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Yoursi Marzouki, maître de conférences à l’université d’Aix-Marseille, chercheur au

Le rôle des réseaux sociaux dans le développement du radicalisme

M. Yoursi Marzouki, maître de conférences à l’université

Ces travaux s’inscrivent dans un domaine de recherche tout récent, apparu voici quatre ans : la psycho-informatique, qui s’inspire de la bio-informatique. Il est né de la possibilité, grâce à l’accès au Big Data, de réaliser des expériences tout en restant assis devant son ordinateur, sans être obligé d’aller sur le terrain. Il convient alors d’être muni d’un bon modèle de comportements et d’une bonne approche en termes d’analyse des données, s’inspirant de la théorie des graphes et de celle des réseaux.

L’un de ces travaux a ainsi consisté à essayer de comprendre l’algorithme de Facebook à partir de contenus partagés, par exemple le nombre de Like (« J’aime ») émis, cet algorithme permettant de classer la personnalité des utilisateurs. Les profils résultant de l’algorithme ont été comparés à ceux des collègues, des amis, des membres de la famille et des conjoints. Cela a permis de mettre en évidence la proximité particulière des conjoints. On a pu vérifier aussi que l’algorithme a une performance supérieure à celle des juges humains utilisés pour l’expérience.

J’insiste sur le fait que ces réseaux sociaux jouent un rôle de catalyseur pour tous les comportements humains, y compris celui de radicalisation. Celle-ci prend du temps ; ce n’est pas du jour au lendemain que l’on se radicalise. D’abord, l’espace se rétrécit dans le monde virtuel ; le temps se raccourcit ; l’anonymat est prépondérant ; tout se fait sans effort. Ce qui met du temps à se matérialiser dans la vie réelle se fait à une vitesse virale, épidémique, quand on est en ligne.

Ces caractéristiques définissent un cadre parfait pour développer et renforcer le comportement de radicalisation. Les travaux déjà effectués en psychologie avant l’arrivée des réseaux sociaux montrent que la radicalisation est motivée par un contexte d’échec social ou un contexte économique et politique incertain, qui poussent les gens à chercher un groupe capable de renvoyer une sorte d’écho, d’image en miroir de leur échec.

Si ces groupes se développent si vite en ligne, c’est qu’ils ne prétendent pas à une image élevée mais affichent, au contraire, une grande modestie, ce qui rassure sur le fait de pouvoir souscrire à leur logique.

Cette logique est poussée jusqu’à atteindre l’entitativité, c’est-à-dire jusqu’à parvenir à une fermeture d’esprit, une forme de déconstruction mentale de type idéologique, avec des rituels. L’aspect vestimentaire en constitue l’élément le plus apparent, mais ce n’est pas le seul. Finalement, on finit par faire corps avec l’organisation.

En examinant le groupement Al-Qaïda dans nos travaux avec nos a priori d’Occidentaux, nous avons cru qu’il était extrêmement organisé. C’était une grossière erreur. Le concept de fraternité – en anglais, brotherhood – nous a échappé pendant très longtemps. Celui-ci conduit à une organisation complètement différente, qui caractérise les groupes islamistes. Il s’agit d’une forme de leadership moral, qui échappe à celui, formel, que nous connaissons.

M. Scott Atran donnait, le 3 mars 2015, le premier témoignage dans la littérature sur des membres du groupement Daech. Les trois combattants interrogés étaient très jeunes. L’absence d’un environnement sécurisant au sein de leur famille et l’invasion américaine étaient en grande partie responsables de la fermeture pour eux de toutes les issues d’espoir, rendant ces jeunes sensibles aux tentatives de recrutement.

Une chose est claire, ils ne connaissaient rien du Coran, ni de l’histoire de l’Islam, sauf ce qu’ils en avaient appris des membres des groupements Al-Qaïda et État islamique. Aucun d’entre eux n’avait un niveau dépassant l’enseignement primaire.

Au début de l’année 2015, j’ai effectué une étude à partir des principales sources de presse en ligne à l’origine d’articles ayant provoqué du buzz, avec le mot clef Daech, sur la période allant du 7 août 2014 au 16 février 2015. Pour ces dix sources en ligne, 99 % de partage a été effectué sur Facebook avec plus de 2,7 millions d’échanges. Twitter venait ensuite avec 32 000 échanges, puis Google+ et Linkedin, plus centrés quant à eux sur les universitaires et les intellectuels. La majorité de la masse de sympathisants radicaux se retrouve sur Facebook et Twitter.

Un élément démographique intéressant échappe parfois aux travaux : on estime la part de la génération Z, celle qui a toujours connu les technologies de l’information et de la communication, à 85 % des sympathisants et des actifs en ligne dans les groupes radicaux. Il n’y a aujourd’hui, dans cette salle, aucun représentant de cette tranche d’âge. Cela renforce encore le fossé intergénérationnel et le manque de dialogue.

Ces personnes ont beaucoup de défauts de notre point de vue mais elles ont également beaucoup de qualités. L’une d’entre elles est d’être incapable de travailler de façon isolée. Elles ont une grande propension à se retrouver en réseaux, ce qui renforce leur facilité à communiquer des informations.

Lancé par le groupement Al-Qaïda en 2010, Inspire Magazine a été conçu pour promouvoir le radicalisme islamiste. En 2014, un numéro spécial, le numéro douze, a été entièrement écrit par les membres du groupement Daech. Les grands spécialistes en marketing journalistique s’accordent tous sur le professionnalisme de ce magazine en ligne. Il contient des témoignages et des tutoriels sur la fabrication d’une bombe. Une meilleure appréhension de cette publication aurait permis de prévoir les attaques du marathon de Boston car elles étaient directement inspirées par ce numéro.

Pour conclure et évoquer rapidement la troisième question que je me proposais d’aborder, des initiatives ont été prises par l’UNESCO consistant à demander à des jeunes non radicaux de combattre le radicalisme avec les armes et les outils qu’il utilise lui-même.

Il importe, en effet, de bien comprendre les techniques de communication employées par le radicalisme. Aussi, je ne pense pas que fermer ses sites seraient une bonne idée car ils constituent autant d’Open Access Intelligence pour nous les chercheurs qui pouvons ainsi récupérer des données pour essayer de mieux comprendre les mouvances radicales.

M. Jean-Yves Le Déaut. Je donne maintenant la parole à Mme Sylvie Ollitrault, directrice de recherche au CNRS et co-responsable de l’équipe

« Mobilisations, citoyennetés et vie politique » au sein du Centre de recherches sur l’action politique en Europe (CRAPE), laboratoire rattaché au CNRS, à l’université Rennes 1, à Institut d’études politiques de Rennes et à l’École des hautes études de santé publique. Madame Ollitrault, vous êtes une spécialiste de la sociologie de l’action collective et de l’engagement, du militantisme, et c’est sous cet angle que vous proposez une analyse de la radicalisation.

Sociologie du militantisme, radicalités et radicalisations

Mme Sylvie Ollitrault, directrice de recherche au CNRS, membre du Centre de recherches sur l’action politique en Europe (CRAPE), université de Rennes 1. Je ne vais pas balayer en sept minutes la variété des recherches autour de la question de la radicalisation.

Il s’agit d’une vieille question, bien documentée, en tout cas dans mon champ de recherche qui est la sociologie politique. Cette matière est pluridisciplinaire puisque, sur les questions de militantisme par exemple, l’auteur le mieux connu, qui fait presque l’unanimité, a travaillé en tant qu’historien. Il s’agit de M. Charles Tilly. Il nous aide beaucoup car il nous a permis de penser les formes de comparaison et les formes de temporalité. En effet, les transformations des modes d’action évoluent avec le temps, pour l’individu comme pour le collectif.

Actuellement, je m’intéresse beaucoup à la radicalisation et collabore avec M. Jacques Semelin, spécialiste des violences collectives et des massacres, qui utilise ce terme englobant le génocide et toutes les formes d’actions terroristes.

J’en parlerai dans la deuxième partie de ce propos. En sociologie du militantisme, les analyses se font en considérant soit les individus, soit les collectifs.

Dans le premier cas, on n’est pas loin de ce que fait M. Yoursi Marzouki, en regardant la plupart du temps les réseaux de familles ou de pairs. Mais l’on a déjà constaté, depuis une dizaine d’années, que les réseaux Internet ou les communautés virtuelles construisent également des identités fortes, qui peuvent concurrencer les réseaux de familles et de pairs. Tout l’intérêt est de constater que, dans des aires culturelles éloignées, il peut y avoir des réseaux très forts, claniques, de parenté. Ils concernent des jeunes que l’on a vu dans les printemps arabes ou ailleurs. Ils ne sont pas membres du groupement Daech, mais ils ont une capacité à passer à l’acte, pas forcément de façon violente. Ils utilisent les réseaux sociaux sur Internet, qui, pour les moins de vingt-cinq ans, viennent faire vaciller

les réseaux que sont les familles et les pairs, c’est-à-dire ceux de leurs proches.

Ainsi ils s’émancipent des barrières connues. Donc on peut aborder la question par des récits de vie individuelle qui, grâce aux recherches, commencent à produire des données comportant des invariants. D’ailleurs, cette question sera peut-être abordée dans le débat tout à l’heure. Nous avons beaucoup de données mais la communauté de chercheurs ne les a pas encore mises dans l’espace public.

En sociologie du militantisme, on peut également examiner le collectif, les modes d’organisation. Sans sociologie des organisations, sans une connaissance minimale du management des collectifs, ce qu’on observe ne pourrait pas être compris. Par exemple, s’agissant des groupes les plus radicalisés, et cela est confirmé par toute la littérature sur les terroristes depuis les années 1970, on observe qu’il s’agit de groupes fermés, avec des rituels d’initiation, dans un entre soi, dont le coût de sortie est élevé. En effet, la radicalisation est une chose, mais la déradicalisation en est une autre. L’Italie a eu l’expérience de l’une et de l’autre. La tension entre société et organisation est déjà bien documentée.

Une autre question est celle de la violence. Comment en arrive-t-on, dans une société dite « pacifiée », comme la qualifierait M. Norbert Elias, à recourir à la violence ? Nous n’avons pas les outils des psychologues mais, en tant que sociologues, nous observons que nous sommes dans une société où la violence ne fait pas consensus. Ce n’est pas une arme politique quelconque. Si elle est choisie, on peut se demander ce que cela veut dire, notamment pour les groupes, car généralement ils ne passent pas immédiatement à l’excès du massacre.

M. Jacques Semelin a beaucoup réfléchi sur la temporalité du massacre, et sur l’organisation en amont qui y conduit. Il a étudié l’organisation de génocides, avec parfois des États entiers impliqués. Mais on peut observer aussi au niveau des groupes ou du processus de massacre lui-même, en construisant une typologie : massacre ciblé ou indifférencié, de type génocidaire. On l’a vu récemment, on est tué pour des raisons soit symboliques – le symbolique parfait étant l’hebdomadaire Charlie Hebdo – soit indifférenciées, comme au Bataclan, la catégorie la plus large, toute une population civile étant alors visée.

Pour finir en ouvrant le débat, il existe déjà des réseaux importants de recherche, y compris au niveau international, avec l’European Consortium for Sociological Research (ECSR) ou l’European Philosophy of Science Association (EPSA). La plupart des unités mixtes de recherche (UMR) savent à peu près s’auto-organiser au sein de ces réseaux. Mais il faudrait les renforcer car, au moment où la recherche est interpellée par la société civile, ces réseaux ont du mal à s’activer. Cela ne veut pas dire que l’on ne réagisse pas car, au CNRS, nous avons commencé à penser à une école thématique qui pourrait être une structure d’interdisciplinarité des sciences humaines et sociales sur la question de la radicalisation. Il reste le problème des données déjà emmagasinées dans divers UMR, qui ne sont pas encore diffusées dans l’espace public.

M. Jean-Yves Le Déaut. Je donne la parole à M. Fethi Benslama, auteur, en 2015, d’un livre remarqué sur le sujet de cette table ronde : « L’idéal et la cruauté, subjectivité et politique de la radicalisation ».

Les ressorts subjectifs du processus de radicalisation et du passage à l’action violente

M. Fethi Benslama, professeur de psychopathologie clinique,