• Aucun résultat trouvé

La praxis dans le Marx de Michel Henry

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "La praxis dans le Marx de Michel Henry"

Copied!
265
0
0

Texte intégral

(1)

La praxis dans le Marx de Michel Henry

Thèse

Mahmoud Baassiri

Doctorat en philosophie

Philosophiae doctor (Ph.D.)

Québec, Canada

© Mahmoud Baassiri, 2016

(2)

ii

La praxis dans le Marx de Michel Henry

Thèse

Mahmoud Baassiri

Sous la direction de :

(3)
(4)

iv

Résumé

Si le Marx de Michel Henry reconduit plusieurs thèses développées dans les écrits antérieurs et anticipe celles de « la trilogie » sur le christianisme, le dialogue qu’il instaure autour du thème de la praxis lui confère un statut singulier dans l’ensemble de l’œuvre. Parce que Marx attribue à la pratique de l’individu et aux rapports réels entre les pratiques le pouvoir de créer les idéalités, notamment celle de la valeur, Henry est lui-même conduit à déplacer le champ d’immanence qu’il avait jusque-là situé du côté de l’ego et du corps vers la pratique et le système du travail vivant aux prises avec le monde objectif. Or du point de vue d’une phénoménologie matérielle, pour autant qu’il renvoie à un point de vue extérieur à la stricte immanence, le seul usage de la notion d’« individu » manifeste déjà une prise en compte de « la transcendance », poussant Henry à suspendre pour une part l’approche phénoménologique. Même si l’acosmisme de L’essence de la manifestation transparait encore dans le Marx, il est mis en tension extrême avec le monde des déterminations sociales et économiques et contraint l’auteur à développer la thèse de l’enracinement de ces déterminations dans l’immanence de la vie et de la praxis. C’est en même temps ce qui fait la force et l’originalité de la lecture henryenne de Marx. D’un autre côté, quand bien même elle hérite d’une éthique de la praxis, la trilogie semble perdre de vue la stricte individualité de la praxis qui apparaît dans le Marx. C’est ainsi que le concept de Vie Absolue qu’elle promeut est associé à une exigence d’universel que Henry avait préalablement disqualifiée, notamment à travers sa critique de Hegel. La thèse qu’on va lire cherche ainsi à rendre compte de l’originalité absolue du Marx dans l’œuvre du phénoménologue français.

(5)

v

Abstract

Although Michel Henry's book Marx (1976) both revives philosophical presuppositions that were developed in his previous writings and anticipates several themes that are central in his later writings (i.e., the Trilogy), Marx nevertheless is a particularly important moment in his oeuvre due to its elaboration of the concept of "praxis." Given that Marx locates the genesis of economic value in the individual's practical action, Henry is forced to shift his attention from his earlier focus on the ego and the body toward a more careful consideration of living labour, an activity constantly at grips with the objective world. When viewed from the vantage point of material phenomenology, and particularly given that such a perspective is external to immanence, the term "individual" (which replaces the term "ego") allows Henry to take into account transcendence, that is, in Marx we can see a suspension of phenomenology itself. Even though the acosmism that is defended by Henry in The Essence of Manifestation (1963) reappears in Marx, it is now presented in a state of extreme tension with the economic world, a tension that Henry tries to resolve by integrating socio-economic determinations into the immanence of life. This is precisely what makes Henry's reading of Marx so powerful and so original. On the other hand, Henry' s trilogy runs the risk of losing sight of the strict individuality of praxis, an aspect that was emphasized in

Marx. Thus, even though the trilogy inherits an ethics of praxis, it nonetheless seems to us

that Henry's concept of Absolute Life, as developed in the trilogy, requires a type of universalism that Henry himself had previously disqualified, notably in his critique of Hegel. The present dissertation defends the idea that there is an absolute originality to Marx in relation to the complete works of Michel Henry.

(6)

vi

Table des matières

Résumé ... iii

Abstract... v

Table des matières ... vi

Table des abréviations des ouvrages de Michel Henry ... viii

Remerciements ... x

Introduction ... 1

PREMIÈRE PARTIE: LE PROBLÈME DE LA PRAXIS INDIVIDUELLE DANS LA PHÉNOMÉNOLOGIE HENRYENNE ... 15

§ 1- LA CRITIQUE DE L’ÉVIDENCE APODICTIQUE ... 15

§ 2- LE DÉNIGREMENT HUSSERLIEN DE LA SINGULARITÉ ... 18

§ 3- LE RENVERSEMENT DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE HUSSERLIENNE ... 21

§ 4- LA DÉCONSTRUCTION DU MONISME ONTOLOGIQUE ... 24

§ 5- LE DUALISME ONTOLOGIQUE : IMMANENCE ET TRANSCENDANCE ... 27

§ 6- AFFECTIVITÉ ET PASSIVITÉ ... 32

§ 7- LE CARACTÈRE INDIVIDUEL DE LA VIE ... 35

§ 8- LA FRACTURE DE L’ÊTRE CHEZ HEGEL ... 40

§ 9- LA CRITIQUE HÉGÉLIENNE DU CHRISTIANISME ... 44

§ 10- L’ACTION COMME OBJECTIVATION DE LA CONSCIENCE CHEZ HEGEL .... 46

§ 11- CLARIFICATION DE LA PLACE OCCUPÉE PAR L’APPENDICE ... 49

§ 12- MAINE DE BIRAN, PHILOSOPHE DE LA SUBJECTIVITÉ ET DE LA PRAXIS 51 § 13- CORPS VIVANT ET PRAXIS ... 55

§ 14- LE CORPS INDIVIDUEL ... 58

DEUXIÈME PARTIE: PRAXIS ET INDIVIDUALITÉ TRANSCENDANTALE DANS LE MARX... 61

§ 15- LA STRUCTURE DU MARX ... 61

§ 16- PRÉSENTATION DU MARX ET DE LA « COUPURE » HENRYENNE ... 65

§ 17- LA CRITIQUE MARXIENNE DE L’HOMOGÉNÉITÉ DE L’UNIVERSEL ET DU PARTICULIER ... 73

§ 18- SOCIÉTÉ CIVILE ET CONVERGENCE DES ÉGOÏSMES... 79

§ 19- L’HUMANISME DU JEUNE MARX AU MIROIR DE L’HUMANISME HENRYEN ... 83

§ 20- LA CRITIQUE MARXIENNE DE L’INDIVIDUALISME ... 90

(7)

vii

§ 22- PROPRIÉTÉ PRIVÉE ET INDIVIDUALITÉ ... 100

§ 23- L’ALIÉNATION VÉNALE ... 102

§ 24- L’ACTION CHEZ HEGEL, STIRNER ET SARTRE ... 108

§ 25- LA DÉCOUVERTE MARXIENNE DE LA PRAXIS ... 117

§ 26- LA DIVISION DU TRAVAIL COMME DIVISION DE L’IN-DIVIDU ... 120

§ 27- LA CRITIQUE DE L’HYPOSTASE DU SOCIAL ... 130

§ 28- LA GENÈSE DE L’IDÉOLOGIE ... 145

§ 29- L’INCOMMENSURABILITÉ DU TRAVAIL ... 150

§ 30- TRAVAIL SUBJECTIF ET TEMPORALITÉ... 155

§ 31- L’ÉCONOMIE COMME ALIÉNATION DU TRAVAIL VIVANT ... 164

§ 32- LA FORCE DE TRAVAIL ... 171

§ 33- LA TECHNIQUE : LE PHARMAKON ... 173

§ 34- LECTURES EXTERNES DU MARX ... 181

TROISIÈME PARTIE: LA PRAXIS AU PRISME DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE DE LA RELIGION ... 191

§ 35- LA GÉNÉALOGIE DE LA DIALECTIQUE HÉGÉLIENNE ... 191

§ 36- LA RÉVOLUTION MARXISTE, UN AVATAR DE LA DIALECTIQUE HÉGÉLIENNE... 199

§ 37- PHÉNOMÉNOLOGIE ET CHRISTIANISME ... 205

§ 38- LA POSSIBILITÉ D’UNE PHÉNOMÉNOLOGIE DE LA RELIGION ... 209

§ 39- L’ANTINOMIE DU MONDE ET DE LA VIE ... 212

§ 40- GÉNÉRATION ET IPSÉITÉ ... 216

§ 41- L’ILLUSION TRANSCENDANTALE ... 220

§ 42- L’ACOSMISME HENRYEN ... 224

Conclusion ... 235

Bibliographie ... 247

I- Travaux cités de M. Henry ... 247

II- Commentaires cités ... 249

III- Ouvrages cités de K. Marx organisés par ordre de rédaction ... 251

(8)

viii

Table des abréviations des ouvrages de Michel

Henry

EM : L’essence de la manifestation, Paris, P.U.F. (Épiméthée), 1963.

PPC : Philosophie et phénoménologie du corps, Paris, P.U.F. (Épiméthée), 1965. Marx I : Marx, I. Une philosophie de la réalité, Paris, Gallimard (Tel), 1976. Marx II : Marx, II. Une philosophie de l’économie, Paris, Gallimard (Tel), 1976.

GP : Généalogie de la psychanalyse, le commencement perdu, Paris, P.U.F. (Épiméthée), 1985.

B : La Barbarie, Paris, P.U.F., Quadrige, 1987.

CC : Du capitalisme au communisme. Théorie d’une catastrophe, Paris, Odile Jacob, 1990. PM : Phénoménologie matérielle, Paris, P.U.F. (Épiméthée), 1990.

CMV : C’est moi la vérité. Pour une philosophie du christianisme, Paris, Seuil, 1996. I : Incarnation. Une philosophie de la chair, Paris, Seuil, 2000.

PV-I : Phénoménologie de la vie. I. De la phénoménologie, Paris, P.U.F. (Épiméthée), 2003. PV-II : Phénoménologie de la vie. II. De la subjectivité, Paris, P.U.F. (Épiméthée), 2003. PV-III : Phénoménologie de la vie. III. De l’art et du politique, Paris, P.U.F. (Épiméthée), 2004.

PV-IV : Phénoménologie de la vie. IV. Sur l’éthique et la religion, Paris, P.U.F. (Épiméthée), 2004.

(9)

ix

À la mémoire de mon père, qui a toujours été pour moi une source de savoir intarissable

(10)

x

Remerciements

Je tiens tout d’abord à remercier mon directeur de thèse, M. Olivier Clain, pour tout le travail qu’il a accompli dans l’encadrement de cette thèse. Sa rigueur intellectuelle est sûrement un modèle à suivre, surtout en ce qui concerne sa connaissance de l’œuvre de Marx. Sans son aide, je n’aurais pu mener à bien ce travail.

Tous mes remerciements aussi à ma mère pour son soutien indéfectible, ma conjointe qui m’a accompagné et n’a cessé de m’encourager et mon frère qui, dans son domaine, a toujours été un modèle de rigueur. Un grand merci aux amis avec lesquels les vives discussions ont nourri ce travail : Tarek, Bob, Pierre, Lens, Karim, Bassam et Sana. Je tiens également à remercier Jad et Nicole Hatem, mes anciens professeurs à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, qui m’ont introduit à la pensée de Michel Henry et qui ont toujours été pour moi une source d’inspiration. Enfin, je remercie l’Université Américaine Libanaise (L.A.U.) qui m’a fait confiance et m’a permis de faire mon premier pas dans l’enseignement universitaire, notamment le Professeur Vahid Behmardi.

(11)

1

Introduction

L’œuvre de Michel Henry tient une place si singulière dans l’histoire de la philosophie qu’il est difficile, voire impossible, de la ranger sous ces catégories commodes auxquelles les historiens de la philosophie et les manuels nous ont habitués. On ne peut la dire ni rationaliste ni empiriste, ni idéaliste ni matérialiste. Sans doute est-on tout de même en droit à son propos de souligner l’héritage de la philosophie transcendantale. Henry refuse d’emblée en effet la perspective grecque qui confère à l’étant le privilège de pouvoir se manifester de lui-même, pouvoir essentiellement indépendant du sujet auquel il se manifeste. Optant dès le début pour une reformulation de la voie transcendantale, Henry s’est voué à l’élaboration d’une « esthétique transcendantale » qui conçoit le monde comme le corrélat de la subjectivité. Cette esthétique ne prend nullement forme dans l’horizon lumineux de la Grèce inauguré par Parménide1, lequel est un horizon voué à ne rien montrer

puisqu’incapable de rendre compte de la vision qu’il suppose. Cependant, la voie transcendantale frayée par la phénoménologie matérielle fait droit non à la réflexion du sujet mais à l’auto-affection de la vie et de la subjectivité vivante2. Autrement dit, si on peut bien

parler de voie transcendantale qui attribue le pouvoir de la manifestation à la subjectivité plutôt qu’à l’étant qui lui fait face comme objet, il faut immédiatement ajouter que la

1 « […] cette lumière qui est celle du monde et définit depuis Parménide le jour de la présence et son

effectivité ». M. Henry, L’essence de la manifestation, Paris, P.U.F., Épiméthée, deuxième édition en un seul volume, 1963, p. 549 (désormais cité EM). Cf. à ce sujet l’éclairant article de G. Romeyer-Dherbey, « Michel Henry et l’hellénisme », in Michel Henry, Pensée de la vie et culture

contemporaine, Actes du Colloque international de Montpellier, Paris, Beauchesne, 2006, pp. 37-49.

Selon Henry, l’aletheia heideggérienne se situe aussi bien dans ce primat de la lumière même si elle a trait à l’être et non pas à l’étant.

2 On verra qu’il reconnaîtra finalement deux modalités de l’auto-affection, celle de la Vie, qui se

donne l’auto-affection et celle du vivant, qui ne se la donne pas, que parfois il ne distingue cependant pas. Par exemple : « Contrairement à nos croyances ancestrales, l’être en effet ne réside pas dans la chose-objet que rencontre notre regard et qui semble se suffire à elle-même- comme ces pierres ou ces rochers des montagnes- comme la terre de la plaine, comme l’air du ciel ou l’eau des fleuves- tout ce qui nous semble être par soi-même, en soi, indépendamment de l’homme et antérieurement à lui. Car tout cela qui est vu, ou entendu, ou senti, ou touché n’est que le corrélat d’un acte de voir, ou d’entendre, ou de sentir, de toucher et ne serait rien sans eux, sans ces pouvoirs et ces forces qui appartiennent à notre corps vivant, qui sont ceux de la vie. Ainsi n’y a- t-il rien au monde que dans la vie et par elle, en sorte qu’elle est l’alpha et l’oméga ». M. Henry, Du communisme au capitalisme.

Théorie d’une catastrophe, Paris, Odile Jacob, 1990, p. 126 (désormais cité CC). Remarquons que

(12)

2

dimension transcendantale dont parlera Henry ne sera précisément plus caractérisée par la réflexion comme celle de Kant et, au contact de Marx, ne concernera bientôt plus l’objet comme tel, mais la pratique et ce qui la rend possible, à savoir l’auto-affection. À contre-courant du monisme ontologique de la philosophie Occidentale qui s’enracine dans l’univers grec, l’immanentisme de Michel Henry pose en effet une subjectivité hétérogène à toute forme d’objectivité et confère ainsi une signification inédite à la perspective transcendantale.

La perspective transcendantale qui est celle de Michel Henry récuse ainsi le caractère immédiat de l’objectivité de l’objet en même temps qu’elle récuse l’objectivité universelle de la réflexion transcendantale kantienne. Qu’est-ce que l’objectivité ? Elle est la propriété de ce qui est posé devant le regard comme un « ob-jet », comme cela qui est jeté à distance de soi. Or, la subjectivité du sujet, ce qui fait du sujet ce qu’il est et non pas autre chose, c’est l’ipséité, cela même qui ne peut être mis à distance de soi. L’objectivité, c’est l’anonymat de l’universel. Le propre de la Forme platonicienne, si l’on tient Platon pour le philosophe grec par excellence, est la mise jeu des spécificités individuelles de la chose, la mise hors-jeu de son eccéité, en vue de la saisie catégoriale, par la médiation du genre et de l’espèce, de son essence (eidos). « Toute vision accomplit en elle la négation de sa particularité, elle est ce dépassement qui, au sein d’un point de vue, lui permet d’être une vue, de s’exhausser au-dessus de celui qui voit, au niveau de ce qui est vu3 » explique Henry. L’« Idée » d’homme

n’est pas tel homme dans sa singularité ; toute universalité est, dans son essence même, dans son caractère synoptique, négation de la singularité. « Toute subsomption est idéale : la subsomption n’est pas seulement arbitraire, elle est la source et le fondement de l’arbitraire comme tel, la source et le fondement de la contingence4. » Pourquoi Henry associe-t-il cette

recherche eidétique à une recherche arbitraire alors que la science, laquelle semble être aux antipodes de l’arbitraire, est toute entière une tentative d’universaliser les expériences particulières ?

3 M. Henry, « Le concept de l’être comme production », in Phénoménologie de la vie. III. De l’art et

du politique, Paris, P.U.F. (Épiméthée), 2004, pp. 32-33 (désormais cité PV-III).

4 M. Henry, Marx, t. I. Une philosophie de la réalité, Paris, Gallimard, Tel, 1976, p. 40 (désormais

(13)

3

En fait, tant que la pensée n’a pour visée que de réunir sous un même dénominateur conceptuel les traits communs à diverses singularités, elle passe à côté de l’individualité de la chose pensée. Que cette activité idéelle soit innocente en ce qui concerne l’appréhension scientifique de l’étant en général, elle l’est moins lorsqu’il s’agit de penser l’individu vivant. Car si la pensée ne s’attache qu’à retenir ce qui est commun à tous les individus, elle ne peut prendre en compte leur individualité, réfractaire à toute assimilation catégoriale5, échappant

à toute tentative de fixation conceptuelle. Les individus, pensés en tant qu’objets, apparaissent dès lors comme interchangeables. Or, loin d’être l’apanage exclusif de l’eidétique grecque, l’objectivation est également propre, selon Henry, à tout historicisme romantique. Si les individus sont présentés comme des médiations dans le déroulement général de l’Histoire, c’est leur individualité qui se trouve suspendue et niée. Le nominalisme de la singularité absolue de la vie qualifie ainsi comme irréelle toute sorte de majuscule qui voudrait hypostasier l’Idée : Société, Histoire, Classe, Économie, Esprit, Politique, Genre. La majuscule est essentialiste et boulimique : elle voudrait subsumer l’individu, l’intégrer au concept, le résorber et le dissoudre en son sein.

Se mouvant à l’intérieur du champ phénoménologique, la pensée de Michel Henry se distingue non seulement de la pensée grecque mais aussi de la phénoménologie historique inaugurée par Husserl. Quelle est la spécificité de la phénoménologie henryenne au sein du champ phénoménologique ? Elle tient tout d’abord à sa démarcation du noyau dur de la phénoménologie husserlienne, l’intentionnalité, noyau jugé incapable de rendre compte de l’essence de la phénoménalité. Mais si la clef de voûte de la phénoménologie husserlienne est abandonnée par Henry, pourquoi persévérer dans la voie tracée par la phénoménologie ? Si l’originalité de la phénoménologie matérielle par rapport à la phénoménologie historique consiste effectivement dans une rupture plus ou moins radicale avec celle-ci, il convient cependant de prêter attention à l’esprit de la phénoménologie qui parcourt malgré tout celle-là. Il faudra donc tâcher de distinguer soigneusement entre ce que Henry disqualifie et ce qu’il entérine afin de bien caractériser la phénoménologie henryenne.

5 Ce que Henry nomme « subjectivité », mais dans un sens légèrement différent que l’essence

phénoménologique, surtout lorsqu’il établit la thèse de l’incommensurabilité du travail dans le second tome du Marx. Dans ce contexte, subjectif correspond plutôt à « relatif ».

(14)

4

Quelle est la spécificité de la philosophie de Michel Henry dans le paysage dessiné par la philosophie française contemporaine ? Le contexte des années 1960 est marqué par l’ascendance d’une critique radicale du sujet. En effet, s’il y a un motif récurrent que partage la majorité des élaborations philosophiques qui sont contemporaines à l’activité philosophique de Henry, c’est la fragmentation et le décentrement du sujet. La transcendance de l’ego de Sartre6, la mort du sujet chez Foucault, la critique de la présence chez Derrida,

l’anti-humanisme d’Althusser7, l’idée de différence chez Deleuze : autant de projets qui

sonnent le glas de l’individualité du sujet rationnel tel que défini au cours de l’âge classique, notamment par Descartes. Henry prend acte de cette destitution du sujet, et n’échappe pas à la nécessité de redéfinir la subjectivité en empruntant le chemin tracé par la critique post-moderne du sujet. En témoigne sa conception extra-rationaliste de la subjectivité humaine8.

Seulement, la souveraineté du sujet rationnel ne se trouve évacuée de la problématique henryenne qu’à seule fin de laisser place à une subjectivité vivante qui va de pair avec une réaffirmation prononcée de l’ipséité. L’auto-affection9, la pierre angulaire de l’œuvre

henryenne, ne désigne-t-elle précisément pas cette pure présence à soi ? « La philosophie contemporaine a dirigé contre la philosophie du Sujet et de l’Ego-sujet une critique radicale, elle a seulement oublié que c’est la philosophie du sujet elle-même qui avait produit cette

6 Jean-Paul Sartre soutient que l’idée d’un soi individuel est une chimère puisque la conscience est

toute entière dans l’objet intentionnel. J.P. Sartre, La Transcendance de l’ego, Paris, Vrin, 1966.

7 Qui, soucieuse de dépasser l’anthropologie philosophique du jeune Marx, s’incarne dans une

déclaration comme celle-ci : « On ne peut connaitre quelque chose des hommes qu’à la condition absolue de réduire en cendres le mythe philosophique (théorique) de l’homme ». L. Althusser, Pour

Marx, Paris, La Découverte, 1986, p. 236.

8 « La vie qui ne dit mot sait tout, en tous cas beaucoup plus que la raison ». M. Henry, C’est moi la

Vérité, Pour une philosophie du christianisme, Paris, Seuil, 1996, p. 68 (désormais cité CMV). Il faut

pourtant nuancer ici en soulignant que la vie jouit d’une forme spécifique de rationalité, ce qui dans la trilogie sera connu sous le nom d’Archi-intelligiblité. C’est bien ce que suggère Henry : « Mais si le réel est arbitraire dans l’ekstase de la subsomption, comme objet, il est rationnel en lui-même, dans l’immanence de son être propre, et le lieu de la raison est trouvé dans et par son identité au réel». Marx I, pp. 40-41. Notons que cette rationalité henryenne a peu à voir avec une rationalité positiviste que Henry accuse de faire alliance avec le fascisme. En fait, le principe qui anime ce dernier n’est pas l’irrationalisme mais précisément le rationalisme. La passion qui l’habite est idéelle avant d’être affective. Cf. CC, p. 102. Cette qualification du fascisme comme effet pratique du rationalisme rejoint les analyses menées par Adorno et Horkheimer dans la Dialectique de la raison, où se trouve soutenue la thèse selon laquelle la dérive totalitaire s’enracine dans l’hyper-rationalisme apathique de l’Aufklärung.

9 « Ce qui se sent soi-même, de telle manière qu’il n’est pas quelque chose qui se sent mais le fait de

se sentir même, de telle manière que son ‘quelque chose’ est constitué par cela, se sentir soi-même, s’éprouver soi-soi-même, être affecté par soi, c’est là l’être et la possibilité du Soi ». EM, p. 581.

(15)

5

critique, s’auto- détruisant proprement, et qu’ainsi la critique contemporaine n’en est qu’une redite inconsciente10 » proclame Henry. En effet, Henry rappelle à maintes reprises que la

philosophie de Kant, pilier de la philosophie moderne, a contribué, par le biais des paralogismes développés dans la Critique de la raison Pure, à déconstruire la subjectivité humaine, subjectivité que la philosophie de Hegel et de ses avatars contemporains achève de dissoudre dans l’Histoire et le Langage. La spécificité de la position philosophique de Michel Henry, à la différence de l’anti-hégélianisme français des années 1960, ne tient-elle pas dans la réhabilitation, contre Hegel, de la subjectivité individuelle ? L’opposition de Henry à Hegel, qui se dessine dès L’essence de la manifestation est réorientée par la découverte de l’importance que revêt la notion marxienne de praxis. Elle devient omniprésente jusqu’à

C’est moi la vérité. Paul Audi va même jusqu’à faire de la guerre menée contre Hegel le point

de départ intellectuel de L’essence de la manifestation11.

Notre thèse a pour but principal d’articuler le concept de subjectivité, amplement développé dans l’œuvre de Michel Henry, à un aspect qui nous semble être crucial dans son

Marx, à savoir le caractère singulier de l’expérience de la praxis12 à laquelle il renvoie. Il

s’agit ainsi pour nous de dégager l’originalité du Marx par rapport à l’ensemble de l’œuvre, car si celle-ci atteste, comme nous le verrons, de la solidarité de la subjectivité et de la praxis individuelle, c’est dans l’ouvrage qui porte sur l’œuvre de Marx que le concept de praxis vient selon nous conférer sa signification la plus profonde à la subjectivité. C’est pourquoi il ne faut pas traiter cet ouvrage comme une parenthèse anecdotique dans la carrière philosophique de Henry, parenthèse qui témoignerait d’un engouement ponctuel, voire arbitraire pour la philosophie de Marx, mais comme un point de passage obligé à la lumière duquel une interprétation globale de l’œuvre henryenne est possible. L’originalité de Henry dans la tradition phénoménologique nous semble en effet résider dans l’idée qu’une action

10 M. Henry, Phénoménologie matérielle, Paris, P.U.F., Épiméthée, 1990, p. 166 (désormais cité PM).

La déconstruction du sujet n’est-elle pas encore plus ancienne, par exemple dans la théorie de l’ « an-atman » qu’on retrouve dans le bouddhisme?

11 Selon Paul Audi, l’Appendice qui traite de Hegel aurait été composé avant L’essence de la

manifestation et constituerait l’arrière-fond de la réflexion de Henry plutôt que son résultat. P. Audi, Michel Henry une trajectoire philosophique, Paris, Les belles lettres, 2006, pp. 77-79.

12 Rappelons que chez les Grecs, la praxis désigne l’action politique alors que la poïesis désigne

l’activité productrice. La praxis chez Michel Henry revêt un sens élargi qui comprend à la fois l’action socio-politique, l’activité productrice et esthétique, mais aussi tout le champ de l’affectivité. La praxis, en ce sens, comprend toute les modalités de la subjectivité originaire individuelle.

(16)

6

ne peut être une action que si elle est strictement individuelle, ce qu’un Sartre, qui, lui aussi, partit de la phénoménologie historique pour s’engager ultérieurement sur le terrain du marxisme, « cet horizon indépassable de notre temps 13 », n’a pas su par exemple faire valoir

dans la Critique de la raison dialectique14 (1960). En outre, le recours de Michel Henry à

l’œuvre de Marx en vue de dégager un concept propre de l’individualité n’est pas anodin et témoigne d’une pensée originale dans ces années 1960-70 où l’antihumanisme althussérien battait son plein en France. En fait, le Marx de Henry peut être conçu comme la réfutation progressive de cette proposition d’Althusser : « Les concepts dans lesquels Marx pense la réalité, vers laquelle faisait signe l’humanisme-réel, ne font plus intervenir une seule fois comme concepts théoriques les concepts d’homme ou d’humanisme : mais d’autres concepts tout à fait nouveaux, les concepts de mode de production, de forces de production, de rapports de production, de superstructure, d’idéologie, etc.15 »

Par ailleurs, il est important de suivre Henry dans sa déconstruction du romantisme Allemand tel qu’on le voit exemplifié chez Hegel. Car de ce rejet du romantisme où l’individu apparait comme une fraction négligeable du Tout, se dégage un aspect essentiel de son interprétation de Marx, celui de l’affirmation de la valeur absolue de l’individu. Dans

C’est moi la vérité, Henry dénonce cette dissolution de l’individu dans la vie universelle,

conçue par le romantisme16 sous les traits d’une vie supérieure aux individus, de la manière

suivante :

C’est ce concept d’une Vie séparée de l’Individu qui a fourni au romantisme ses thèmes majeurs. Non que le romantisme élimine d’entrée de jeu l’individu. Il le prend au contraire comme point de départ- comme une apparence pour être plus exact. Ce qu’il vise, c’est la dissolution de cet individu en quelque sorte provisoire dans une réalité plus haute que lui, dans le flot de ce fleuve sans rives qu’est la vie universelle. C’est seulement en faisant éclater les bornes de son

13 J.P. Sartre, Questions de méthode, Paris, Gallimard, 1960, p. 44.

14 Que Henry ne cite curieusement jamais. Sartre, lui aussi, part de la praxis individuelle d’une

conscience individuée, mais conçoit la véritable action dans le groupe en fusion. J.P. Sartre, La

critique de la raison dialectique, Paris, Gallimard, 1960.

15 L. Althusser, Pour Marx, op.cit., p. 255.

16 Romantisme qu’illustre Hegel dans un propos comme celui-ci : « À ce fleuve de la vie est

indifférente la nature des roues qu’il fait tourner ». G.W.F. Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, Paris, Aubier, Éditions Montaigne, 1968, t. I, p. 237.

(17)

7

individualité que l’individu pourra rejoindre ce fond impersonnel de toute réalité et se fondre en elle17.

Raphaël Gély, qui s’est donné pour tâche de mettre en rapport la subjectivité radicale avec les différents rôles pris en charge par les individus dans l’action collective, commente remarquablement: « En refusant tout rôle pour se fondre dans la sauvagerie d’une vie anonyme ou, en sens inverse, en se dépossédant de soi-même au profit d’une pure et simple organisation fonctionnelle des rôles, dans les deux cas, l’individu semble devoir être sacrifié, ce sacrifice étant en même temps la condition de son salut18. » Ne faut-il pas circonscrire le

lieu de cette « sauvagerie » d’une vie anonyme dans l’indifférenciation affective à laquelle nous invite une organisation exclusivement fonctionnelle des rôles, et, pour l’exprimer différemment, dans une « normopathie », c’est-à-dire dans cette normalité imposée à l’affectivité ? Pour Christophe Dejours, cette normopathie « dépend d’abord et avant tout du consentement de nos contemporains à apporter leur concours à des organisations du travail qui déshonorent la vie, et sont fondées sur des contresens aberrants quant aux rapports entre le travail et la vie19. » Dejours estime que la banalisation du mal (expression empruntée à

Hannah Arendt) provient directement de cette normopathie qui impose à l’individu un comportement irréfléchi, c’est-à-dire conformiste, dans le cadre du champ moderne du travail. Certes, Raphaël Gély n’a pas tort de nous mettre en garde lorsqu’il affirme que « ce n’est pas la capacité de se distinguer des autres par son originalité qui fait l’individualité du soi vivant, mais le fait pur et simple qu’il est le soi qu’il est, qu’il est donné à lui-même dans la vie20. » Mais une véritable critique du devenir-anonyme impliqué par un système fondé

sur la distribution fonctionnelle des rôles doit passer par la saisie de la singularité absolue de

17CMV, p. 153 ; souligné par nous.

18 R. Gély, Rôles, action sociale et vie subjective, Recherches à partir de la phénoménologie de

Michel Henry, Bruxelles, Peter Lang, 2006, p. 61. Il y a dialectique de la communauté et de

l’individualité chez Gély. C’est en assumant des rôles que la vie s’intensifie. C’est en s’individualisant dans la vie commune à tous les vivants que l’individu éprouve son appartenance à une communauté.

19 C. Dejours, « Travail et phénoménologie de la vie », in Bröhm J.M. et Leclercq J. (dir.), Dossier

Michel Henry, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2009, p. 357.

20 R. Gély, Rôles, action sociale et vie subjective, op.cit., p. 23. Bien que Henry affirme également

que les « contenus d’expériences qui appartiennent à un individu vivant sont uniques comme sa vie même ». Marx I, p. 229.

(18)

8

l’individu, à défaut de quoi subsiste la menace de la normalisation de la négation de l’individu. Dans son ouvrage Du communisme au capitalisme, Henry ne manque pas de rappeler l’allergie du fascisme à toute différenciation individuelle : « C’est dans l’individu son pouvoir de sentir, de vouloir, de comprendre et d’aimer, c’est, plus profondément sa capacité de se sentir soi-même, cette façon d’être un Soi différent de tout autre que vise le fascisme21. »

Pour l’organisation de notre thèse, nous sommes partis de la tripartition suggérée par Gabrielle Dufour-Kowalska22 qui répartit l’œuvre en trois parties principales : L’essence de

la manifestation et la Phénoménologie du corps, le Marx, la trilogie chrétienne23. Seulement,

nous voulons assouplir cette chronologie en fonction des idées traitées et intégrer dans chaque phase de la pensée henryenne des analyses qui concernent des éléments provenant des deux autres. Cet assouplissement présente l’avantage de permettre une mise en rapport avec les racines ou les prolongements des idées que nous analysons. C’est pourquoi nous proposons de saisir l’œuvre henryenne comme le développement de trois grands projets auxquels correspondent les trois grandes parties de notre thèse : premièrement, la phénoménologie

henryenne qui est évidemment à l’œuvre dans les deux premiers ouvrages mais dont des

développements majeurs se trouvent également dans Marx (1976), Généalogie de la

psychanalyse (1985), Phénoménologie matérielle (1990) et Incarnation (2000). En second

lieu, le travail sur Marx, qui est aussi bien un travail marxologique que phénoménologique et qui nécessite, à ce titre, d’être mis en perspective avec les ouvrages mentionnés dans la première phase. En tant que notre étude du Marx constitue le centre de notre thèse, la deuxième partie de notre thèse qui correspond à cette phase sera sensiblement plus longue que les deux autres. Enfin, la philosophie religieuse, qui, en tant qu’elle se réclame de la phénoménologie, doit mobiliser pour sa compréhension la première phase, mais aussi la seconde dans la mesure où, en ce qui intéresse le thème principal que nous traitons, le concept

21 CC, p. 94 ; souligné par nous.

22 G. Dufour-Kowalska, Michel Henry. Passion et magnificence de la vie, Paris, Beauchesne, 2003,

p.1. Notons que cet ouvrage a été rédigé avant la publication des Paroles du Christ (2000).

23 Les trois ouvrages qui développent une phénoménologie du christianisme : C’est moi la vérité. Pour une philosophie du christianisme (Paris, Seuil, 1996), Incarnation. Une philosophie de la chair

(19)

9

de praxis individuelle développé dans la dernière œuvre de Henry doit être confronté aux aboutissements de la seconde phase.

Dans une première partie, nous porterons notre attention sur les prémisses de la phénoménologie matérielle, tels qu’elles sont exposées dans L’essence de la manifestation et

Phénoménologie du corps. Il s’agira pour nous de chercher à cerner la spécificité de la

phénoménologie henryenne tout en mettant en lumière ce qui prépare le concept de praxis individuelle tel qu’il se cristallise dans l’ouvrage sur Marx. Se démarquant de la quasi-totalité de l’histoire de la philosophie, la phénoménologie henryenne peut-elle se suffire à elle-même comme principe d’explication des phénomènes ? La radicalité de l’approche peut d’abord sembler incapable de rendre compte de phénomènes aussi divers que la rationalité, autrui et, cela qui nous importe plus particulièrement, de l’action. En effet, Henry met en avant le concept d’action comme un concept majeur dans son œuvre, laquelle mérite d’être désignée comme « praxocentrique », afin de souligner à quel point Henry tient à contrer toute accusation de quiétisme. Pourtant, comment une phénoménologie qui exclut du champ de l’immanence radicale toute distance phénoménologique et toute représentation, une phénoménologie qui prétend que « l’être de l’action est la non-action, sa passivité ontologique originaire à l’égard de soi24 », peut prétendre exprimer la vérité de l’action ?

Comment, à plus forte raison, une philosophie qui conçoit la vie comme repos peut-elle tenir un discours intelligible sur la praxis : « C’est pourquoi encore l’essence ne veut rien. Elle est sans projet et sans désir. Parce qu’elle ne veut rien, parce qu’elle n’a ni projet ni désir, parce qu’il n’y a rien en elle dont elle soit séparée, tout en elle aussi est repos, elle est, dans cette absence de trouble, sans rien qui la divise, le calme de son absolue simplicité 25 » affirme

Henry. Le caractère auto-suffisant, presque parménidien, de l’essence chez Henry semble évacuer tout rapport au monde. L’on voit mal, à première vue, comment l’action est possible dans ce « calme » de l’essence, dans la totale coïncidence entre soi et soi, dans ce qui s’apparente plus à la mort qu’à la vie. Seulement, à y regarder de plus près, c’est dans le milieu affectif et charnel de la vie que Henry situe l’action individuelle, et, par le truchement de cette inscription de l’action dans ce milieu, qu’il justifie sa prétention à rendre compte du phénomène de l’action. Le concept d’affectivité transcendantale joue à ce titre un rôle majeur

24 EM, p. 595. 25 EM, p. 353.

(20)

10

dans la caractérisation de l’action, puisqu’il se trouve intrinsèquement lié à l’idée de singularité, elle-même cruciale pour caractériser l’action individuelle. Tout affect transcendantal est singulier, il est un « hapax », cela qui, à la différence de l’objet intentionnel26 sur lequel il est possible de multiplier les perspectives, ne se produit qu’une

seule fois, est un événement pour le soi singulier qui s’auto-affecte27. Il faudra donc, dans

cette première partie, aussi bien dégager l’accentuation du problème de l’individualité que celui de l’action dans l’œuvre qui précède le Marx. Il s’agira de cerner la spécificité de la phénoménologie henryenne quant au traitement de ces concepts mais aussi la difficulté pour une phénoménologie non-intentionnelle de penser l’action individuelle. Si la radicalité de la démarche transcendantale interdit toute relationnalité, toute extériorité, toute ekstase, comment dès lors accéder à une intelligibilité de l’action ?

Dans Philosophie et phénoménologie du corps (1965), Henry rend compte de la praxis dans le cadre d’une théorie transcendantale du corps qui situe celui-ci dans la sphère de l’immanence absolue. Il faudra se demander comment un discours qui porte exclusivement sur l’immanence, qui élimine non seulement toute factualité empirique mais également tout ce qui a trait au champ noétique, peut rendre compte de quelque chose comme un corps. Penser le corps, non plus à la lumière du monde, mais à l’aune de la vie, mènerait-il à un acosmisme incompatible avec la définition même de la corporéité individuelle, en tant que celle-ci semble d’abord exiger d’être comprise par son action dans le monde ? Ou bien l’acosmisme, étant le seul caractère de la subjectivité qui subsiste après l’épochè radicale de Henry, serait-il paradoxalement la seule dimension réelle qui permet de penser l’individu ? C’est bien ce que suggère Paul Audi :

Certes, Henry accomplit bien, par sa destitution de la primauté du monde, un crime de lèse-majesté, la phénoménalité du monde, sa ‘vérité’ étant depuis les Grecs l’instance normatrice de toute autre vérité possible. Mais ce crime ne porte pas atteinte à l’existence même du monde - comme le ferait peut-être, par extrapolation, une pensée d’inspiration gnostique. Henry entend au contraire

26 « Par conséquent, il faudra élargir le contenu de l’ego cogito transcendantal, lui ajouter un élément

nouveau et dire que tout cogito ou encore tout état de conscience ‘vise’ quelque chose, et qu’il porte en lui-même, en tant que ‘visé’ (en tant qu’objet d’une intention) son cogitatum respectif ». E. Husserl, Méditations cartésiennes, Paris, Vrin, 1966, p. 28.

27 Notons que le sentiment ne singularise qu’en vertu de son appartenance au Soi individuel. Ce n’est

pas le contenu du sentiment qui individue le Soi mais au contraire le Soi qui fait du sentiment un évènement. EM, p. 581.

(21)

11

nous aider à redonner au monde ses couleurs véritables, celles d’un lieu pour la

vie subjective absolue, pour l’existence incarnée. Ou pour mieux dire celle d’un

monde habitable. Réellement, concrètement habitable28.

Ce questionnement frayera la voie à la problématisation de l’herméneutique henryenne de Marx, que nous déployons dans une seconde partie, dans la mesure où la formulation conceptuelle de la praxis individuelle, telle que Henry la puise dans l’œuvre de Marx, semble buter contre des difficultés relatives aux concepts de société, de classe, d’histoire, lesquels semblent étroitement dépendre de l’intentionnalité et de ce que Henry appelle « monde ». C’est pourquoi notre deuxième partie qui porte sur le Marx tentera de mettre à l’épreuve les concepts déployés dans la première partie. Une phénoménologie de l’immanence radicale peut-elle contribuer à tirer au clair le sens philosophique de l’œuvre de Marx, notamment en ce qui concerne le concept de praxis individuelle ? S’intéresser au concept d’action individuelle chez Marx dans le cadre d’une phénoménologie radicale peut sembler absurde à première vue, tant ce concept a été marginalisé par le marxisme, lequel rejette tout individualisme. Or, il convient tout de suite de se demander : la disqualification du concept d’individu par le marxisme repose-t-elle sur les écrits de Marx ou seulement sur des idées reçues par ouï-dire ? Au meilleur des cas, cette disqualification s’inspire effectivement de textes de jeunesse qui tiennent des propos durs contre l’individu. Mais de quel individu s’agit-il ? Est-il question de la même réalité que nous concevons avec Michel Henry, c’est-à-dire d’un être vivant qui s’auto-affecte ? L’on pressent que la réponse à cette dernière question est négative. Il faut, en effet, prendre soin de distinguer les différentes acceptions du concept d’individu, notamment entre cette réalité durement critiquée par le jeune Marx et sa qualification positive dans la phénoménologie matérielle. Ce qui est congédié par Marx, comme nous le verrons, ce n’est pas l’individu mais l’égoïsme moderne qui accompagne l’éclosion du capitalisme. Ce n’est nullement l’individu, mais

l’individualisme, ou pour mieux dire le concept idéologique de l’individu, qui constitue véritablement la cible du jeune Marx. C’est le contenu de la représentation de l’individu qui

est faux en tant qu’il substitue un ersatz idéal à une réalité concrète. La réalité de l’individu est, quant à elle, indubitable, puisqu’elle n’est rien de moins que ce qui fonde cette

(22)

12

représentation. Henry montre qu’à partir de l’Idéologie Allemande (1845), le concept d’individu devient pleinement positif dans l’esprit de Marx. Ayant élucidé l’essence de l’action (praxis) comme action immanente, Marx développe tout d’abord le concept d’individualité à partir d’une antithèse, en rejetant ce qu’elle n’est pas : l’individu n’est plus défini par la conscience, sa praxis n’est plus l’objectivation de cette dernière. La praxis est le produit d’une force immanente et vivante. Aussi, l’individualité n’est-elle pas non plus une médiation pour le devenir-effectif de l’Idée hégélienne. Elle n’est plus ce qui est posé pour être ultérieurement nié et, dans cette négation même, réaliser son essence. Aussi, il s’agit pour Henry d’établir que la critique marxienne de la division du travail, qui va de pair avec une critique du concept de genre feuerbachien, joue un rôle majeur dans la volonté marxienne de restituer à l’individu la totalité qui a été projetée dans des sphères transcendantes.

Il est clair que la lecture henryenne de Marx comme de Hegel est une lecture créatrice29, qu’elle soit au plus près des textes qu’elle pense ou qu’elle s’en éloigne, ne

serait-ce que pour la simple raison qu’elle tire les conséquenserait-ces philosophiques des analyses pointues qu’elle déploie et ne se contente pas de paraphraser les points de vue de chaque auteur dont il est question. Henry a souvent été accusé, notamment par Paul Ricœur, de projeter les acquis de ses deux premiers grands ouvrages sur la philosophie de Marx. Pourtant, n’y aurait-il pas quelque chose de radicalement inédit dans l’ouvrage sur Marx qui serait absent de l’œuvre antérieure ? Henry n’aurait-il fait que reprendre sous une nouvelle forme les idées qu’il avait développées dans sa thèse de doctorat ? Cela ne peut être le cas, non seulement en raison de l’étendue du travail sur Marx qu’à elle seule suffit à convaincre que le dialogue avec Marx n’est pas une « application » des thèses précédentes, application qui n’a d’ailleurs aucun sens pour autant que la phénoménologie part de la vie pour se confronter après coup aux textes et non l’inverse, mais aussi et surtout en vertu des différences majeures qui séparent les deux premiers ouvrages du Marx. S’agit-il, avec Marx, d’un dialogue qui transforme la phénoménologie matérielle de l’intérieur ou ne serait-ce que

29 Comme de Feuerbach puisque le lecteur ne s’attend pas à ce que ce le matérialisme de ce dernier

soit stigmatisé comme un « avatar », dégénéré et privé de sa substance philosophique, de la philosophie de Hegel.

(23)

13

l’occasion pour Henry de joindre Marx à Maitre Eckhart et Maine de Biran qui sont félicités pour avoir développé une phénoménologie matérielle avant la lettre ? Nous opterons pour la première réponse, à savoir l’affirmation que dans son travail sur Marx, Henry se trouve confronté à des phénomènes dont l’apparaitre le contraint à moduler le concept d’immanence : la réalité sociale du travail, l’histoire, et, surtout, l’activité individuelle qui se déploie dans le travail, ce qui requiert de penser aussi bien l’activité que la passivité de l’individu, aussi bien la transcendance que l’immanence. Il y a une continuité avec l’œuvre qui précède le Marx, dans la mesure où la philosophie de l’immanence qui y est développée constitue l’arrière-plan qui permet de penser la réalité au sens marxien. Mais il y a également discontinuité dans la mesure où la phénoménologie henryenne, au contact de l’œuvre marxienne, modifie ses intuitions à plusieurs moments, parfois jusqu’à exiger l’épochè de la phénoménologie elle-même, ce qui confère au Marx une certaine autonomie par rapport au reste de l’œuvre.

Enfin, notre troisième partie portera sur la problématique mise en avant par l’œuvre publiée après le Marx qui, exception faite de Généalogie de la psychanalyse et de

phénoménologie matérielle, est une œuvre qui développe essentiellement une

phénoménologie de la religion. Cette partie aura pour fonction d’examiner la compatibilité du concept de praxis individuelle, telle que nous l’aurons dégagé, avec le contenu de la dernière partie de l’œuvre de Henry. Notre question principale sera la suivante : la dernière œuvre de Henry peut-elle contribuer au développement du concept de praxis individuelle ? Si l’immanence radicale qui caractérise les descriptions henryennes telle qu’elles se déploient dans ces dernières œuvres semble s’accorder avec le statut phénoménologique de la praxis individuelle, il importera néanmoins de mettre à l’épreuve le concept d’individualité tel qu’il est exposé dans une phénoménologie chrétienne, surtout si, en dernière analyse, l’action de l’individu y semble résorbée, un peu à la manière de l’occasionalisme de Malebranche, dans l’élément de l’action divine30. L’ipséité de l’individu qui est originellement donnée à

elle-même dans affection de l’Archi-Fils, celle-ci étant elle-elle-même générée dans

30 « Dire paradoxalement que l’action est invisible, c’est lui assigner un mode de révélation radicale,

celui-là même de la Vie, c’est-à-dire en dernier lieu de Dieu lui-même. L’action, le faire, la pratique, le corps sont arrachés à l’absurdité du positivisme qui croit les réduire à un phénomène objectif analogue à tous les phénomènes de l’univers ». CMV, p. 219.

(24)

14

génération de la Vie absolue de Dieu, est-elle la voie royale pour la compréhension de l’individualité, alors que celle-ci court précisément le risque d’être dissoute dans la Vie absolue de Dieu ? Certains passages de la trilogie, comme on le verra, peuvent apparaitre comme le prolongement des résultats du Marx tandis que d’autres semblent entrer directement en conflit avec les grandes lignes de la conceptualisation de la praxis individuelle.

(25)

15

PREMIÈRE PARTIE: LE PROBLÈME DE LA PRAXIS INDIVIDUELLE

DANS LA PHÉNOMÉNOLOGIE HENRYENNE

§ 1- LA CRITIQUE DE L’ÉVIDENCE APODICTIQUE

Si l’ensemble de l’œuvre de Michel Henry se place sous le signe de la phénoménologie matérielle, il est impératif pour nous de commencer par nous interroger sur les prémisses philosophiques sur lesquelles elle repose, pour être en mesure d’examiner les rapports qu’entretiennent l’individualité et la praxis sous la loupe de cette phénoménologie dans un moment ultérieur. Dans cette première partie de la thèse, nous nous attarderons surtout à ce qui est essentiel dans L’essence de la manifestation et Philosophie et

phénoménologie du corps pour la saisie du Marx. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous

examinons le rapport du jeune Henry à Husserl qui occasionne l’explicitation de la spécificité de la phénoménologie henryenne, le rapport du jeune Henry à Hegel qui sera déterminant pour le rapport à Marx et au concept d’action individuelle, et, last but not least, le rapport henryen à Maine de Biran qui permet à Henry de construire sa propre phénoménologie de l’effort, essentielle pour la compréhension du concept de praxis qui se trouve déployé dans le Marx.

Nous commençons donc par exposer le rapport critique du jeune Henry à Husserl tel qu’il transparait dans L’essence de la manifestation (1963). Reprenant à son compte le questionnement transcendantal inauguré par Kant, la phénoménologie s’annonce comme une explicitation de présupposés que les sciences particulières, ou régionales comme les appelle Husserl, ne prennent pas en compte. « Avant de prétendre obtenir un résultat quelconque, toute question doit chercher à se rendre transparente à elle- même31 » affirme Henry. Or, ce

que présuppose toute science comme tout discours qui prétend à la vérité, ce n’est autre que l’être. La phénoménologie doit donc être une ontologie pour autant qu’elle vise à rendre compte de l’être. La phénoménologie husserlienne, soucieuse de dépasser le divorce qui s’institue entre l’être et l’apparaitre, identifie l’être à ce qui apparaît à la conscience. « Autant

(26)

16

d’apparaitre, autant d’être » dit bien Husserl. L’être se manifeste donc dans la conscience. En tant que phénoménologue, Henry est d’accord pour dire que l’être s’épuise dans son apparaître et qu’il revient à la phénoménologie de saisir le mode de manifestation originaire qui fonde toute science régionale. « Qu’est-ce donc, en effet, qui rend possible des phénomènes, qu’est-ce qui fonde la présence pour nous de ce qui apparait, sinon l’acte même d’apparaitre, l’essence du phénomène et de la présence en tant que telle ?32 » demande en

effet Henry. Seulement, là où Henry ne suivra plus Husserl, c’est dans l’inscription exclusive de l’apparaitre dans la conscience. C’est l’être dans son entièreté qui doit apparaître dans la conscience. Or, Henry rappelle que l’intuition, le remplissement de la conscience, n’est jamais parfaite puisqu’elle se trouve en permanence entourée par des intentions signifiantes non remplies. « C’est dire qu’une conscience ne peut jamais se réaliser pleinement comme conscience intuitive »33. Cette finitude inhérente à la conscience ne peut lui permettre de

recueillir l’entièreté de l’être, c’est-à-dire l’entièreté de l’apparaitre. Husserl, en situant l’apparaître dans la seule conscience, ou, pour être plus précis, dans l’intentionnalité34, s’est

montré incapable de rendre compte de l’apparaitre et a ainsi condamné l’élucidation de l’essence de la phénoménalité à demeurer un projet à l’état de vœu. Ce qu’il faudrait en revanche laisser apparaitre, selon Henry, c’est précisément « l’apparaitre » lui-même, l’« auto-donation », la « révélation », autant de formulations qui désignent la condition de possibilité transcendantale qui fonde toute phénoménalisation d’un phénomène. Selon Henry, l’apparaitre de l’apparaitre est à chercher au niveau de l’ego. Sans doute la tâche qui consistait à élucider les conditions de l’apparaître a-t-elle été prise en charge par ses prédécesseurs mais, aux yeux de Henry, elle n’a pas abouti à une élucidation authentique de la phénoménalité. Le cogito cartésien, par exemple, a tenté de rendre compte de l’apparaitre en faisant de l’ego, cette res cogitans qui subsiste après le doute hyperbolique, le principe de tout apparaitre, et, par conséquent, de tout savoir vrai qui porterait sur celui-ci. Le cogito se

32 EM, p. 63. 33 EM, p. 20.

34 Rappelons brièvement la définition de l’intentionnalité chez Husserl. « Nous entendions par

intentionnalité cette propriété qu’ont les vécus ‘d’être conscience de quelque chose’ [...] En tout cogito actuel un ‘regard’ qui rayonne du moi pur se dirige sur ‘l’objet’ de ce corrélat de conscience, sur la chose, sur l’état de chose, etc. ; ce regard opère la conscience (d’espèce fort variée) qu’on a de lui ». E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique

(27)

17

préente dès lors comme un modèle à l’image duquel s’édifie la pensée rationnelle. Or cette première certitude qui dissipe le doute demeure excessivement dépendante d’un mode de donation unique, celui de l’évidence apodictique idéale, que Descartes nomme la perception claire et distincte, laquelle surgit du rapport qui s’institue entre la conscience et son objet, l’ego. L’évidence est le seul mode de donation possible dans la philosophie rationnelle instituée par Descartes35. Il s’agit d’une évidence qui est toujours en rapport à un ob-jet, en

rapport à cela qui est jeté devant la conscience dans une distance phénoménologique, laquelle est jugée par Henry comme étant incapable de montrer le voir en tant que tel. En d’autres termes, ce qui semble être un fondement, l’évidence apodictique, doit à son tour être fondé. C’est pourquoi Descartes est accusé de « réduire l’ensemble du réel à des essences homogènes soumises à l’empire d’un type unique d’évidence36 » et, du coup, de manquer,

dans cette unilatéralisation de l’évidence, l’apparaitre.

Chez Husserl, c’est la structure de la conscience, l’intentionnalité, qui dicte à l’intuition la manière de sa donation. En effet, c’est comme correspondance entre la conscience intentionnelle et son corrélat que se donne l’intuition. Or l’évidence que cette dernière exhibe ne se fait jour qu’à la faveur d’une extériorisation de la conscience vers le dehors de l’objet intentionnel, vers le cogitatum. Parce qu’elle vise l’étant par la seule sphère du pouvoir de la conscience, pouvoir ekstatique qui expulse hors de soi, l’intuition se trouve entachée d’une finitude inhérente au pouvoir de la conscience. Selon Henry, c’est à une

ontologie phénoménologique universelle que doit être confiée la tâche de dévoiler le sens

ultime de l’être. Ceci dit, il faut prendre garde à ne pas confondre cette universalité avec le concept d’universel tel qu’il se cristallise chez Hegel, en tant que ce concept s’inscrit, selon Henry, dans le champ de l’irréalité. L’universel cautionné ici garantit plutôt la validité d’une recherche portant sur l’être en général et non sur une région particulière ; cet universel doit être saisi comme ce qui désigne l’inconditionné ou l’absolu. L’ontologie phénoménologique doit d’abord se libérer de l’intuitionnisme rationaliste dont le mode de donation est la

35 Il faut bien noter que la lecture de Descartes évolue au fil des années chez Henry. Dans la

Généalogie de la psychanalyse (1985), Descartes est gratifié pour avoir saisi l’auto- affection dans le videre videor qui est « un voir qui se sent voir » avant de se perdre dans l’exclusivité de l’évidence

apodictique. Il s’agit d’un voir qui s’auto-affecte et, par le biais de cette épreuve de soi, saisit l’origine immanente de son voir.

(28)

18

transcendance. C’est parce qu’il demeure prisonnier de la conscience, « ce pouvoir de vision

en tant que tel37 », c’est parce qu’il est sans relâche subordonné à un « voir » qui expulse la

cogitatio de son intériorité, que l’intuitionnisme ne peut accéder à l’être38. Dans cette

visibilité, l’ego se trouve soumis à l’empire de la transcendance et à la finitude qui lui est consubstantielle. La conscience pose devant soi l’ego dans une distance qui sépare l’apparaitre de ce qui apparait. Or ce qui permet de voir dans l’intuition, le « milieu de visibilité39 », cet horizon de lumière qui exhibe l’étant, n’apparait pas dans l’intuition en tant

que tel. L’intuition est inconsciente de cet horizon au moment même où elle s’effectue en tant qu’intuition puisqu’elle n’a pas son ultime fondement en elle.

§ 2- LE DÉNIGREMENT HUSSERLIEN DE LA SINGULARITÉ

Au § 12 d’Incarnation40, où il reprend des analyses détaillées qu’il avait élaborées

dans Phénoménologie matérielle, Henry reproche à Husserl son inattention à la singularité de la vie phénoménologique. Posant l’évidence claire et distincte comme mode d’accès privilégié, voire exclusif, à l’ego, Husserl aurait détourné le cogito cartésien de son origine vitale, de sa donation comme auto- révélation. Henry n’avait-il cependant pas reproché à Descartes de demeurer prisonnier de la structure de la conscience ? Oui, mais Henry soutient aussi, davantage il est vrai dans la Généalogie de la psychanalyse que dans L’essence de la

manifestation, que Descartes était à deux doigts de saisir l’auto-affection de la vie subjective

37 EM, p. 20.

38 Henry s’attachera à montrer dans Phénoménologie matérielle que la réduction opérée par Husserl

dans les Leçons intimes du temps n’est pas suffisante puisqu’ayant qualifié le noème comme irréel, elle laisse subsister à côté de la hylé, ou la matière impressionnelle, la noèse comme seul moment réel du vécu. L’impression originaire se trouve ainsi de nouveau infiltrée par l’intentionnalité et par le « voir » sous prétexte qu’elle est animée par la noèse. Cf. chap. I « Phénoménologie hylétique et phénoménologie matérielle » dans PM.

39 EM, p. 24. Ces prémisses constituent l’arrière-fond de la déconstruction henryenne de

l’intuitionnisme de Feuerbach ainsi que du concept de sensibilité ontique chez le jeune Marx.

40 M. Henry, Incarnation, Pour une philosophie de la chair, Paris, Seuil, 2000, p. 103 (désormais cité

(29)

19

avant d’orienter exclusivement sa recherche vers l’évidence apodictique41. Husserl ne

retiendrait donc que le second moment du cogito cartésien.

Henry stipule que dans le texte de 1912, l’Idée de la phénoménologie, la vie se dérobe à l’évidence visée par le regard phénoménologique qui scrute l’intentionnalité de la conscience. Car la vie ne peut apparaitre dans la temporalité de la conscience, temporalité éprouvée comme un flux héraclitéen fugitif. La rétention et la protention laissent ainsi échapper l’impression hylétique originaire. Dans Phénoménologie matérielle (1990), Henry reproche à Husserl de projeter dans l’irréalité noématique le cogito subjectif de Descartes :

Aussi voyons-nous de façon paradoxale, au moment de cette fondation ontologique de la subjectivité absolue qu’est malgré tout le cogito, Husserl s’employer à dévaloriser le concept de l’existence dans son rapport à la cogitatio, c’est-à-dire à ce qu’il comprend lui-même comme la réalité. La cogitatio n’est pas vraiment une existence, une existence digne de ce nom, apte à fonder la rationalité, et cela parce qu’elle est ‘singulière’. Que signifie cette épithète qui va être accolée de façon péjorative aux cogitationes, dans toute la suite de ces Leçons, de manière à les disqualifier et, finalement, à justifier leur élimination de la problématique ? Il marque le caractère irréductiblement limité à lui-même d’un fragment du vécu qui, en tant que ceci-là [Dies-da] est destiné, en sa factualité plus qu’éphémère, à glisser dans le non-être42.

Henry soutient que Husserl confond la singularité avec la particularité, laquelle concerne l’individuation spatio-temporelle empirique. La singularité, pour sa part, désigne l’ipséité radicale. Parce que dans sa singularité, la cogitatio est réfractaire à tout regard comme à toute transcendance, elle demeure obscure pour le schéma de l’évidence husserlien.

41 Plus précisément, Henry argumente que Descartes saisit la pensée comme l’apparaitre originel et

que c’est cette identification de la pensée à l’apparaitre qui lui permet de déduire son existence dans le « je pense donc je suis ». Il est donc inexact, selon Henry, de prétendre comme Heidegger, que Descartes se sert déjà d’une certaine compréhension de l’être pour être en mesure de dire « je suis » puisque le « je suis » est une conséquence, signalée par le « donc », du « je pense » qui est l’apparaitre en tant que tel. Henry s’appuie sur un nombre de textes chez Descartes qui établissent l’antériorité du sentir sur le voir. Dans les Passions de l’âme, le sentiment est indubitable, qu’il soit éprouvé dans la veille ou dans le sommeil. Or, la dérive de Descartes consiste dans l’affirmation que les passions sont l’effet de l’action du corps sur l’âme ; cette introduction du corps physique dans la problématique sape la réduction phénoménologique. Cf. GP, chap. I, « ‘Videre videor’ ».

(30)

20

Parce qu’elle ne parvient pas à circonscrire la vie, cette vie qui « ne saurait être celle

de personne43 », qui ne peut apparaitre incognito, la phénoménologie husserlienne va se

contenter de la dédaigner :

« Et voici que Husserl nous déclare que la singularité de cette vie, de la cogitatio et de son existence réelle, n’ont aucune importance. Car enfin la phénoménologie

n’est pas un roman voulant nous raconter l’histoire de Pierre ou d’Yvette. Que

le premier ait faim, que la seconde s’angoisse en apprenant qu’elle a une grave maladie, ne présente aucun intérêt pour le phénoménologue. La phénoménologie est une science. Ce ne sont pas des faits singuliers, fussent-ils subjectifs et ‘réduits’, qui peuvent avoir une signification à ses yeux. Sur des singularités de

ce genre, sur ce qu’éprouve Pierre ou Yvette, on ne peut fonder que des propositions singulières. Or la science n’a pas affaire à des jugements singuliers,

mais seulement à des propositions universelles seules capables d’exprimer des lois, des vérités universelles et comme telles ‘scientifiques’44 ».

En tant qu’elle se veut une science objective, la phénoménologie husserlienne ne peut s’intéresser à l’idiosyncrasie anecdotique de Pierre et d’Yvette. Comme la faim et l’angoisse ne peuvent se plier à la rigueur du savoir eidétique, on assiste dès lors à leur mise hors-jeu. Ce n’est alors rien de moins que la dimension subjective, « prosaïque », qui échappe à l’entreprise phénoménologique husserlienne.

En revanche, il faut selon nous reconnaitre que Henry atténue son opposition à Husserl lorsque, dans son second tome du Marx, par exemple, il renoue en partie avec un certain eidétisme husserlien. Il le fait au moment où il s’agit pour lui de mettre en relief la conception de l’échange chez Marx :

Voilà pourquoi le Capital ne se limite pas à l’étude d’un système économique donné, mais se propose d’emblée comme une recherche transcendantale. Sans doute l’échange est un phénomène transitoire et le système qui repose sur lui est voué à l’histoire, mais la possibilité de l’échange, n’y eût-il jamais eu aucun

échange sur terre et ne dût-il jamais y en avoir aucun, est une essence pure, la

pensée qui la pense dégage une vérité transcendantale ou encore une vérité

43 I, p. 107.

(31)

21

éternelle, elle dépasse la science factice d’une réalité factice et échappe à l’histoire : elle est philosophie45.

En tant qu’elle est une élucidation transcendantale de l’économie, la philosophie de Marx suspend la thèse de l’existence des échanges particuliers pour viser l’eidos de l’échange en tant que tel. Cet eidétisme ne doit cependant pas donner à croire que Marx se désintéresse de toute particularité au profit de l’universalité des concepts puisque la possibilité même de l’échange, comme nous le verrons dans notre deuxième partie, est reconduite par Marx à la praxis individuelle.

§ 3- LE RENVERSEMENT DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE HUSSERLIENNE

Aux yeux de Henry, la phénoménologie husserlienne s’est donc montrée incapable de rendre justice à la sphère de la subjectivité transcendantale. En effet, l’investigation phénoménologique de Husserl est une investigation où subsiste l’élément de la représentation dans la mesure où elle demeure subordonnée à l’exigence d’évidence, à l’exigence d’un faire voir. Ce faire voir, rendu possible par l’intentionnalité, entretient toujours un rapport à un ob-jet, à cela qui doit se projeter devant la conscience pour être vu. Or cette inscription du voir dans le rapport entre une conscience intentionnelle et un objet verrouille l’accès à l’apparaitre en tant que tel, qui est selon Henry une auto-donation. Autrement dit, ce qui fait voir, l’intentionnalité, ne peut faire voir qu’en se rapportant à autre chose qu’elle, et demeure ainsi aveugle quant à l’effectuation de son voir. Au mieux, l’intentionnalité peut voir, après avoir

45 M. Henry, Marx, t. II. Une philosophie de l’économie, Paris, Gallimard, Tel, 1976, p. 140

(désormais cité Marx II) ; souligné par nous. Cela renvoie à la distinction forgée par Husserl entre le fait et l’essence au début des Idées directrices (§ 2). Henry est donc moins hérétique qu’il n’apparait même si, comme le dit Ricœur, « la phénoménologie est pour une bonne part l’histoire des hérésies husserliennes ». P. Ricœur, À l’école de la phénoménologie, Paris, Vrin, 1998, p. 182. Remarquons que Henry « injecte » de la phénoménologie dans Marx, tout comme il attribue à Marx une pensée « transcendantale » qui, du moins au niveau terminologique, est propre à Kant.

Références

Documents relatifs

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des

»La liberté est le pouvoir qui appartient à l'homme de faire tout ce qui ne nuit pas aux droits d'autrui«, oder nach der Deklaration der Menschenrechte von 1791: »La liberté

Or on peut, avec St. Legrand, s'interroger sur la pseudo-homogénéité des disciplines, dans plusieurs sens: par quel miracle s'accorderaient-elles? Qu'est-ce qui assure que le

À une époque donnée de l'histoire, dans une société donnée, ce mode de production dépend, d'une part, des forces productives, c'est-à-dire des ressources naturelles dont

Et tout progrès de l’agriculture capitaliste est non seulement un progrès dans l'art de piller le travailleur, mais aussi dans l'art de piller le sol ; tout progrès

« transformation » que l’on peut formuler ainsi : com- ment concilier la théorie de la valeur, selon laquelle la valeur d’une marchandise est proportionnelle à la dépense de

ensuite, cette mystique de la quantité qui veut ignorer les mérites de la qualité; la façon dont il présente l'échange (lequel se fait réellement en deux temps et contre monnaie)

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des