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Environnement et patrimoine industriel : de la répulsion à l'intégration ?

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Academic year: 2021

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Environnement et patrimoine industriel : de la répulsion

à l’intégration ?

Michel Letté

To cite this version:

Michel Letté. Environnement et patrimoine industriel : de la répulsion à l’intégration ?. Le patrimoine industriel de ChampagneArdenne. Diversité et destinées, l’inventaire en perspective, 8, CANOPE -CRDP DE REIMS, 2012, Cahier de l’APIC, 2866335104. �halshs-03224543�

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ENVIRONNEMENT ET PATRIMOINE INDUSTRIEL :

DE LA RÉPULSION À L’INTÉGRATION ?

Le tournant environnemental de la société industrielle

L’association des termes « environnement » et « patrimoine industriel » peut bien évoquer la rencontre chère au Comte de Lautréamont d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de dissection. L’un et l’autre sont pourtant plus proches qu’il n’y paraît. C’est en effet à la fin des années 1970 que les autorités publiques constituent en domaines d’intervention politique à la fois l’environnement et le patrimoine 1.

L’écologie militante se consolide et la protestation s’exprime sans complexe contre les débordements industriels 2. La

délocalisation des industries polluantes les plus anciennes et la restructuration de la production s’est amorcée. La fermeture des usines, leurs impacts économiques et sociaux, la réaffectation des infrastructures et des sols pollués, la requalification des territoires deviennent une préoccupation des populations locales et une priorité des pouvoirs publics 3. Bien que

progressivement, la sauvegarde des vestiges industriels obtient elle aussi droit de cité, et avec elle la mise en patrimoine des témoignages désormais vulnérables de la dernière industrialisation. La préservation des ressources naturelles et la protection des milieux s’imposent, tout comme la valorisation d’un héritage industriel menacé de disparaître avec la démolition aussi rapide qu’efficace des usines. L’industrie devient patrimoine, et le patrimoine une industrie 4.

1 Pour l’environnement : Florian Charvolin, L'invention de l'environnement

en France : chroniques anthropologiques d'une institutionnalisation, Paris,

La Découverte, 2003 et Pierre Lascoumes (dir.) Instituer l’environnement.

Vingt cinq ans d’administration de l’environnement, 1999, Paris,

L’Harmattan, 1999 ; pour le patrimoine : Philippe Poirrier et Loïc Vadelorge (dir.), Pour une histoire des politiques du patrimoine, Paris, Comité d'histoire du ministère de la culture, 2003 ; Nathalie Heinich, La fabrique du

patrimoine. De la cathédrale à la petite cuillère, Paris, éditions de la MSH,

2009.

2 Christopher Rootes (dir.) Environmental Protest in Western Europe, Oxford, Oxford University Press, 2007, et en particulier Olivier Fillieule pour le cas français, pp. 59-79 ; Bruno Charlier, Défense de l’environnement :

entre espace et territoire, géographie des conflits environnementaux déclenchés en France depuis 1974, Thèse de l’Université de Pau et des Pays

de l’Adour, 1999.

3 Bert Altena et Marcel Van der Linden, De-industrialization : social,

cultural, and political aspects, Cambridge, Cambridge University Press,

2002 ; Clara Eugenia Núñez et Michel Hau, De-industrialisation in Europe,

19th-20th centuries, Universidad de Sevilla, 1998 et Donald Reid, The miners of Decazeville: A genealogy of deindustrialization, Cambridge, Mass.,

Harvard University Press, 1985.

4 Sur le débat auquel donne lieu cette évolution vers la commercialisation du passé industriel, particulièrement vif en Angleterre dans les années 1980, voir Tony Gilmour, Sustaining Heritage : Giving the Past a Future, Sydney University Press, 2007 et Robert Hewinson, The Heritage industry: Britain

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La proximité n’est pas que de circonstance. Elle est inhérente à l’extension sans fin des pratiques patrimoniales et de leurs objets 5. Le désir de patrimoine s’est partout imposé « pour

envahir tous les domaines dont il était précisément exclu : le vécu traditionnel, le contemporain encore en usage et, même, la nature » 6. Deux champs du processus de reconnaissance

patrimoniale inaugurent ainsi un ordre de partage discutable entre nature et culture, entre une histoire de l’environnement et une histoire de l’industrie 7. Depuis leurs registres d’action et

de réflexion respectifs, ils participent néanmoins d’une irrémédiable et même logique : articuler le temps présent des sociétés à leur passé et leur avenir dans une logique de transmission et de solidarité intergénérationnelle. La concurrence des territoires et des mémoires, les injonctions au développement durable et les contraintes de la gestion des friches rappellent ainsi, avec une insistance redoublée au début des années 2000, que le patrimoine industriel relève d’une entreprise à la fois culturelle, économique, sociale, mais aussi environnementale 8. Elle réunit des matériaux du passé pour

constituer des séquences intelligibles, contribue à la spécificité culturelle et identitaire des communautés. Ce travail de valorisation doit surtout conférer aux éléments identifiés une légitimité en accord avec les actions du présent, notamment en matière de reconstruction d’une nature confisquée 9. Envisagés

sous l’angle de la densification urbaine, les impératifs de la ville durable peuvent par exemple être invoqués pour justifier certaines démolitions. Les sols et les terrains conservant une valeur vénale sont livrés à la promotion de parcs, de lieux récréatifs, culturels ou résidentiels. Des tensions se manifestent immanquablement entre, d’un côté, le besoin d’histoire, le désir de conservation des anciens sites et la valorisation d’une in a climate of decline, Methuen London, 1987. Parmi les travaux français les

plus récents : Christian Barrère, Denis Barthélémy, Martino Nieddu et Franck-Dominique Vivien, Réinventer le patrimoine : de la culture à

l'économie, une nouvelle pensée du patrimoine ?, Paris, Editions

L'Harmattan, 2005.

5 Parmi les réflexions pionnières : André Chastel, La notion de patrimoine, dans Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoires, 1986, Paris, Gallimard, pp. 407-450 et avec Jean Pierre Babelon « La notion de patrimoine », La revue

de l’Art, 49, 1980, pp. 5-32 ; Alain Bourdin, Le patrimoine réinventé, Paris,

Puf, 1984 ; Marc Guillaume, La politique du patrimoine, Paris, Editions Galilée, 1980.

6 Pierre Nora dans Anne-Marie Sire, La France du Patrimoine : les choix de

la mémoire, Paris, Gallimard Découvertes, 1996, p. 1.

7 Henri Pierre Jeudy (dir.) Patrimoines en folie, Paris, Editions de la MSH, 1990.

8 Patrick Dambron, Patrimoine industriel et développement local. Le

patrimoine industriel et sa réappropriation territoriale, Paris, Jean

Delaville éditions, Elsevier Masson, 2004. On verra à partir du cas de l’ancienne ville sidérurgique et minière de Decazeville la thèse de Virginie Gannac, Les friches : de la désindustrialisation à la culturalisation, Thèse Université Paris 1, 2007.

9 Fernand Harvey, « La production du patrimoine », dans Andrée Fortin (dir.) Produire la culture, produire l’identité ?, Les presses de l’université Laval, 2000, p. 3.

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mémoire industrielle ; et de l’autre, l’aspiration sans doute plus largement partagée d’une reconquête des territoires auparavant dédiés à la production 10. Les négociations sont permanentes,

les justifications toujours à reconstruire. Car concilier « environnement » et « patrimoine industriel » ne va pas de soi, non plus l’évidence d’une nécessité absolue de leur convergence. Comment la problématique environnementale contemporaine et l’histoire industrielle peuvent-elles dès lors se considérer mutuellement sous l’égide d’un patrimoine commun, tout au moins autrement que sur le mode concurrentiel et conflictuel ? L’interrogation invite à observer la façon dont elles se considèrent aujourd'hui l’une l’autre, notamment au travers d’une histoire qui demeure commune à l’industrie et à l’environnement.

Histoire industrielle et environnement : de l’ignorance à la suspicion

L’industrie n’a jamais cessé de déborder de mille et une façons, d’agir sur l’environnement et la société dans lesquels elle s’insère, jusqu’à parfois intégralement façonner l’un et l’autre : aménagements des sites, constructions des infrastructures et équipements, émanations dangereuses et insalubres, atteintes irréversibles infligées aux espaces naturels, rivalités locales pour le partage des territoires et des ressources, problèmes d’hygiène et de santé publique, altérations des paysages. Quels que soient le statut et les frontières du dispositif technique de production concerné (usines, ateliers, champs d’exploitation, mines ou carrières), son implantation génère bien souvent des tensions avec son milieu et les populations alentour. L’histoire de leurs activités est ainsi parfois faite de ces rapports conflictuels dont l’environnement est devenu l’enjeu. Ils peuvent être liés à la qualification des territoires, la confrontation entre des intérêts contradictoires, les luttes pour le maintien d’un cadre de vie sain 11. Une histoire tente de

s’écrire prenant en compte l’intégration dans le paysage de ces activités industrielles et de leurs externalités, de leurs conséquences sur l’environnement 12. Le milieu n’est plus dans

ce cas considéré comme le seul lieu de la ressource, le stock de matières à exploiter ou des contraintes géophysiques à maitriser, mais comme le lieu de rapports de force et de domination, de contraintes économiques, politiques et sociales, de la négociation pour l’appropriation de territoires, la

10 Maria Gravari-Barbas et Vincent Veschambre (dir.), « Patrimoine et Environnement. Les territoires du conflit », Norois, 185, 2000.

11 Thierry Kirat et André Torre (dir.) Territoires de conflits. Analyse des

mutations de l’occupation de l’espace, Paris, L’Harmattan, 2008.

12 Corinne Beck, Yves Luginbühl et Tatiana Muxart (dir.), Temps et espaces

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qualification et la justification des modalités d’existence légitime de dispositifs biosociaux et sociotechniques de production 13.

Quand elle n’est pas simplement ignorée dans les grandes synthèses d’histoire industrielle, économique ou des techniques, la composante environnementale est néanmoins mise à distance, y compris dans les travaux les plus récents 14.

La production chimique, l’une des industries les plus concernée, n’y fait elle-même que quelques rares et timides incursions 15. Les historiens se sont toutefois plus récemment

intéressés à l’histoire des entreprises dans leurs rapports à l’environnement 16. Les maladies professionnelles connaissent

depuis quelques années un regain significatif d’intérêt 17. En

revanche, les conflits environnementaux générés avant les années 1970 ont été encore peu étudié pour eux-mêmes 18.

L'histoire industrielle est pourtant pleine de ces relations conflictuelles dont l’environnement est le motif 19. Les ignorer

serait se priver des éléments utiles à l’analyse des évolutions contemporaines, notamment parce qu’elles conditionnent en partie le regard et l’attente des publics à l’endroit du patrimoine industriel.

Dans l’un des seuls textes publiés durant les années 1980 dans les lieux de mémoire où il est explicitement question du patrimoine de l’industrie, Louis Bergeron s’arrêtait sur ce qu’il désignait par les handicaps de la mémoire industrielle 20. Il

13 Martin Vannier, Territoires, territorialité, territorialisation : controverses

et perspectives, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009 ; Claude

Raffestin, Travail, espace, pouvoir, Lausanne, L’Age d’homme, 1979.

14 Jean Claude Daumas et Philippe Mioche, « Histoire des entreprises et environnement : une frontière pour la recherche », Entreprises et histoire, 35, 2004, p. 75. A l’exception notable de Denis Woronoff qui pose explicitement la question environnementale dans son Histoire de l’industrie

en France. Du XVIe siècle à nos jours, Paris, Seuil, 1994.

15 Il faut saluer cependant les tentatives de Noel George Coley et Sarah A.H. Wilmot, « Chemical industry and the quality of life », dans Colin Archibald Russel (ed.), Chemistry, society and environment : a new history of British

chemical industry, London, Royal Society of Chemistry, 2000, pp. 319-349 ;

Ernest Homburg, Anthony S. Travis et Harm G. Schröter (eds.), The

Chemical Industry in Europe, 1850-1914 : Industrial Growth, Pollution, and Professionalization, Dordrecht, Kluwer academic publishers, 1998.

16 Daniel Boullet, Entreprises et environnement en France de 1960 à 1990.

Les chemins d’une prise de conscience, Genève-Paris, Librairie Droz,

2006 ; Jean Claude Daumas et Philippe Mioche, op. cit., 2004, pp. 69-88 ; Gerald Markowitz et David Rosner, Deceit and denial. The deadly politics of

industrial pollution, Berkeley, University of California Press, 2003.

17 Voir le dossier présenté par Paul-André Rosental et Catherine Omnès : « Les maladies professionnelles : genèse d’une question sociale », Revue

d’histoire moderne et contemporaine, 56, 2009, pp. 5-253.

18 Michel Letté, « Débordements industriels dans la cité et histoire de leurs conflits aux 19e et 20e siècles », Documents pour l’histoire des techniques, 17, 2009, pp. 163-173.

19 Thomas Le Roux, Le laboratoire des pollutions industrielles. Paris,

1770-1830, Paris, Albin Michel, 2011 ; Geneviève Massard-Guilbaud, Histoire de la pollution industrielle. France, 1789-1914, Paris, Éditions de l’Ehess,

2010.

20 Louis Bergeron, « L’âge industriel », dans Pierre Nora (dir.) Les lieux de

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insistait sur sa fragilité, son impopularité, mais surtout sur la propension des responsables patronaux et syndicaux, des autorités publiques et des élites économiques locales à n’envisager qu’un avenir effaçant de la mémoire collective les témoignages de ce qui incarnait pour eux des échecs. Erigé en dogme, l’attitude consistait dès lors à éradiquer l’image et les traces de l’industrie, là où elle avait périclité. Partout les vestiges semblaient attirer la réprobation implicite, sinon active, pour laisser place aux nécessités contemporaines. Ceci étant, Louis Bergeron ne pouvait mentionner ce qui n’est devenu que depuis récemment l’un des handicaps majeurs du patrimoine industriel, celui qui alimente et justifie désormais son oubli : la condamnation des atteintes à l’environnement, des impacts et des stigmates de l’activité industrielle passée.

La société industrielle a assurément des adversaires qui ne souhaitent pas en entretenir la mémoire, et encore moins ancrer son souvenir dans le tissu urbain. La tentation est grande de faire table rase d’un passé sans lequel une société ne peut pourtant construire un avenir viable. La posture n’a certainement pas épargné le patrimoine industriel. La revendication d’une histoire prenant en considération sa dimension environnementale ne risque-t-elle pas toutefois de relancer le débat entre dette ou héritage de la société industrielle ? Une histoire des offenses de l’industrie ne reviendrait-elle pas à promouvoir une entreprise de dévalorisation préjudiciable au devoir de mémoire ? À quoi cela servirait-il de gratter la plaie autour du couteau, sinon de procurer une justification supplémentaire aux constructeurs d’avenir partisans de l’oubli ? A trop insister sur les aspects les moins glorieux, n’incite-t-on pas à cultiver une image négative de l’histoire industrielle, une mémoire honteuse de la souffrance et de la misère ? La question environnementale est-elle tout simplement pertinente si est-elle doit rendre plus difficile encore la justification d’une valorisation des vestiges de la société industrielle ?

Ces questions renvoient à l’idée d’une incompatibilité, d’une contradiction entre une histoire édifiante ignorante des interactions instaurées avec les milieux, et une histoire infamante qui se focaliserait sur la dénonciation des outrages infligés à la nature. S’agit-il de valider la pertinence d’un clivage entre la volonté de ne conserver que les aspects les plus nobles d’une histoire sélective, et le point de vue « environnementaliste » dont la tendance serait à la stigmatisation, au dénigrement et à la dévalorisation ? Cette façon de voir les choses est assurément contre-productive. Si elle n’a jamais eu quelque justification, elle est désormais à proscrire. L’extension de la thématique environnementale à tous les domaines de la vie économique, sociale et politique

même série un texte à l’entreprise où l’environnement n’a pas encore non plus fait son apparition.

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exige aujourd'hui d’explorer autrement les interactions que les activités industrielles ont instaurées dans le passé avec leur environnement 21. Admettre ici et maintenant la complexité et

l’ambigüité de ces rapports ne peut contredire ni minorer la « grande » histoire, celle de la performance technique et de l’innovation, de la création de richesses et de l’édification de la société industrielle. Une histoire totale de l’industrie locale n’est certainement pas un risque mais une ambition, celle de saisir une histoire selon toutes ses composantes, y compris les plus controversées. Elle recommande par ailleurs une prise de distance avec le culte du progrès et du bonheur de l’humanité qui seraient les résultats indiscutables du productivisme, de la science et de la technique. Nul besoin toutefois de verser dans la littérature noire ou l’histoire lacrymale de populations et d’une nature victimes des agressions industrielles. L’équivoque des représentations, des perceptions et des relations d’interdépendance dans lesquels des acteurs territorialisés aux intérêts contradictoires se trouvent impliqués interdit de toute façon de conter une histoire sombre en contrepoids d’une histoire glorieuse.

Une histoire des activités industrielles dans ses rapports à l’environnement est-elle dès lors possible ? Non seulement elle l’est, mais elle est incontournable. En témoigne la multitude des programmes de recherches conduits au cours des dernières décennies, au niveau national comme européen et international, visant à mieux comprendre la façon dont les liens entre développement économique et environnement se sont tissés par le passé et conditionnent aujourd'hui l’horizon des possibles. Dans cette perspective, l’histoire des pollutions industrielles constitue l’un des champs les plus dynamiques de la recherche où l’industrie et l’environnement sont repensés dans leurs liens mutuels et ambivalents.

Histoire de l’environnement et histoire environnementale : la pollution et ses conflits en héritage

L’observation des évolutions sur le long terme des systèmes naturels dans leurs relations avec les activités humaines et industrielles a depuis de nombreuses années intégré dans sa démarche le recours à l’histoire des techniques, de l’aménagement du territoire et de la construction des

21 L’environnement s’est inscrit durablement parmi les priorités des français. Une multitude d’enquêtes montre cependant qu’un déplacement des représentations s’est opéré où l’industrie et ses nuisances sont de plus en plus stigmatisées. Voir les rapports de l’Institut français de l’environnement : Vincent Jacques Le Seigneur, La sensibilité écologique des français à travers

l'opinion publique, 2000 ; L'opinion publique sur l'environnement et l'aménagement du territoire en 1998, 1999 et Ariane Dufour, Les Français, la nature et l'environnement, Orléans, Institut Français de l’environnement,

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infrastructures, des réseaux de transport et de distribution des flux énergétiques et de matières 22. Dans le sillage de l’écologie

industrielle et des sciences de l’environnement, une histoire naturelle des milieux dans leurs relations avec la société s’est ordonnée visant la reconstitution des métabolismes urbains, des cycles de transformation des matières, de leur circulation et de leur accumulation dans les organismes vivants comme dans les milieux 23. Ces sciences de l’environnement et de l’ingénieur

appréhendent la ville, les systèmes industriels ou les écosystèmes anthropisés comme des organismes transformant leur environnement en absorbant des matières et en rejetant des déchets 24. L’archéologie environnementale a également

perfectionné ses outils, permettant d’évaluer la diffusion des toxiques et leur concentration le long des rives et cours d’eau, dans les nappes et sous-sols sur plusieurs siècles 25. Enfin, de

nombreux instituts de recherche publique et organismes internationaux se consacrent à la modélisation des liens entre sociétés et milieux, explorant sous l’égide de l’interdisciplinarité de nouveaux cadres théoriques pour repenser l’intrication des systèmes naturels et industriels 26.

Les résultats sont remarquables. Leur exploitation permet d’accéder à une connaissance rétrospective beaucoup plus fine des situations concrètes auxquelles se trouvaient soumis les milieux et les populations. L’histoire de l’environnement proposée dans ce cadre ne fait cependant encore que peu de place aux processus sociaux eux-mêmes, au rôle de l’industrie façonnant parfois dans son intégralité la vie économique, politique, sociale et culturelle locale. L’histoire environnementale s’y attache depuis peu, relayant les travaux

22 Jeffrey K. Stine et Joel A. Tarr, « At the intersection of histories. Technology and the environment”, Technology and Culture, 39, 1998, pp. 601-640.

23 Ronald E. Doel, « Quelle place pour les sciences de l’environnement physique dans l’histoire environnementale ? », Revue d’histoire moderne et

contemporaine, 56, 2009, pp. 137-164.

24 Sabines Barles, L'invention des déchets urbains : France, 1790-1970, Seyssel, Champ Vallon, 2005 ; Suren Erkman, Vers une écologie industrielle.

Comment mettre en pratique le développement durable dans une société hyper-industrielle, Paris, Editions Charles Léopold Mayer, 2004.

25 Alain Marliac, Milieux, sociétés et archéologues, Khartala Editions, 1995 ; Joëlle Burnouf et al., « Des milieux et des hommes : méthodes d’études en archéologies environnementales », dans Jean-Paul Demoule et al. (dir.),

L'archéologie préventive dans le monde : apports de l'archéologie préventive à la connaissance du passé, Paris, La Découverte, 2007, pp.

115-130. On verra dans cette perspective les travaux produits par exemple par le PIREN-Seine (Programmes de recherche en environnement) : http://www.sisyphe.upmc.fr/piren/

26 Dominique Hervé et Francis Laloë (dir.), Modélisation de l'environnement

: entre natures et sociétés, Versailles, Editions Quae, 2009 ; Brigitte Dumas,

Camille Raymond et Jean-Guy Vaillancourt (dir.), Les sciences sociales de

l'environnement : analyses et pratiques, Montréal, Presses universitaires de

Montréal, 1999 ; Odile Vilotte (dir.), Les sciences de la société et

l'environnement à l'INRA: Matériaux pour un débat, Versailles, Editions

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engagés plus anciennement à l’étranger dans ce domaine 27.

Elle permet d’envisager non seulement ce que la production d’une époque a impliqué en termes de transformation des paysages ou d’institutionnalisation de la régulation des activités industrielles, mais également d’inscription dans les mémoires, les corps, les identités ou les cultures régionales, y compris au travers des conflits pour l’usage de la ressource et du territoire. Ces préoccupations pourraient sans doute devoir désormais retenir un peu plus l’attention des historiens, mais aussi des acteurs de la valorisation du patrimoine. Enfin et surtout, une attention particulière pourrait être accordée aux modalités sociales d’existence qui permettent de faire advenir ou disparaître de l’espace public les pollutions, les maladies professionnelles, les atteintes à la santé, les contestations ou les logiques d’assimilation environnementale des dispositifs techniques de production.

Quelles sont les implications de tels décentrements du regard pour la mémoire et le patrimoine ? Culte nostalgique, instrument de deuil et d’apaisement à ses débuts, le patrimoine industriel est vite devenu un matériau sans cesse retravaillé d’histoire économique, politique, sociale et culturelle de l’industrialisation. La stratification des mémoires a été ces dernières années l’objet de profondes réflexions critiques 28.

Cette dynamique réflexive qu’autorisent la distance et l’expérience a permis de renouveler les approches, de recommander et de pratiquer l’interdisciplinarité, de bousculer les frontières et de réviser la nature des enjeux, d’intégrer d’autres problématiques en lien étroit avec les évolutions du temps présent 29. La thématique environnementale est

indéniablement l’une d’elles, sinon la plus attendue. Certes la disparition d’une activité industrielle et de son bassin d’emplois est majoritairement perçue par les populations comme une perte irrémédiable que la patrimonialisation permet de régler en partie sur le plan symbolique, mais elle est aussi pour d’autres un profond soulagement. Tous sont peut-être concernés, mais tous ne regrettent pas nécessairement la démolition d’un site. La fermeture des usines est à l’évidence un traumatisme collectif, elle est pour d’autres la fin d’un cauchemar, celui de

27 Geneviève Massard-Guilbaud, Histoire sociale de la pollution industrielle,

1789-1914, Paris Ehess, 2010 et « De la « part du milieu » à l’histoire de

l’environnement », Le Mouvement Social, 200, 2002, pp. 64-73 ; Fabien Locher et Grégory Quenet, « L’histoire environnementale : origines, enjeux et perspectives d’un nouveau chantier », Revue d’histoire moderne et

contemporaine, 56, 2009, pp. 7-38.

28 Jean-Pierre Vallat, Mémoires de patrimoines, Paris, L'Harmattan, 2008 ; Maryline Crivello-Bocca, Patrick Garcia et Nicolas Offenstadt (dir.),

Concurrence des passés : usages politiques du passé dans la France contemporaine, Publications de l'Université de Provence, 2006. … et les

nombreuses livraisons issues des Entretiens du patrimoine ces dernières années.

29 Jean Claude Daumas, « L’usine, la mémoire et l’histoire », dans Jean Claude Daumas (dir.), La mémoire de l’industrie. De l’usine au patrimoine, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2006, pp. 9-20.

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ne plus être pollué, intoxiqué ou soumis à des risques non consentis. Elle peut être la promesse d’une amélioration significative du cadre de vie, ou encore la perspective d’une revalorisation foncière 30. La revendication d’un cadre sain et

naturel peut ainsi faire cause commune avec la défense d’intérêts patrimoniaux, le désir de ségrégation sociale 31. Les

cas de conflits entre riverains, habitants, propriétaires fonciers, exploitants agricoles et des usines nauséabondes, dangereuses ou polluantes parsèment ainsi l'histoire de l’industrie depuis ses origines 32. Difficile d’ignorer à présent l’ambiguïté de la

reconnaissance d’une mémoire de la souffrance et de la misère, celle des victimes de l’industrie. On touche ici à la difficulté d’une mise en patrimoine d’objets aux statuts équivoques, dont les perceptions ne sont pas nécessairement positives, loin de là, difficilement valorisantes et valorisables. Le patrimoine industriel doit ainsi bien faire autant que possible avec le désir et le devoir de mémoire de tous : populations des régions dévastées à la fois par la disparition des emplois générés par l’activité industrielle, mais aussi les atteintes à l’environnement et à la santé des populations. Jamais dénuée d’ambiguïtés, la mise en patrimoine peut alors, selon les points de vue, être perçue comme supportant des messages contradictoires : une dénonciation ou une invitation à l’oubli, un discours politiquement convenu, une volonté de réhabilitation de l’histoire industrielle. La considération des épisodes douloureux et des registres polémiques de l’histoire de l’industrialisation participerait assurément de cette ambition de poursuivre la réflexion sur le processus de patrimonialisation toujours en cours 33. S’agit-il seulement dans ce cas d’ajouter

une strate supplémentaire au processus en question ou s’agit-il de le dépasser ?

30 Jacques Lolive, « Mobilisations environnementales », dans Olivier Coutard et Jean Pierre Levy (dir.) L’écologie urbaine, Paris, Anthropos-Economica, 2010, pp. 276-301.

31 Mike Davis, City of Quartz. Los Angeles capitale du futur, Paris, La Découverte, 2006, pp. 137-203 ; Adam Rome, The bulldozer in the

countryside : Suburban sprawl and the rise of american environnentalism,

New York, Cambridge University Press, 2001.

32 Xavier Daumalin, « Industrie et environnement en Provence sous l’Empire et la Restauration », Rives Méditerranéennes, 23, 2006, pp. 27-46. ; Estelle Baret-Bourgoin, La ville industrielle et ses poisons : Les mutations des

sensibilités aux nuisances et pollutions industrielles a Grenoble, 1810-1914,

Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2005 ; Geneviève Massard-Guilbaud, « Les citadins auvergnats face aux nuisances industrielles, 1810-1914 », Recherches contemporaines, 4, 1997, pp. 5-48. ; Pierre-François Claustre, « Une ville saisie par l’industrie : nuisances industrielles et action municipale à Argenteuil (1820-1940) », Recherches contemporaines, 1996, pp. 91-119.

33 Pierre-Henri Jeudy, La machine patrimoniale, Belval, Circé, 2008 : « Patrimoine et catastrophe », pp. 84-100.

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Patrimoine industriel et développement durable : la conciliation nécessaire des contraires ?

Depuis bien des points de vue, le patrimoine industriel peut être perçu comme l’antithèse du développement durable. L'épuisement des énergies fossiles, le réchauffement climatique, la pollution des milieux naturels, la destruction des écosystèmes, la désertification, l'accroissement des inégalités planétaires sont autant de menaces qui pèsent sur les conditions d'existence pacifique de l'humanité 34. L’industrialisme est le

coupable désigné. Les pollutions majeures des sols et des nappes souterraines, la saturation des milieux par les polluants et les substances toxiques en sont l’une des démonstrations. Elles ont aujourd'hui des conséquences financières, juridiques et sanitaires colossales. Par ailleurs, les cas d’exposition au risque du fait de l’abandon des sites anciens ne manquent pas. Ils se multiplient avec l’impératif de la performance environnementale. Celui de l’exploitation de l’amiante en est un particulièrement saisissant qui ne peut échapper à personne, débordant largement le cadre de ses territoires géophysiques pour investir les corps et la communauté nationale 35. Que faire

par exemple de la friche industrielle de Canari en Corse qui constitue un véritable danger 36 ? Aucune région n’échappe en

réalité aux problématiques de l’adaptation structurelle de l’économie locale et de la conversion de ses friches industrielles 37. Elles continuent de préoccuper les aménageurs,

les responsables de la santé publique et les usagers.

La patrimonialisation du passé industriel peut-elle vraiment intégrer la question environnementale dans ses perspectives d’avenir ? Chacun de ces termes est le vecteur de connotations antagonistes selon les points de vue duquel on se place : ordre de partage entre passé et avenir, entre victimes et responsables, entre devoir de mémoires et histoire. Quand ainsi « patrimoine industriel » résonne avec héritage et capital, ou fait écho à la valorisation par l’histoire, « environnement » renvoie à une dette, celle qu’il faut aujourd’hui payer et gérer à grands frais du fait des conséquences des activités industrielles passées sur les milieux et le destin des populations. À l’évidence un tournant écologique est à négocier, commandé par l’injonction au développement durable 38. Cette catégorie de l’action

34 Harald Welzer, Les guerres du climat. Pourquoi on tue au XXIe siècle,

Paris, Gallimard, 2008.

35 Emmanuel Henry, Amiante : un scandale improbable. Sociologie d’un

problème public, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007.

36 Voir par exemple Guy Meria, L'aventure industrielle de l'amiante en

Corse, Ajaccio, Editions Alain Piazzola, 2002.

37 Sur la région Champagne-Ardenne, voir OCDE, Examens territoriaux de

l'OCDE : Champagne-Ardenne, France, OECD Publishing, 2002, pp.

102-105.

38 Les termes « développement durable » sont devenus les incontournables expressions-clés du vocabulaire sociopolitique contemporain : Marcel Jollivet (dir.), Le développement durable, de l'utopie au concept : de

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publique n’a épargné aucun territoire, et certainement pas celui du patrimoine industriel. Comment faire se tenir dès lors ensemble des réalisations présentes et à venir et des programmes de réaménagement des quartiers, des villes, des paysages ? Comment inscrire la démarche patrimoniale dans celle du développement durable ? Le patrimoine industriel peut-il contribuer lui-même à la préservation de l’environnement, tout en étant porteur d’un intérêt social par la culture et l’économie, suscitant des activités nouvelles conformément aux attendus du développement durable ? Demain le patrimoine industriel durable ?

On peut rester dubitatif. Des stratégies intégratives se sont néanmoins imposées comme des conditions de réalisation des projets de valorisation du passé industriel, respectueux des ressources et des populations. Leurs logiques impliquent de concevoir ces opérations comme celles d’une réappropriation des territoires, d’une redéfinition de leurs fonctions, s’inscrivant dans le cadre d’un processus dynamique39. Le

patrimoine industriel peut alors migrer du statut de stigmate de l’histoire ou de frein au changement, à celui d’une base possible du développement local40. La démarche exige de

mobiliser l’interdisciplinarité, les sciences humaines et sociales, de l’homme et de la société, comme les sciences naturelles et de l’ingénieur, afin de rendre compte de la complexification du processus de reconnaissance patrimoniale et, par là même, sa capacité à contribuer au réel de l’action. Le patrimoine industriel peut bien donc avoir à traverser une crise environnementale, mais ne serait-elle pas finalement qu’une crise de croissance salutaire ?

Michel Letté

nouveaux chantiers pour la recherche, 2001 ou Nicole Mathieu et Yves

Guermond, La ville durable, du politique au scientifique, Versailles, Editions Quae, 2005.

39 Maria Gravari-Barbas et Vincent Veschambre, « Patrimoine : derrière l’idée de consensus, les enjeux d’appropriation de l’espace et des conflits », dans Patrice Mélé, Corinne Larrue et Muriel Rosemberg (dir.), Conflits et

territoires, Tours, Publications de la MSH, 2003, pp. 67-82.

40 Hélène Melin, « Le patrimoine minier du bassin Nord-Pas de Calais : un outil de dynamisation territoriale », dans Jean Claude Daumas (dir.), op. cit., 2006, p. 242.

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