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Frédéric Worms, directeur-adjoint Lettres de l’Ecole normale supérieure, membre

invitation m’a, en effet, été adressée au titre de ma participation au Comité consultatif national d’éthique. Je tiens toutefois à préciser que je ne m’exprime pas pour autant en son nom. Je tenterai simplement de mettre en perspective les enjeux éthiques et les intersections susceptibles de se produire entre les sujets traités aujourd’hui et les thèmes de réflexion au sein du CCNE.

Je représente encore moins l’École normale supérieure mais terminerai toutefois en disant un mot des enjeux de recherche et de formation qui peuvent accompagner ces sujets. La convergence interdisciplinaire des technologies et des sciences du vivant, élargie aux sciences humaines et à toutes les disciplines des humanités, doit en effet donner lieu à des enjeux de recherche mais aussi de formation.

Les deux aspects ne sont d’ailleurs pas sans relation, puisque M. Jean-Claude Ameisen, président du CCNE, et moi-même avons créé un lien entre le Comité d’éthique et les institutions d’enseignement supérieur, dont l’ENS, sous forme de séminaires conjoints permettant de mettre en place cette formation.

Le lien entre technologie et sciences pourrait, de prime abord, faire peur d’un point de vue éthique. Cette convergence pourrait sembler problématique, en ce sens qu’elle rejoindrait un certain type d’imaginaire, d’angoisse éthique, autour des idées de robots chirurgiens, de traitement massif des données (Big Data)

mettant en péril la relation clinique individuelle et le suivi du patient, d’une médecine personnalisée dont on se demande si elle l’est au sens éthique ou statistique ; autant d’éléments susceptibles d’accroître une certaine défiance vis-à-vis de la science et de la technologie, par leur convergence même.

Or il me semble au contraire que ce lien entre sciences du vivant et technologies nous renvoie directement du côté de l’éthique, à certaines conditions.

Deux principes m’apparaissent ainsi de façon évidente, auxquels il conviendrait d’en ajouter deux autres orientant vers cette obligation d’interdisciplinarité élargie aux sciences humaines et sociales, à toutes les disciplines des humanités, ainsi qu’à la politique et au droit, donc à nos instances : comité d’éthique, législateur, instances politiques et juridiques.

Les deux premiers principes reposent sur l’idée selon laquelle ce lien entre sciences et techniques, bien loin d’orienter vers une sorte d’autonomisation de la technique, immédiatement barbare ou problématique pour les relations humaines, conduit à l’idée que ce qui fait la valeur éthique d’une science et d’une technique n’est pas sa nature mais bien son usage. Il s’agit d’un point extrêmement important, qui rejoint les questions sur le nucléaire, amplement évoquées aujourd’hui. On voit, à travers les applications médicales du nucléaire, qu’aucune technique, si problématique soit-elle pour l’environnement et au regard d’un certain nombre de risques qu’elle peut faire courir, n’est bonne ou mauvaise en elle-même, mais peut donner lieu à deux types d’usages, qui déterminent sa valeur.

Le deuxième principe, qui oriente implicitement tout ce qui a été dit ce matin et qu’il convient d’expliciter, est que la base de l’usage éthique reste, selon moi, thérapeutique. L’usage des techniques, des technosciences du vivant, doit rester orienté vers la réponse à des maux, des maladies, des souffrances, par opposition à deux éléments, qu’il me semble important de rappeler. Le premier renvoie non pas au soin ou à la thérapie mais à la destruction de vies humaines.

Toute technique peut devenir une arme. Le deuxième concerne un aspect très problématique, apparemment positif, qui est la recherche du perfectionnement humain, voire de l’homme parfait, de l’immortalité, du transhumanisme et autres éléments de ce style. Le positif est en fait situé entre deux négatifs : un négatif de base, ce contre quoi il faut lutter, via la thérapeutique, et un négatif, celui de la destruction, qu’il faut refuser.

La norme thérapeutique ne saurait toutefois suffire. L’idée selon laquelle tout ce qui guérit, tout ce qui peut résoudre une pathologie, une souffrance humaine, est éthique s’avère très séduisante. Elle est vraie en un sens mais il n’est pas possible de s’en contenter. Il convient ainsi d’ajouter à cela au moins trois autres dimensions éthiques, qui obligent le Comité d’éthique, les citoyens et nos réflexions, y compris en termes de formation.

Le thérapeutique ne suffit pas parce que l’on peut, en son nom, faire violence aux hommes. C’est là l’origine de la bioéthique : les recherches médicales n’autorisent pas tout, en particulier l’expérimentation sur l’homme.

Il apparaît, par ailleurs, qu’au-delà des usages directement thérapeutiques, tout ne peut être interdit. Il existe ainsi des usages dits « sociétaux » des techniques. S’il est évident qu’il faut refuser la destruction, on ne peut pour autant tout interdire, ni tout restreindre aux thérapeutiques.

Il faut donc mener une réflexion sur l’usage éthique des techniques, fondée non seulement sur la finalité thérapeutique, qui est la base, mais aussi sur le respect des libertés et des relations humaines, sans risque de violence entre les êtres humains, les citoyens, donc sur une forme de justice et de droit.

Il apparaît ainsi nécessaire de normer l’usage de ces techniques, et pas seulement l’usage thérapeutique, puisque se posera, en effet, à un moment donné, la question du consentement, des relations humaines et de la violence.

La deuxième dimension qu’il convient d’ajouter à ce paysage concerne l’aspect de justice sociale et économique, qui fait aussi partie des techniques et de leurs usages. La question du coût est intervenue à plusieurs reprises dans les interventions précédentes.

On rencontre paradoxalement, à ce propos, deux types de problèmes éthiques. Le premier concerne l’accès juste aux techniques coûteuses. Il ne s’agit pas de considérer uniquement le lien avec le marché mais aussi celui avec la protection sociale et la justice.

Un problème éthique se pose également lorsque les techniques sont très peu coûteuses. C’est le cas, par exemple, des nouvelles techniques de séquençage du génome, dont CRISPR, qui outre les enjeux anthropologiques et de transformation de l’humain, sur lesquels je reviendrai, posent un problème éthique, social et politique très particulier, en raison précisément de leur faible coût, qui va leur permettre de pouvoir être diffusées très largement. La question de l’aspect économique et social, présent dans quasiment tous les avis du CCNE, au même titre que les libertés, le thérapeutique et les risques cliniques, est absolument fondamentale. Je pense ainsi qu’il faut parler, dans les applications de ces techniques et de ces sciences, en termes d’égalité, de liberté et de justice.

Le dernier point est anthropologique : il faut voir ce que les techniques changent aux relations humaines. Il est certain que la chirurgie par robot ou le traitement massif des données, sans être violentes en elles-mêmes – je m’élève contre toute critique de la technique comme telle – changent certainement quelque chose de la médecine, qu’il faut mesurer. Elles modifient, par exemple, vraisemblablement l’expérience subjective, l’accompagnement humain de la médecine, ainsi que la dimension culturelle, anthropologique de notre rapport à la médecine, sous peine de voir un imaginaire de la peur dominer de nouveau.

Ces différents enjeux, de liberté, d’égalité, d’anthropologie, obligent à une interdisciplinarité élargie. Pour les penser, il faut convoquer à la fois les scientifiques, les médecins, les technologues mais aussi toutes les disciplines des sciences sociales. Il faut, en effet, comprendre comment une société s’approprie ces enjeux, cherche à les penser. Cette interdisciplinarité est évidemment présente au sein du Comité d’éthique, avec la présence de juristes, de philosophes et de médecins. Il conviendrait d’élargir encore cette réflexion aux autres disciplines de sciences sociales, comme l’anthropologie.

En termes de formation, nous disposons déjà, à l’École normale supérieure, en collaboration notamment avec l’Institut Pasteur, d’un programme médecine-sciences, qui va s’élargir à un programme médecine-humanités. Il y a besoin aujourd’hui de convergence autour de ces techniques, qui vont changer quelque chose dans le vivant et, du même coup, dans les rapports entre les hommes, pour des raisons qui sont éthiques ou peuvent l’être selon leurs usages. Il faut y réfléchir, philosophiquement, anthropologiquement, sociologiquement, juridiquement, politiquement.

DÉBAT

M. Jean-Yves Le Déaut. Nous disposons à présent d’un peu de temps pour débattre. Avant de conclure, je demanderai à M. Vincent Berger de nous donner son sentiment sur ces questions et de formuler éventuellement quelques conseils à l’attention de l’OPECST.

M. Jean Colin. En tant qu’universitaire, je souhaiterais intervenir sur l’ensemble des propos que j’ai pu entendre ce matin. Je suis très sensible à tout ce qui a pu être dit sur les questions de pluridisciplinarité, de convergence. Pour moi, l’élément important réside dans les gens qui, issus de différents instituts, structures, disciplines et régions, vont réellement travailler ensemble, sur le terrain. J’aimerais aussi employer le terme de synergie. Or cela ne se décrète pas, même si l’on peut évidemment encourager ce type de démarche. Je ne voudrais pas qu’on se limite à dire qu’il suffit, au niveau d’une structure, d’avoir mis en place la possibilité de travailler de cette manière. Il me semble extrêmement important d’encourager, partout où cela se fait, ce travail réel, sur le terrain, d’équipes pluridisciplinaires. Cela me paraît fondamental.

Intervenant en tant qu’enseignant dans des filières scientifiques, je pense que l’on a vraiment un problème majeur avec tout ce qui concerne la formation supérieure scientifique et technique. Nous sommes confrontés, en France mais pas uniquement, à la difficulté de recruter des étudiants pertinents dans ces filières. Je pense qu’il faudrait que, collégialement, nous parvenions à trouver des approches nouvelles dans ce domaine. Je me sens absolument impuissant à changer seul les choses à ce niveau, mais suis totalement convaincu que l’on pourrait, ensemble, faire évoluer la situation et inverser cette dévalorisation constatée des filières techniques et scientifiques supérieures.

M. David Brasse. Je voulais revenir sur les propos de M. Philippe Chomaz sur la convergence, au niveau notamment du CEA.

J’aimerais que vous m’éclairiez sur les convergences non seulement au sein d’organismes mais aussi entre organismes, par rapport notamment aux agences de moyens et au tissu industriel. Comment faire pour que toutes ces entités convergent ?

M. Philippe Chomaz. Je pense qu’il s’agit d’un point essentiel. Je suis intervenu en tant que responsable au CEA et me suis donc limité à ce périmètre.

Ceux qui me connaissent savent que j’ai commencé au CNRS et que j’ai eu un parcours diversifié. Mon propos ne se voulait donc absolument pas réducteur. Au sein du CEA, nous essayons de travailler pour enlever toute barrière et profiter pleinement de ces convergences.

Vous avez totalement raison : il s’agit d’un enjeu majeur. Il faut que cette démarche soit démultipliée et que cette dynamique de convergence ne se heurte pas aux limites existant parfois entre les différentes disciplines, surtout dans une période économiquement difficile, où les ressources sont rares. La tentation pourrait être grande alors de se replier sur ses bases. Or, c’est précisément l’inverse qu’il convient de faire. L’innovation ne pourra surgir que de la convergence, qui seule peut permettre de s’attaquer à de nouveaux problèmes et enjeux et d’avancer, avec l’industrie. Nous sommes très sensibles à la politique de sites, qui est certainement un atout, dans la mesure où il peut exister localement une grande dynamique. Par-delà les régions, il faut élargir les collaborations et éviter à tout prix que ces politiques ne recréent duchés, comtés et châteaux.

L’enjeu économique est majeur, car les difficultés économiques du pays impactent directement la dynamique dont nous sommes en train de discuter aujourd’hui.

M. Vincent Berger, directeur de la recherche fondamentale, CEA. On