~ la masse de la partie de piano~ multiforme, indivise, plane et entrechoquée comme la mauve agitation des flots que charme et bémolise le clair de lune. Mais àunmomentdonné~sans pouvoir nettement distinguer un contour, donner un nomà

: ;; On ne s'étonnera pas que ce soit une oeuvre musicale.etnon une peinture. un monument ou un ouvrage

littérair~qui mène le narrateurà larévélation6Dale puisque, comme la quête dupersonnageet la Rf&herche eUe-même, l'oeuvre musicale se déploie dans letemps.(Voiràce sujet l'ouvrage de Jean-Jacques Nattiez. page 80)

: 9PROUST, op.ci1..page 234.

(18)

12

ce qui lui plaisait.. charmé tout d'un coup.. il avait cherché à recueillir la phrase ou l'bannome ... qw passaI ... ( ) . "t. 31

n

se lance alors à la recherche d'explications illusoires (intervention de l'intelligence raisonnante qui chercheàcomprendre l'oeuvre dans diverses directions en effectuant, grâceà la mémoire, une sorte de transposition géométrique des sons):

Et cette impression continueraitàenvelopper desaliquiditéetde son "fondu" les motifsqui

par instantsenémergent,à peine discernables (...). - sila mémoire. commeunouvrier qui travailleàétablir desfondations durables au milieu des flots. en fabriquant pour nous des fac-similés de ces phrases fUgitives, ne nous permettait de les comparerà celles qui leur succèdent et de les différencier. Ainsi à peine la sensation délicieuse que Swann avait ressentie était-elle expirée, que sa mémoire lui en avait fourni séance tenante une transcription sommaire et provisoire, mais sur laquelleil avait jeté les yeux tandis que le morceau continuait, si bien que.. quand la même impression était tout d'un coup revenue, elle n'était déjà plus insaisissable. Il s'en représentait l'étendue. les groupements symétriques. la graphie. la valeur expressive; il avait devant lui cette chose qui n'est plus de la musique pure, qui est du dessin, de l'architecture..de la pensée.. et qui pennet de se rappeler la musique.32

Et encore:

Il Yavait là d'admirables idées que Swann n'avaitpasdistinguéesà la première audition et qu'il percevait maintenan~comme si el/es se fussent, dans le vestiaire de sa mémoire. débarrassées du déguisement uniforme de la nouveauté.33

Enfin.. après s'être engagé sur plusieurs fausses pistes.. l'auditeur peut pénétrer l'essencede

l'oeuvre (élévation de l'intelligenceà la purificationdel'approche, capable alors de saisir une vérité abstraite). Comme le dit Florence Hier, .loin de détruire l'émotion, la pensée ne s'en empare que pour la changer en une essence immortelle»34:

3lPROU5T,op.cit.ypage205(C'estnousquisoulignons). 3:Ibid. page206(C'estnousquisoulignons).

33Ibid, page345 (C'estnous quisoulignons).

3~ HIER, FIorencey Lamusiquedans l'oeuvredeMw"l Proust New York, Publications oftheInstitute of French Studies,lnc.yColumbia University, New York,1933.page JO.

(19)

13 Swann trouvait en lui~ dans le souvenir de la phrase qu'il avait entendue, dans certaines sonates qu'il s'était fait jouer,pourvoir s'il nel'ydécouvriraitpas~la présence d'une de ces réal ités invisibles auxquelles il avait cessé de croire et auxquelles, comme si la musique avait eu sur lasécheressemorale dontilsouffiait unesorted'influence élective, il sesentait de nouveau le désir et presque la force deconsacrersavie.35

Comme le fait Jean-Jacques Natti~ nous pourrions déduire de ces explications que la perception musicaleestnécessairement «sélective, discontinue et versatile-~ Elle est sélective, car l'auditeur ne peut tout saisir à la fois, surtout s'il entend l'oeuvre pour la première fois. fi n'en retiendra d'abord que des fragments, des moments spécifiques à l'intérieur de mouvements particuliers, comme, danslecasqui nous occupe ici, le passage de la petite phraseà unmoment précis de l'exécution de la sonateparle pianiste. La perception est également discontinue, d'abord parce qu'il est impossible de retenir du premier coup la somme des infonnations reçues (on appréhende une oeuvre non pas dans sa totalité, mais quelques mesures à la fois), et parce que l'attentionpeut serelâcher àcertains moments de l'écoute, surtout si la pièce en question comporte des faIblesses. Enfin, elle est versatile,carcelui qui écoute remarque, aime d'abord des phrases, des

passagesde la musiquequ'il identifie en fonction desonbagage culturel avant de pouvoir en tirer l'individualité particulière.Deplus, l'audition d'une oeuvre différant d'une fois à l'autre, il a toujours le loisir d'y découvrir des nuances~ des phrases, des particularités qui lui avaient échappé auparavant:

fi [Swann]commençaitàse rendrecompte de tout ce qu'il y avait de douloureux, peut-être même de secrètement inapaisé au fond de la douceur de cette phrase, mais il ne pouvaitpas ensouffrir.37

:::PROUST. op. cit.. page 208.

36NA~op.cit.. page81.

(20)

14 Le jeune homme analyse attentivement lapetitephrase~il raisonne sur sa secrète puissance: Quand après la soirée Verdurin, se faisant rejouer lapetitephrase~il avait cherchéà dérllêler commentà la façon d'unparfum~d'une caresse~elle le circonvenait, elle l'enveloppait, il s'était rendu compte que c'était au faibleécartentre les cinq notes qui la composaient et au rappel constant de deux d'entre elles qu'était due cette impression de douceur rétractée et frileuse; mais en réalitéilsavait qu'il raisonnait ainsi non sur laphraseelle même mais sur de simplesvaleurs~substituées pour la commodité de son intelligence à la mystérieuse entité qu'il avait perçue...31

Enfi~ si ces «descriptions successives et différentes [de la musique] reflètent l'enrichissement progressif de la perception deSwann.39~elles suggèrent également, de façon de

plus en plus forte, la dimension transcendanteà laquelle ilest appelé (mais qu'il ne saisira pas, contrairement au narrateur... ).

Odette

Laplénitude d'impressions que la musique apporteàSwann s'étend bientôt aux autresarts,

et il se metà percevoir chez lesautres~et en particulier chez Odette, quelque chose qui hausse àses yeux leur image au rang de symbole. S'il aimait la musique pour les réalités invisibles qu'il découvrait enelle~pour le rajeunissement qu'elle opérait en lui~il avait toutefois eu le besoin de la

rattacher àquelque chose de concret: il en avaitfait, nous l'avons vu, une véritable femme qu'il pouvait se représenter à sa guise. De même~on voit poindre~dès les débuts de sa relation avec Odette de Crécy, cette mêmevolonté~ce même désir inconscient (et utopique) de faire confluer l'ani ficiel et le réel, d'uniT l'art et la vie en une unique totalité: en effet, il associe Odette et leur

J8PROUST. op.cit.~page 343.

(21)

15 amour à la petite phrase de Vinteuil. Cependant, il déplore que l'identification ne puisse se faire parfaitement, souffiant

de songer, au moment où elle [la petite phrase) passait si proche et pourtant à l'infini, que tandis qu'elle s'adressait à e~elle ne les connaissaitpas, il regrettait presque qu'elle eût une significatio~une beauté intrinsèque etflXe~ étrangèreà eux, comme en des bijoux donnés, ou même en des lettres écritesparune femme aimée, nous en voulonsàl'eau de la gemme, et aux mots du langage, de ne pas être faits uniquement de l'essence d'une liaison

passagère et d'un être particulier.-w

Odette est donc élevée elle aussi au rang de symbole. C'est la condition sine qua non pour que Swann puisse l'aimer, car rappelons-nous que, dès la première fois où il l'aperçoi~ il ne la trouve pas belle:

...elle était apparueà Swann nonpascertes sans beauté, mais d'un genre de beauté qui lui était indifférent, qui ne lui inspirait aucun désir, lui causait même une sorte de répulsion physique (... ). Pour lui plaire elle avait un profil trop accusé, la peau trop fragile, les pommettes trop saillantes, les traits trop tirés. Ses yeux étaientbea~mais si grandsqu'ils fléchissaient sous leur propre masse, fatiguaient le reste de son visage et lui donnaient toujours l'air d'avoir mauvaise mine ou d'être de mauvaise humeur.41

Chaque fois qu'il devait la voir, d'avance il se la représentait; et la nécessité oùilétait, pour trouver jolie sa figure, de limiter aux seules pommettes roses et fraîches, les joues qu'elle avait si souvent jaunes, languissantes, parfois piquées de petits points rouges, l'aftligeait comme une preuve que l'idéal est inaccessible et le bonheur médiocre.42

Nous retrouvons ici une idée inhérente à l'univers proustien: l'objet du désiresttoujours illusoire et «l'amourC...)est un charme qui fuit dans la nuit, qui vit dans le passé ou dans le futur, jamais dans le présent; [c'est un] sentiment fait de contradictio~de mensonge, de déception, d'espoir, de désespoir et du besoin de se tromper.Lapuissance de l'amour fidèle et durable n'existe

.~°PROUST. op.cil..pages 21 S-216 (C'est nous qui soulignons). '::Ibid,pages 193-194.

(22)

16

pas pour lui.»43 En effe4 chez Proust, l'excitation (sexuelle) vient de ce quiestcontraireàsoi9et eUe

se transforme en ecce sentiment de vénération que nous vouons toujours àceux qui exercentsans

frein la puissance de nous faire du mal.»44 Parconséquen~on idéalise7 on désire (ou on désire

davantage) souvent celui ou celle qui nous méprise ou nous déçoit:

Les êtres nous sont d'habitude si indifférents que7quand nous avons misdansl'un d'eux de

telles possibilités de souffiance et de joiepournous7 ilnous semble appartenirà unautre

univers,ils'entoure de poésie, il fait de notre vie comme une étendue émouvante oùil sera plus ou moins rapproché de nous.45

Swann est conscient que celes qualités d'Odette ne justifi[ent] pas qu'il attachât tant de prix

aux moments passés auprès d'elle. Et souvent, quand c'[est] l'intelligence positive qui [règne] seule

en [lui], il [veut] cesser de sacrifier tant d'intérêts intellectuels et sociauxàce plaisir imaginaire.»46 Or, il est prisà son propre piège, car la musique intervient, cette musique qu'il a lui même associée à sa maîtresse: elle suppléeàce qu'Odette a de décevant (dans sa personne physique,danssa façon d'aimer...) et, ce faisant, elle perpétue l'illusion en lui laissant croire qu'elle est bel et bien la femme qui lui convient:

Puisàce que l'affection d'Odette pouvait avoir d'un peu court et décevant, la petite phrase venait ajouter, amalgamer son essence mystérieuse.À voir le visage de Swann pendant qu'il écoutait la phrase, on auraitditqu'il était entraind'absorber un anesthésique qui donnait plus d'amplitudeà sa respiration.41

43HIER,op. cit., page64. 44PROUST,op. cit., page 411.

4Slbid,page232.

46Ibid,page233.

(23)

17 Ce mot d'anesthésique est important: la musique, justement, endort ses facultés de jugement, elle l'empêche de pousser son raisonnement jusqu'au bout (c'est-à-dire de quitter Odette, de ne pas perdre son temps avec une "cocotte" de son espèce...). Àsafaço~Swann pose donc le voile protecteur de la tendresse sur la réalité "toute nue": lui chez qui la sensibilité musicaleest

inhérenteà la vie spirituelle,ilidéalise Odettequi,paradoxalem~a -ledonde [Iwl faire éprouver C···) les joies et les tristesses de la musique sans avoir la moindre capacité de partager ces

sentiments.»~En effet, Odette a mauvais goût malgré l'éducationmusicale sommaire qu'elle a reçue et l'essence de la musique lui reste étrangère. -Si son élégance ou ses silences peuvent parfois masquer sa vulgarité, écrit Claude-Henry Joubert, la musique [,elle,] la révèle.-49

Ce mécanisme d'attraction/répulsion engendre la "passion de vérité" de S~dont nous parlions plus haut, et quiesten quelque sorte un désir d'ordre(dans ses idées, ses certitudes). Le "désordre" apparaît en effet menaçant, car en perdant le contrôle (c'est-à-dire l'ordre), on perd automatiquement le repos, la sérénité. Ce sera le sort de Swann: dès qu'Odette devient pour lui -un si invincible et si douloureux besoin»50, ilest perdu:

Comme maintenant le charme d'Odette lui était peu de chose auprès de cette formidable terreur qui le prolongeait comme un trouble halo, cette immense angoisse de ne pas savoir à tous moments ce qu'elle avait fait, de ne pasla posséder partout et toujours!51

.: 3HIER..op.cit.page 74.

.: 9JOUBERT. Claude-Hemy. Lefil d'or;étude

sur

1.musiquedans Àla RechercheduTemps Perdu, Paris.

ÉditionsJ.Co~ 1984. page 44.

:: GpROUST.op.cit.. page 340.

(24)

18

Il a désespérément besoin de .cette certitude qu'elle l'attendait, qu'elle n'était pas ailleurs avec d'autres, qu'il ne reviendrait pas sans l'avoir vue [pourréussirà] neutralis[er] cette angoisse oubliée mais toujours prête àrenaître qu'il avait éprouvée le soir où Odette n'était plus chez les Verdurin et dont l'apaisement actuel était si doux que cela pouvait s'appeler du bonheur.-52Si son

amour de la beauté étaitun amour ravi,le désir de connaître qui depuis est né en lui est un amour

qui possède. Or, pour pouvoir posséder la femme aimée, il faut qu'elleaitd'abord été construïte dans son imaginaire. ccL'amour a tellement besoin de se trouver une justification, une garantie de

durée, dans des plaisirs qui au contraire sans lui n'en seraientpaset finissent avec lui_53que, pour arriveràaimer, à posséder Odette, Swann la

crée

avant de la connaître véritablement.

n

y a en lui llfie sorte de matrice qui fabrique littéralement son objet de désir, il cberche àcontrôlerl'image qu'il a de sa maîtresse: Odette, c'est d'abord la petite phrase, mais ceelle [subira] une seconde

transformation quand la communion érotique se fera sous les deux espèces, la musique et la peinture»S4:

Elle [Odette] frappa Swannparsa ressemblance avec cette figure de Zépbora, la fille de Jéthro, qu'on voit dans une fresque de la chapelle Sixtine. Swann avait toujours eu ce goût particulier d'aimer à retrouver dans la peinture des maîtres non pas seulement les caractères généraux de la réal ité qui nous entoure, mais ce qui semble au contraire le moins susceptible de généralité, les traits individuels des visages que nous connaissons (...). Le plaisir fut plus profond et devait exercer sur Swann une influence durable, qu'il trouvaàce moment-là dans la ressemblance d'Odette avec la Zéphora de (...) Botticelli (...).

n

n'estima plus le visage d'Odette selon la plus ou moins bonne qualité de ses joues et d'après la douceur purementcaméequ'il supposait devoir leur trouver (...), mais comme un écheveau de lignes subtiles et belles que ses regards dévidèrent, poursuivant la courbe de leur enroulement, rejoignant la cadence de la nuqueà l'effusion des cheveux età la flexion des paupières, comme en un portrait d'elle en lequel sontypedevenait intelligtble et clair.il la regardait; un fragment de la fresque apparaissait dans son visage et dans son corps, que dès

S::'PROUST. op. cit.ypage232.

=31bid.,page 218.

(25)

19

lors il chercha toujoursày retrouver (...). Il oubliait qu'Odette n'était pas plus pour cela une femme selon son désir (...). Lemot dt "oeuvre florentine" rendit un grand serviceàSwann.

fi lui permit, comme un titre,defaire pénétrer l'image d'Odette dans un monde de rêves, où elle n'avaitpas eu accès jusqu'ici et où elle s'imprégna de noblesse. Et, tandis que la vue purement charnelle qu'il avait eue de cette femme, en renouvelant perpétuellement ses doutes sur la qualitédeson visage,deson corps,detoute sa beauté, affaiblissait son amour, ces doutes furent détruits, cet amour assuré quand il eutà la place pour base les données d'une esthétique certaine; sans compter que lebaiseret la possession qui semblaient naturels et médiocres s'ils lui étaient accordés parune chair abîmée, venant couronner ('adoration d'une pièce de musée, lui parurent devoir être surnaturels et délicieux- (...) Maintenant [que Swann] connaissait l'original chameldela filledeJéthro, elle devenait un désir qui suppléa désonnaisàcelui que le corps d'Odette ne lui avaitpasd'abord inspiré. (...) Approchant de lui la photographie deZépho~il croyait serrer Odette contre son coeur.55

L'objet de l'amour de Swann est donc vide, dépourvu de son essence. Le jeune homme se

croit amoureux d'Odette uniquementparce qu'ill'idenlijie à autre chose qu'à ce qu'elle est en réalité. C'est le regard (mystificateur) qu'il porte sur elle qui imprime son image en lui (telle qu'il

la veut). Ce regard constitue une première tentative de possession,il procèdeà la naissance etàla communication du désir:

Quand il l'avait bien peinteà la détrempe, au XVe siècle, sur la muraille de la Sixtine, l'idée qu'elle était cependant restée là, près du piano, dans le moment actuel, prêteàêtre possédée, l'idée de sa matérialité et desavie venait l'enivrer avec une telle force...56

Notons au passage que Swann est sans doute aussi victime malgré lui du jugement d'autrui et de cette fameuse théorie du triangle amoureux décrite par René Girard dans MensoDg;e romantique et vérité romaneSQye, et selon laquelle une femme devient désirable aux yeux d'un homme lorsquecelui~iconstate qu'un autre homme, qu'il estime et en qui il peut avoir confiance,

a remarqué cette même femme et la trouve désirable:

5::PROUST, op. cit.. pages 219 à 222. : 6Ibi<L page 234.

(26)

20 Certes Swann avait souventpenséqu'Odette n'étaità aucun degré une femme remarquable, et la suprématie qu'il exerçaitsur unêtre qui lui était si inférieur n'avait rien qui dût lui paraître si flatteur à voir proclamer à la face des "fidèles", mais depuis qu'il s'était aperçu qu'à beaucoup d'hommes Odette semblait une femme ravissante et désirable, le charme qu'avait pour eux son corps avait éveillé en lui un besoin douloureux de la maîtriser entièrementdans les moindrespartiesdeson coeur. Et il avait commencé d'attacherunprix

inestimable à ces moments passés chez elle le soir...57

Le visage connu étant celui que l'on crée pour reconnaître ce qu'on veut voir, ce qui nous appartient intimement, nous pourrions affirmer que cette "nouvelle" Odette, associéeà un courant pictural du XVe siècle, en fait, c'est Swann lui-même, ou dumoins Swanntel qu'il seperçoit, c'est-à-dire généreux, honnête, cultivé, aimant la peinture et lesartsen général, sensibleà la musique, etc. Parconséquent, ilseraitjuste de dire qu'il seconstruit un"sosie" désirable, une sorte d'alter ego qui serait le gage de la durée de son bonheur. Son imagination réinterprète la réalité, la "pure matière" (le tangIble) en fonction desesidéauxetlesimagesreçues deviennent des visionsproches

du rêve. Or,cefaisant, il forgede toutes pièces l'illusion (supposément"protectrice")qui le perdra..

Aufil du temps, la confiance que Swann accordait à Odette s'effiloche; le doute s'insinue, lancinant, qui lui empoisonne la vie. Swannéprouve néanmoins une certaine satisfaction au coeur même de la privation. Ainsi, unsoir,

quand il fut rentré chez lui, l'idée lui vint brusquement que peut-être Odette attendait

quelqu'un ce soir, qu'elle avait seulement simulé la fatigue et qu'elle ne lui avait demandé

d'éteindre quepourqu'il crût qu'elle allait s'endormir, qu'aussitôt qu'il avait été parti, elle avait rallumé,etfait entrer celui qui devait passer la nuit auprès d'elle. [ (...) fi courut alors monter lagardesous la fenêtredesamaîtresse, quijadis, ]duplus loin qu'il l'apercevait en arrivant dans la rue, le réjouissaitetlui annonçait: "elle est làquit'attend" etquimaintenant, le torturaiten lui disant: "elleestlà avec celui qu'elle attendait". fivoulait savoirqui (...).

[fi n'arriva pas à voircequisepassait chezsamaîtresse, mais]pourtantil était content d'être venu; le tourment qui l'avaitfOrcé de sortir de chez lui avait perdu de son acuité en perdant

de son vague, maintenant que l'autre vie d'Odette (...), illa tenait là, éclairée en plein par

(27)

21

la lampe, prisonnière sans le savoir dans cette chambre

où.

quand il le voudrait, ilentrerait la surprendre et la capturer. (...) Peut~tre, ce qu'il ressentait en ce moment de presque

agréable~ c'était autre chose aussi que l'apaisement d'une douleur: un plaisir de

l'intelligence.Sil

Swann est rongé nuit et jourparsa jalousie et par le désir de se "venger" d'Odette:

Maintenant~hélas! il arrivait encore parfois qu'elle lui écrivît d'un restaurant ou d'un hôtel sur du papier qui en portait le nom imprimé; mais c'était comme des lettres de feu qui le brûlaient "C'est écrit de l'hôtel Vouillemont? Qu'y peut-elle être allée faire? Avec qui? Que s'y est-il pasSé?"S9

Il arriveàpeineàrésister à l'envie d'ouvrir son courrier:

Quand il la quitta, elle prit plusieurs lettres qu'elle avait sur sa table et lui demanda s'il ne pourrait pas les mettre à la poste. Il les emporta et (...) avant de les jeter dans la boîte regarda les adresses. Elles étaient toutes pour des fournisseurs, sauf une pour Forcheville. Il la tenait dans sa main.

n

se disait: "Si je voyais ce qu'il y a dedans, je saurais comment elle l'appelle, comment elle lui parle, s'il ya quelque chose entre eux."60

Obnubilé par sa maîtresse infidèle et devenu trop vulnérable pour supporter l'idée de la perdre définitivement, Swann sacrifie jusqu'à son orgueil; il est prêt à tout pour s'attacher Odette, pour la faire venir auprès de lui:

Si Forcheville et elle [Odette] triomphaient d'être là-bas malgré lui, c'est lui qui l'aurait voulu en cherchant inutilement à l'empêcher d'y aller, tandis que s'il avait approuvé son projet (... ), elle s'y serait sentie envoyée, logée par lui7 et le plaisir qu'elle aurait éprouvé à

recevoir ces gens qui l'avaient tant reçue, c'est à lui qu'elle en aurait su gré. (...) S'il lui envoyait cetargent, s'il l'encourageait à ce voyage et s'occupait de le lui rendre agréable7 elle

allait accourir, heureuse, reconnaissante, et il aurait cette joie de la voir qu'il n'avaitpas goûtée depuisprèsd'une semaineetque rien ne pouvait lui remplacer. Car sitôt que Swann pouvait se la représenter sans horreur, qu'il revoyait de la bonté dans son sourire, et que le désir de l'enlever à tout autre n'était plus ajouté par la jalousie àson amour, cet amour redevenait surtout un goût pour les sensations que lui donnait la personne d'Odette7 pour le

~9PROUST. op.cit.~ pages 268-269 (C'est nousquisoulignons).

~"'Ibi<L page 341. 61JIbi<L page 277.

(28)

22

plaisir qu'il avaità admirer comme un spectacle ouà interroger comme un phénomène, le lever d'un de ses regards, la formation d'un de sessourires.~.61

Son besoin d'elle, pervers et malsain, le jette Peu àpeu dans les affres de la dépression.. Lorsqu'il apprend avec certitude qu'Odette le trompe, son désespoir n'a d'égal que la profondeur de l'état d'aveuglementdanslequel il s'était volontairement maintenu. Que de fois il avait fait la sourde oreille alors qu'il pressentait que ce que lui inspirait la musique pouvaitêtreattribuéà sonamour~ ceQufimportait qu'elle [1a musique] lui dît que l'amour [était] fragile, le sien était si fort!

n

[avait joué] avec la tristesse qu'ellerépandai~il [l'avait sentie] passer sur lui, mais comme une caresse qui rendait plus profond et plus doux le sentiment qu'il avait de son bonheur.-62Certes, parfois, il avait

cruy «distinguer (...) du désenchantement. Elle semblait connaître la vanité decebonheur dont elle montrait la voie. Danssagrâcelégère, elle avait quelque chose d'accompli, comme le détachement qui succède au regret. Mais peu lui importait._63

Il ne s'était pas assez méfié. il avait eu tort d'associer la femme, la musique et l'amour.

Swann vit bientôt une véritable descente aux Enfers: comme Orphée cherchant Eurydice, il cherche Odettedansles ténèbres d'une vie qu'il croit sans cessectraméeen cachette de lui, ourdie contre lui.»64 Il s'abîme de plus en plus dans sa souffrance et parle de son amour comme d'une

maladie incurable qui le ronge. Le soir, en se mettant aulit, -il se me[t] à sangloter. fi ne [veut] même pas savoir pourquoi, s'essu[ie] les yeux, se [dit] en riant: "C'est charmant, je deviens

E:PROUST. op.cil..page299. E:Ibid..page234.

E3IbicLpage215. 6-lIbicLpage298.

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23 névropathe." Puis, il ne [peut] penser sans une grande lassitude que le lendemain il faudr[a] recommencer de chercherà savoir ce qu'Odette [a] fait, àmettre en jeu des influences pour tâcher de la voir. Cette nécessité d'une activitésanstrêve, sans variété, sansrésultats, lui [est] si cruelle C...) [que, s'il] lui arriv[e] souvent sans se l'avouer de désirer la mort, [c'est] pour échapper moins

à l'acuité de ses souffrances qu'à la monotonie de son effort.»65 fi a beau bercer des rêves de guérison, cela présence d'Odette continu[e néanmoins] d'ensemencer (son) coeur

C..)

de tendresses et de soupçons altemés.»66 Un jour il la déteste, le jour suivant il l'adore, jusqu'à en devenir fou:

Et pourtant cette Odette d'où lui venait tout ce mal, ne lui était pas moins chère, bienau contraire plus précieuse, comme si au fur et à mesure que grandissait la souffiance, grandissait en même temps le prix du calmant, du contrepoison que seule cette femme possédait.

n

voulait lui donner plus de soins comme à une maladie qu'on découvre soudain plus grave.67

Swann regretteparmoments le calme, lapaixd'esprit dont il jouissait avant de connaître Odette, mais il est à tel point "intoxiqué"parelle qu'il n'espère même plus les retrouver:

Considérant son mal avec autant de sagacité que s'il se l'était inoculé pour en faire l'étude, il se disait que quand il serait guéri ce que pourrait faire Odette lui serait indifférent. Mais du sein de son état morbide,àvraidireil redoutaitàl'égal de la mort une telle guérison, qui eût été en effet la mort de tout ce qu'il était actuellement.68

En effet, cet amour qui l'a fait sortir de lui-même et lui a offert une "nouvelle vie" s'apparente à présentà une sorte de mort, à une dépossession: en aimant tropOdette~il a renoncé à sa propre vie, il est"mortà lui-même". Désormais, il ne s'appartient plus, il n'existe que paret pourelle:«dansles longues heures qu'il prenait maintenant un plaisir délicatàpasser chez lui, seul

6:PROUST, op.cil,pages 311-312.

ééIbid,page366. 6ïIbid,pages357-358. oô;:Ibid,page295.

(30)

24 avec son âme en convalescence.ilredevenait peu à peu lui-même. maisà une autre.,,6·} Bientôt.il n'a plus aucun espoir de rémission. Son amour

en était arrivé à ce degré où le médecin et. dans certaines affections. le chirurgien le plus audacieux. se demandent si priver un malade de son vice ou lui ôter son mal. est encore raisonnable ou même possible. (...) Cette maladie qu'était l'amour de Swann avait tellement multiplié. il était si étroitement mêlé à toutes les habitudes de Swann. à tous ses actes. à sa pensée.à sa santé. à son sommeil. à sa vie. même à ce qu'il désirait pour après sa mort, il ne faisait tellement plus qu'un avec lui, qu'on n'aurait pas pu ('arracher de lui sans le détruire lui-même à peu près tout entier: comme on dit en chirurgie. son amour n'était plus opérable.70

Au fil du temps. toutefois. Swann apprend à "ruser" un peu avec son mal. il rapatrie ses pensées. essaie de songer moins à Odette. ceMais sa si précautionneuse prudence fut déjouée un soir qu'il était allé dans le monde. C'était chez la marquise de Saint-Eu verte, à la dernière, pour cette année-là. des soirées où elle faisait entendre des artistes qui lui servaient ensuite pour ses concerts de charité.),71 C'estàcette occasion que Swann entend à nouveau la petite phrase de Vinteuil. Si elle continue d'exercer sur son âme un channe dissocié d'Odette. s'incarnant toujours plus fortement en cet être mythique qui l'avait d'abord fasciné, elle représentera néanmoins pour lui. ce soir-là. à la fois la présence de la femme qu'il aime et celle d'une amie. voire d'une mère. qui daignera faire de lui «un objet momentané d'attention et de tendresse,,72.

Précisons que Swann, ce soir-là. est particulièrement accaparé par sa douleur et par l'absence d'Odette, qui le délaisse de plus en plus.

n

regrette de devoir

~9PROUST.op.Cil.•page 235 (C'est nous qui soulignons).

70lbid•page 303.

71lbid.page3l6.

(31)

25

rester enfermé au milieu de ces gens dont la bêtiseetles ridicules le frappaient d'autant plus douloureusement qu'ignorant sonamour~ incapables~s'ils l'avaient connu,des'y intéresser et de faire autre chose que d'en sourire comme d'un enfantillage (...), ils le lui faisaient apparaître sousl'aspectd'un état subjectif qui n'existait que pour lui et dont rien d'extérieur ne lui affirmait la réalité; il souffrait surtout, et au point que même le son des instruments lui donnait envie decrier~deprolonger son exil dans ce lieu où Odette ne viendrait jamais, où personne, où rien ne la connaissait...73

Remarquons ce mot d'exil: Ubi bene, ibi patriaU

, comme dit le proverbe. Swann a fait

d'Odette la seule patrie oùilse sente véritablement chez lui: sans elle, plus rien n'est supportable...

Mais tout à coup ce fut comme si elle était entrée, et cette apparition lui fut une si déchirante souffrance qu'il dut porter la mainàson coeur. Cest que le violon était monté

àdes notes hautes où il restait comme pour une attente, une attente qui se prolongeait sans qu'il cessât de les tenir, dansl'exaltation oùilétait d'apercevoir déjà l'objet de son attente qui s'approchait et avec un effort désespéré pour tâcher (...) de l'accueillir avant d'expirer, de lui maintenir encore un moment (...) le chemin ouvert pour qu'il pût passer, comme on soutient une porte qui sanscela retomberait. Et avant que Swann eût eu le temps de se dire: "C'estla petite phrasedela sonate de Vinteuil, n'écoutons pas!" tous ses souvenirs du temps où Odette était éprise de lui, et qu'il avait réussi jusqu'à ce jouràmaintenir invisibles dans les profondeurs de son être, trompésparce brusque rayon du temps d'amour qu'ils crurent revenu., s'étaient réveilléset, àtire~'aile,étaient remontés lui chanter éPerdument, sans pitié pour son infortune présente, les refrains oubliés du bonheur.7s

Lamusique évoqueàla fois la tristesse de l'amour finissant et les joies associées au temps de l'amour heureux. On remarque aussi dans cet extrait une opposition hautlbas: plus la musique

monlevers des notesaiguës, plus Swanndescenden lui pour y confronter ses souvenirs enfouis, qui surgissent malgré lui, et qui sont ici personnifiés. La petite phrase restitue moins à Swann la personne d'Odette, à laquelle elle est indissociablement liée, que la qualité du bonheur qu'il a perdu: il revoit alors les différentes phases de son idylle, encore tout emplies de la présence de celle qu'il

aime. La musique le soutient, elle compatit à son malheur:

.n

ne se sentait plus exilé et seul

""'3

PROUST.op. cit.. page 339. - .: lA où on est bien, là est la patrie. 75PROUST. op.cit.page339.

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26

puisque~ elle~ s'adressait à lui~ lui parlaitàmi-voix d'Odette.»76 ilest si ému par cette présence apaisante qu'en l'écoutant, il «[fait] involontairement avec ses lèvres le mouvement de baiser au passage le corps harmonieuxetfuyant.»77(Onpourrait également avancer l'hypothèse que Swann

s'identifie à cette musique, ce qui contnbueà son émotion du moment: cet -oiseau abandonné de sa compagne»78 dont le piano imite la plainte, c'est lui... )

Lamusique se fait la consolatrice deS~c'est «une déesse protectrice et confidente de son amour. et qui pour pouvoir arriver jusqu'à lui devant la foule et l'emmener à l'écart pour lui

parler~avait revêtu le déguisement de cette apparence sonore.» 79fis'entretient avec elle, lui confie sa douleur, sa désillusion.

n

sent qu'elle écoute, qu'elle comprend:

Il n'avait plus comme autrefois l'impression qu'Odette et lui n'étaientpasconnus de la petite phrase. C'est que si souvent elle avait été témoin de leurs joies! fiestvrai que souvent aussi elle l'avait averti de leur fragilité. Et même, alors quedansce temps-là il devinait de la souffrance dans son sourire (...), aujourd'hui il y trouvait plutôt la grâce d'une résignation presque gaie. De ces chagrins dont elle lui parlait autrefois (...)~ de ces chagrins qui maintenant étaient devenus les siens sans qu'il eût l'espérance d'en être jamais délivré, elle semblait lui dire comme jadis de son bonheur: "Qu'est-ce~cela? tout cela n'est rien.1180

La musique n'est donc plus seulement une présence, c'est une voUcéleste, captivante.La petite phrase semble s'être incarnée, cette fois, en une fantastique Pythie qui a le pouvoir de communiquer avec l'au-delà. Swann est suspenduà ses lèvres comme si ses paroles avaient force d'oracle. Il chercheà percevoir, à interpréter sa réponse:

-; ;:PROUST.op.cit-.page 342_ -'IbicLpage 342.

.,~Ibid.page346.

- SThid,page 342.

(33)

27

Déjà la petite phrase évoquée agitait comme celui d'un médium le corps vraiment possédé duvioloniste. Swannsavait qu'eUe allait parler une fois encore. (...) EUere~ mais cette fois pour se suspendredansl'air et se jouer un instant seulement, comme immobile, et pour expirer après. (...) Swann n'osaitpas bouger et aurait voulu faire tenir tranquilles aussi les autres personnes, comme si le moindre mouvement avait pu compromettre le prestige

surnaturel, délicieux et fragile qui était siprèsde s'évanouir. (...)Laparole ineffable d'un seul absent, peut-être d'un mort (Swann ne savaitpassiVinteuil vivait encore), s'exalant au-dessus desrites des officianlS, suffisaità tenir en échec l'attention de trois cents personnes, et faisait de cette estradeoù une âme était ainsi évoquée un des plus nobles autels où pût s'accomplir une cérémonie surnaturelle.lU

On remarque dansce passage une très forte manifestation du sacré. Tout le vocabulaire converge vers le champ du religieux, voire de l'occulte. Les musiciens sont des "médiums", des prêtres quï officient en hommageà la musique, et qui immolent ni plus ni moins sur son autel l'amour de Swann.Lapetite phrase, s'incarnant en une divinité mystérieuse, se fait désirer, elle tient en haleine tout un auditoireparla force imPressionnante, obscure, de son charisme:

Comme si les instrumentistes, beaucoup moins jouaient la petite phrase qu'ilsn'exécutaient les rites exigés d'ellepour qu'elle apparût. et procédaient aux incanJations nécessaires pour obtenir et prolonger quelques instants le prodige de son évocation, Sw~quine pouvait

pasplus la voir que si elle avait appartenu à un monde ultra-violet (...), [croyait] entendre

ungénie captifqui se débat[tait] au fond de la docte boite [il s'agit du violon], ensorcelée

et frémissante, commeun diable dans un bénitier82

Ladéesse immatérielle «passe en déroulant son message invisible.»83 Elle est la voix de la vérité qui, seule, arriveàraisonner Swann:eQuand c'était la petite phrase qui lui parlait de la vanité de ses souffrances, [il) trouvait de la douceurà cette même sagesse qui tout à l'heure pourtant lui avaitparuintolémhle quandilcroyait la liredansles visages des indifférents qui considéraient son

el.PROUST.op.ciL. pages 346-347 (C'est nousquisoulignons).

~2Ibj<lpages 341-342 (C'estnousquisoulignons).

(34)

28

amour comme une divagation sans importance.»84

n

est heureux que la musique, elle,

y

voie quelque chose de "sérieux", de supérieur aux contingencesdela vie quotidienne.

ecDans un élan de pitié et de tendresse», Swann songe alors à Vinteuil, ecce frère inconnu et sublime qui lui aussi avaitdûtantsouffiir»8S et qui avait transformé sa. résignation en une oeuvre artistique éloquente atteignant jusqu'à l'essence des sentiments. La musique l'amène alors à

descendre plus profondément en lui-même, à quitter l'état d'égoïsme où le plongeait sa propre douleur, pour goûter plutôt, écrit Florence Hier, ccune de ces rares expériences impersonnelles où l'ego disparaîtpeuà peudansl'exaltation que donne la contemplation d'une sublime expression de l'âme hurnaine.»&6

«À partir de cette soirée, Swann comprit que le sentiment qu'Odette avait eu pour lui ne renaîtrait jamais, que ses espérances de bonheur ne se réaliseraient plus.»87 Il avait vécu si intensément cet amour que, privé de recul, il ne l'avait jusqu'alors perçu que morcelé: aveuglépar son désir, il était incapable d'abstraire, de regarder la réalité en face, dans son ensemble, et de dégager ses impressions de façon claire. Lorsque tombe le voile, il voit enfin; il arrive alors à

distinguer de la réalité son regard créateur d'illusion. fi est d'aillews surpris de découvrir en la personne d'Odette sa "maladie" extériorisée: -quand du regard il rencontrait sur sa table la photographie d'Odette, ou quand elle venait le voir, il avait peineàidentifier la figure de chair ou

'3·:PROUST.op. city pages 342-343.

~: Ibid. page 342.

~ 6H1ER.op.cil...page82. ~- PROUST.op.cit..page 347.

(35)

29

de bristol avec le trouble douloureux et constant qui habitait en lui. fi se disait presque avec étonnement: nC'est elle"»88 • EUe ne ressemblait pas à ce dont il souffrait: elle n'était donc pas

l'Amour.

Cette expérience de dédoublement (lise voir voir", lise voir être ébloui") permettra à Swann de découvrir la vérité (c'est·à-dire qu'il aaimééperdument "une femme qui ne [lui] plaisait pas, qui n'était pas [s]ongenre»8~et de se détacher progressivement d'Odette:

Ayantsouvent pensé avec teneur qu'un jourilcesserait d'être éprisd'Odette~il s'était promis d'être vigilante~dès qu'il sentirait que son amour commencerait à le quitter, de s'accrocher

à lui, de le retenir. Mais voici qu'à l'affaiblissement de son amour correspondait simultanément un affaiblissement du désir de rester amoureux, [si bien qu'il] était certain que s'il avait vécu maintenant loin d'Odette, elle auraitfini par lui devenir indifférente, de sorte qu'il aurait été content qu'elle quittât Paris pour toujours.90

Parextensio~ nous pourrions dire que c'est cette expérience (si angoissante et déstabilisante soit-elle) d'un nouveau regard, ou plutôt l'acquisition (au prix d'une certaine mort) de cette froideur du regard qui permettra plus tard au narrateur de la Recherche de devenir écrivain. En effet, on retrouve chez Proust l'idée que la vision, comme la passion amoureuse, est une forme d'aveuglement que l'on doit apprendre à dépasser si l'on souhaite connaître la réalité telle qu'elle est. Devenir écrivain, devenir libre, c'est sunnonter l'habitude, c'est-à-dire apprendre à voir vraiment, à porter sur les êtres et les choses un regardneuf~qui soit aussi objectif: si possible, que les mécanismes d'un appareil-photo.

88PROUST, op. cit., page 303.

891bi~ page 375. 90lbid, pages 371,347.

(36)

30 Conclusion

La vie de Swann aura donc été guidée, éclairée par la musique dans une de ses phases essentielles: la petite phrase aura tiré de son amour une incitation-à rechercherparl'oeuvre d'art un bonheur plus pur et plus durable-91, écrit Pierre Costil. Elle aura réussi à le faire dépasser ses

souffrances et sortir de lui-même pour communier avec celles de l'humanité, car la musique, dont la signÏficationestgénérale et universelle, ne saurait survivre confinéedans l'étroitesse d'un univers individuel. L'oeuvre de Vinteuil, dit Jean-Louis Pautrot, «oblige SwannetMarcelàdescendre en

eux-mêmes~et offre ainsi au premier un espace de méditation, et au second un avant-goût de l'isolement nécessaireàla création.»92En effet, là où prend fin la quête de Swann, commence celle

du narrateur. Chez l'un comme chez l'autre l'expérience musicale est intimement liéeà l'amour, mais l'émotion qu'elle suscite ledépasse~le transcende.

C'est chez Wagner «que Proust a trouvé le modèle du sujet fondamental de

La

Recherche: la quête de l'absoluparl'oeuvred'art»93. Plusieurs critiques ont d'ailleurs décelé dans ses procédés de composition des correspondances avec la méthode de composition musicale de Wagner dont les oeuvres représentent~aux yeux de Proust, au-delà de simples créations, de véritables forces

créatrices: un potentielà réaliser perpétuellement.Lamusique fournità

La

Recherche son armature et sa signification. Dans Un amour de Swann, -la Sonate [de Vinteuil] correspond à la quête manquée de Swann, celle de l'amateur; le Septuor au contraire permet au Narrateur de saisir l'essence du bonheur et la certitude des réalités révéléesparl'art, garantie de l'oeuvre à laquelle il

?lCOSTIL.op.cit.page487. ?::PAUfROT.op.cit..page 140. S'3NATIlEZ.op.cit..page57.

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31 se consacre tout entier: c'est la voie de l'artiste. (...) Refaisant l'expérience de Swann, mais la menant cette fois jusqu'à son tenne, il [le narrateur] seraportéparson amourà l'intelligence des vérités que

lui découvrira la musique.»94

Si Swann avait entrevu la possibilité d'accéder à la pleine compréhension de cette "réalité invisible" qu'il pressentait dans la musique, il a ignoré l'appel métaphysique de la sonate, car son désir s'arrêtait sur Odette. Marcel, lui, ira plus loin, réussissantà sunnonter les "pièges!t de la vie, qui tentent de le détourner de l'essentiel.

Proust s'est intéressé à l'influence que la musique, par son extraordinaire pouvoir d'évocation, exerçait sur l'artiste en devenir, en l'occurence un écrivain. Son narrateur, à la toute fin de LaRecherchs;, songe qu'une oeuvre qui arriveà capter les vérités qui sont dissimulées derrière les images poétiques qui refont surface en lui ne peut être constituée que d'essences absolues. Sa réflexion sur la nature de la musique le conduira peu à peu à voir en elle le modèle idéal de la littérature: selon lui, le livre parfait devrait pouvoir capter ces vérités. Or, les essences ne peuvent être saisies qu'en dehors du temps: on ne les perçoit qu'une fois le temps aboli, annulé. Chez Proust, c'est la musique qui, en activant le processus de la mémoire involontaire (dont le narrateur fera l'étoffe de son livre), déclenchera cette remontée dans le temps qui permet l'abolition de toute temporalité en faisant vivre à l'hommedesmoments d'extase qui le mènent au paroxysme de son émotion. Si «l'extase, écrit Milan Kundera, est identification absolue à l'instant présent, oubli total du passé et de l'avenir (...), la seconde Présente se trouve [alors] en dehors de la vie et de sa

(38)

32

chronologie~en dehors du temps et indépendante de lui»9s. La musique permet doncà l'homme d'accéderàl'éternité~ d'échapper au temps; elle le soustraità sa condition de morteL Si la musique de Swann fait ressurgir lepassé~ celle du narrateur est tournée vers l'avenir: à travers ene~ il

pressent que l'âme survità jamais dans l'art...

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33

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